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10 août 2023 4 10 /08 /août /2023 09:13
Å Soi, abandonnée

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Abandonnée », le mot simple qui se veut à l’initiale de cette courte narration. Mais, avant d’entrer dans le vif de l’énonciation, il devient nécessaire de créer une tension, sinon d’instaurer une polémique entre deux expressions qui, loin d’être synonymes, diffèrent du tout au tout. Donc mettre en regard « abandonnée de » et « abandonnée à », ceci, bien plus qu’une simple virgule au milieu d’un texte, d’un simple ajout, inverse les postures existentielles au point de les rendre totalement dissemblables, incompatibles. Si je dis, visant Celle qui nous fait face sur cette belle image, « abandonnée de Soi », je veux par-là signifier que « Songeuse » (attribuons-lui ce beau prédicat), dans un simple mouvement réflexif, s’abandonne elle-même, se quitte en un certain sens, s’éloigne de Soi, s’exile de telle manière qu’elle ne sera plus, pour qui-elle-est, qu’une sorte d’Étrangère, une personne étonnamment dédoublée, une partance de Soi dont une cruelle schize fragmentera l’esprit et, peut-être, aussi bien le corps. Deux territoires qu’une frontière divise, deux collines que sépare un vertigineux abîme. Cependant, si je focalise mon regard sur ce sommeil calme, sur ces teintes douces, sur la lumière crépusculaire aux tons chauds, si, du point où je me trouve, j’essaie, en quelque façon, de m’immiscer en qui elle est, alors une vérité vient à ma rencontre qui, immédiatement, me fait substituer « abandonnée à » à « abandonnée de ».

   « Abandonnée à Soi », dont une simple inversion des mots, « Å Soi, abandonnée », vient renforcer l’idée

 

d’un Soi premier,

d’un Soi originaire,

d’un Soi essentiel

 

   que la notion « d’abandon » viendrait rejoindre, sans pour autant en modifier la texture de sens. Loin de signifier « l’abandon » dans son acception habituelle de « rejet », de « renoncement », de « retrait », donc d’une négativité à l’œuvre, « Abandonnée à Soi » veut bien plutôt pointer en direction d’une remise à Soi, d’un recueil en Soi, d’une réunion au plus secret, d’une liaison au plus intime, d’une fusion unitive que rien ne semblerait pouvoir dépasser.

   C’est là, dans ce rassemblement, dans cette belle coïncidence à Soi, dans cette synchronie de Soi à Soi, dans cette jonction du même et du même que le Tout Autre s’efface, que le danger connaît son étiage, que l’angoisse rétrocède, que l’ennui se dilue, afin que soit donné libre cours à cette liberté, à cette joie intérieure, à cette félicité diffuse qui rayonnent, se déploient et poussent au-devant d’elles les gerbes ouvertes de leur manifestation. Nous visons Songeuse dans une sorte d’état de sidération et une fascination nous saisit du-dedans de nous, nous déporte au-delà de-qui-nous-sommes et tels des phalènes pris d’ivresse nous faisons nos mille voltes dans la chambre de quiétude et nous nous allégeons du poids de nos inconsistances, et nous folâtrons avec tant d’insouciance, de neuve vélocité, que rien ne saurait nous ressembler davantage que le vol irisé du délicat colibri, que l’indigo à peine appuyé de la nue, que la frange de lumière qui signe l’arrivée de l’aube dans les yeux plein d’innocence des enfants.

   Alors on ne sait plus vraiment qui l’on est, quelle est la saison qui nous visite, printemps lumineux ou bien automne à la teinte de rouille, on ne sait plus où est l’orient du jour, quel est l’occident de la nuit, si même il y a une limite entre les deux, si le nycthémère n’est une seule et même réalité dont notre esprit épris de calcul aurait décidé de la division, une chose d’un côté, une chose de l’autre, tout comme l’on range des affaires dans des tiroirs différents. On se surprend être Soi tout en haut d’un gradient dont, jamais, nous n’aurions pu tracer l’esquisse, faire se lever la moindre hypothèse. Et ici a lieu ce qu’il ne faut craindre de nommer « La Merveille », nous sommes au plein de notre propre métamorphose, nullement au titre de notre volonté, mais hissés, mais propulsés, mais épanouis au seul motif de notre vision. Là, au foyer, là dans ce qui pourrait n’être que contingent, ordinaire, surgit une image plurimillénaire, un genre de chimère heureuse, la véritable et immédiate Épiphanie de l’Amour en sa mesure quintessentielle.

   Autrement dit du hors-mesure, de l’Être-pur, de l’Essence-manifeste se donne à nous, comme la pluie se donne à la fleur, l’abeille au nectar, l’hirondelle au ciel. Tout ceci est pur prodige naissant de Soi, nullement d’un Soi abstrait philosophique, non d’un Soi-concret, archi-visible, archi-préhensible, quasi-naturel, quasi-révélé, une offrande nous est faite, une oblativité déplie ses faveurs, un secret se désopercule et vient fleurir tout contre le miroir étincelant de notre âme. C’est une manière de grâce infinie. C’est une sorte de révélation plénière. C’est la toile de l’impossible qui se déchire et nous délivre la myriade des possibles.

 

C’est la donation illimitée

d’une Corne d’Abondance.

C’est l’entrée au Jardin des Délices.

C’est la douce halte au milieu de la

 pastorale d’un fabuleux Jardin d’Arcadie.

 

   Nous sommes pris du charme naturel des Bergers, des faveurs d’une eau de source, de la multitude ouverte des paysages aux noms enchanteurs, de la luxuriance des frondaisons, de la générosité des arbres, de l’onction de la sève, ce miel dont jamais la course ne trouve de fin. Un ressourcement à lui-même son propre destin.

   Dans la chambre du recueil, dans la chambre de lumière donatrice de joie, dans la chambre de délicate quiétude, Songeuse est tout à elle dans le pli intime de Soi. Rien ne déborde. Rien ne fait saillie. Rien ne se dit au-dehors. Tout est là infiniment UNI, ce mot si dépouillé que sa forme porte immédiatement à la signification dont il est la visible figure. Å l’angle de la pièce, un discret bouquet de glaïeuls, veille sur le repos de l’Endormie. Sa fragrance est si apaisée, à peine une brume naissant des pétales. Tout baigne dans une luminosité précaire mais si rassurante à la fois. Comme un matin neuf se penchant sur la margelle accueillante d’un Monde enfin reconduit à une paix native. Le mur, le tapis, la vêture, un seul et même tissage harmonieux, la touche si délicate d’une élégance qui se dit du bout des lèvres, murmure tel celui de la source. Å Soi, abandonnée est entièrement à elle, lovée au plein du Songe qui est Songe de Soi, comment pourrait-il en être autrement ?  Hors le Songe est l’Étranger, l’Étrange, ce qui, venant du mystérieux et illisible Cosmos, pourrait à tout instant se transformer en une altérité menaçante, une flèche au curare se planterait au sein de la chair qui prononcerait le dernier mot de Celle qui picorait la Vie sans en vouloir trouer le derme.

 

Une paix voulait une paix.

Un repos voulait un repos.

Un silence voulait un silence.

  

   Nous, les Regardeurs, sommes toujours les Retirés, les Discrets, les Fécondés et cette image, nous la voudrions éternelle, immuable, logée quelque part en Nous en un site inatteignable, à l’abri des regards et des mouvements, des décisions hâtives et des décrets irréfléchis. Nous nous éprouvons tels des mots d’ultime venue, des mots qui accomplissent en sa forme la plus exacte Celle qui nous est confiée l’espace d’un clin d’œil, Elle, cette Phrase si belle dont nous souhaiterions qu’elle s’offrît à nous sur le mode de la Poésie, du Chant, du Récitatif sacré, de l’Hymne universel, de la Musique des Sphères, des merveilleux Signe du Zodiaque festonnant la Terre de leurs constellations étoilées.

   Oui, nous voudrions être porteurs, dans le registre astrologique symbolique, des seules valeurs bénéfiques, ornées de plénitude, tissées de positivité en acte. Nous sommes tellement éprouvés par cette massive négativité qui envahit l’horizon de ce Siècle Nouveau qui menace de s’obscurcir, de se voiler, jusqu’à n’être plus, un jour peut-être, qu’une mémoire usée, un point flou se confondant dans le vertige des galaxies, la béance d’un Trou Noir et nulle autre chose qui pourrait encore témoigner d’une beauté, d’une générosité, d’une aptitude à être au-delà des dérélictions de tous ordres.

   Ce que nous voudrions, Nous les Témoins de celle que nous avons nommée « Å Soi abandonnée », ce que nous souhaiterions, écrire une nouvelle page du Monde

 

avec BÉLIER et le réveil de la Nature,

avec BALANCE et le souci de l’équilibre,

avec TAUREAU, une sensualité ouverte

aux plaisirs infinis des choses,

avec SCORPION à la belle résistance,

à l’indéfectible résilience,

avec GÉMEAUX, le sens des contacts,

le goût du jeu, celui des idées

avec lesquelles jongler,

celui du vol libre de l’esprit,

 celui de l’intelligence manifeste,

productrice de joie,

avec SAGITTAIRE inclinant aux mouvements,

 au libre exercice des instincts nomades,

 au surgissement instantané

des réflexes vifs, spontanés,

avec CANCER, le doucement retiré en Soi,

l’hypersensible, l’isolé du Monde,

mais aussi celui qui manifeste

la ténacité, la volonté d’enchaîner

chaque pas au précédent, de le relier au suivant

et d’avancer ainsi vers l’étoile de son Destin,

avec CAPRICORNE, le patient, le persévérant,

le prudent, celui qui réalise,

manifeste le sens du devoir,

avec LION, lui qui règne au cœur de l’été,

qui exulte, répand tout autour de lui la joie de vivre,

déploie sa belle crinière solaire sous tous les horizons,

avec VERSEAU, lui le solidaire, le fraternel,

détaché des choses matérielles,

celui qui se dépasse, pratique l’altruisme,

développe l’arche de la générosité,

avec VIERGE, la moissonneuse,

celle qui réalise les choses avec minutie,

 la sérieuse, la consciencieuse,

avec POISSON qui symbolise le psychisme,

lequel communique avec le Divin,

lui de nature réceptive, impressionnable,

celui qui balaie un large horizon,

depuis le Zéro jusqu’à l’Infini.

 

   Cette longue énumération des Signes du Zodiaque avec leurs caractéristiques essentielles, ne se donne nullement en tant qu’inutile bavardage. Cette litanie a pour simple fonction d’ouvrir une constellation de sens en laquelle enchâsser Songeuse, l’Endormie afin de lui donner corps et chair, afin de la porter au-devant de nous telle cette Eau de Jouvence à laquelle nous abreuvant, nous nous installerons nous-mêmes en une manière de Mythologie qui nous affectera place et détermination au sein de ce divers qui pullule, dans le vortex au sein duquel nous risquerions fort de nous noyer si nous n’avions recours à la puissance imaginative, à son inépuisable ressource. Il nous suffit de regarder les choses avec bienveillance à leur égard, il nous suffit de traverser la pellicule qui les sépare de nous, d’entrer dans cette « Cité Interdite » qui, par le pur miracle de l’esprit, devient cette Citadelle Heureuse en laquelle nous réaliser en totalité et nous fondre dans l’univers des choses présentes.

   Ainsi, Songeuse qui n’était qu’une simple vapeur, se condense, se cristallise et devient cette belle gemme, cette belle parure dont nous pourrons combler notre habituel manque, lui donnant les provendes dont, depuis toujours, il est en attente. Ainsi, Endormie, nous la tirerons de son apparente léthargie, cette toile impénétrable, ce verre dépoli et nous en ferons cette transparence, cette limpidité, cette translucidité auxquelles puiser l’essentiel de qui-nous-sommes, le précieux de qui-elle-est.

   Maintenant, enfin, après ce parcours qui a tout de l’initiatique, nous pouvons l’approcher et essayer d’en décrire la forme en voie de venue à l’Être, à savoir cette singularité qui est sienne mais, qui, toujours, se mesure à l’aune de l’Universel. Par souci de cohérence, par référence aux significations symboliques du Zodiaque, nous lui attribuerons quelques uns des prédicats majeurs cités pour les divers Signes, par exemple Taureaux, Gémeaux, Cancer, l’inscrivant ainsi dans une manière de cycle cosmique qui la dépasse tout en la portant à sa propre complétion, à ce qui signera les limites en lesquelles elle figurera en tant que Songeuse-L’Endormie.

   Donc, reprenant certains prédicats des Figures évoquées précédemment, nous dresserons son portrait avec le souci, sinon d’une réelle exactitude, du moins avec l’intention de nous la rendre présente avec le maximum d’intensité, d’amplitude.

   Sensualité ouverte, celle qui se dégage de cette impression de liberté, de ce laisser-aller, de cette sérénité qui nous fait l’offrande d’un corps généreux, sans doute en attente d’une caresse, d’une attention tout amoureuse, mais dans la confiance en Soi, mais dans l’attente de la libre venue de ce qui aura à se produire, mais dans l’oubli de Soi et la disposition à l’Autre sans quoi le Monde ne serait qu’un immense désert avec les feuilles aiguës de ses cactus et ses raquettes d’épines.

   Vol libre de l’esprit, comment pourrait-il en être autrement ? Être Songeuse c’est voguer d’une rive à l’autre du Temps, c’est parcourir la vastitude de l’Espace avec la même audace qu’a l’albatros cinglant les meutes d’air et de brume à la vitesse et avec la puissance du Noroît, cette liberté en acte.  

   Instincts nomades et l’on saisit vite l’instinctuel du rêve, ce qui est rivé à la posture irréversible des éternels Archétypes, et l’on prend acte de ce nomadisme qui est la force vive du songe, sa raison d’être en quelque sorte, une image a-t-elle tout juste eu le temps de paraître qu’une autre surgit par magie comme d’un bain alchimique, perpétuelle métamorphose de Soi et des Autres dans le dédale nuitamment parcouru d’un labyrinthe qui se recompose d’instant en instant et nous égare de qui-nous-sommes et c’est peut-être là le prodige de l’inconscient à l’œuvre, de ses mouvements abyssaux, de ses fluences infinies, de ses voltes en constant réaménagement.

   Doucement retirée en Soi. C’est peut-être là le point d’orgue, l’acmé atteinte sur l’échelle des tons, le point d’équilibre des harmoniques par où un Être se donne en ce qu’il est, qui est toujours intime, inviolable, nullement destituable, un foyer se lève qui rayonne et se projette à l’Infini.

   Joie de vivre. Ceci ne veut pas dire débordement de Soi, exultation sans limites, envahissement de ce qui est proche ou même lointain. Joie de vivre est ce sentiment totalement, essentiellement intérieur, logé au plus secret, une braise dans la nuit sur laquelle le Soi souffle en des moments d’exception, en des instants d’incandescence, là où plus rien ne compte que ce feu qui couve sous la cendre et n’en est que plus précieux. Jamais plus de joie vraie que celle éprouvée au creux de Soi, dans les oubliettes de Soi, dans le pli de Soi, cette eau de source qui chante en sourdine, d’abord pour Soi, ce Point Nodal à partir de quoi tout fait essor, tout prend élan, tout trouve le site de son propre envol. L’on voit bien ici, si l’on veut bien s’y rendre attentif, que la Joie se dissimule, qu’elle fait parfois ses luisances, ses irisations sur la soie de la peau et c’est un grand bonheur pour les Regardants que de voir la félicité faire ses boucles discrètes à fleur de peau, comme une claire eau de source indique, par ses bulles, le lieu secret dont elle provient qui est le luxe même de son origine.

   Large horizon. Certes l’espace de la pièce est circonscrit. Certes Songeuse fait une tache à peine étendue sur son tapis de laine. Certes nous la voyons comme nous verrions une figure méditative enclose entre les parois de sa mince cellule, espace monastique sans réel élan. Mais, toujours notre vision nous trompe en une première approximation de son jet. Notre vision bute sur le cadre même de l’image qui est le cadre qui cerne de près Endormie. Mais rassurons-nous cependant. Cette manière de douce sérénité en laquelle baigne notre Icône, n’est nullement un lieu de privation de liberté, une prison ou bien un sombre cachot. C’est notre vue subjective qui fausse tout, gauchit tout. Nous sommes vraiment bien trop extérieurs à la scène pour en prendre une vision qui serait panoptique, élargie aux confins mêmes du cosmos.

   Elle-qui-dort, Elle-qui-repose est, en elle-même un cosmos au regard même de ce qui l’environne, qui s’oppose en tous points à l’image de quelque chaos antédiluvien qui ferait ici sa résurgence. Rien n’est plus ouvert que cet horizon où nous pouvons supputer que Songeuse se livre à la féérie du Rêve Éveillé, cette puissance en nous illimitée au gré de laquelle nous pouvons reconstruire toute altérité, la plus proche comme la plus éloignée, selon le mode de nos affinités les plus chères, selon les décrets de notre propre fantaisie, selon même les caprices qui, ici et là, fleurissent dans le monde halluciné de notre tête.

   Elle, Songeuse-L’Endormie, tantôt nous la voulons abandonnée à Elle, tantôt attentive à qui-nous-sommes, aux vœux les plus chers que nous pourrions formuler à son endroit. Mais ceci est un secret à enfouir sous les strates les plus mystérieuses de notre conscience. Oui, un mystère est toujours levé dont la résolution est en attente. En attente !

 

Å soi abandonnée, nous la désirons conforme

aux désirs qui hantent notre chair,

bleuissent notre peau du gel

d’une longue impatience.

Le Temps, en nous, imprime ce suspens

qui nous fait Être mais aussi bien Non-Être.

Qu’advienne le Temps de la Joie.

A son accueil nous sommes ouverts,

infiniment ouverts.

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 août 2023 1 07 /08 /août /2023 09:20
En elle, le point d’abîme

Peinture mixte

Léa Ciari

 

***

 

   Les ombres sont Bleu de Nuit dans le croissant des barkhanes, profondes, mystérieuses, dont nul ne saurait explorer l’énigmatique présence. Au-delà du cercle lumineux des clairières, de larges zones de ténèbres dont personne, jamais, n’a pu réaliser l’inventaire, connaître le moindre fragment. Dans l’enceinte des villages médiévaux, dans les venelles étroites où personne ne s’aventure, le bitume coule en de larges nappes qui demeurent vierges de tout regard. Sur le versant vertigineux des montagnes, là où l’ubac fait son étrange lac de suie, nul jour ne s’allume, pas même la douce émergence d’une étincelle, pas même une discrétion de luciole. A l’entour des barkhanes, des ramures arborescentes, au large des venelles poudrées de silence, au-dessus du deuil des ubacs, la fête de la lumière, les incessants tourbillons de clarté, les rubans de phosphorescence, les dépliements de blanches corolles, les efflorescences de cristal, la géométrie de la Raison qui trace, au-devant d’elle, l’architectonique d’une joie vacante, parfois immédiate, un feu de Bengale se meut qui ensemence le ciel libre de nos méditations.

   C’est le lumineux adret de l’existence. C’est la gerbe de sens qui s’extrait de la mutité. C’est le rayonnement de tout ce qui est, parcourt l’espace à la vitesse sidérale d’objets certes innommés mais dont l’offrande nous comble à l’aune d’une vision exacte de ce qui fait encontre, de ce qui ne se dresse devant nous qu’à nous confirmer dans notre être, à nous hisser plus haut, plus loin que nous. C’est pure donation, c’est ouverte oblativité, à la manière dont une aube émerge et se teinte de lueurs aurorales, premier pas en direction d’un présent éclairé de l’intérieur, tel le sublime photophore à la transparence de papier huilé.  On pense aux Maisons de Thé, à leur subtile fragilité. Tout va de soi, rien ne biffe ni ne barre. Nul obstacle à l’horizon, chemin de lumière qui trace devant lui le sillon libre de son destin. Tel un rêve de diamant aux arêtes vives, tout s’y réverbère selon nos espoirs les plus fous, nos désirs soudain fécondés par on ne sait quel phénomène inaperçu, quel surgissement de météore dans l’enceinte éblouie de notre tête, sur le cercle incandescent de notre pensée.

En elle, le point d’abîme

Ce que je viens de décrire au travers d’allusives métaphores, cette ombre des barkhanes, cette illisibilité des venelles, ces ubacs sertis de confusion et de doute, ceci correspond en tous points à cette zone d’occultation, telle que représentée par Léa Ciari, à droite du visage du Modèle, ce site d’indétermination foncière, cette aire de confondante opacité, ce « no man’s land », cette terre étrangère, toujours à défricher et à déchiffrer, dont cependant l’informe résiste à toute tentative d’aller plus avant, de percer, au milieu de toute cette noirceur, un peu du secret qui nous eût un instant délesté de la dette de vivre. De la « dette », oui, car ce lieu, en tant que lieu de privation, ne saurait refléter que la dimension insondable d’un manque constitutif de notre condition même. Nous avançons sur le chemin de l’exister, toujours sur la lisière des choses, toujours au bord du ravin mais nos yeux ne veulent nullement sonder le mortel ennui, s’emplir de la poix lourde de l’angoisse. Ils ne veulent s’éclore qu’à la diaphanéité d’une félicité, ils ne veulent connaître que ce liseré d’intelligibilité qui court le long des hautes montagnes, les détoure d’une aura étincelante.

   Cependant détourner ses yeux de l’ombre n’équivaut nullement à en évacuer le caractère absurde. L’illucidité n’a jamais sauvé personne de soi car elle ne saurait avoir de vertu cathartique. Seulement un sommeil léthargique, une avancée somnambulique, un vertige en attire un autre, une mécompréhension en appelle une autre. Ce Noir profond qui jouxte le visage, en barre en partie l’épiphanie, le réduisant à une manière de demi-vérité, ou bien plutôt le noyant dans la lagune grise du mensonge, il nous est requis, en tant qu’Hommes, en tant que Femmes, d’en interroger la nature, de tâcher d’en percer l’opercule, afin que porté au jour, ce demi-visage contrarié reprenne des couleurs et se dise selon le rythme d’une parole renouvelée, ressourcée à la fontaine de la positivité. Car nul ne saurait se connaître à dissimuler ainsi ce qu’il est en son fond sous cette bannière de crêpe qui l’annule à même son être. Selon un contexte religieux, Christian Bobin nommait cette zone d’invisibilité « La part manquante », et voici la définition qu’il en donnait, au travers du geste de l’écriture :

 

"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit.

C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. »

 

   Je ne suivrai nullement l’Écrivain sur ce chemin de foi et de piété, seulement dans la perspective existentielle, attribuant cette « part manquante » à des motifs immanents, à des accidents de parcours, à des « irrévélations », à des obscurités qui nous assaillent, venues d’on ne sait où, dont cependant, en vertu du Principe de Raison, il nous faut bien élaborer quelque hypothèse à défaut d’en pouvoir dominer l’irrépressible force, la puissance qui nous rive à demeure, nous aliène au sein même de notre citadelle de chair.  Ce qui, pour un Croyant, aussi bien pour un Athée, se donne en tant que vérité certaine de soi, en tant qu’apodicticité, donc indémontrable, c’est bien ce sentiment de manque coalescent à notre nature même, se vivant comme un fondement irréductible de qui-nous-sommes en notre posture, des êtres mortels, donc des êtres en lesquels s’inscrivent, de toute éternité, cet absentement, cette existence trouée dont jamais, nous ne pourrons réduire la terrible inconsistance.

   Je pourrais ainsi, à l’envi, décliner sur d’infinis registres, l’image de ce manque qui crée faille en nous, selon des motifs qui, s’ils sont singuliers, s’affilient en quelque manière à un vaste courant universel des choses et des êtres en de leur paradoxale rencontre. Il suffira de dresser, ci-après, quelques figures du manque telles qu’elles apparaissent dans l’horizon fluctuant des Quidams que nous sommes, ces genres de marionnettes désarticulées qui, toujours, cherchons à nous rassembler autour d’un centre qui nous fuit et nous désespère. La fugue des manques ci-après désignés est fugue personnelle dont je ne sais si, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait correspondre aux attentes de l’Artiste qui a dressé ce portrait sur lequel je m’interroge. Mais se questionner sur l’Autre, ce continent invisible, ne se fait jamais qu’à partir de Soi, comme si, Celui, Celle qui nous font face n’existaient qu’à titre de simple réverbération. Donc la litanie infinie des manques infinis :

 

Manque : ceci qui, en moi,

me demeure inconnu.

Manque : cet « invécu » dont j’aurais

 voulu qu’il me rencontrât.

Manque : ce point vers lequel je m’achemine,

qui n’est que chemin de non-retour.

Manque : ce désir qui s’est éteint

avant même qu’il ne rougeoyât.

Manque : cette œuvre demeurée incréée.

Manque : tous ces livres à lire

qui, jamais, ne le seront.

Manque : ces mots que j’aurais

voulu prononcer,

ils se sont réduits au silence.  

Manque : ce voyage en Soi

 à demi entamé.

Manque : cet amour inexaucé,

il demeure en friche.

Manque : cette écriture à court d’absolu.

Manque : cette Littérature, si vaste

continent, à peine rencontré.

Manque : cette persistance en

Philosophie, sur le seuil seulement.

Manque : ce concept approché tel la Léthé.

Manque : cette vision synoptique,

demeurent des angles morts.

Manque : le surgissement

dans la plus pure Idéalité.

Manque : cette notion d’AFFINITÉ

insuffisamment portée au concept.

Manque : ce Mot, cet unique mot,

 tel Idée, Substance, Être

dont j’eusse souhaité qu’il devînt

 mon indépassable orient.

Manque : naissance en Soi,

de cette inépuisable ressource au

terme de laquelle une plénitude

 se fût d’emblée atteinte.

Manque : apercevoir la

totalité des Œuvres d’Art

en leur cercle refermé.

Manque : se situer à la fine

 pointe de l’Idée à partir d’où

tout se détermine et fait sens.

Manque : vivre un jour seulement

dans l’étincelle du Génie.

Manque : assembler en la dignité

 d’un recueil l’entièreté

 des Beautés du Monde.

Manque : apercevoir le rayonnement de l’aura

qui intime l’existence de deux êtres

au-delà des visées communes.

Manque : voir sortir de Soi le fil de la Vierge

tissé des mots d’une ultime Poésie.

Manque : devenir l’Insulaire hantant

jour et nuit les travées

en clair-obscur où luisent

les maroquins des ouvrages

et leurs dentelles fascinantes de mots.

Manque : vivre au plus haut d’un Phare

et éprouver l’Essence même

de la Solitude jusqu’au vertige.

Manque : arriver tout au bout du monde

et projeter son propre regard

sur son mystérieux envers.

Manque : faire de cette magique

Réminiscence

le lieu effectif d’un

 Ici et Maintenant.

Manque : porter son Imaginaire

dans le hors limite,

l’Ouvert, l’infinie pluralité des Choses.

Manque : entrer dans la lentille de verre

de la diatomée

et connaître le fourmillement

de l’Infiniment Petit.

Manque : porter ses yeux au ciel

et voir l’invisible

derrière l’épaule du Bigbang

Manque : être Soi jusqu’en sa

 lisière et être à la fois,

Arbre, Tronc, Racine, Rhizomes.

Manque : grimper l’échelle des tons

et parvenir

là où l’éblouissement

devient la seule Parole.

Manque : éprouver le vibrato d’une Voix

et s’y abîmer corps et âme.

Manque : faire de sa peau

 un miroir du Monde.

Manque : babélienne volonté :

que toutes les Langues

fassent en soi une unique colonne,

un seul et même ébruitement.

Manque : se vivre infime soleil fécondé par

la Grande Étoile Blanche donatrice de Vie.

Manque : être rivière, puis ruisseau,

puis mince filet d’eau, puis Source.

Manque : de l’empan d’une seule vision

 balayer l’Espace et le Temps

jusqu’à son point d’Origine.

Manque enfin, ne pouvoir dire

du Monde, des Êtres, des Choses

que l’Alpha alors que l’Omega

attend d’être fécondé

Jusqu’en son ultime.

Manque et toujours manque

Jusqu’en son possible épuisement,

mais ceci est-il Humainement possible ?

 

   Alors, après cette longue évocation des manques, saturée d’une vision purement Idéaliste, que reste-il à dire de cette Peinture qui a enfoncé son coin dans la pensée et risque d’y demeurer pour la suite des temps ? Dire et toujours redire ce-qui-vient-à-nous avec la seule matière disponible, celle des mots. Laquelle reflète celle de la proposition plastique. Tout vient du fond. Tout surgit à la lumière à partir de ce fond sans fond qui est le lieu même de provenance de l’Être. Dans ce pli de la Nuit, rien ne parle ni ne fait signe. Mais bientôt, une Figure paraît comme surgie de nulle part. Toute épiphanie, par essence, est toujours un mystère. Comment une chose nait-elle du Rien ? Aporétique question qui nous reconduit au silence. Et pourtant il faut briser cette paroi de silence, l’offusquer de mots, la seule possibilité qui soit effectivement en notre pouvoir.

   L’image est, en sa partie inférieure, occupée par une surface dorée qui nous fait penser aux fonds des toiles de Gustav Klimt, ces manières de fabuleuses icônes qui pointent en direction du religieux, du sacré. Bien évidemment, la tension est vive entre ces deux surfaces se jouxtant selon la puissance sourde d’une polémique. Combat du nuitamment non-éclos et du diurne en son solaire déploiement.

 

Un Rien s’affronte à un Tout.

Un Vide se heurte à un Plein.

 

   Verticale dialectique où les contraires ne naissent à leur propre essence qu’à avoir auparavant connu le visage heurté de son antinomie. Elle, l’épiphanie en creux, l’épiphanie irrévélée, l’épiphanie biffée qui ne vient à nous qu’à recevoir son Sens le plus apparent, ce Visage donc armorié selon un retrait, un côté atteint de Plénitude, un côté affligé de Vacuité, ce Visage qui vient heurter de front notre sensibilité est la représentation de la Métaphysique en ses fondements mêmes : Être et non-Être se « dé-visagent », c’est-à-dire se donnent visage en même temps qu’ils l’annulent, ouvrant en nous qui regardons, la faille du tragique, le clignotement ontologique du paraître et du disparaître, la mesure d’une possible Infinitude et d’une incontournable Finitude.

   Tout visage est le lieu de ce conflit, de la lutte des opposées, du feu des contradictions, de la césure qui fait de l’entre, qui crée de la distance, qui creuse un fossé au milieu du tissu apparent d’une unité que nous pensons sans faille. Comme le dit Montaigne dans ses « Essais », nous sommes toujours « en visage descouvert », ce qui signifie que ce découvert est le signe du risque immanent à notre cheminement terrestre. Édifiés sur du Manque, tissés d’une argile friable, nous ne sommes que des Esquisses lézardées assistant, impuissamment, à cette chute qui évolue à bas bruit, à cette ligne de partage qui place d’un côté ce visage de terre cuite à l’immémoriale beauté, de l’autre ce masque de nuit qui ne cherche que son dû, ce dû qui, depuis toute éternité, n’attend que d’être soldé. Certes la lucidité a ceci de confondant, décillant nos yeux, elle les porte à l’incandescence du regard. Ce qu’elle prélève du visible et d’un possible succès, elle en ôte le rayonnement, rendant à l’invisible ce qui lui appartient de plein droit, ce Non-Être dont il est tramé jusqu’à l’absurde.

   Cependant, il ne faudrait pas croire que cette toile n’indique qu’un sombre désespoir. Il y a des lignes de positivité : celle déjà signalée d’une homologie du fond avec un Klimt et, sans doute en existe-t-il une seconde de nature formelle, cette minceur du cou, cet oblique du buste inclinant vers les portraits de femmes de Modigliani. Positivité qui se dialectise avec le haut nocturne de l’image, manière de reconduction à « l’Outre-Noir » d’un Soulages, cette énigmatique figure d’un « Outre » dont nul nom, nulle présence ne sauraient tracer les effectifs contours. Du reste, n’est-ce là la mission de l’Art en ses plus hautes cimaises que d’affronter la Présence, tout en puisant à l’Absence comme son répondant logique ? Songeons à la belle assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   S’il se contentait de rendre visible le visible, nous serions immédiatement adossés au non-sens d’une tautologie, ce cercle fermé, cet ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Si l’Art « rend visible », c’est bien une chose : l’Invisible dont seul le phénomène, l’apparence se montrent à nous sous les traits de l’œuvre. Or l’Art n’est jamais pure abstraction qui ne vivrait que de son ciel, dans son ciel. L’Art vient à nous, comme la vie vient à nous, comme l’existence nous convie à être au-dehors du Néant, à le toiser tant que le rayon de notre regard peut en supporter la belle et tragique vision. Oui, le Néant se donne sous la forme contrastée de l’oxymore, il nous fascine en même temps qu’il nous terrifie. A nous de trouver ce point d’équilibre, tel l’intervalle entre deux mots. Nous sommes phrases que le point final attend. Mais alors quelle joie de vivre au rythme des mots ! Quelle joie !   « Peinture mixte » tel est le sous-titre de cette belle œuvre.

 

Or le mixte est toujours mélange,

de la Nuit et du Jour,

de l’Absence et de la Présence,

du Manque et du Désir.

Rien n’est pur qui brillerait

de son feu éternel, telle la

merveilleuse Idée platonicienne,

une lumière se lève des

ténèbres qui vient à nous.

 Elle est à cueillir

dans l’instant même.

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 09:21
Un Soi entièrement déterminé ?

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   La présentation du titre trouverait son exacte formulation en ceci :

 

« N’arriverons-nous jamais à nous déterminer en notre entièreté ? ».

 

   Cette question court à bas bruit chez tous les Existants, toutes les Existantes, pour la plupart à leur insu. Cependant, quelques Individus plus inquiets, plus aiguillonnés par l’urgence des interrogations, n’ont de cesse de penser, de l’aube au crépuscule, en passant par l’heure de midi, de penser donc à ce qui, le plus souvent les chagrine et les désespère : connaîtront-ils, un jour de lumière printanière ou même dans la tristesse blanche d’une heure d’hiver, ce beau sentiment, cette sensation singulière d’une plénitude les submergeant, les portant à éprouver en totalité la « merveille d’être » ? Oui, être, être-Soi jusqu’en ses plus intimes faveurs, voici la grâce dont tout Humain sur Terre souhaiterait être affecté, fût-il un Modeste vivant en solitaire dans quelque steppe aride, sur le toit du Monde ou dans le damier des villes où ne s’égrènent que d’illisibles et obscures secondes. Car il y va toujours pour l’Homme de son Destin, cette manière de clignotement, de clair-obscur, un jour une peine, un autre jour une joie, de ce divers dont il voudrait tirer, sans doute à son corps défendant, un genre de symphonie interne le conduisant parfois au bord des larmes, parfois dans un état de ravissement dont, toujours il est long à revenir, tant l’extase qui l’a traversé en a bouleversé la vie, en a métamorphosé les gestes et jusqu’au sentiment de sa propre nature.

   Une façon de « re-naissance », si l’on veut, de désocclusion, d’ouverture du Soi à de nouveaux espaces, à de renouvelées temporalités dont, jusqu’ici, il n’avait jamais fait la moindre expérience. Cependant, nul n’est le démiurge façonnant cette argile du Monde, lui donnant la forme achevée, l’exposant devant la lumière de la conscience, en faisant une sorte d’orient selon lequel son existence prendrait la belle teinte du mercure, s’introduirait dans cette sphère parfaite, immanence réalisée bien plus que quiconque ne l’eût envisagée. C’est bien, sinon le hasard qui battrait la mesure de cette exigence-de-Soi-pour-Soi, plutôt la recherche permanente de cet état hors du commun, la douce volonté d’inscrire dans le derme de l’exister cette déchirure par où dépasser, ne fût-ce que dans l’instant, cette condition aporétique qui est celle de l’Homme.

    En un mot, transmuter le réduit étroit et fuligineux de l’aporie, le porter dans le site inégalé et le plus souvent hors d’atteinte d’Euporie, son antonyme, Euporie, Déesse de l’Abondance, Abondance synonyme de Plénitude. Certes, c’est bien au risque de Soi que le pas doit être franchi, que le saut doit être effectué qui, du commun, propulse en direction du fabuleux, de l’insolite, de l’incomparable. Être Soi jusqu’en ses entours et au-delà, c’est comme de se déposséder de sa pesante étantité, de la troquer pour la vêture bien plus ample, scintillante, fascinante de l’Être, cet Être dont jamais nous ne connaîtrons rien, cet Être seulement intuitionné, mais alors quelle allégie, quelle transparence, quelle luminescence ! La chair en est éclairée de l’intérieur. Les gestes deviennent diaphanes à eux-mêmes. Les pensées volent tels des essaims d’or. L’imaginaire se dilate depuis son site irrévélé. Les rêves éveillés sont de simples feuilles de résine claire volant au plus haut de la possibilité humaine, en d’inestimables, d’incalculables hauteurs.

   Alors, qu’est-ce qui peut présider à cette magie, qu’est-ce qui déplie cette subtile alchimie au terme de laquelle la fin se donne comme la multiple beauté du projet initial, comme l’exaltation des prémisses légères qui n’osaient postuler qu’un dénouement somme toute bien modeste, à mesure humaine, alors qu’ici, nous sentons bien qu’il s’agit d’une autre dimension, cette dimension innommable et qui doit le demeurer afin d’éviter les conclusions hâtives, les postulations faciles de la présence d’un arrière-monde. Il n’y a pas d’arrière-monde, de mystère à percer, si ce n’est tâcher de décrypter la puissance infinie du Langage, son pouvoir de nomination qui est, en même temps, pouvoir de faire venir les choses en présence. Le Langage nous habite depuis toujours et nous précède. C’est lui qui décide de nous en tant que cet Universel auquel nous puisons l’infinie ressource qui nous est destinée en propre, à nous les Humains.

   Seul le Langage peut prétendre « atteindre » l’Être, ou tout au moins en tracer l’esquisse, en appeler l’épiphanie, en approcher les illisibles et étincelants contours à la façon d’une légère touche de graphite sur le blanc du papier, d’une empreinte de fusain, peut-être d’une onde aquarellée, et puis c’est tout. Rien d’autre à dire. Rien d’autre à faire. Se disposer à l’événement même qui n’est pas seulement l’événement de l’Être, mais l’évènement de Soi-en-Soi, la coïncidence absolue, au moins éphémère mais non moins précieuse, de Soi-avec-Soi. Jamais nul ne peut soutenir l’épreuve de manière prolongée. Regarder le liseré infiniment brillant de l’astre céleste pendant l’éclipse ne saurait se soutenir qu’au prix d’une prochaine et irrémédiable cécité.

 

C’est ainsi, l’Être,

l’Innommable,

l’Indéfinissable,

cependant la Nervure

qui soutient notre venue au monde

 et assure notre possible ne peut

 que se dissimuler dans l’orbe

même de son essentialité.

Il n’est que Passage.

Il n’est que Transition.

 Il n’est que Sens.

  

 

   Direction d’un point de l’espace à un autre. Direction d’une temporalité passée vers un futur qu’un présent actualise sous la forme d’une fuite de Soi-au-delà-de-Soi. Pure évanescence. Pure fugacité. Pur éclair que rien, jamais, ne pourrait venir border, enclore en d’étroites limites. Toutes ces nominations, toutes ces prédications qui n’en sont pas, au motif que l’Être prédiqué perdrait en ceci son essence, sa nature profonde, j’en ai usé et abusé tout au long de très nombreux textes, comme le ressassement d’une antienne, comme le chant d’une source à elle-même sa propre faveur, comme un mantra dont l’essentielle teneur serait de déposer en-qui-je-suis la certitude de cet Irrémédiable à jamais, de cet Inatteignable dont la grandeur est précisément tissée de cette légèreté de cendre, de cette inaperçue pulvérulence, de cette inapparente floculation.

   Il y a une évidente distance de-qui-nous-sommes à cette Essence dont nous aurions voulu être atteints, en une manière d’heureuse fusion, l’Être et Nous unis en une ineffaçable alliance, en une « affinité élective » selon le mot irremplaçable de Goethe. Nous aurions souhaité, du plus loin d’une longue patience, de l’effectivité d’un travail sur Nous, que notre être-particulier ne différât en rien, au moins d’une manière hypothétique, peut-être même d’un simple souhait qui se fût voulu performatif, s’accomplissant à seulement être proféré, que notre être donc ne parût ne diverger en rien de cet Être-Universel, de cette Entité ourdie d’un silencieux Langage. Selon notre plus précieux désir, sous l’irrépressible poussée de notre passion en l’Être, il se fût agi d’une seule et même réalité, d’une unicité postulée, d’une indifférenciation annoncée dont nulle distance n’eût pu être prise, qui en eût signé la profondeur, en eût désigné l’éminence, en eût détouré le motif cardinal.

   Dans certains de mes écrits, rêvant sans doute d’une possible dyade, laquelle eût confondu en un unique creuset mon être-Langage et l’Être-lui-même, il m’est arrivé d’énoncer ceci :

 

L’Être = Langage,

 

   réalisant ainsi une identité de l’un, l’Être, et de l’autre, le Langage. Mais ceci, bien évidemment, n’était qu’une figure de rhétorique, une commodité langagière, un moyen de faire apparaître l’Inapparent. En réalité, le plus grand service que nous rendrions quant à l’évocation de l’Être, serait tout simplement de « l’innommer », de le laisser au silence, de lui attribuer ce site du recueil dont nul ne pourrait transgresser les éminentes bordures. Avec l’Être, nous ne pouvons jamais qu’être bord à bord, sur une ligne tangentielle, dans l’orbe d’une discrète coalescence.

   C’est seulement parce qu’il y a un Universel de l’Être qu’il peut y avoir une multiplicité de particularités, un foisonnement de singularités. L’Être, métaphoriquement, est le foyer, nous ne sommes que des étincelles qui girons tout autour. L’Homme n’a d’autre possibilité épistémologique que de subsumer l’ordre du particulier sous celui de l’Universel. L’Universel est la Loi dont nous sommes les décrets immanents, cependant nullement dépourvus d’actes transcendants, au motif de notre Langage, de notre Pensée, de nos Intuitions. C’est là, dans cette possibilité ultime de l’Homme de se saisir hors-de-Soi en direction de ce qui le dépasse, l’interroge et le requiert que se loge pour la suite des temps à venir, la mission-événement qui, bien plus que d’avoir la consistance d’un rêve, déterminerait l’Existant en son possible le plus ouvert, en son possible le plus exaltant. Le Soi de l’Homme est toujours en voie de détermination, en chemin vers, sur le seuil de, toutefois la Totalité du Soi lui est inconnaissable, sauf par de subites intuitions, de brefs éclairs à la lueur desquels l’Unité de l’Être lui apparaît de la même façon dont un arc-en-ciel prend appui sur la Terre puis se fond dans l’abyssale dimension du ciel.

   Å ce crayon de Barbara Kroll qui, en son fragment, en son incomplétude, par simple effet de réverbération logique nous a mis sur la voie de l’Être en ce qu’il est synonyme de Totalité, il convient maintenant d’explorer la forme, de la doter de mots qui nous la destinent en tant que simple dessin, peut-être même en tant que dessein d’une plus haute destinée, à savoir celle du concept. Décrire, élaborer du Sens est déjà chemin en direction de cet intellect chargé d’illuminer cette Figure, de la faire émerger de son ombre native. C’est du fond dont il faut partir, de ce vide, de ce silence, de cette nulle Parole dont, pourtant, il nous faudra bien entendre la subtile voix. Blanc de cendre et de grésil. Blanc qui, tout à la fois surgit et se retire, telle la mouvementation toujours en retrait de l’Être, sa dispersion, son effusion parmi les mailles du réel en lesquelles il s’abîme, ouvrant ainsi aux yeux des Attentifs la possibilité même de la question :

 

qu’en est-il de l’Être ?

Qu’en est-il de l’Homme ?

 Qu’en est-il de l’Homme en l’Être,

de l’Être en l’Homme ?

 

   Travail infini de navette que celui du décryptage ontologique, lequel nous assure une fois du Visible, à la fois nous esseule dans la posture effacée de l’Invisible. Et c’est bien la Solitude qui constitue la Voie Royale, celle qui, nous plaçant en regard de notre propre être, donc face à la dimension abyssale de notre angoisse constitutive, écarte les plis du Réel pour y faire surgir la possibilité même d’une Présence.

   Venue du plus loin de la mutité, du plus loin du secret, une ligne, une simple ligne se donne telle l’origine de ce qui est à venir, le dessin, mais aussi notre propre venue sise face à son événement. Car tout ce qui vient en Présence est pur Événement. Quelque chose n’était nullement qui s’inscrit dans le tissu serré du Monde. Le Grand Monde Universel qui nous domine et dans lequel nous sommes nécessairement déterminés en tant que Ceux que nous avons à être. Le mince monde particulier au sein duquel s’imprime avec légèreté le trait même de notre singularité.

   La ligne est encore tremblante, nullement assurée de soi, comme toute chose faisant effraction depuis le lieu fermé de sa nuit primitive. Cette ligne infiniment « flexueuse » selon le beau lexique de Léonard de Vinci, est l’archétype formel de notre propre genèse. Tout juste un frémissement, une oscillation inaperçue, un étrange vacillement à l’orée des choses. C’est toujours fragile la venue à soi d’un être, c’est un genre de porcelaine translucide, une ténébreuse lumière traversant la fontanelle de la vie. Cela bat à la manière d’un pouls. Cela s’agite dans la douceur, le presque repli, identique à la chute d’un grésil contre le verre dépoli de l’hiver. Cela hésite et il pourrait, à tout instant, y avoir rétrocession en direction du lieu inaperçu de la naissance. Et alors ce serait un genre de maelstrom, de vortex qui nous menaceraient de subite extinction. Car, pour que nous soyons, il nous faut du vis-à-vis, il nous faut une paroi sur laquelle ricocher, il nous faut cet obstacle au gré duquel nous sentir exister.

   La ligne est une ébauche de narration. Elle s’origine dans l’indéfini de l’Être, elle prend appui sur une sorte de Mythologie, de Grand Récit Fondateur des apparitions/disparitions qui ne sont jamais que les métaphores clignotantes de notre-venue-à-l’être, de notre détachement, un jour, de l’Être qui nous désigna tel l’un des siens. La ligne trace un contour étrangement fantomatique, un genre de linge blanc flottant sous le zéphyr de ce qui fait phénomène et faisant ceci, esquissant déjà le geste de l’absentement. C’est comme si nous étions sous ce voile qui faseye, parfois nous tutoie et nous réalise, parfois s’éloigne de nous et nous déréalise. Étonnant mouvement des contraires, surprenant Jeu de l’Oie avec ses subites fulgurations, ses confondantes éclipses. Case « Oie » de pure lumière qui se dialectise avec ses cases adverses « Hôtel », « Labyrinthe », « Prison » et même sa case ultime « Tête de Mort », images du retrait, du suspens, de la chute définitive.

   La ligne hésite à venir au jour, à s’exposer au risque de la lumière. Elle ne s’énonce qu’à l’empreinte légère du contour, de la bribe, de la touche à fleuret moucheté, du tutoiement discret. Pourtant, l’être-qui-s’annonce dans le trait, ne saurait demeurer suspendu au-dessus de cette ligne de faille, écartelé de part et d’autre d’une éternelle brisure. Alors il faut avancer et ne consentir à l’être-en-devenir que le lieu d’un possible, l’annoncer bien plutôt qu’en totaliser l’épiphanie. C’est pourquoi le partiel sera supposé être le miroir de la forme achevée, c’est pourquoi quelques mots posés sur la feuille évoqueront la phrase et aussi bien le texte parvenu à son terme. Aussi le visage ne sera-t-il visage que par défaut, l’ovale d’un œil, l’amorce de la parenthèse du nez suffiront à ce réel en voie de constitution. En l’œil, nul iris, nulle pupille, seulement un germe vide, une graine à venir. Un œil, un seul, clin d’œil, si l’on peut dire, à la condition cruelle du Cyclope définitivement condamné à ne sonder que son intérieur, autrement dit l’abysse du Rien, la dimension sans dimension du pur Nihil.

   Et la main, orpheline elle aussi, cette main en large battoir, cette main en forme de herse levée devant le sombre mystère d’un visage tronqué. La main défensive paraissant préserver l’être-en-venue des morsures vives de la réalité. Seuls les ongles sont arrivés à terme, crayonnés de noir, ils font penser à des griffes, donc à des défenses, bien plutôt qu’à des prédicats chargés de prodiguer des caresses. Å l’évidence, le texte commis à la rencontre de l’œuvre de l’Artiste Allemande, ne gire que dans les ténébreuses limites d’une Métaphysique ou d’une Ontologie qui, non seulement n’affirment rien de l’existence, mais semblent vouloir en abattre en permanence les fragiles fondements. Oui, c’est bien exact, mais ces disciplines ne sont en rien le tremplin de minces joies et leur nature même se donne tel le contraire du divertissement. Si elles veulent être ce qu’elles ont de tout temps à devoir être, il leur faut « racler jusqu’à l’os » le derme même de l’exister. Puisque, sondant au-delà des simples apparences, elles dépouillent les choses de leur habituel vernis, elles ôtent l’écorce de l’arbre et le montrent sous le jour de sa nudité la plus crue.

   Mais ceci n’est nullement péjoratif et le soleil n’émerge jamais de manière aussi brillante qu’à s’extraire des ténèbres de la nuit. Tout ce qui concerne l’être-des-choses et le nôtre en propre se doit d’être toujours en travail. Or, chacun le sait pour en avoir fait maintes fois l’expérience, parfois la tâche est ardue, simplement d’exister et de demeurer en l’exister. Ici, le trajet de l’Être-en-tant-qu’Être à l’être-possible n’a fait que s’esquisser. A nous, Regardeurs de l’œuvre, depuis cette irrésolution que nous sentons en nous au plus profond, de nous affermir en l’Être, cette Énigme qui nous fascine parce qu’Énigme. C’est du-dedans-même de notre Nuit (ce Néant qui se tresse en nous), visant ce qui, pour un instant, s’annonce comme le hors-retrait, dont nous devons maintenir, autant que faire se peut, cette Lumière en partage qui, bientôt s’éclipsera.

 

Toute Lumière, un jour ou l’autre,

regagne le site de sa provenance.

 

 

 

 

 

 

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1 août 2023 2 01 /08 /août /2023 09:43
Un orient pour l’Homme

Roadtrip Iberico…

Port Covo…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, nous avons le réel, l’indubitable présence. Certes, nous portons nos mains en direction du préhensible, nous projetons nos yeux sur ce qui nous fait face et ne cesse de nous poser énigme. Certes, nous avons le symbolique, les traces de l’écriture sur le papier. Mais nous avons aussi, surtout, la bannière de l’Imaginaire qui se déploie selon mille voltes, selon mille diaprures. Afin de mieux cerner le réel, ce réel que nous pensons ferme tel le roc, évident jusqu’en ses formes les plus discrètes, souvent avons-nous recours à l’activité imaginative, elle qui sature les trous laissés vacants par les lacunes de notre perception. Imaginons donc, afin que de nouvelles significations puissent émerger, nous emplissant de cette merveille que toujours nous attendons du rayon de soleil, de la courbe de la colline, du nuage dans sa course hauturière.

 

Imaginons une nuit sans étoiles,

autrement dit une nuit privée d’âme.

Imaginons un alpage sur lequel

nul troupeau de moutons ne ferait trace.

Imaginons un livre aux pages entièrement blanches,

un champ de neige, un linceul livide que nul mot n’habiterait.

 

   Vous en conviendrez, ceci serait de l’ordre de l’inconcevable, de l’irréel, du geste de magie effaçant le tout du Monde d’un simple battement de mains. Nulle colombe ne s’envolerait plus du chapeau haut-de-forme et nous serions, dès lors, des Voyeurs aux yeux vides, c’est-à-dire de simples aventures avançant au hasard des rues, frappées d’une cruelle cécité.

   Cette mince fiction n’a de sens qu’à mettre en exergue la dissolution même des Hommes que nous sommes si, d’aventure, les signes, les merveilleux signes venaient à déserter le miroir de notre conscience. Toutes ces absences que seraient la fuite des étoiles, la perte du troupeau, la dissolution des caractères imprimés, tous ces manque-à-être, non seulement nous seraient dommageables, mais ils traceraient, d’une façon irrémédiable, le surgissement du non-sens, une aphasie du Monde, une hémiplégie des Choses, une lourde immobilité de tout ce qui fait altérité et institue, avec qui-nous-sommes, les termes d’un dialogue :

 

un Répondant fait face

à un Questionnant.

  

    Et, pour filer le flux imaginatif, fixons notre regard sur cette belle Image en noir et blanc et, d’un unique geste de notre volonté, dissolvons, comme dans un bain d’acide, ce Signal du bord de mer qu’indifféremment, nous pourrions nommer « phare », « balise », « feu », « sémaphore. » Et alors, qu’obtiendrait-on, si ce n’est l’immédiate extinction de ce qui faisait lexique, de ce qui parlait, de ce qui faisait rhétorique et assignait à l’espace, au ciel, à la terre, à l’eau leurs coordonnées les plus exactes, leurs déterminations les plus précises, lesquelles, les ôtant à l’improféré, au silence abyssal, au vide constitutif du néant, nous les offraient tels les dons que nous attendions de ce réel continûment absorbé par le rayonnement de notre vision.

 

Une plénitude résultant de ce lexique.

Une mince joie se levant de ces amers,

de ces orients dont l’effacement

constituerait une perte irrémédiable.

 

   Car Nous-les-Erratiques-Figures, comment pourrions-nous seulement envisager d’avancer sur un chemin qui n’aurait nul bord, de franchir des ponts sans garde-fous, de traverser des portes aux seuils invisibles, de naviguer sur des fleuves n’ayant ni début, ni fin ? Interrogeant les Signes, une évidence se fait jour dans l’instant, nous sommes tissés de ces traits, de ces lignes, de ces méridiens, de ces équateurs, de ces signaux et balises qui ne sont jamais que la quadrature des cercles que nous sommes, auxquels est alloué, de toute éternité, une mesure, un centre, une périphérie. Nous sommes des Êtres de la Géométrie, de la Topologie. Ne le serions-nous et nous ne ferions plus empreinte sur quelque argile que ce soit et la voilure de nos corps s’affalerait sitôt nous laissant dans une abondante irrésolution, une dense obscurité.

 

Å notre exister il faut

des coordonnées polaires,

 à notre limbe des nervures,

à notre esprit des points d’appui

 à partir desquels se donner,

tel cet Homme ici présent,

telle cette Femme ici irradiant

sa belle forme.

  

   Au milieu, le large Océan, ses plages aux gris différenciés, d’une infinie richesse. Des gris sombres. Des gris clairs. Des Grège. Des Fer. Des Perle. Toute une symphonie qui, elle aussi, joue sur l’infini clavier des Signes. Plus près de nous, une végétation rase, fournie, s’enfonçant dans un noir profond. Traçant une voie diagonale, un chemin de sable blanc, une déchirure de castine parmi le sombre mystère végétal. Le chemin n’est nullement chemin sans reste. Le chemin est sémaphore, le chemin est orient, il indique un trajet à emprunter, il fixe un but, il guide les Promeneurs en un « finisterre », « fin de la terre », « fin de la tierra » en castillan, autrement dit une infranchissable limite qui est limite de l’Homme, limite pour l’Homme, ceci pourrait aussi bien s’énoncer sous le vocable de « Finitude » ou bien « Orient Terminal ». Nous ne sommes que des fictions bordées, des feuilletons s’animant le temps de quelques épisodes, des éternités clouées au feu de l’instant.

 

C’est en ceci que

lignes, traces,

empreintes sont

symboliquement

si importantes pour nous.

  

   La ligne d’horizon est légèrement courbe. Elle aussi participe au grand lexique terrestre, elle aussi limite et enclot. Elle aussi dit l’impossibilité pour nous, les Hommes, de nous aventurer au-delà même de notre possible. Sauf en rêve. Sauf en imagination. Le ciel est lui-même Océan au titre des analogies signifiantes. Lui seul paraît illimité, libre d’aller ou bon lui semble. Patrie des dieux au regard de diamant. Aire des grands oiseaux blancs qui naissent de lui et se perdent en lui. De grandes stries blanches, de longues écharpes diaphanes, de minces nuées de coton en armorient la plaine immense, si bien que l’esprit se perdrait à les dénombrer, à les mesurer, à cartographier l’essaim pullulant de leurs êtres ductiles, infinis, toujours en voie d’eux-mêmes, en une manière de renaissance éternelle.

   Mais le sans-limite que nous attribuons intuitivement à l’incommensurable steppe du ciel, est-ce simplement une détermination libre de notre conscience ? Le ciel est-il libre de lui ? Le cadre d’un cosmos n’en restreint-il le perpétuel nomadisme ? Sans doute est-il heureux qu’il en soit ainsi. C’est toujours par rapport au sans-limite que la limite prend sens et fait écho en nous, faisant en nous ses merveilleuses gerbes d’étincelles, ses coulées vertes de météore, ses sillages blancs de comètes. C’est au motif de notre Être fini que se donne cet Infini, cette Liberté sans entrave qui rejoint, analogiquement, celle de notre imaginaire. Car l’imaginaire, le vrai, celui qui défait tous les obstacles, délie les liens, désentrave la marche, désopercule ce qui demeure secret, le vrai imaginaire donc est pareil au trajet de la flèche dont nulle cible n’arrêterait la course, laquelle rendue invisible franchirait tous les espaces, connaîtrait l’ivresse de tous les temps.

 

Å nous de postuler

les conditions de possibilité

de notre Liberté.

Cette image nous y invite

car elle est ouverture

sur l’invisible,

là où gisent toutes les puissances

en un seul point assemblées.

 

 

 

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30 juillet 2023 7 30 /07 /juillet /2023 09:23
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 10:08
Conscience lumineuse d'être au monde

Photographie : Sophie Rousseau

 

***

   On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on sait que l’on n’ira pas plus loin, qu’en quelque sorte le voyage est fini. Peut-on dépasser la plénitude ? Peut-on aller au-delà d’une explication profonde avec ce qui nous fait face, retourner parmi les hommes et rêver d’une plus entière communion avec ce qui s’est ouvert dans la révélation ? Peut-on avoir connu l’intime du soi et vouloir encore transcender l’expérience afin d’habiter plus loin que l’événement, de connaître encore plus avant ?

On a beaucoup marché sur la croûte de la Terre, on a dépassé les habitations des humains, les derniers sur ce sol du non-retour, on a vu les fumées grises des cheminées se dissoudre dans la cendre du ciel. On a vu le vol courbe des oiseaux célestes, leurs voilures blanches pliées contre la vitre opaque du ciel, leurs rémiges balayant la glaise souple des nuages. On a vu les roches noires plonger dans l’eau des abysses, s’y perdre dans le mystère du jour ou bien de la nuit. Car l’on ne sait plus très bien sur quel versant l’on se situe, quelle position l’on occupe sur le balancement du nycthémère. Tout est si confondu dans une même harmonie. Et puis qu’importent le soleil de minuit, la Lune faisant son mystérieux gonflement dans le ciel laiteux qu’une encre traverse de sa décision souveraine ? Est-il utile d’établir des distinctions, de dire l’ombre et la clarté, le noir et le blanc, le continu et le discontinu ? Est-il utile de jouer au jeu des catégories et de scinder le réel en ce qu’il n’est jamais, à savoir une partition de l’être ?

On est là, sur la plus haute colline du savoir, dans la plus grande des solitudes qui se puisse imaginer. Les autres sont loin qui vaquent à leurs occupations, leurs yeux rivés sur la tâche à accomplir, le destin à faire avancer dans le créneau étroit des heures. Alors l’hébétude est grande qui saisit les hommes et leurs yeux sont hagards, infiniment dilatés sur l’effroi de vivre toujours, d’exister parfois. Et leurs mains griffent l’ouate de l’air et tissent d’infinies théories d’irrésolutions. C’est comme d’avancer dans un labyrinthe de verre aux mille reflets et de n’en jamais trouver l’issue. La peur gangrène le ventre et les membres sont roides de ne pouvoir agripper le réel qui, constamment, est en fuite. Dans les maisons de carton, dans les cannelures des rues, dans les boyaux où glisse le mufle stupide de trains aveugles, la communauté des cloportes fait du surplace, croyant avancer vers la félicité, le repos éternel et le langage lénifiant du bonheur fait entendre sa petite comptine de finitude et la locomotion fait ses minuscules entrechats auxquels seule la mort mettra un terme puisqu’il en est ainsi de l’humaine condition.

On est là, face à l’immensité, dans la simplicité d’être et de connaître. L’horizon est sans limite, tendu jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’au chant multiple des étoiles. Le ciel est si vaste qu’il se perd quelque part dans l’éther impalpable avec son ébruitement de source. Les roches de lave noire coulent sans peine jusqu’au socle de la Terre, seulement éclairées par les yeux aveugles des baudroies et les fouets lumineux des poulpes géants. L’eau est gonflée de lumière, ruisselante de clarté, semblable à un ruban d’or faisant, à l’infini, sa broderie invisible. Tout est si immensément étendu, posé là devant le globe phosphorescent des yeux. Il n’y a plus de frontières, de distinction entre soi et le monde, entre le monde et soi. Une seule respiration ample, une unique chorégraphie, un étonnant pas de deux dans le glissement ininterrompu des choses. Plus besoin de théories ni de mécanique positive pour poser l’équation de vivre, pour bâtir les murs d’une lourde et encombrante cosmogonie. Tout coule de source, tout va de soi vers l’avant dans le flux de l’immédiateté, de la spontanéité.

C’est comme une inversion du temps, une rétroversion de l’espace, tout remontant jusqu’à l’origine, aux paroles fondatrices de l’être. Jusqu’ici, le temps, nous en faisions un mécanisme séparé de notre propre réalité, un empilement de rouages complexes dont on ne pouvait saisir le sens logique, la mathématique rigoureuse. Mais voilà que le temps et nous = le même. Nous étions un sablier faisant couler vers l’aval les grains de silice de son existence et voici que nous sommes devenus clepsydre, mais clepsydre inversée aspirant le fluide aquatique, en confiant le beau reflux aux heures primitives qui furent le berceau de notre naissance et bien au-delà encore, jusqu’à ce mince filament qui se perd dans la poésie initiale, dans le commencement de la parole. Le temps, c’est nous. Nous pensons le temps et, aussitôt, il se temporalise, c'est-à-dire qu’il prend sens et réalise la seule effectuation qui soit, celle de nous livrer une partie du mystère de figurer, ici, dans cette durée qui nous est octroyée dont l’instant est l’éclair qui illumine l’ensemble de notre parcours.

L’espace, cet insaisissable qui fuit au-devant de nous à mesure que nous avançons et semble toujours se reconstituer de nouveaux sites conquis dans l’aire infinie de la nature, l’espace c’est nous, c’est seulement nous qui projetons notre vision dans les contrées qui nous visitent et nous disent notre être, la quadrature que nous occupons dans la complexité du monde. Nous regardons l’espace et voici qu’il s’espacifie, qu’il se met à nous parler et à entrer avec nous dans le mode d’une familiarité. Nous regardons le monde et voici qu’il se mondifie, nous traverse à mesure que nous le traversons. Nous participons au monde et participons de lui comme l’arbre s’enracine dans le sol et s’élève à partir de son socle dans l’éther qu’il s’approprie comme sa réalité la plus vraisemblable.

Nous regardons le monde et sommes, de la même façon, regardés par lui. A la fois voyants et vus dans ce double mouvement qui nous porte en direction des choses et qui porte les choses en direction de ce que nous sommes. Notre relation à l’être-du-monde est de nature dialogique, nous sommes en présence de ce qui n’est pas nous, de la même manière que l’altérité - les autres, les choses, les objets à connaître -, vient à notre encontre dans la plus pure évidence qui soit. Ce ciel chargé de nuages, cette lumière céleste qui filtre au travers, le dôme brillant de l’eau, la meute noire des rochers ne surgissent pas d’eux-mêmes par la décision d’une pure autarcie, par la volonté de quelque absolu. Les visant de l’intérieur de ma conscience, c’est moi qui les fais paraître et les porte au jour de la connaissance. Je ne suis moi, dans cet instant de l’émerveillement contemplatif, qu’en raison de celui que je suis qui regarde le monde et l’installe dans sa parution. Nous avons partie liée avec le monde comme le monde s’accorde à nous dans la plus pure des réalités qui soit. Plutôt que nous ne connaissons le monde, nous « co-naissons » avec lui dans le même mouvement apparitionnel qui le fait être dans le même empan qui me révèle à moi-même. C’est cela le miracle de la vision, le prodige d’être-le-là qui fait droit aux phénomènes alors que ces derniers, les phénomènes, nous installent dans notre être et nous y maintiennent afin que nous en prenions acte. C’est cela exister, se tenir en-dehors du néant et assurer cette transcendance le temps qui nous est alloué par notre propre destin. Regarder les choses, toutes les choses, mais aussi bien ce paysage, c’est faire siens, depuis la dimension prodigieuse de la conscience, aussi bien ce ciel en s’y dissolvant, aussi bien cette eau en s’y immergeant, aussi bien ce rocher en plongeant dans la mémoire de sa lave. Que serions-nous si nous n’étions atteints de ce principe de luminescence, d’irradiation qui révèle le monde dans sa plénitude ? Que serions-nous sauf ce statique immanent disparaissant à même les choses dans la densité de leur incompréhension, cette dernière entraînant la nôtre par simple effet d’analogie ?

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on repart avec, en soi, l’expérience d’un avoir-vu, d’un avoir-su qui nous métamorphose en notre fond. Nous étions arrivés avec notre peau de saurien primitif, avec nos écailles qui ralentissaient notre marche et dissimulaient à nos yeux la beauté du monde. Le paysage sublime a réalisé, en nous, le « frémissement du passage », tel le rite du même nom au cours duquel l’adolescent accède à la société des adultes qui l’initie à ses secrets. L’exuvie a eu lieu. Nous repartons et laissons, derrière nous, cette inutile et encombrante guenille, témoin d’un temps de régression et de fermeture. Notre peau est neuve, rutilante, prête à accueillir la pluie de phosphènes de la connaissance. Plus jamais nous ne regarderons comme avant. En bas, dans la vallée, dans les plis ombreux de la ville, dans les corridors des rues sont les lents mouvements, les reptations mondaines qui font la marche lourde des hommes. Nous leur dirons la nécessité d’un regard juste, d’une marche accomplie en direction de ce qu’il y a à voir, à connaître. Ensuite nous regagnerons notre couche avec les yeux rivés aux étoiles. Nous ne saurons plus vraiment quelles sont nos limites, où nous commençons, où s’arrête l’univers, s’il s’arrête jamais. Notre sommeil sera un rêve éveillé. Le monde, nous le tiendrons entre nos mains éblouies et nos yeux seront brillants comme des constellations. La seule façon d’être-au-monde !

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28 juillet 2023 5 28 /07 /juillet /2023 09:51
Noir, Rouge, Blanc, ligne de crête

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Trois mots, trois mots seuls, NOIR, ROUGE, BLANC, sur la vitre opaque du Monde. Le langage porté à son rare, à sa mesure minimale, comme si un lexique du peu suffisait à en dévoiler l’être jusqu’en son tréfonds, jusqu’à la limite ultime de son Essence, là où plus rien ne pourrait se dire que le geste de la respiration, la fuite du vent entre deux nuages, le poudroiement d’un sable venu des confins mêmes du Désert. Juste une lisière. Juste un mince tremblement. Juste une ligne parmi le tumulte infini des Choses. Être attentif à l’exister en sa plus grande profondeur est ceci : s’ouvrir à la dissimulation interne de la matière, tâcher de saisir non la périphérie, mais le noyau, le germe, le grain sensitif duquel l’on ne pourrait plus rien déduire, une évidence du fondement, en quelque manière. La vie, la vie infiniment multiple, la ramener à son plus petit dénominateur commun. Sous la forêt, apercevoir l’arbre. Sous l’arbre ne s’attacher qu’à la blanche racine. Sous la racine ne porter son attention qu’au fin tapis de rhizome. Sous la prolifération du rhizome extraire celui qui, en sa signification ultime, nous dit le Tout à l’aune de sa modestie, de son retrait. Jamais vérité ne surgit du chaos, du tremblement tectonique, de l’éruption volcanique qui obscurcit le ciel et le dissimule sous la violence de son trait. Vérité est mesure du simple, de l’éclosion minimale, du dépli inaperçu, de la feuillaison en son mouvement premier. Une aube se lève dans des méandres d’ombre bleue et demeure en qui elle est tant que la lumière n’est pas trop vive, la lumière blanche et dure qui abrase tout sous la dictée urticante de ses rayons.

   La pièce est plongée dans de vertigineuses ténèbres. C’est à peine si un miroir, ou ce qui est supposé tel, réverbère sur sa face glacée une ombre aux contours indéfinis. Rien ne bouge, rien ne fait signe en cette Nuit donatrice de formes éphémères. Nuit qui dit si bien, en réalité en une manière d’étrange mutité, les plus sombres desseins des Humains. Là, grouille l’inconscient avec ses feux éteints de mangrove, avec l’entrelacement de ses fantasmes, avec le fouillis de ses racines ployées, avec les sutures étroites des non-dits, avec les rumeurs à peine levées des ressentiments et des haines, avec les crimes qui se fomentent à l’abri du regard des Hommes. Le Noir comme Deuil. Le Noir comme Néant. Le Noir comme la butée dernière du Songe. Et pourtant, malgré sa lourde charge de funestes horizons, nous ne pouvons nous délester du Noir. Il est la Nuit Primitive d’où nous provenons. Il est le pesant silence dont notre Parole trouera la matière amorphe. Il est l’indistinct, le refermé, ce à partir de quoi notre Regard ouvrira les meurtrières de visibilité qui nous feront Êtres de Lumière, au moins le temps de fulguration d’un éclair. Toujours le surgissement de l’Instant déchire la Nuit, nullement le Jour sur lequel il ne ferait fond que dans une confondante invisibilité.

    Le ciel de la toile est Noir qui envahit la presque totalité de l’aire vacante. La Nuit est dense, installée au sein même de sa mystérieuse puissance. Et pourtant, tout en bas, elle ménage un espace de Rouge. De Rouge foncé, éteint, de Rouge Carmin, Amarante si semblable à du sang coagulé. Comme si, s’extrayant du Noir aux forceps, le Rouge avait commis un crime, une sorte de matricide, Nuit féminine condamnée à ne délivrer que cet embryon primitif porteur, encore, de quelques traces obscures.  Génitrice endeuillée, Génitrice condamnée à n’être plus qu’un nuage Andrinople pour la suite des jours à venir. Comme s’il fallait faire de la Mort (autrement dit du Noir), la mesure sacrificielle à l’aune de quoi faire phénomène, conservant cependant en Soi les stigmates d’une hermétique et imprononçable provenance. En définitive, vivre, n’est-ce ceci, s’arracher provisoirement aux griffes du Néant et brasiller, souffler sur son mince brandon de peur qu’il ne s’éteigne trop vite, que la Nuit, la mortelle Nuit ne reprenne ses droits et ne s’installe en nous pour l’éternité ? Une polémique, et, pour finir un violent combat entre deux couleurs pourtant complémentaires mais en leur nature, profondément antinomiques.

   Du fourreau Rouge de la jupe qui enserre et dissimule le lourd secret de la Naissance, du bouquet de roses qui éclabousse tel une giclure de sang, se lèvent, dans une sorte de clameur, de stridence, ce Blanc plâtreux d’Albâtre, ce Blanc éblouissant de Neige, ce Blanc effusif de Saturne, ce Blanc, mesure virginale, mesure silencieuse, mesure véritative.  Et ce Blanc polyphonique se hâte d’effacer, d’oblitérer, à lui seul, à la fois le spectre abyssal de la Mort, à la fois la tragique empreinte du crime qui a été la condition de possibilité de la Naissance. Ce Blanc étonne, ce Blanc a un étrange pouvoir de saisissement car c’est d’un genre d’écartèlement dont il est le lieu, nous installant sur cette ligne de crête ouverte d’un côté sur l’ubac du Néant, de l’autre sur l’adret taché de  ce meurtre qui s’est constitué comme le fondement même de la venue au Monde de la Figure ici présente, à savoir l’archétype de-qui-l’on-est, nous les Existants, n’avançant jamais que sur une ligne de faille, nous les Funambules toujours menacés du Vide qui nous attire, nous fascine en même temps qu’il dessine les étranges contours de notre Condition Humaine.  

   Qu’en est-il, en termes symboliques, de notre Figuration Humaine ? Notre Génitrice provient du Néant, autre nom qui dit le Non-Être, autre nom qui dit la Mort. Naissant, nous faisons effraction à même le sang de Celle qui nous a portés au rivage du Monde. Naissance à l’aune d’un sacrifice, lequel signe le non-sens toujours actif sous la ligne de flottaison de la vie. Nous étant extraits du Noir-Néant, nous étant exilés du Rouge-Crime visant notre Génitrice, nous évoluons dans cette Blancheur qui nous paraît être le signe patent de notre Liberté, comme si un blanc sillage d’écume ouvrait devant nos pas une sorte de Voie Royale. Cependant cette pensée n'en est nullement une, elle est, tout simplement, le reflet de notre constante naïveté. Jetons un coup d’œil attentif au Modèle de la toile (autrement dit à notre reflet, à notre écho), et tâchons d’y découvrir quelque sème qui en dirait la réalité.

   Le visage n’est nullement visage. Seulement énigme interrogeant, tel le Sphinx, l’insondable des choses. Ni yeux pour lire le réel, ni lèvres pour articuler le discours, ni oreilles pour entendre le bruit de fond du Monde. Un cruel esseulement, un retour sur Soi qui n’est qu’aliénation. Le massif des cheveux se confond avec la Nuit proche. Et les bras qui soutiennent le bouquet, le bouquet sanglant, les bras sont refermés sur eux-mêmes, comme si leur étrange resserrement indiquait une immolation à venir, un retour à la Matrice Originelle, passage obligé par le marais Vermeil, la flaque de Sanguine, avant même que ne soit rejointe la Nuit-néantisante, la Nuit conduisant tout droit aux rives du Léthé, le « fleuve de l'Oubli » dont nul ne revient, dont nulle mémoire ne pourrait évoquer le paysage, ni Noir, ni Rouge, ni Blanc, un paysage Vide au-delà de toute sensation, un paysage sans nom ni couleur, un paysage dont même le nom se dissoudrait dans l’orbe des questions sans réponse.

    Nous voyons bien, par rapport à cette toile, que nous nous situons dans une manière d’errance, comme si rien ne tenait, comme si nous étions, tout à la fois, en-deçà de qui elle est, cette toile mystérieuse, dans le Noir absolu du Néant, tout à la fois dans le surgissement Carmin de notre douloureuse naissance, tout à la fois dans la neuve Présence du Blanc, mais nullement rassurés par cette blancheur, étrangers à la vie en quelque sorte, pressés de répondre à la question du Vivre sans que nulle parole ne puisse s’y inscrire. Oui, c’est bien un violent sentiment de déréliction qui nous assiège, nous met en demeure d’exister, autrement dit, étymologiquement, de « sortir de, se manifester, se montrer », donc « être au-dehors », mais au-dehors de quoi ? Ne serait-ce l’au-dehors de-qui-nous-sommes qui se manifesterait ainsi par le biais de ces couleurs qui ne sont que des abstractions, des déterminations d’une Métaphysique girant tout autour de nous à la façon d’un vortex dont nous serions l’illustration la plus effective ?

   Alors, Vivre est-il simple métabolisme ?  Alors Exister est-il simple Vertige ? Alors, Vivre tout comme Exister, ne serait-ce que la dimension « méta » de la Métaphysique, autrement dit nous ne serions que préfixe sans radical, ne serions « qu’après, au-delà de, avec », à savoir position sans position, Êtres sur le point de…, Entités que nul accomplissement ne viendrait combler. Êtres du manque et de l’éternelle incomplétude. Ceci, nous le savons à la hauteur de nos intimes sensations, de nos émotions internes, de nos fugaces intuitions mais n’en formulons jamais en toute clarté la verticale vérité. Elle serait trop douloureuse. Elle oblitèrerait trop notre vue. Elle entamerait trop notre soi-disant Liberté. Aussi avançons-nous la tête basse, comme sous des fourches caudines, les yeux rivés au sol, faute de porter notre regard en direction des étoiles et du vaste cosmos. Notre cosmos à nous, les Humains, est teinté d’argile et de glaise lourde à porter au-devant de notre conscience. C’est pourquoi notre cheminement est si laborieux, si lent, si incompréhensible !

 

 

 

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 09:48
Chacun se visant comme l’Autre

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Six présences, mais six présences vides de contenu hors de qui-elles-sont. Six présences à elles-mêmes leur « arkhè », leur origine, leur fondement, autrement dit une manière de  commencement du Monde pour qui elles sont, ces formes, en leur singularité. Six présences à elles-mêmes leur « télos », autrement dit réalisées, accomplies, parvenues à leur achèvement en qui-elles-sont, nullement en un ailleurs qui pourrait les disperser, peut-être même en dissoudre la fragile substance. Mais accomplies selon elles, ces Formes, mais achevées selon elles, ces Formes. Nullement un absolu. Plutôt une hésitation à paraître, à se doter d’un nom, à figurer parmi la multiplicité des Objets du Monde. Énoncé autrement, six Présences/Absences qui paraissent s’annuler au titre même de leur intime contradiction. Å peine ces Présences se montrent-elles dans la lumière naissante du Monde et, déjà, s’obscurcit en elles l’invisible pli de leur Être. Une Chose se lève, point, commence à faire phénomène qu’une contrariété advient en son sein qui la ruine de l’intérieur, l’obombre, la reconduit dans la coulisse inexpliquée du Néant.

   Un surgissement d’Être dont la négativité d’un Non-Être vient biffer la prétention à rayonner, à étinceler, à hisser son esquisse en tant que volonté, à la doter de la braise d’un désir. Chose donc qu’un processus de néantisation vient figer dans une sorte de glu, inclure en un bloc de résine muet, immoler dans la touffeur d’une ouate compacte.

 

Six présences.

Immobiles.

Silencieuses.

Anonymes.

Solitaires,

infiniment

Solitaires.

 

   C’est en cette verticale Solitude que consiste leur Essence la plus visible, que se donne leur chancelante Vérité. Comme un Mot tout juste prononcé du bout les lèvres dont un mince zéphyr viendrait éteindre, gommer, la première parole. Un langage bourgeonnerait qu’un invisible flux intérieur atteindrait au cœur même de son sens, ruinant ainsi toute prétention à exister, à faire de son propre discours ce mince mais efficace ébruitement qui dit l’existence sur la margelle des Vivants et des Choses animées.

 

Solitude,

 esseulement,

 

    lesquels, bien plutôt que d’ouvrir un dialogue, se résolvent à n’être qu’un monologue sans consistance réelle. Un lexique flou traverse les têtes et les choses sans qu’en elles, quelque chose ne subsiste dans le genre d’une mémoire, d’un souvenir, d’une réminiscence. Une façon de Vide qui se heurte au Rien, rebondit sur d’invisibles parois.

  

   Présence du Ciel, laquelle s’annonce sur un mode si discret. Rien ne s’y imprime vraiment. Rien ne s’y arrête, ni le coton souple d’un nuage, ni la lame acérée d’un blizzard. Ciel à lui-même sa propre négation.

   Présence du Bouquet d’Arbres, laquelle s’immole dans cette teinte Jaune-Kaki, pareille à la peau de ceux qui comptent leur dernier souffle. Rien ne s’y illustre que la perdition à jamais dont nulle feuille animée, joyeuse, agitée ne viendrait racheter le prochain trépas. 

   Présence de la Terre, laquelle s’enfonce dans cette sombre couleur de bitume sur qui, ni un premier chiffre ne pourrait tracer l’ordre de sa mesure, ni la première lettre ne saurait imprimer l’alphabet selon lequel écrire une histoire.

   Présence du Chemin, laquelle est cette traînée d’eau à l’illisible figure, ce Lilas fané qui fait signe vers le deuil, vers la mélancolie dont nul horizon ne viendrait atténuer la ténébreuse douleur.

   Présence du Cheval, cette « plus belle conquête de l’Homme », présence si inapparente dans cette robe grise si proche des longs jours d’hiver, un sourd ennui en parcourt les allées monotones, un gluant chagrin en fige le cycle alourdi des heures et des secondes.

   Présence si évanescente d’une Forme Humaine, sans doute une Petite Fille à l’orée de la vie. Å peine une respiration, à peine une silhouette. Une venue à Soi qui est partance de Soi. C’est ici, dans l’enceinte vide de cet étrange Personnage que l’Absurde paraît avec toute sa force délétère, avec la puissance abrasive de son absence de fond sur lequel faire signification. Encore, Ciel, Bouquet d’Arbres, Terre, Chemin, se fussent teintés de circonstances atténuantes quant à leur Présence/Absence, y compris celle du Cheval titulaire d’une âme sensitive le rapprochant en ceci de la Forme Humaine, mais, précisément, la seule Forme Humaine de l’image, cette infime Petite Fille, cette statue si frêle, cet inaperçu dans le Vide de la toile, comment en accepter le retrait, sinon le proche exil ?

   Car, nous les Hommes, vous les Femmes, qu’attendons-nous de cette peinture, si ce n’est qu’elle nous dise notre dimension proprement Humaine, qu’attendons-nous que l’Artiste a mis en réserve comme s’il s’agissait d’un secret, d’une énigme, du visage d’un Sphinx dont, jamais, nous ne pourrions dévoiler la mystérieuse face ? Å simplement viser cette Petite Fille, ce Dénuement, nous nous aliénons en qui-elle-est, ou, plutôt, en qui-elle-n’est-pas, ce simple glissement à la face des Choses dont nul ne pourra venir à bout. Jamais l’on ne vient à bout du Nihilisme et des ténébreux abysses qu’il place devant nous telle l’image de notre propre disparition. Là se creuse, devant nos yeux, la profondeur vertigineuse de notre Angoisse, certes constitutive de notre Être, sans doute inévitable, mais, pour autant, sommes-nous prêts à payer le prix de cette infinie servitude dont le terme nous est connu, trop bien connu, dont, chaque jour qui passe, nous apercevons l’horizon qui se rapproche et brasille de son « inquiétante étrangeté » ?

    « Chacun se visant comme l’Autre », il nous faut reprendre cette étonnante formulation. Ce qui veut dire l’immense esseulement de chaque Figure, laquelle ne trouve de l’Autre qu’en Soi, à l’intérieur des frontières étroites de son propre Ego. Infini solipsisme dont nul ne sort. Manière de rayonnement autocentré en un point focal d’illisible lecture. Le Soi perdu en Soi que rien ne viendra sauver de cette posture tragique. Monade close sur son singulier mystère. Position autistique dont la teinte du discours inquiétant est délirante, hallucinée, logorrhéique, truffée de néologismes, soumise à la récurrence des écholalies. Cette image, avec ses plans isolés, avec ses blocs d’irrémissible mélancolie, avec son temps figé semble se confondre, point par point, avec le profil d’une psychose narcissique.

 

Chacun enfermé en son donjon.

Chacun au plein de son cachot.

Chacun au fin fond de ses oubliettes.

 

   Rien ne porte au loin. Rien n’a vraiment d’issue. Manière de glaçure enrobant une céramique, la logeant au creux de qui elle est, à l’abri des mouvements du Monde. Peut-être est-ce cette dimension métaphorique de la céramique qui rend le mieux compte de la douleur patente en laquelle chaque être de la peinture s’enfonce à son insu comme s’il s’agissait de rejoindre la réification même du subjectile. Se faire matière plus que matière, en quelque sorte. Connaître sa réalité objectale, celle qui, privée de langage et de mouvement, se confond avec la sourde mutité de la pierre, la pesanteur nuageuse du ciel, la rigidité sépulcrale de l’arbre, la densité morne de la terre, la lente gravité du chemin, la statuaire grise du cheval, le rameau blême de la Petite Fille, si absente aux yeux de ceux qui regardent et éprouvent au fond de soi ce vertige immanent à toute proche disparition, à toute perte définitive.

    Oui, cette peinture est aussi belle que simple et envahie d’une sépulcrale vacuité. Trop la prendre dans le rayon de son propre regard et c’est se fondre en elle au risque de ne pouvoir réintégrer la totalité de son être. Des fragments de notre chair, des éclisses de notre esprit s’attacheront à cette occulte inquiétude métaphysique, n’en ressortant jamais qu’avec l’intuition qu’une partie de Soi flotte quelque part, en un lieu d’indétermination, semé du passage de vents mauvais, poinçonné à l’aune d’un temps sans consistance, le passé se mêlant au présent, le verbe se confondant avec la sombre rumeur de la terre, un bouquet de bois mort fleurissant dans l’étique et le non advenu, manière de Monde d’avant le Monde.

 

Manière d’infinie

giration sur Soi où le Soi

 devient le cercle et

la périphérie,

où le mot s’éteint

 sur le bord des lèvres

pour n’avoir été articulé

qu’en lisière du Néant !

 

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24 juillet 2023 1 24 /07 /juillet /2023 08:48
Un Instant d’Éternité

Voyage en voiture Iberico...

Vierge de la mer...

Je chantais...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Le ciel est gis, désigné telle une chose en fuite d’elle-même. Le ciel est impalpable, tissé de grains serrés, il semblerait qu’hors de lui, rien n’existerait, comme si les Hommes étaient assignés à demeure, placés sous l’immense coupole, sous le dôme infini mais eux, les Hommes, finis, terriblement finis. Et pourtant, le ciel s’appuie, s’amarre au multiple terrestre, l’enclot, le maintient à sa place déterminée. Tout contre le ciel pris d’immensité, une gerbe se lève, bouillonne, s’écume, se disperse selon des millions de gouttes qui, jamais ne paraissent retomber. Le geyser fuse, gagne l’entièreté de l’espace, la lave blanche fait ses explosions, ses milliers de déflagration dont nul ne sait ni l’origine, ni la fin. Tout se lève de soi et se multiplie dans tous les orients imaginables. L’énergie, la puissance sont sans fin et c’est un grondement continu et c’est un genre de tonnerre qui s’amasse en boule et se répercute aux limites mêmes de l’horizon. Nul répit. Nul repos. Un genre de mouvement auto-proclamé toujours en réaménagement de soi. Si bien que regarder est pure fascination. Nul, parmi les Existants, ne pourrait soustraire son regard de l’événement au titre de sa volonté ou d’une quelconque urgence qui se situerait ailleurs. Le sublime est entièrement contenu dans ce jaillissement, au sein même de cette profusion, au plein de cette promesse d’éternelle vitalité.

   Une masse sombre et haute à gauche de l’image. Semblable à la coulisse d’un étrange théâtre diluvien. D’antiques Héros pourraient s’y cacher tenant entre leurs mains le destin des paradoxaux Spectateurs que nous sommes. Cette masse est un mystère. Cette masse est une question. Mais, plus tard, peut-être, sera venu le moment de l’interroger, de deviner ce qui, en elle, se dissimule. Comme s’écoulant d’elle, surgissant d’elle dans une immémoriale parturition, des milliers de rejetons semés des eaux primordiales, amniotiques, encore attachés à leur Génitrice au motif de leur teinte ténébreuse, de la lueur qui les visite, venue du gris du ciel, de la blancheur de l’écume. Les galets sont ronds, parsemés de bulles mémorielles, sans doute d’avant même leur naissance. Le peuple des galets, que la lumière lustre, semble pris d’un lourd sommeil dont nul ne pourrait les tirer.

   Un sommeil de pierre lourde, de longue léthargie, un songe qui se fige et ne livre nullement la lumière noire de ses images, de ses hallucinations internes, simple mythologie à elle-même sa source et son devenir. En réalité un monde forclos qui n’est monde qu’à lui-même, un hiéroglyphe possédant le chiffre secret de ses arcanes pareils à un Ruban de Moebius, le début est la fin, la fin est le début, dont nul Déchiffreur ne viendra à bout. Simples météorites venues d’un ciel de cendre, un feu en elles se dissimule qui ne se souvient de son nom. Et c’est bien parce qu’elles sont muettes, infiniment muettes, qu’elles nous pressent de connaître leur nature, de les déflorer en quelque manière, mais le minéral est dur, le minéral est têtu et nous sommes privés de l’outil qui en désoperculerait la réalité.

   Donc le ciel gris en son insaisissable venue. Donc la gerbe de blanche écume dont le ressourcement infini nous échappe. Donc la falaise de suie réfugiée dans sa nuit. Donc les galets s’abritant sous le dais de leur étonnante lueur. Donc Nous qui visons l’image et lui restons extérieurs, sur le seuil d’une parole qui tarde à venir. Nous demeurons immobiles au bord du rivage et nos mains se révulsent de ne rien posséder que l’énigme, à défaut d’en pouvoir pénétrer les sombres dédales. Pourtant, nous les Attentifs, n’avons jamais de cesse que de pénétrer au sein de la caverne, d’en débusquer les replis ombreux, d’y allumer la lumière de nos yeux à des fins de compréhension. Car ne rien savoir serait bien pire que de trop savoir. La dimension existentielle creuse en nous ce manque à jamais que nous tâchons de combler sans y jamais parvenir.

 

Vivre, c’est respirer, boire,

manger, se reproduire.

Exister c’est entailler

 l’écorce du Monde,

entrer jusqu’à l’aubier,

là où le derme étincelant de

l’arbre dissimule sa vérité.

C’est comprendre.

C’est interpréter.

C’est produire un logos commun

d’où un sens jaillira tel le geyser

et alors la lumière de la clairière

éclairera les sombres taillis

et alors tout se dira selon

les facettes de la Raison,

tout se fera diamant et la clarté

essuyant, trouant l’obscurité,

y creusera sa belle niche,

y ouvrira son sillon étincelant.

  

   Mais projetons-nous toujours au-devant de nous cette intention d’en savoir plus que ce que le réel nous livre en sa matière brute ? Un silex grossier dont il nous est intimé, selon notre nature d’Hommes, de le dégrossir avec un percuteur, d’en détacher les écailles superficielles, puis de le polir tel le biface préhistorique qui ne peut jamais se percevoir qu’au motif des premiers essais de l’anthropos de sortir de l’animalité, d’ouvrir le langage, d’édifier les premiers mots de la connaissance. Toujours le superficiel nous assaille qui nous présente le masque dissimulant le vrai, l’exact, l’authentique. Toujours les apparences, les reflets, les faux-semblants que nous prenons « pour argent comptant » en feignant de croire que cette monnaie est la seule bonne, nous acquittant de notre dette vis-à-vis de ce réel au large de nos yeux, lequel brasille et finit par nous aveugler.

   Alors, ce ciel, cette gerbe d’eau, cette falaise, ces galets, en avons-nous fait autre chose que les éléments de décor d’un paysage marin ? Avons-nous creusé d’un iota ce qui vient à nous afin que, justement informées, les choses nous tiennent un langage plus profond que celui des mondanités, ce bavardage du « ON » qui recouvre le tangible d’un fin glacis qui le rend méconnaissable ? Avons-nous suffisamment aiguisé notre vision pour lui faire traverser les murs des approximations, pour l’introduire au cœur même de la Cité, là où se prennent les décisions ultimes qui décident du futur des Hommes ? Poser cette question est bien évidemment y répondre par la négative. Rarement sommes-nous en travail face aux choses, bien plutôt dans un retrait que nous prenons pour un confort ultime.

    Mais reprenons la belle image ici commentée et tâchons de percer la fine pellicule qui en recouvre la surface. Isolons l’essentiel, à savoir ce surgissement blanc de l’eau, cette surdi-mutité de la pierre. Deux réalités se font face sous la figure d’une polémique, d’une opposition de principe.

 

Le flux de l’eau faisant face

à l’immobile de la pierre.

 

   Ici, à l’évidence, il s’agit de la confrontation de deux Mondes hétérogènes l’un à l’autre. Le Monde Parménidien antinomique du Monde Héraclitéen. La pierre de Parménide, qu’aussi bien nous pourrions ramener à la Sphère unitive à laquelle son logos se réfère, à cette fixité, à cette immobilité de l’Être, point fixe à partir de quoi tout découle. La Monade de Leibniz pourrait aussi bien être convoquée, elle qui, dépourvue de portes et de fenêtres, vit de son autarcie au sein même de son immanence. Et, par contraste avec ce motif, c’est bien évidemment le concept du flux d’Héraclite, ce fleuve toujours recommencé, ce renouvellement à lui-même sa propre ressource qui est à envisager. Mais, sous la métaphore apparente de la Sphère (de la pierre), ainsi que sous celle du Fleuve (cette eau blanche écumeuse), une autre profondeur, une autre strate se révèlent dont tout un chacun postule en soi l’indispensable prémisse.

 

C’est de Temps dont il s’agit

 et rien que de ceci.

  

   Le Temps du Galet se confrontant au Temps de l’Eau. Le Temps du Galet est un temps infiniment accompli, un temps qui, parvenu au bout de son itinéraire s’est réfugié dans l’immobilité silencieuse et occluse du minéral. Plus personne ne peut atteindre ce temps que l’on pourrait qualifier de « fossilisé ». Autrement dit, un temps mort. Autrement dit le temps de l’Éternité. Car, oui, pour être Éternel, le temps a besoin d’avoir fait son deuil de l’exister. Tout comme nous les Hommes, vous les Femmes, qui ne connaîtrons notre Éternité qu’à avoir totalement accompli notre cycle, à nous être figés dans ces secondes suspendues pareilles à des larmes de résine.

   Notre Éternité a le poids douloureux de notre mort. Tant que nous sommes en vie, ballotés par les flots de l’existence, nous ne connaissons que cette précarité, cette brièveté de l’instant en constant renouvellement, réaménagement de soi. Seul le couperet de la Mort réalise le suspens de l’éternel, l’immobilise, cofondant en un seul espace infiniment ponctuel, passé, présent, futur. Nous ne sommes éternels qu’à n’être plus qui-nous-sommes, des Individus parlant, agissant, créant, aimant, mais de simples stalagmites dressées dans le vent glacial d’une irrémédiable solitude. Si l’Instant est multiple, toujours renaissant de ses cendres, tel le Phénix, elle, l’Éternité, est cette pulvérulence que n’anime nulle étincelle. La cendre devenue cendre et nul mouvement qui la déporterait de qui-elle-est. N’est-il pas étonnant, cependant, que le cheminement de notre Vie métaphorise celui du Temps ?

 

Mobiles, infiniment mobiles

nous sommes pareils à l’Instant.

Immobiles, immobiles pour toujours,

nous sommes les gisants sur lesquels

repose, tel un suaire,

le masque impénétrable

 de l’Éternité.

  

   Certes notre propos, loin d’être joyeux, est peint des couleurs les plus sombres de la Métaphysique, mais elle, la Métaphysique, qui postule un Monde autre que celui que nous connaissons est toujours privée de quelque clarté, à l’ombre de cette joie que nous recherchons fiévreusement sans bien trop savoir en quoi elle consiste. Certes nous pouvons regarder les choses de l’exister avec des verres opaques et en tirer quelque rapide félicité. Mais l’accomplissement de Soi, loin d’être constitué d’une addition infinie de petites joies, consiste bien plutôt à chercher, sous leur aimable visage, ce qui s’y loge en creux, cette corruption à l’œuvre, laquelle nous dit que le Même renferme toujours de l’Autre, que tout mouvement dialectique, dont l’Existence est le mode le plus visible, porte en soi son contraire, sa contrariété, sa mesure de négativité.

   Vivant, notre supposé bonheur n’est que la face inversée de nos peines. Force et faiblesse, puissance et repli, tels sont les harmoniques sous lesquels notre devenir s’illustre sous la figure du Destin. N’en pas assumer la charge est s’aliéner. En reconnaître le chemin secret est le seul acte de liberté dont nous pouvons nous assurer dans l’Instant qui précède toute Éternité.

 

   Merci de m’avoir suivi si vous avez cheminé de concert avec ce texte qui, une fois dit la Beauté, une fois dit l’Affliction de notre condition mortelle. Y aurait-il d’autre alternative que celle-ci, elle n’aurait été, en toute rigueur, qu’usurpation de la réalité. L’oscillation est notre Mesure Humaine. Toujours nous dérivons au loin de nous, dans un Temps qui nous précède, un Temps qui nous dépasse. Chaque seconde provient de la précédente que la prochaine suit. Le Temps est-en-nous-hors-de-nous auquel nous correspondons l’Instant d’une brève parenthèse, puis survient ce Temps fixe, irréel, hors d’atteinte qui est l’Autre de-qui-nous-sommes. Toujours nous définissons-nous tels des Attentifs, des Attentifs qui attendent le pli et le dépli duTemps.

 

Le seul Temps qui convienne à l’Instant Présent :

que vienne la Beauté de l’Image.

Notre présence à nous-mêmes

et au Monde est à ce prix !

 

 

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21 juillet 2023 5 21 /07 /juillet /2023 16:55
Une aile au-dessus du silence.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

***

 Hiver. Solstice d’hiver. Le jour est un pli à peine visible sur l’arête du temps. Une simple vibration dans les mailles de l’air et la respiration des hommes une buée en partance pour l’inconnu. Lorsque les heures basculent, que les ombres gagnent, l’ombilic s’étrécit sur sa gemme de glace. Il y a si peu d’espace et la parole est réfugiée dans sa cellule native, longue germination en attente d’être. L’ennui est là, planant au ras du sol avec ses larges membranes et le feu rougeoie dans l’âtre avec un drôle de crépitement : trille d’insecte dans le silence du bois. Maintenant la peur est là qui clouerait définitivement les existants entre leurs quatre murs de terre si leur envie n’était grande de connaître. Oui, les habitants veulent sortir à l’air libre, dans la toile tendue comme une voile et se rassembler. Meute soudée afin de disperser l’effroi, ouvrir ce qui peut l’être et s’éployer à la dimension de ce qui, du dehors, pourrait faire sens, pousser un volet sur l’horizon clos, oser une faille de clarté.

 Les maisons basses, toits de chaume et de bruyère, murs de torchis, portes étroites, flottent sur une nappe de brouillard. Les tourbières sont tellement denses, gorgées d’eau et de certitudes étroites comme la feuille de l’arbre prise de gel. Les godillots, sur le sol durci, font leur bruit de gong, leur percussion géologique. Comme pour dire l’enracinement, les longs rhizomes qui glissent sous la terre et s’invaginent jusque dans les anatomies avec leurs bouquets de sang blanc. Pures arborescences venues dire aux indigènes la nécessité de demeurer dans l’orbe de soi, de pas se distraire dans des occupations infécondes. Rien que le modeste. Rien que le nécessaire. Grappiller quelques images, les manduquer longuement entre ses gencives étiques, puis rentrer au logis et penser longuement près de l’âtre plein d’étincelles et de cendres grises.

 Le hameau, quelques bâtisses indistinctes, est posé sur une petite éminence du sol. A peine lisible parmi la laine noire qui court à ras de la végétation, au milieu des écoulements et des remous de soie des sphaignes qu’agite un faible vent. La nuit est profonde, sans fin ni commencement, étoiles piquées aux haies de buissons noirs, lune au croissant inapparent dans le ciel océanique à l’immense reflux. La Salle, bâtisse d’argile et de ciment mêlés, on la devine plus qu’on ne l’aperçoit, avec ses volets dégondés, sa lèpre vert de gris, ses desquamations qui font penser au cuir usé d’un mammifère marin. Les pas martèlent le chemin de poussière, les mains gourdes se logent dans les geôles des gants, les langues se taisent dans le massif de la bouche où, parfois, fuse le givre en longues coulées blanches. Dans la boule de la tête, dans les ramures étroites du cerveau, les idées font leurs petites translations de luciole, leur léger feu follet. Trois petits tours et puis s’en vont.

 La porte de la Salle est poussée dans un grincement de ses pentures usées. Air à peine moins vif qu’au dehors. Juste un poêle de tôle qui fait brûler ses mottes de tourbe avec de minces explosions. On s’assoit sur le rythme des bancs clairs, on y serre son corps étroit contre le corps contigu. Sardines dans le fer blanc. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Devant les bouches sont les nappes des haleines, genre de coton qui flotte sans jamais retomber. Derrière, tout au fond de la Salle, le projecteur à la Méliès, étrange insecte monté sur d’étroites échasses : une manière de mante religieuse attendant d’officier, pattes replies en prie-Dieu. L’opérateur a placé les bobines sur les bras. Le film fait son trajet compliqué parmi les roues, pignons et ressorts de renvoi. La lumière s’éteint. Le film commence. Le silence est grand qui envahit les poitrines, sustente les esprits, rive les âmes à la magie qui, bientôt, va se produire. Sur le linge livide, le grand suaire qui habille le mur du fond, ce sont d’abord des spirales semblables à de fins végétaux, des scintillements, des étoilements, de brusques déflagrations pareilles au craquement du givre. Puis, bientôt, les premières images tressautant, syncopées, des trilles d’images se percutant, s’emmêlant, se dispersant dans une étrange diaspora comme pour dire l’impossibilité d’entrer dans le songe, de fuir le réel. Les yeux des muets se creusent, les pupilles se dilatent, sur les sclérotiques de faïence nagent les phosphènes avec leur vitesse de feux de Bengale. Les voyeurs, soudain dépouillés de leurs vêtures noires, celle qui recouvre l’indigence des jours, les voyeurs deviennent translucides, éclairés de l’intérieur, manières de cierges laissant couler leurs larmes de stéarine. Car le froid les fait pleurer. Car la beauté avive des larmes trop longtemps retenues dans les architectures de peau.

Une aile au-dessus du silence.

 Alors on voit ce que l’on n’a jamais vu. Alors on voit l’invisible et son chant lointain comme celui des sirènes. On n’a plus guère de corps dans l’avenue rectiligne du froid. On ne sent plus les choses qu’avec, dans les membres, une manière d’engourdissement. On connaît, soudain, ce que jamais l’on n’a connu. A l’intérieur de l’outre de peau, c’est comme la naissance d’un vent, la tension d’une corde et le monde blanc s’installe, comme chez les Tarahumaras, fumeurs de peyotl. Cela fait ses confluences et ses brusques séparations, cela flotte infiniment au-dessus du pays incisé de mille signes, cela ouvre le regard à la manière de celui de l’aigle et l’entièreté de l’horizon est à soi dans le même cercle infini, dans la même ivresse, l’identique giration. Ce que l’on n’avait jamais vu, ces stalagmites blanches montant dans l’air tissé de bleu, ces étranges écorces pareilles à des peaux usées, à des ivoires de morses, ce ciel éteint aux lueurs de banquise, ces fins rameaux veinés de noir comme ceux qui colonisent les cathédrales de glace, cette lumière irréelle s’échappant du sol de neige, tout ceci se révèle avec la force de la poésie, avec son curieux destin d’outre-monde. Car on n’est plus ici ou bien là, avec sa peau pour toucher le vent, ses mains pour agripper la terre, ses pieds pour avancer sur le sol d’éponge et d’eau. On est ailleurs, là où rien ne se passe que ce qui a lieu dans la plus pure des évidences : celle de la beauté. On devient voyant. On devient poète, on devient Rimbaud et alors par un « immense et raisonné dérèglement de tous les sens » on « arrive à l’inconnu », là où s’ouvre la majesté d’un monde, là où la parole se fait source vive afin que nous atteigne cette aile au-dessus du silence dont nous sommes habités mais qu’il faut porter au-delà de nous afin qu’elle paraisse.

 Dehors, la nuit est profonde, portée à son acmé. Rien n’y paraît que le cri d’une dame blanche dans les lointains et la terre semble déserte, livrée à soi dans la plus confondante des solitudes. Dans la Salle, les respirations sont comme suspendues sur les dernières images qui clignotent, colonnes de basalte gris, chaussée des géants, élévations minérales dans la toile serrée de l’air. Quelques tortillons, quelques virgules, quelques zigzags rapides disent la scarification de la pellicule, son impossibilité à davantage proférer. La lanterne de Méliès s’éteint dans un dernier bruit de crécelle, les lourdes bobines demeurent immobiles alors que revient la lumière. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Alors on hisse les lourdes anatomies, alors on fait craquer les charpentes de buis ancien, on y entendrait presque les chapelets odorants, lustrés, commis aux offices. Alors on emprunte le boyau tordu par lequel on quitte les bancs clairs, la toile blanche, les images en suspension dans l’air. Le froid est vif qui sème des engelures sur les oreilles dentelées. Le froid est coupant qui serre les vêtements autour des corps soudés. On se plie sur son centre comme pour s’y réfugier, on s’amenuise à la densité de son ombilic. Il reste encore quelques traces de voyance, quelques incisions du regard qui transgressent les massifs de chair. En soi, dans la grotte d’obsidienne occluse, au plein des replis ombreux, s’illuminent des lueurs de calcite, de vibrants cristaux, des myriades d’étincelles comme sur l’écran plein de mystères et de révélations.

 Ici, dans ce pays de tourbe et d’eau, sous l’horizon du jour, dans les rets de la lumière grise rien ne paraît bien longtemps alors qu’un fin brouillard noie tout dans une identique mutité. Rares arbres dépouillés que le vent ponce jusqu’à l’âme, bois aériens perdus dans l’air immobile, troncs sans ramures, tiges orphelines que le givre éteint. Pays de pierres et de longs murs, pays de chevaux à la crinière hirsute, pays d’alcool et d’accordéon, le soir, quand l’âme chavire sous la poussée du blizzard. Maintenant, on est rentrés dans les maisons sombres, tout près des arbrisseaux où se réfugient les ondes mystérieuses de la nuit. Maintenant on a allumé un feu dans l’âtre. On réchauffe ses doigts gourds, de vrais bâtons de granit, tout contre les braises rouges. Au travers de la vitre, dans les linéaments du verre, parmi les étoiles du givre, la lune fait sa trace blanche. Les yeux traversent la vitre sans s’y arrêter. Les yeux ne sentent plus la douleur d’être enfermés en eux-mêmes, d’être repliés sur cette cécité qui habite le sol de la lande. Au loin, vers les plages de galets que lustre la clarté des étoiles, l’agitation légère d’un tamaris. Un tremblement comme sur la grande toile de la Salle, là où sont les rêves avec les cliquetis des bobines, les images tressautant, la magie de la lumière avec le rythme serré des grands arbres majestueux, leur perte vers le ciel teinté de cendre. Bientôt le sommeil sera là et l’on entendra le bruit du silence. Une aile à venir dans la longue solitude des hommes.

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