Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
26 janvier 2021 2 26 /01 /janvier /2021 17:20
Destin de nulle présence

        

 

***

 

 

Quel destin de nulle présence ?

Je ne doute guère

que ma question

ne cessera de te poser

quelque énigme.

Le destin est bien

ce qui est présent.

Cet arbre à la croisée

des chemins,

ce sourire sur le quai

d’une gare,

ce geste de la main

de l’ami

qui s’éloigne.

 

Nul destin n’est au passé.

 Il y a trop de brumes,

trop d’incertitudes.

 Nul destin ne se donnerait

au futur.

Comment pourrions-nous

dessiner l’avenir,

ses desseins sont

si mystérieux ?

 

Si j’essaie de te nommer,

 voici ce qui surgit

et s’impose à moi

telle la seule nécessité

qui se puisse imaginer.

Destin de nulle présence.

Oui, quand bien même

ma formulation

te paraîtrait étrange,

cependant elle n’est

nullement gratuite.

J’aurais pu dire

ton absence

 et broder, tout autour,

quelque savante fable

que des fantaisies auraient égayée

 tout en tâchant de la rendre

concevable.

 

Tu es étrangement

ce destin qui,

pour être au présent,

ne s’annonce que sous le signe

de la fuite,

sous la figure du vide.

Te dire combien

cette expérience est déroutante

m’entraînerait en de longues

et inopportunes justifications.

 

De toi, je fis la connaissance

en ces années de ma jeunesse

qui vibraient tel le cristal.

Tu n’étais pas moins vive

que moi

et je te reconnaissais

parmi la multitude

à ton singulier vibrato,

mon âme en ressentait

les harmoniques

jusqu’au creux

le plus troublant

de ma chair.

 

Notre rencontre

- oserais-je dire

notre « fusion » -

 trouva le lieu de son site

 lors de la fête du solstice d’été,

 toi la Nordique qui exultais

à sentir ton sang bouillonner

dans tes veines,

faire son sourd bourdonnement.

Moi qui m’impatientais

de connaître enfin

ces « Filles du feu »,

dont je supputais alors,

 qu’elles devaient être

 nervaliennes en diable,

perchées sur le seuil

de ces « portes de corne

et d’ivoire »

qui donnent accès

aux plus pures fantaisies,

 parfois aux divagations

de tous ordres,

si ce n’est à la folie

 en son plus vibrant étendard. 

 

A peine nous connaissions-nous

que nous nous sommes unis

à l’ombre des feux

de la Saint-Jean,

tout contre les danses

et les chants qu’ici,

que vous appeliez

de ce beau nom

de « Midsommar »,

ce « milieu de l’été »

dont nous étions,

en quelque sorte,

 les célébrants

d’un culte de la chair

qui nous portait

hors de nous

dans de somptueuses noces qui,

nous le savions,

du plus clair de notre intime vision,

jamais ne se reproduiraient.

 

De toi, nulle image,

nulle photographie

qui auraient pu témoigner

de cet instant

de fugitif bonheur.

Je t’avais dit,

il m’en souvient,

mon peu d’attrait pour les icônes,

sauf celles de l’imaginaire

qui meublaient les coursives

de mon esprit.

Mais à quoi sert-il donc

de s’abreuver d’illustrations

qui ne font que figer les souvenirs,

leur ôter toute mesure

de spontanéité,

tout degré  de liberté ?

 

Combien il est plus gratifiant

de confier aux eaux noires

et blanches du songe

le devoir de reconstituer

 les stations de notre chemin

- fût-il, parfois, de croix -,

des fulgurances s’y trouvent

inscrites en creux

dont notre conscience

fera le site

de merveilleuses ambroisies.

 

Beaucoup croient

étancher leur soif

de l’aimée -

elle n’est jamais

que soif de soi-même -,

 à considérer,

des heures durant,

ce visage qui se dissout

dans les brumes sépia du passé.

Jamais, tu le sais bien,

rien ne vient des jours anciens

à notre secours

et les « Petites Madeleines »,

hors la littérature,

sont si rares

que quelque boîte avaricieuse

pourrait aisément

leur suffire d’écrin.

 

Vois-tu, c’est pure félicité,

pour moi le romantique

de la première heure,

que de revivre

par la pensée

ces heures de feu

qui créèrent le cercle

de notre rencontre.

Parfois, autour

de la Saint-Jean,

 ici, dans mon pays

de pierres blanches

et de haies hirsutes,

du haut de ma fenêtre

devant laquelle s’ouvre

un large et bel horizon

peut-être au seul motif

de la grâce d’un temps

reproductible- en rêve,

tu l’auras compris -,

 je te vois faisant

ta belle mélopée charnelle

tout contre ces feux

qui brasillent dans le lointain.

Or, sais-tu la sourde immanence

de ta présence à mes côtés ?

 

Si je le voulais,

je pourrais te toucher

au seuil de la pénombre,

dessiner de mes doigts

les contours de ton désir.

Mais, toujours, je me retiens

sur le bord d’un possible événement.

Trop avancer dans les choses

serait renier leur essence même

et tout souvenir ne peut

que se lever de soi,

nullement être décrété

par un acte de volonté

qui ne serait jamais

qu’une violence faite au réel,

non l’immédiate disposition

de ce qui est

en sa plus belle floraison.

 

 Demeure près de moi,

dans l’aura

que dessine mon corps

sur la toile du jour.

Seulement ainsi

tu seras atteignable.

Seulement ainsi

je serai atteint.

Notre entente est double.

Notre entente est

pure réverbération

 de nos présences,

par-delà les lieux,

par-delà les temps.

 

Ô, persiste donc

en ton être car,

faute d’en pouvoir saisir

 la texture de soie,

c’est ma raison

qui vacillerait

comme le font les feux

de la Saint-Jean

en ta belle contrée de Dalécarlie,

ce beau comté semé de lacs

et de forêts,

 d’elfes légers qui,

sans doute,

te ressemblent.

Demeure,

le jour l’exige qui n’est

 que l’ombre

de ma conscience.

Demeure !

Partager cet article
Repost0
24 janvier 2021 7 24 /01 /janvier /2021 17:54
Buisson d’argent.

« L’arbre ».

Photographie de Patrick Geffroy

                                                                 

 

  « D'anciennes paroles d'air et de souffle

  aux parfums d'aromates et d'encens

  à brûler pour la grande "Nuit obscure"

  qui pour toujours éclaire

  de tous les soleils

  cet arbre inconnu et dépouillé

 dont la précieuse solitude encore

 nous enchante de mille étoiles

 et chante de mille feux... »

 

 Patrick Geffroy Yorffeg.

 

                                     

   Aube -

 

   On s’éveille à peine et la lourdeur des songes appuie sur les paupières, glace les yeux, enfonce les pupilles dans le massif ombreux de la tête. On remue à peine. On défroisse son visage à la manière de jeunes chiots. On fait si peu de mouvements et c’est comme une résille qui enserre le tronc, une ouate  qui s’enroule dans l’ornière des sens. La vue est courte, mélangée à toutes sortes d’hallucinations, d’éclats de verre, de fragments de mica qui lancent leurs feux-follets dans l’antre dévasté de la raison. L’ouïe est engluée dans une résine où les sons viennent mourir comme le flux liquide sur un rivage de sable. Le goût est d’aromates mêlés, une touche de mélancolie, une éclisse d’espoir, une once de romantisme qui effleurent de leur palme indistincte. On a perdu quelque chose. On le sait. Mais on n’en a plus le souvenir et cela fait sa rumeur d’angoisse quelque part dans la boîte d’os, au-dessus du corps qui sommeille encore.

  

   Couleur d’absence.

 

   Des formes au loin, des esquisses qui sortent à peine du silence. De vaporeuses présences. Des esseulements. Des fuites dans la diagonale de l’aube. Des insistances qui voudraient se dire mais ne profèrent qu’à mots couverts. Y aurait-il danger à préciser ce qui a habité l’illisible réduit des rêves, ces effleurements qui n’en sont pas, ces paroles laineuses, ces ondoiements qui se limitent à leur propre mystère ? Car rien ne dépasse de rien. Car rien n’a lieu qu’une couleur d’absence. Car les formes se divisent à l’infini, se recomposent en d’autres formes pareilles à la dérive des nuages dans le ciel foudroyé d’orages, manières d’idées scissipares glissant infiniment dans l’inconsistance de brumeux concepts.

  

   Rien pu proférer de soi.

 

   On cherchait. De ceci l’on était assurés. Mais l’objet de la recherche ? Mais le but à poursuivre ? Mais la finalité de ce pas de deux étrange en attente de qui était-il ? Ou bien de quoi ? Et s’agissait-il de quelque chose de concret, au moins ? Ou bien était-on, nous-mêmes, sourds à même notre quête, enfants orphelins de parents qui, peut-être, n’avaient jamais existé ? C’était si douloureux ce genre de cécité qui étouffait dans l’œuf tout essai de germination. On n’aurait même rien pu proférer de soi qui ne fût une approximation, un pur hasard, un plan biaisé sur la comète.

 

   Midi -

 

   Le grand astre blanc est au zénith, suspendu en plein ciel tel un œil immensément cyclopéen. C’est l’heure où les hommes s’occupent avec attention de leur pause méridienne. La fatigue a été lourde à porter tout le temps de l’ascension de l’impérieuse étoile. Le corps pliait sous la férule solaire, les globes des yeux étaient injectés de sueur, les oreilles bourdonnaient de tous les bruits du monde, de tous les langages qui se percutaient sur la croûte affligée de la terre. Les mains étaient des serres qui ne saisissaient que des pliures d’air rubescentes. La peau se glaçait sous les assauts des étincelles, devenait flasque et ne tenait plus que le langage de l’effroi. Comment avancer encore dans le labyrinthe de clarté, comment éviter les murs de verre, contourner les dagues éblouissantes du réel, s’immiscer dans l’existence qui craquait de toute part ?

  

   De précieuses solitudes.

 

   Ce qui s’était annoncé dans les coulisses d’encre de l’aube, ce qui n’avait été qu’une manière d’indigo se dissolvant dans les premiers remous de lumière, on n’en avait plus la claire conscience, on n’en percevait que de rapides et mouvants reflets, d’immarcescibles mirages, de précieuses solitudes  se mouvant dans les douves étroites du doute, dans les mors sans fin des apories définitives. Décidemment, jamais on ne comprendrait la nature de ce qui s’était tramé dans les linceuls de soie de la nuit. Sauf une invisibilité, un appel se brisant sous la cloche d’un éteignoir, une voix atone qui n’en était que plus inquiétante comme si un Egaré dans le désert avait lancé son imprécation en direction de  l’absence de nuages, au lézard à la gorge bleue se glissant dans l’étoffe compacte du sable, au rapace qui planait à d’illisibles altitudes, décrivant dans l’espace les cercles de son vol muet. On était confondus, tout simplement et l’on ne connaissait plus ses propres limites, pareils à des outres inutiles seulement parcourues d'anciennes paroles d'air et de souffle.

 

   Crépuscule -

 

   En même temps que le repli de la stupeur, la décroissance du jour a initié dans les âmes un substantiel repos. Rien ne hurle plus à l’horizon des hommes et l’on se dispose à un peu de calme sous la voûte mauve des tonnelles. Les jarres où se tient le vin clair sont vernissées de vert et de jaune. Elles restituent la chaleur du jour dans une exsudation qui mouille leurs flancs de milliers de gouttes de rosée. C’est l’heure entre toutes de la paix, de la rémission et la grande brûlure quotidienne se retire comme pour dire aux Existants la merveilleuse attente qui précède la nuit, en annonce la face d’ombre. Maintenant les cerveaux sont lavés de leur inquiétude et leurs scissures blanchissent dans le jour qui décline. Ce sont des phosphorescences qui s’installent à titre de prémonition nocturne. C’est la somptueuse mise en scène et bientôt le brigadier frappera les trois coups du grand spectacle et les anatomies seront entièrement livrées au bain de jouvence, à l’ablution de l’initiation onirique.

  

   Nuit de l’angoisse.

 

   Il faudra se disposer à être selon de longues portées d’ombres muettes. Il faudra ne plus saisir du jour que sa lointaine comptine, cet à peine bruit de résurgence se perdant dans les arrangements sans fin du cosmos. Il faudra revêtir sa fourrure de taupe, aiguiser le dard de son museau, avancer avec ses pattes pourvues de griffes chercheuses dans le boyau de terre qui enserre et délivre en même temps. Car tout essai de connaissance du même et de l’autre est  cette nature fouisseuse qui jamais ne sommeille, feint de disparaître mais glisse infiniment le long des corridors des approximations afin de débusquer ce qui, de soi, brille et illumine la sombre nuit de l’angoisse dont est fait notre égarement parmi les illisibles chemins du monde.

 

   Nuit -

 

   Tout est plié dans tout. Nulle lueur à l’horizon du monde. Rien ne paraît qui sauverait, rien ne profère qui dirait aux hommes leur lumière intérieure ou, du moins, la nécessité qu’elle s’allume en quelque endroit du corps, en quelque site de l’esprit. C’est ainsi, toute clarté est précédée de dévastation. Comme s’il fallait, d’un coup d’éponge, effacer la craie blanche, ne laisser se montrer que la vaste plaine du tableau noir. Alors, nul scintillement, nulle poussière qui indiqueraient une plus ancienne généalogie avec le réseau serré des signes, le pullulement de la signification. On est homme, on se terre, on se dissimule. On croît ne jamais être né. On n’est peut-être qu’une idée germant dans le cerveau d’un être virtuel. Ou l’idée d’une idée faisant sa tache d’intelligible quelque part dans un monde en gestation.

  

   Miroir aux alouettes.

  

   Homme, il faut traverser la nuit détentrice de songes sans en pénétrer les arcanes. Tout mystère est nécessairement clos sur son propre secret, sinon il ne serait que pur bavardage, effraction de ce qui, nécessairement, doit demeurer voilé. L’être de la nuit est cette confondante opacité sur laquelle nous projetons notre propre ombre, notre doute, notre inconsistance à figurer autrement que ces silhouettes platoniciennes dans la touffeur des ténèbres. Dans la grotte primitive où ne sont que les hallucinations, les illusions, les fumées inconsistantes de cela même que nous pensons être la vérité. Qui n’est que miroir aux alouettes et tour de magicien. Nous ne nous détachons nullement de ces fantasmagories qui nous enveloppent à la manière des tuniques  étroites des momies.

 

   Don de la vision.

  

   Comme elles, les momies, nous sommes hiéroglyphes qui ne parviennent qu’à saisir leurs insaisissables contours, non le cœur même de ce qui est à comprendre, à savoir la manière dont nous apparaissons au monde et la raison d’une telle chose. Ce que nous demandons à la nuit : la totale obscurité à partir de laquelle pourra s’élever le chant de l’aube avec sa cohorte de phénomènes enfin visibles qui seront doués de sens en eux-mêmes, mais aussi, mais surtout, pour nous qui sortirons de notre cécité. Regarder est le don le plus prodigieux qui nous a été remis dès notre naissance. Mais cette qualité rare de la vision, le plus souvent, nous la malmenons, nous l’hypostasions, nous n’en faisons que le théâtre d’un simulacre, le spectacle approximatif de ce qui est à comprendre comme la dignité d’une parution sur la scène de l’exister. Ce que nous avons oublié, que nous annoncions de manière crypté il y a peu : LA BEAUTE, à savoir ce qui, de soi, se dit et toujours s’annonce du cœur de la nuit. Lumière contre ombre. Vérité contre mensonge. Poème contre prose.

 

   Aube -

 

   Aube est là, de nouveau, qui initie le cycle du temps, lequel n’est autre que celui d’une venue à soi, dans la confiance, d’une manière de révélation. Les yeux qui étaient clos, voici qu’ils se mettent à briller intérieurement du feu d’une entière lucidité. Rien ne demeurera celé dans les plis d’ombre, sauf des contre-jours sur lesquels prendront essor les jours du réel, ce subtil maillage qui tissera l’être des fils d’une soudaine joie. Car, jamais, joie ne naît d’elle-même comme la source surgit du pli de terre qui l’abrite. Joie est fille de Douleur, de Privation, d’Ascèse, ces déesses inaperçues dont le lieu est d’être une sorte de non-être réfugié dans l’obscurité, pareille à la pépite brillant à même son essence dans la gangue de terre sourde.

 

   Mise à l’abri du sens.

 

   Joie est prise en compte et mise à l’abri du Sens (de la Beauté), par lequel tout cheminement devient lumineux, traçant dans les rives nocturnes le sillage des constellations. Les étoiles ne brillent qu’allumées par l’immense toile de la nuit qui est, à la fois, leur reposoir et le fondement qui assure leur apparaître. La vérité n’est pas unitaire qui éteindrait tout autour d’elle afin d’assurer son propre rayonnement. Toute vérité se lève à partir d’une dialectique, d’une confrontation, d’une polémique. Antarès, Bételgeuse ou Andromède ne nous assurent de leur être qu’à le poser et l’affirmer à partir de cette densité primitive qui est la clé de leur donation. Supprimons la nuit et ces « belles noiseuses » s’évanouissent avant même que l’œuvre n’ait pu être portée à sa manifestation. Leur beauté disparaissant à même le fond dont elles auraient dû être assurées afin d’être connues.

 

   Une clairière s’allume.

 

   Aube. Le ciel est de suie lourde, les nuages teintés d’obsidienne. Les montagnes au loin se découpent à peine sur un décor fuligineux. Comme des personnages de théâtre qui attendraient, en coulisses, l’instant de leur entrée en scène. Une tension seulement, une position fœtale des corps avant que la matrice ne décide de leur expulsion, de leur entrée en présence. Là seulement commencera l’histoire avec ses étranges clignotements, ses hautes lumières, ses éblouissements, ses passages dans des gorges étroites cernées de fauves lueurs. Au premier plan une sorte de bourgeonnement indistinct comme si le réel voulait se donner dans une réserve, une clairière s’allumant dans le cercle des arbres aux ténébreuses frondaisons. Mais, soudain, comme un rai de lumière qui traverse la diagonale du paraître et, tout au bout, la torche d’un buisson d’argent. Sans doute les ramures d’un arbre sortant du ventre de la terre. Buisson d’argent dont la proximité, par paronymie, nous place dans la saisie du buisson ardent.

  

   Harmonie universelle.

 

   Dieu caché qui se révèle à celui qui a su l’attendre dans la longue nuit qui précède toujours la théophanie, le déploiement du sacré. Mais, hors les références bibliques, se donnent à voir de multiples vocations humaines en quête de cette joie issue du cœur de la nuit. De cette inégalable beauté. Ainsi le philosophe partant des lugubres spectres de la caverne en direction du soleil de l’intelligible ; ainsi le poète qui exhume de la lourde prose quotidienne le joyau que deviendra son ineffable langage ; ainsi le géographe qui portera au jour, sur l’antique portulan, cette terre qui n’attendait que le moment de sa révélation ; ainsi le mystique tel Jean de la Croix qui, par « l’échelle secrète » de la contemplation joint son âme à celle de Dieu ; ainsi le savant dont les recherches s’illuminent du bonheur de la découverte ; ainsi l’amant se sublimant dans le mouvement qui le porte en direction de l’aimée ; ainsi l’alchimiste dont la pierre philosophale éclaire l’antre mystérieux des opérations conduisant de l’œuvre au noir à l’incandescence rouge en passant par l’œuvre au blanc, continuelle quête des processus de sublimation qui prennent racine dans les touffeurs chtoniennes pour s’épanouir dans l’illumination ouranienne, extase solaire qui fond l’être dans l’harmonie universelle.

 

   Langage qui jamais ne s’éteint.

 

   Nous sommes des êtres nocturnes qui cherchent inlassablement la part, en soi, au plus profond, de ce feu, de ce réseau de lave qui sourd à bas bruit dans le temple de notre corps. Dans le temple puisqu’un dieu y est caché à notre insu, ce langage qui questionne toujours, qui jamais ne s’éteint, cette nature précieuse de l’homme qui le projette en pensée au-delà même de ce qu’il est en direction de cette lumière qui l’accueille et le tient en sustentation au-dessus des abîmes de ténèbres et des douves d’effroi. Oui, le langage est lumière qui brille dans la nuit de l’inconnaissance. Pareille à un cristal aux infinies et toujours renouvelées facettes. Nous n’éclairons et ne sommes éclairés qu’à son exacte mesure. Parlant nous l’actualisons. Nous taisant nous sommes en douleur. L’ignorant nous versons hors de notre essence. Là où l’ombre du non-sens, ce lieu inconnu et dépouillé nous guette comme notre néant. Oui, notre néant. Or le néant est l’envers de toute beauté !

 

Partager cet article
Repost0
23 janvier 2021 6 23 /01 /janvier /2021 17:32
Les Muses Inquiétantes.

« Les Muses Inquiétantes ».

Giorgio de Chirico – 1916.

Source : Apparences.

 

   Dans ce tableau, il nous est impossible d’entrer, de faire effraction et de loger notre corps de chair au milieu de ces mannequins métaphysiques si hiératiques, où même la vue ne peut s’appesantir longuement. Tout exclut. Tout exile de soi et ramène sa propre présence à une hébétude, à une glaciation comme celle habitant les espaces sidéraux. Nous sommes loin au-dessus de la Terre et notre vue est aussi étrange que celle des dieux qui regardent notre univers avec quelque stupéfaction. Serions-nous des dieux déchus que leur inconséquence aurait condamnés à voir les choses dans leur propre hibernation ? Oui, hibernation, car si les couleurs sont violemment solaires, bien loin de porter ce qui se donne à voir dans la lumière, tout sombre dans une immédiate clôture. Ce lieu est inhabitable. Ce lieu est hors de portée de la conscience.

Et pourquoi l’est-il ? Est-ce simplement une question d’insolente parution du monde ? De vision exacerbée de l’artiste qui aurait voulu, d’emblée, nous reconduire à une impuissance, celle de voir ce qui fait phénomène avec des yeux humains ? Cependant il faut chercher à comprendre les raisons de notre exclusion. D’abord dans une visée esthétique. Voici ce qui est : le parallélépipède, au premier plan, nous indique l’impossibilité d’une considération romantique ou bien poétique des choses. C’est de concept pur dont il s’agit, ce que renforce la disposition radicalement architecturée des divers éléments de la scène. Les ombres sont denses, tranchées dans le cuir du réel à l’aide d’un scalpel. Les bâtiments, à l’arrière-plan, nous disent les chimères quant à une possible habitation, l’absence du foyer autour duquel se réunir et faire naître l’espace du dialogue, de la rencontre. Le ciel, d’un bleu hermétique, appuie sur la toile à la façon d’un couvercle isolant du ciel étoilé, des rêves qui l’habitent. L’éclairage est violent dont la source demeure invisible et étrangement basse, comme si elle provenait d’un luminaire terrestre ayant plus à voir avec le monde chtonien qu’avec le céleste et sa vibration infinie.

Et maintenant, il est temps de s’interroger sur la configuration confondante des personnages, ces érections prises d’immobilité et de silence. N’oublions pas, nous sommes à Ferrare, dans la « cité du silence » comme l’a nommée le poète Gabrielle d’Annunzio, devant le château de la famille d’Este, princes mécènes de la Renaissance qui vouaient un culte tout particulier aux Muses. Ces Muses aux visages sans yeux, sans bouche, sans oreille, autrement dit des Muses dont le peintre a volontairement ôté tous les attributs par lesquels elles se font les égéries des artistes. Oui, l’artiste. Ce dernier est bien présent dans la composition mais sa présence est si discrète qu’on pourrait aussi bien contempler l’œuvre, sans même prendre acte de son existence. Il n’apparaît qu’à être une fuyante silhouette, à l’extrême droite de la toile, aire noyée dans une ombre incompréhensible. Et, pour tâcher de saisir cette apparition au bord d’un possible évanouissement, il faut aller du côté de « l’inquiétante étrangeté » de Freud, ce jour lointain où il découvre une facette de la réalité si proche de l’illusion qu’elle le questionne fortement. Il en résultera un essai articulé autour du malaise créé par le surgissement inopiné, dans le réel, d’une image qu’on n’attendait pas et qui insère une césure dans la rationalité apaisante du quotidien. Et ce surgissement de « l’inquiétante étrangeté » se fait à l’aune de la propre image du créateur de la psychanalyse, image que lui renvoie la vitre du train sous les espèces d’une silhouette effrayante, en tout cas d’une apparition dont il aurait souhaité faire l’économie.

La thèse qui découle de cet épisode freudien, c’est la brutalité, la violence avec lesquelles les apparences métamorphosent la réalité en autre chose que ce qu’elle est, laissant place à une inquiétante fantasmatique. A partir de ceci, s’éclaire la signification des « Muses Inquiétantes ». Si ces Muses sont inquiétantes - nul ne saurait en contredire l’aspect sombrement énigmatique -, elles sont tout autant inquiètes. Et de quoi le sont-elles ? Mais, tout simplement du destin de l’art qui pourrait bien succomber à la fausseté des apparences. Tout, dans cette figuration, fait la part belle à l’illusion et à son cortège de non-vérités. Comment, en effet, un existant pourrait-il s’y retrouver, assurer sa propre synthèse, aboutir à son essentielle unité à la mesure de cette réalité de pacotille ? Réalité identique aux figures de cire du Muse Grévin où rien ne parle que le silence de la parole. Les Muses ne sont pas : elles apparaissent comme des tuniques vides, privées de langage, de perceptions, de mouvements. Le paysage n’est pas : simple praticable de bois où se figent les figures d’une pantomime vide de sens. Les demeures ne sont pas : simples élévations de tours semblables aux pièces d’un gigantesque échiquier métaphysique. Le peintre, ou bien le poète, peu importe, ne sont pas : les Muses qui sont censées leur communiquer le souffle de l’inspiration sont muettes. Ce tableau fonctionne donc à la manière d’une subtile allégorie, laquelle nous dit que l’art est le lieu d’une vérité, m>jamais la fascination d’une apparence qui s’y substituerait dans l’aveuglement des voyeurs que nous sommes. Ayant compris ceci, nous regardons autrement. Nous regardons vraiment et avons directement accès à ce qui ouvre le beau et le distingue des pastiches et de tous les trompe-l’œil du monde. Nous regardons et nous sommes.

Partager cet article
Repost0
Published by Blanc Seing - dans Mydriase
22 janvier 2021 5 22 /01 /janvier /2021 17:31
Naissance de l’heure.

"Eclosion "

Avec Zoé.

Œuvre : André Maynet.

 

   D’abord on est là, en retrait, soucieux de ne pas s’immiscer sur la scène dont Eclosion est, à l’évidence, l’incontournable Muse. Mais que regarde-t-elle donc qui semble la fasciner avec le prodige des choses rares ? Qu’a-t-elle vu que nous ne saurions voir ? Qu’est-ce qui la tient en haleine, la pose dans cette attitude hiératique dont nous ne percevons pas la cause, voyons seulement l’effet ? C’est si étrange d’assister au jeu intime de l’être, d’en deviner à l’avance les extases successives, comme si du néant de la blancheur, soudain, pouvait naître l’incroyable même, s’ouvrir la révélation dont, depuis toujours, nous sommes en attente. Comme si quelque chose allait survenir, de l’ordre du mystère et nous envelopper dans la toile d’une douce compréhension. C’est là, tout proche, cela fait son glissement d’air, sa chute d’ouate, son filament de cristal. Il n’y a pas de bruit et même les oiseaux, les araignées d’eau, les discrètes fourmis se confondent avec les mailles du temps. Temps suspendu, immensément attentif à ne pas défroisser son initiale texture - cette à peine translation de gouttes d’eau dans le luxe du fleuve -, et il semblerait qu’une teinte d’éternité partout se répande et que le monde se fige tout à sa propre attente de germination. Silence et creux de joie à la pliure de la conscience, là, tout au bord de l’univers où scintillent les étoiles.

Alors, ne voyant rien, ne devinant rien de ce qui peut se passer, le rêve est notre seule aire, le songe notre naturel abri dont nous essayons d’extraire un sens, de faire venir un paysage, d’ouvrir la possibilité d’une poésie aux douces incantations. Devant nous, le scintillement d’une eau, son écoulement lent parmi les lèvres oublieuses du sable. La lumière est du pur argent venu du ciel, une longue caresse, une effusion dont nous ne pourrions même pas dire le nom. Toujours les choses secrètes demeurent innommées, serties d’imprécises confluences, de clairières que visite un ineffable clair-obscur. Au loin, le cercle plus sombre d’une ligne de collines, comme pour poser une certitude et amener à notre conscience le réconfort auquel elle aspire. Il faut des arbres, des fruits, de douces mains pour faire récolte, presser la pulpe, inviter le jus à surgir et donner à nos lèvres cernées de désir la première offrande du jour. C’est ainsi, nous ne naissons à nous-mêmes qu’à être enfantés par le jour, à hisser de nos corps opaques un peu de la lumière qui, bientôt sera notre langage, notre façon d’apparaître, de nous donner comme phénomènes, figures inscrivant sur la page vierge les premiers signes de l’exister. A chaque seconde, nous respirons, nous clignons des yeux, nous aimons, nous naissons. Eternel retour de ce présent qui nous traverse, nous métamorphose et, pour autant, nous laisse dans la résille singulière de notre être. Plus haut sont les nuages qui portent témoignage de la condition des hommes. Sombres métaphores des lourds cumulus qui semblent écraser la terre, l’incliner à disparaître, à n’être plus qu’une manière de chaos indistinct. Brillantes images des dentelles blanches que traverse l’effusion des rayons solaires et nous sommes si près d’un bonheur qu’il nous semble le palper, en faire la matière pleine des jours. Cela commence à se déplier, cela profère à bas bruit, c’est la chute souple de la source, le murmure de la fontaine, le clapotis des gouttes dans le cercle sombre de la crypte. Cela advient. Cela nait à soi.

Assise sur l’indistinction d’un drap - ce support à peine visible d’une existence -, Eclosion est dans l’attitude de la Pensive, de l’Attentive, de Celle qui assiste à sa propre émergence, au cycle de son devenir. Son visage prend appui sur une main. Il médite. Il rayonne déjà de l’incroyable qui va se produire et l’installer au centre de ce qu’elle est : une question, une longue interrogation qui jamais n’aura d’épilogue, sauf la rencontre avec le néant, un jour, dans d’inaccessibles limbes. La lumière des jambes rejoint cette autre clarté que diffuse une opaline blanche. Secret contre secret. Prodige contre prodige. Oui, il y a tant d’étonnante beauté à voir se nervurer quelque chose qui n’était pas, qui demeurait dans l’ombre, attendait son architecture existentielle, rougeoyait de l’intérieur telle une flamme impatiente de dire sa puissance, d’installer son efflorescence lumineuse à la face des choses. Là, dans la fureur d’une neuve lumière, voici que se distinguent d’ovales perfections, que se cristallise le blanc symbole de la naissance. Ce n’est pas encore totalement advenu, cela frémit simplement, cela fait sa dimension déployante, sa brisure de coquille dans la surprise de l’heure. On ne sait nullement le destin contenu dans cette énigme. On espère, on fixe attentivement la mince coque de calcaire, on ferait irruption si l’on osait. Mais c’est comme un hiéroglyphe dont on observe l’essaim des signes, on demeure sur le bord, on retient son souffle, on se tient sur la pointe des pieds. Quelque part, au centre de soi, sous le dôme du diaphragme ou bien dans l’amande de la glande pinéale, ou peut être dans le sens commun de l’imagination, c’est le remuement indistinct mais ô combien proche du tourment de l’illusion anticipatrice qui se manifeste avec la pliure d’un sublime effroi. Oui, vérité oxymorique puisque tout geste de donation est en même temps geste de retrait de l’oblativité. On est en sursis et naître n’en est que le premier mouvement. On attend. On ne sait ce qui va surgir. On est sur la lisère de l’être. De l’être-autre, de l’être-soi. Car c’est toujours de soi dont il est question dans le colloque de la naissance. De l’autre comme soi. De soi comme l’autre. Nous sommes toujours en attente de nous et nous demeurons fascinés par l’apparition de ce premier signe dont Eclosion est la belle métaphore. Eclosion, nous t’attendons !

Partager cet article
Repost0
19 janvier 2021 2 19 /01 /janvier /2021 18:13
Eaux vives du Temps

« Still in the dark »

 

Photographie : Alain Beauvois

 

 

***

 

 

C’était ceci qui vrillait l’esprit

Cette initiale lueur

Dont on ne savait rien

Cela partait de loin

Cela glissait longtemps

Cela faisait son énigme

Comme si

Depuis toujours

Une onde vous traversait

Dont vous ignoriez la trace

Ne soupçonniez la ductile empreinte

Au sein même du fortin

De peau et de chair

 

***

 

Cela faisait

Sa Petite Musique de Nuit

Son clair ruisseau

Cheminant depuis l’aube du Temps

Une sourde réminiscence

A l’orée de la conscience

Une feuille tombant

Dans le luxe d’une lumière

D’automne

 

***

 

Il y avait tant de paix

Recueillie dans la conque nocturne

Tant d’yeux éteints

Sur la courbe du firmament

Tant de joie ouverte

Là à portée des yeux

Là dans l’anse disponible

De la main

Là dans le creux de l’oreille

Qui vibrait au rythme

Du Silence

 

***

 

Oui c’était un grand bonheur

Que d’être là

Sans certitude aucune

Là dans l’accueil de l’être

Porté infiniment

A ce qui adviendrait

Qui ne pouvait s’illustrer

Que sous la figure

D’une vacance

Signe inaugural

D’une Liberté

Qui ne disait son nom

Mais se postait à l’angle

De la Nuit

Dans sa ressource

La plus réelle

 

***

 

Que restait-il à faire

Sinon flotter entre

Ciel et Terre

Attendant l’Etoile

Devinant la parole glacée

De la Lune

S’accordant au souffle

De clarté qui tombait

Des nuages

Gagnait l’eau en

Son unique reptation

Elle voulait dire

Le Passage

La fragilité

La question jamais résolue

De sa Place ici

Parmi les congères d’incertitude

Les injonctions muettes

Des astres

La marche du cosmos

Dans l’ordonnancement du Monde

 

***

 

On demeurait en soi

Dans la confiance de sa passée

On demeurait et on cherchait

La Dimension

La Seule qui nous installerait

En nous

Dans cette aire bienveillante

Qui girait sans cesse

Et nous distrayait

Parfois

De notre exact

Cheminement

 

***

 

On regardait la plaine frémissante

De l’Eau

En son étrange parcours

Cela rayonnait en soi

On aurait cru un feu

Un fanal intérieur

Nous disant notre amer

On cherchait le Temps

A la lueur des Eaux Vives

Il était là

Devant

Derrière

Tout autour

Il était là sans délai

Il dessinait la clairière de notre peau

Il sculptait la glaise de notre corps

Il portait en nos yeux

L’ineffable clair-obscur

Des choses sans détour

Au creux de nous

A la source efficiente

Qui sourdait

Pareille

A une pluie

De comètes

Oui

De

Comètes

Il n’y avait que ceci

A dire du Temps

Rien de plus que l’Être

L’orbe du Néant

Dans la pureté du Lieu

Une Attente

Partager cet article
Repost0
16 janvier 2021 6 16 /01 /janvier /2021 10:23
En terre d’Utopie

Paysage des montagnes rocheuses’

 

Albert Bierstadt

 

***

 

                                                           Le 12 Janvier depuis les hauteurs du Causse

 

                 Très chère Sol,

 

   Tu le sais, me connaissant bien, je ne commencerai nullement ma lettre par quelque récrimination que ce soit. La période est triste, souvent tragique même. S’en plaindre (on nous rebat les oreilles à longueur de journée des malheurs du monde !), avancerait-il à quelque chose ? Non, l’acte de lucidité, c’est en soi qu’il faut le faire naître et si quelque chose nous chagrine, c’est bien nous qui sommes concernés en premier, non la société (cette abstraction) que, le plus souvent, nous déguisons en bouc émissaire. Regarder adéquatement les événements qui se déroulent, porter un jugement sur leur nature, tout ceci s’adresse d’abord à notre conscience et ceci nous enjoint, sans doute, à énoncer en notre intime cette éthique dont beaucoup parlent sans même s’apercevoir que leurs discours ne font que la tenir à distance. Enfin, épiloguer serait de surcroît.

   Que je te dise plutôt le motif de satisfaction qui m’anime en ce matin de brumes diaphanes. Les chênes sont noyés dans une manière d’écume, la ligne d’horizon toujours recule et mes yeux ne découvrent bien plutôt ma propre silhouette qu’ils ne se dirigent sur cet espace soudain devenu illisible. Oui, tu auras reconnu mon lyrisme, cet indice sans doute le plus visible du romantisme qui m’affecte encore en ces temps d’immédiate matérialité et de dévotion aux déesses du consumérisme. Et c’est précisément de ce romantisme dont je vais t’entretenir aujourd’hui. Au hasard, à peine levé (la lumière était un simple bourgeonnement sur les maroquins de ma bibliothèque), j’ai saisi un livre dont j’ai commencé à feuilleter les pages dans une sorte de clair-obscur qui donnait toute sa valeur aux images qu’il contenait. Je me suis arrêté, comme fasciné, sur une reproduction de la belle peinture d’Albert Bierstadt, ‘Paysage des montagnes rocheuses’. Je ne sais si tu connais cet artiste américain du XIX° siècle, qui s’était spécialisé dans la reproduction des paysages de l’Ouest américain. Bien entendu, comme tout bon romantique, Bierstadt ne se contentait nullement de produire le fac-similé de ce qu’il voyait, mais sublimait la nature, l’idéalisait, en amplifiait la beauté naturelle. Si tu me permets de te fournir une comparaison facile, je te dirai que Bierstadt était à la peinture ce que Chateaubriand était à la littérature. Tu comprendras ici qu’il ne s’agissait pas de simples essais picturaux mais que le travail de l’artiste avait trouvé la voie extrême de son accomplissement.

   Et je ne doute guère qu’il te sera plus aisé de saisir ce dont je parle à partir d’une évocation de l’Auteur des ‘Mémoires d’Outre-Tombe’ dont je sais que tu éprouves à son endroit le plus vif des intérêts qui se puisse imaginer. Mais laisse-moi te citer une phrase glanée au hasard de mes lectures (dont je ne connais plus exactement la source, mais peu importe), cette dernière pourra s’appliquer, indistinctement, aussi bien à l’écriture de Chateaubriand, qu’à la peinture de Bierstadt. Evoquant la dimension hors du commun du paysage, sa sublimité en réalité, voici ce qui s’y rapporte, donc une nature teintée « d’émotion rousseauiste transcendant souvent la réalité pour y voir germer les contours d’un idéal tendant vers l’infini métaphysique ». Certes, la formule est un peu alambiquée mais je ne saurais mieux dire. La visée est prodigieuse qui élève les sens hors même leurs propres assises, libère l’émotion, submerge la raison pour ne laisser place qu’à l’effusion, la profusion des sensations et des sentiments.

   Mais je n’irai plus avant sans te proposer une pièce d’anthologie tirée de mon livre de lecture de l’Ecole Primaire. Je crois bien que c’est elle qui m’a donné accès à la littérature, m’a ouvert la voie en direction de cette forme d’art si remarquable. L’extrait est tiré du ‘Génie du Christianisme’ et figurait dans mon livre sous le titre ‘Une Nuit au désert’. Tu auras pris soin de noter au passage la majuscule à l’initiale de ‘Nuit’. Bien évidemment elle prend, dans ce contexte, valeur essentielle, valeur de fondement, d’assise pour un état d’âme porté au plus haut de ses possibilités, à la limite d’une extase et peut-être même au-delà dans ces rivages incertains que nous ne pouvons nommer faute d’en pouvoir saisir la subtile et éphémère substance.

   « Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtais, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.

   Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l’oeil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

   La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein.

   Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »

   Je sais, Sol, ne pas avoir abusé de ta patience au motif que ton émerveillement, identique au mien, jamais ne se lasserait de lire et de relire ces pages sans doute les plus belles du romantisme français. Et, puisque nous sommes dans le sujet littéraire, autant que je te communique quelques lignes du livre que je lis en ce moment. Il s’agit du ‘Préromantisme français’, d’André Monglond, universitaire qui a beaucoup écrit sur ce sujet :

   « Le Tourneur précise bien qu’il est nécessaire, pour qu’un paysage soit non plus seulement pittoresque ou romanesque, mais romantique, qu’il éveille dans l’âme émue des affections tendres et des idées mélancoliques’. Si ce paysage se fait simplement admirer des yeux « sans que l’âme y participe », il n’est que pittoresque.  Mais s’il est romantique, on désire de s’y reposer, l’œil se plaît à le regarder et bientôt l’imagination attendrie le peuple de scènes intéressantes : elle oublie le vallon pour se complaire dans des idées, dans les images qu’il lui a inspirées. »

   Girardin de même : « Sans être farouche, ni sauvage, la situation romantique doit être tranquille et solitaire, afin que l’âme n’y éprouve aucune distraction et puisse s’y livrer tout entière à la douceur d’un sentiment profond. »

   Enfin je terminerai les évocations de ces belles pensées par quelques phrases tirées de ‘L’imaginaire chez Senancour’ de Béatrice Le Gall, elles serviront de transition pour commencer notre songe en nous immergeant dans l’image que nous propose Albert Bierstadt :

   « Deux autres éléments du paysage prédominent dans les ‘Rêveries’ : la pierre et l’arbre. L’alliance eau, pierre, feuillage, revient constamment. La pierre qu’aime le rêveur est ‘mouillée’ ; la vague et le roc s’affrontent ; la roche surplombe les eaux. »

   Ces lignes, en quelque sorte, sont les prémices à une entrée dans l’œuvre du peintre américain. C’est maintenant d’une fiction dont il va s’agir, que te proposera mon hérons nommé ‘Werther’, hommage rendu au beau roman Goethe, ce génie du romantisme d’outre-Rhin. J’espère, Sol, que soudain prise d’ennui tu n’auras sauté de la chaloupe dans laquelle nous naviguons en chœur. C’est éprouvant, je le sais, toutes ces broderies autour de l’ouvrage mais le romantisme est une idée bien trop belle et féconde pour que nous n’acceptions de lui consacrer un peu de notre temps.

  

   C’est un matin de lumineux automne. Werther s’est levé avec le jour. Il a poussé les volets de son chalet sur des voiles de brume. Plus bas, vers les villages où vivent les hommes, on entend des bruits étouffés, comme des rythmes assoupis de respiration. Parfois le cri d’un coq déchire l’air puis tout retourne au silence originel, on dirait l’aube du monde en train de paraître. Werther aime plus que tout cette heure naissante, cet instant suspendu. On le croirait tressé de fins nuages, ourdi des fils d’argent qui, encore, sont dans le lourd repos de la terre. Parfois le Jeune Homme imagine la vie animale blottie au creux des terriers. Alors il voit distinctement, dans sa nasse d’ombre, le blaireau, sa livrée grise, son museau traversé de blanc ; il voit la belette, sa fourrure pareille à une argile, il devine ses yeux mobiles sous la taie des paupières ; il voit le renard dans sa pelisse de feu, ses moustaches comme des brins de cristal.

   Werther a besoin de ceci, de cette communion avec tout ce qui vit, de cette osmose avec les prodiges qu’accomplit la nature. Il ne se veut nullement séparé de ce qui l’a mis au monde, de toutes ces présences qui sont ses propres échos, ses compagnons de voyage pour plus loin que ce qui se donne en tant que simple présence. C’est ceci qu’il souhaite, se lire tel un signe parmi les hiéroglyphes partout répandus. Exister, c’est comprendre. Exister, c’est déployer, à partir de soi, ce filet dans lequel tout viendra se recueillir afin qu’une proximité se levant des choses, l’on puisse s’y destiner et les faire siennes.

   Werther a fait sa toilette devant sa table de marbre sur laquelle sont posés un broc et une cuvette en faïence. La clarté pénètre dans la pièce au travers d’une mince imposte. Elle se pose sur les objets dans une sorte d’effleurement, de juste douceur. Il a humecté ses yeux, tamponné ses joues de cette eau fraîche qui est un tel bonheur matinal. Il a pris un repas frugal. De son couteau à la lame d’acier forgé, il coupe une pomme en quartiers, en déguste chaque partie avec application. Le suc, mi-sucré, mi-acide coule dans sa gorge avec un doux bruit de fontaine. Il mâche longuement des cerneaux de noix huileux, ils glissent sur son palais, tapissent l’entièreté de sa bouche d’une touche apaisante, nacrée, pareille au nectar d’une fleur. Il a besoin de se sentir vivant jusqu’à la pointe la plus extrême de son être. Seulement de cette façon la vie vaut d’être vécue. Il ne souhaite demeurer en sa propre enceinte de peau mais sentir tout ce qui l’entoure le pénétrer, porter en lui la lumière d’une eau de source. Il est une jeune force de la nature. Il en a la spontanéité, la générosité.

   Werther est berger. Il est habitué aux longues transhumances, à la vie austère dans les alpages, au contact avec les bêtes qui sont un peu son naturel prolongement. Aujourd’hui c’est sa journée de repos. Il la destine à la promenade, à la contemplation des paysages, ils sont si beaux ici, si près de soi, tellement destinés à faire éprouver une joie immédiate. Il a chaussé ses pieds de ses gros brodequins, s’est vêtu d’un blouson rustique, d’un pantalon de toile écrue. Rien que du simple, rien que de l’éloigné de quelque mode surfaite. Les sentiers ne demandent ni l’élégance, ni la soumission à quelque loi, seulement un accord, une fraîcheur, une disposition à être selon son cœur, nullement selon son artifice, son calcul. Tout naît de soi et retourne à soi, manière de corne d’abondance qui connaîtrait le cycle de l’éternel retour. Rien n’est superflu, rien de surcroît. Dans sa posture d’homme on n’est, ni plus ni moins, qu’un fils de la Nature, qu’un enfant du pays qui se fond dans la toile unie de la Terre, tout contre la vitre translucide du Ciel.

   Le chemin s’élève maintenant, parsemé de grosses pierres contre lesquelles, parfois, butent les chaussures. Werther aime ces blocs de rochers, ces éboulis. Ils font comme un jeu de piste, ils tracent la route en direction d’une pure félicité. Ils sont les rejetons débonnaires de la vaste montagne, ils en indiquent l’immémoriale présence, ils témoignent du lent effritement du temps. Ce sentier qui s’élève de lacet en lacet, de touffe de buissons en semis d’herbe, de mousses en lichens, Werther le ressent en son intime comme un messager qui préparerait la venue de plus éminent que lui, investi de plus hauturières présences. C’est impressionnant une montagne, cela fascine en même temps que cela effraie, c’est un mur levé contre le ciel, une forteresse dont on devine les secrets bien dissimulés au creux d’une faille, dans l’ombre d’un profond abîme. C’est majestueux. C’est mystérieux. Cela possède un étrange pouvoir d’aimantation. Cela contient en soi la pure liberté et le vertical vertige. Cela s’exprime en prose dans les contrées les plus proches, en sublime poésie au plus haut des cimes où étincellent les glaciers.

   Maintenant, Werther est parvenu au point à partir duquel le paysage s’ouvre à la manière d’un vaste cirque surplombé de falaises blanches qui courent jusqu’au ciel.  Et peut-être même au-delà, tant leur sommet est teinté de gloire, tellement il se donne dans la pliure du ciel, tellement il s’unit à ce qui le dépasse et le requiert en même temps comme sa complétude. A simplement regarder cette vastitude l’esprit est empli de l’illimité, il vole haut dans les marges illisibles de l’éther, il s’embrume d’une douce allégresse. C’est comme si le corps du Jeune Berger, soudain allégé de tout son poids terrestre, devenait semblable à ces aigles majestueux qui agrandissent leurs cercles tout contre ce qui, à force d’invisibilité, ne reçoit plus de nom, peut-être l’Infini, mais il est si difficile à imaginer !

   Tu le sais, Solveig, je suis un grand rêveur qui ne vit que de nature et de sentiers qui se perdent dans la blancheur de mon Causse natal. En ceci je rejoins ces Ecrivains romantiques pour lesquels j’ai tant d’admiration. Mais, ici, je vais te donner une réflexion de l’essayiste concernant ce qui anime le sujet de son étude, à savoir ‘Oberman’ qui n’est, bien évidemment, que l’ombre portée, la projection imaginaire de Senancour lui-même. Donc à propos de Senancour :

   « Comme Rousseau encore, et Bernardin, il éprouve une indéfinissable douceur à assister au déroulement d’une rêverie confuse entremêlée de souvenirs, et la marche se prête admirablement à ce libre épanchement du rêve. »

Et, encore, à propos de la climatique singulière dont le marcheur est en quête :

   « Il faut une nature assez sauvage, mais pas trop, et où les divers éléments forment une sorte d’harmonie qui se communiquera à l’âme. Il faut un ‘site bien circonscrit’, sans quoi la rêverie se perdrait dans les méandres de l’indéterminé. On redoutera les étendues trop vastes. Il est préférable d’aller et de venir dans un même sentier, surtout si celui-ci favorise le recueillement par son isolement et sa pénombre. »

   Vois-tu Sol, en réalité Werther prolonge et amplifie, en une certaine manière, les déambulations songeuses de ses illustres devanciers. Combien, au travers des mots que je viens de citer, se profile ce  Paysage des montagnes rocheuses’ dont j’ai décidé, aujourd’hui, de t’entretenir.

   Mais revenons à Werther. Il est ébloui par la vision qui se pose devant lui à la façon d’une édénique présence. Tout est si beau, si empreint de majesté qui vient à sa rencontre. Il est un peu comme un enfant qui regarde, fasciné, pleuvoir de blancs flocons dans la boule de verre magique dont l’offrande vient de lui être faite. Werther s’arrête à la lisière de ce rêve enchanté. Il est encore dans la part d’ombre, dans ce qui reste de la nuit, dans cette zone intermédiaire entre la veille et le sommeil. Son corps est encore livré aux incertitudes nocturnes, il en sent la résille dense dans ses membres, son esprit est attiré vers la belle clarté. Il est pareil à une chrysalide qui, depuis sa tunique de fibres n’attendrait que son éclosion avant de pouvoir prendre son envol, éventail diapré tout contre le visage du monde. Devant lui s’étend le luxe discret d’un tapis d’herbe verte. La teinte est riche en nuances qui part du vert anglais, passe par la malachite pour aboutir à la profondeur énigmatique du vert sapin. C’est pur bonheur que d’être là, simple variation soi-même de la symphonie idyllique dont le paysage en son entier est visité.

   Non loin du Berger, la silhouette craintive de deux chevreuils. Les apercevant, le promeneur s’interroge sur les degrés intimes de la connaissance animale. Perçoivent-ils comme nous percevons ? Ressentent-ils ce que nous éprouvons dans la touffeur de notre chair, sur la plaine disponible de notre peau ? Là est une grande question à laquelle seuls les animaux eux-mêmes pourraient répondre mais leur langage est trop simple pour qu’ils puissent témoigner. Alors, Werther apprécie en sa propre nature cette inclination à un vivant panthéisme où chaque partie procédant du Grand Tout est intimement reliée à chaque chose, où l’animal n’est nullement séparé du minéral, du végétal, de l’humain. Nécessaires rapports d’analogie qui bâtissent un monde à la mesure de toux ceux qui y sont inclus. Toujours la rencontre du Berger avec la Nature en sons sens profond soulève en lui la meute serrée des interrogations. Non, l’intellect ne saurait demeurer figé devant un tel spectacle. Certes ce sont les sensations qui sont sollicitées au premier chef mais ces dernières ne sont nullement séparées de tout ce qui les environne et l’homme est inclus dans ceci même qui l’accueille et le détermine.

   Sur la gauche du Berger un bloc de rochers est levé, il brille tel une obsidienne, nuancé de quelques reflets gris. Le Promeneur aime cette solidité du roc, son empreinte inaltérable qui semble dire le paysage en sa primitive existence, en sa calme puissance aussi. C’est étonnant cette force du minéral qui paraît se communiquer à ceux qui l’approchent. Le volcan n’installe-t-il en nous ses projections de flammes, ses gerbes d’étincelles ? N’imprime-t-il dans le massif de notre anatomie le flux souple et incessant des rivières de lave ? Sans doute n’y a-t-il rien de plus précieux que l’osmose qui se donne à connaître entre l’homme et son milieu ?

   Toujours sur la gauche, à proximité de la minérale présence, un bouquet d’arbres que colore la force automnale, derniers feux d’une palette que, bientôt, l’hiver éteindra. Richesse inouïe de cette demi-saison qui, à la manière d’un paon, fait la roue tant que la lumière vient féconder ses plumes, révéler ses ocelles tels des yeux ne pouvant renoncer à regarder l’entière beauté de l’univers. 

   Werther demeure longuement en lui, touché par cette attirance des frondaisons. En leur belle complexité, en leur foisonnement dorment tous les ferments du rêve, il suffit de se laisser aller aux pures fantaisies de son propre imaginaire. Alors, parmi le peuple des feuilles, apparaissent de moutonnants nuages, des visages comme ceux des grotesques de la Renaissance, de lourdes pâtes d’huile, des entassements d’objets identiques à ceux d’une sombre caverne d’Ali Baba. Prodige de la Nature que de contenir en elle toutes les formes dont même le cerveau d’un génie ne parviendrait à faire l’inventaire ! Depuis une falaise de rochers blancs - on les penserait de marbre ou bien de quartz -, se précipite une chute d’eau, mousseuse, aérienne, à la limite d’une vapeur. Werther est heureux d’entendre le son cristallin de l’eau rebondissant sur la falaise.

   Ce flux ininterrompu lui dit son temps à lui, logé dans le temps universel, cette éternité dont il ne saisit certes que l’instant, mais dont il tisse le tissu dense de sa présence au monde. Et le prodigieux miroir de l’eau, le Berger pourrait-il en faire l’économie, passer son chemin et n’en même pas garder le souvenir ? Non, Sol, tu sais bien cet attrait de l’eau sur la psyché humaine. Tant d’images s’y impriment, tant de symboles y vivent, tant d’allégories y sont présentes. Symboliquement, tout le monde en ressent l’étrange ondoiement en soi, qu’il s’agisse de la matière fluide de la connaissance, de la manière même d’être de la sagesse, de la transparence de la conscience en tant que miroir des choses.

   Ce lac, ici bien circonscrit dans l’écrin de son sublime paysage, est le lieu même du ressourcement du Berger, lui qui ne s’intéresse guère qu’à la manière pastorale de s’inscrire dans la durée, lui qui au contact de cette nature vierge doit être réceptif à la dimension lustrale de cette étendue liquide si paisible. La regarder, s’immerger par le corps ou l’esprit, c’est en quelque sorte se livrer à un acte de renaissance, découvrir sa propre qualité et se mettre en chemin d’une façon plus conforme à l’essence des choses. Le lac est ce beau miroitement, cette manière d’incandescence tranquille, cette flamme alanguie qui s’adresse directement à l’âme et lui dit le lieu irremplaçable de son être.

   Werther n’est jamais autant rassemblé en lui-même qu’à contempler ce motif de paix, à méditer sur le reflet métallique de la surface, à imaginer le revers du miroir, sa limpidité de diatomée, son souple fleurissement de lumière. C’est ceci la vertu d’un romantisme bien compris : porter la sensation à son point d’incandescence afin que, métamorphosé par sa subtile donation, on devienne soi au plus intime de soi, à savoir dans ce lieu unique que la vérité délivre, dont la liberté est l’immédiate valeur. Ceci est intraduisible selon les mots, seulement éprouvé intuitivement, glissement sur la peau d’un alizé qui ne dit son nom, mais est déjà loin de soi, a imprimé en l’âme cette touche si délicate qui, jamais, ne s’effacera.

   Et, Solveig, tu dois bien te douter que notre Voyageur des espaces prodigieux ne négligera nullement cette montagne qui s’élève à partir du lac pour se perdre dans la nébulosité des nuages, cette façon d’écume qui ne dissimule l’escarpement de ses roches qu’à nous le rendre plus précieux encore. Te dire le bouleversement du Berger devant ce profond mystère d’une apparition-disparition, c’est tout simplement voir dans le lac sombre de ses yeux le manège sans fin de l’éblouissement. Oui, c’est bien ceci qui surgit devant l’incompréhensible, à la fois une attente heureuse, à la fois une crainte de ne pouvoir saisir que l’étoffe évanescente d’un mirage. Si la montagne nous questionne tant c’est bien au motif de notre modestie face à sa grandeur. Immémorial affrontement du microcosme et du macrocosme dont Pascal sut si bien évoquer l’être secret.

   « Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. », nous est-il suggéré dans ‘Les Pensées’. Et c’est bien parce que nous sommes, en quelque manière, ‘infinitésimaux’ que cette notion d’infini nous taraude, à laquelle nous ne pouvons donner nulle réponse. La nature, elle, s’en charge, en termes de hautes montagnes, de pics célestes qui disparaissent de notre vue et se dirigent vers un illisible empyrée.

   Dans le tableau d’Albert Bierstadt, la fusion des mondes matériels et célestes est si fluide, si fugitive qu’on penserait assister au phénomène de la métamorphose, une réalité en devenant une autre dans la pure grâce de son être. Tout ce qui, jusqu’ici, bien que remarquable, était affecté de contingence, se dote d’une nécessité de telle nature que nous en oublierions même cette terre matérielle pour n’en retenir que la transmutation spirituelle, comme dans les cornues magiques de quelque brillant alchimiste. Ce que fait Werther alors ? Il s’assoit sur l’assise d’une large pierre, contemple de toute l’intensité de ses yeux le spectacle inouï qui vient à lui. Que voit-il ? Eh bien le miracle d’une altérité - la montagne -, qui a rejoint en une sublime unité qui il est - cette singularité - au plein de sa propre réalité. Système étonnant des analogies universelles où tout se reflète en miroir. Werther est lui-même, en première instance, lui qui rencontre le monde, le monde qui le rencontre dans un unique rapport de similitude qui les fait se confondre. De telle manière que Werther peut émettre cette étonnante assertion : « Je suis le monde qui, à son tour, est qui je suis », inscrivant en ceci le dépassement de la supposée impossibilité de faire se conjoindre les contraires. Les contraires ne dressent leurs barrières qu’aux sceptiques et aux incrédules.

   Mais la montagne, tu en conviendras Solveig, est cette immensité qui, pour nous, toujours, demeurera cet inconnu dont nous aurions voulu percer la matière dense, opaque, comme si de cette percée même pouvait résulter le déchiffrage de l’énigme du monde. Rien de plus haut que la montagne - en son aspect physique, en sa valeur de connaissance -, ne pourrait nous atteindre plus directement au plein du cœur. Dans notre face à face avec elle, la prodigieuse, l’inapprochable, sauf à la lumière des yeux, c’est bien de ‘révélation’ dont il s’agit, suivons les propos de Béatrice Le Gall dans le livre déjà cité :

   « La révélation de la haute montagne illustre très bien ce propos (atteindre quelque chose qui ferait signe en direction de ‘l’ordre primitif’ du monde) : « là, écrit Oberman, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel : là, l’homme retrouve sa forme altérable mais indestructible ; il respire l’air sauvage loin des émanations sociales ; son être est à lui comme l’univers ; il vit d’une vie réelle dans l’unité sublime. »

   Lorsque le Berger a vu le presque irréel qui se présente à lui, qu’il a frôlé ce monde idéal dont tout Romantique a rêvé un jour, il se lève, quitte son assise de pierre et entreprend de faire le tour du lac. La lumière a progressé, elle nimbe l’ensemble du paysage de nuances douces, éthérées, venant du plus loin d’invisibles contrées, du plus ténu d’un temps subtil, pareil à la vibration d’une corolle dans le jour naissant. Tout se teinte d’une note virginale, écumeuse, sensible à la beauté des choses. Le jeune Werther emplit ses yeux de ce spectacle magnifique qui n’aura lieu qu’une seule fois puis s’effacera dans la margelle sombre du passé. Plénitude de l’Homme rejoignant celle de la Nature. Vases communicants, jarres prolixes qui jamais n’en finissent de s’épancher l’une en l’autre. Joie disant la joie, l’autre qui rutile au plus haut du ciel. Rien ne se donne plus en tant que différent.

 

La montagne appelle le nuage

qui appelle le frissonnement de l’arbre

qui appelle le chuintement de la chute d’eau

qui appelle la surface d’argent du lac.

 

   Symbiose des ressentis multiples de ce qui est. L’Homme ressent. La Nature ressent pour la simple raison qu’elle a une âme, laquelle est le principe vital dont elle ne pourrait s’écarter qu’à procéder à sa propre extinction.

   Oui, Solveig, tu le comprendras aisément, toi la sensible des latitudes boréales, il faut postuler l’existence d’âmes réciproques afin que puissent s’établir des liaisons, des confluences, des affinités électives au gré desquelles le monde-humain connaîtra le monde-naturel. Une âme, jamais, ne peut communiquer avec la pure matérialité, cette dernière est trop sourde, trop mutique, repliée sur son germe radical, par définition inaccessible. Pourrait-on entretenir un dialogue avec la pierre de silex, le galet, le fragment de granit poncé par la rigueur du vent ? Non, l’on voit bien ici qu’il y a différence de nature, impossibilité de faire se rejoindre l’ouvert et le fermé. Quand nous cueillons un galet sur le bord d’une rivière, que nous le lissons amoureusement du plat de la main, lui destinons un avenir, nous ne nous adressons nullement à ses atomes minéraux, mais à l’esprit de la pierre qui repose en lui. Et peu importe que cet esprit, ce soit simplement nous qui lui ayons attribué quelque élément de réalité. Les choses n’existent qu’au terme des décrets que nous leur adressons.

   En ce moment même, Werther emprunte le chemin du retour. Sa respiration est calme, son cœur bat à l’unisson du paysage, son âme est reposée, assurée de la certitude simple que la beauté existe, qu’il suffit de la faire éclore tout juste à l’extrémité de sa propre conscience. Bientôt il rejoindra son chalet. Bientôt son troupeau de moutons l’entourera de sa vivante affection. Ce que les moutons ressentiront, dans les boucles de leur laine : l’abondance qui court dans les veines du Berger. Ils n’en sauront nullement la cause mais ils en ressentiront l’effet. En eux, il y aura un peu de cette harmonie universelle qui, un instant, se sera révélée aux yeux de Werther et ceci sera inaltérable, inoubliable car les choses essentielles perdurent quelque part dans la pliure attentive du monde.

   Voilà, Sol, nous avons fait un long chemin avec le Berger, en direction de cette félicité dont nous sommes tous en quête. Sans doute en avons-nous partagé l’unique force, en avons-nous ressenti les ondes aussi multiples que précieuses ? C’est bien là la puissance de l’Art que de nous conduire, par-delà notre massif de chair en des domaines d’immuable présence. Cette peinture d’Albert Bierstadt nous a conduits en un lieu dont nous ne soupçonnions pas la possible existence.

   Tu en conviendras avec moi, notre monde contemporain est bien peu versé dans la contemplation romantique de l’existence, de la Nature, des paysages. Les hommes d’aujourd’hui ne regardent pas, ils voient seulement dans une manière de processus physiologique qui fait l’économie de l’esthétique des choses de l’univers, ne percevant que l’immédiate contrée des matières disponibles contribuant à leur soi-disant bien-être. Mais, sais-tu ceci Solveig, la naturelle polysémie du langage ? Ce mot composé, ‘bien-être’, il convient d’en décomposer le sens, ainsi : ‘Bien’ puis, un peu plus loin ‘Être’. De cette manière apparaît un sens qui s’amplifie et s’imprime sur nos rétines bien au-delà d’une vision quotidienne.

 

Surgissent, le Bien en personne,

l’Être en personne.

 

   Ces Universaux nous interrogent depuis cet ineffable dont ils sont nécessairement atteints. Saurons-nous en percevoir les motifs essentiels ? Dans notre existence de tous les jours ? Dans une peinture romantique telle celle sur laquelle nous avons médité ? Il y a tellement de significations à découvrir ! Tout un peuple assemblé qui n’attend que d’arriver au monde !

 

                                                      Je te souhaite le meilleur sous la belle clarté nordique

 

                          Celui qui médite selon la Nature

 

 

 

 

  

 

Partager cet article
Repost0
15 janvier 2021 5 15 /01 /janvier /2021 17:45

 

 

TERRA AMATA : Dialectique de l’ombre et de la lumière.

dimanche 1er mai 2011, par Jean-Paul Vialard  
©e-litterature.net

 

"Les apparences sont paisibles, familières, mais le terrible se cache dans l'ombre." JMG Le Clézio - "Le Déluge".

 

"Terra Amata", œuvre dense, polysémique, difficile d'accès. On ne la comprendra qu'à la lecture de la cosmogénèse fictionnelle qui traverse de part en part les écrits de Le Clézio, dont au moins l'une des clés trouvera son point d'acmé dans "Mydriase" en 1973. L'interprétation du cosmos repose sur une manière de manichéisme originel. La lumière est surgissement du sens, de la vérité, que l'ombre, constamment, vient éclipser. L'archétype incontournable, le point cardinal à partir duquel s'inscrit le devenir de l'homme est tout entier contenu dans l'astre solaire. Son apparition à l'est, le matin, est un genre de manifestation transcendante qui sublime les choses, en révèle les facettes, en souligne les angles. Toute clarté est porteuse d'ouverture, tout phénomène s'y révèle dans une sorte d'évidence radieuse, porte d'accès à "l'extase matérielle". Nuages d'écume; ciel; pluie; gouttes de rosée à la pointe des herbes; éclats de verre pilé à la face de l'eau; cascade de phosphènes sous la blancheur d'été; sillage des étoiles piquetant la toile immense de la nuit. Toute une cosmopoétique où s'abreuve le regard, où se ressource la conscience : une apodicticité indépassable.

Seulement la course de l'étoile blanche est courbe et l'ascension toujours suivie de la chute. Le soir, à l'ouest, lorsque la lumière n'est plus qu'un mince filament étréci et que les ombres gagnent la terre, alors surgit la grande peur qui occulte le regard, plonge dans la ténébreuse cécité. On se réfugie dans les cubes de ciment; le corps se dissout, se dilue dans les plis d'étoupe de l'obscur. Rien n'est plus sûr alors, rien ne signifie plus qu'à la mesure de la perte, de la disparition et l'effroi est grand qui presse les tempes, glue les oreilles, soude les langues. On n'est plus qu'une chrysalide, un insecte à l'étroit dans sa carapace couleur de bitume. Le temps sera long avant que le soleil n'apparaisse à nouveau, faisant se déplier les élytres, annonçant le cycle d'une nouvelle métamorphose.

Toute vie est associée à ce rythme pulsionnel qui traverse l'homme à son insu. Aventure cosmo-biologique élémentaire inscrite dans la chair, l'esprit, les affects. Nul vivant ne peut échapper à cette oscillation, au balancement immémorial du nycthémère. Il est notre respiration, la cadence de notre marche, l'exacte mesure de notre progression sur la terre. Il est la scansion de notre temporalité, l'encoche régulière selon laquelle s'illustre notre destin.

Seulement la course de l'homme n'est jamais linéaire qui se satisferait de glisser le long d'une ligne circulaire dépourvue d'aspérité. L'horizon est une courbe imaginaire qui ne tient compte ni de l'ondulation des océans, ni des convulsions géologiques de la terre. La réalité est tout autre et l'existence semblable à un vaste plateau parsemé de dolines, troués d'avens, hérissé de rocs et de lignes de cairns.

Seulement rien n'est simple et la blancheur n'est nullement immaculée. En elle s'inscrivent les souvenirs de traces nocturnes, les ombres portées qui ne se dissimulent qu'à mieux se révéler. La grande flamme solaire ne peut davantage s'abstraire de cette nécessité. En son centre l'astre porte les stigmates de l'ombre, taches immenses celées par le foyer incandescent. Et quand bien même les taches n'existeraient pas, l'homme ne pourrait fixer l'immense couronne qu'à risquer la cécité. Toute vérité porte en elle le vertige de sa propre brûlure. Elle n'est jamais un pur miroir lissé d'évidence. Toujours l'obscur dans les failles de la lumière, comme une nécessité ontologique.

"Terra Amata" : ligne de partage entre ombre et lumière. Au tout début, à l'origine, il n'y a que la noirceur compacte, sans limites, où rien n'est visible, discernable. Puis soudain l'irruption d'un cercle blanc, éclatant, œil immense et cyclopéen qui regarde le monde. Kax, le soleil, a tout balayé devant lui. Disparition des ténèbres, règne de la lumière. Mais sa clarté n'est pas un absolu et la résurgence de l'ombre toujours possible. Savoir cela n'empêche nullement de vivre mais dispose à l'inquiétude, maintient le repos dans un étrange suspens. Sur la sphère de la terre, dans les replis obscurs des ravines ou en haut des cimes éclairées, la fourmilière humaine ne pourra plus progresser que sur cette ligne de crête incertaine entre adret et ubac. Etrange partition où se joue en permanence le destin tragique du funambule. L'ombre est un abîme. La trop vive clarté est promesse d'aveuglement, donc retour à la matrice originelle, à sa fermeture essentielle. Il y a urgence à trouver une issue, à rétablir le rythme du monde.

Tout commence donc avec, au fond de l'univers, la nuée blanche du soleil. Nuée aveuglante et cruelle comme seule peut l'être l'apparition d'une vérité. Il n'y a pas de temps encore. Seulement un tremblement, une indécision. Il n'y a pas d'homme encore. Seulement une silhouette, une vibration existentielle, une pure virtualité. Puis le temps finira par surgir, accomplissant avec minutie son œuvre de cendre et de poussière et la clarté, peu à peu, s'effacera, laissant place à la ténèbre, à la douloureuse inconscience. Alors pour l'homo erectus aussi bien que pour l'homme contemporain, une seule nécessité : creuser les signes, débusquer les ombres, racler le réel jusqu'à l'os pour en retrouver la pureté originelle, l'unique lumière. Chancelade, tout au long de l'œuvre, s'y emploiera avec fièvre, démesure. Recherche pathétique d'un sens forclos. Patiemment, un à un, redécouvrir les sèmes existentiels, les assembler, les tisser, en faire la matière des jours, des heures, des secondes. Seulement là se trouve l'ouverture, la dimension du déploiement.

Le cheminement du roman se déroulera sous la figure d'une anthropo-cosmogénèse où se jouera, dans une sorte de réverbération spéculaire, les destins communs de l'homme et du monde. Seule cette amplitude sera à même de rendre compte de l'aventure humaine.Car rien n'est simple et nul mortel ne saurait s'abstraire de ses assises géologiques pas plus que de la dimension cosmique qui l'habite depuis la "nuit des temps". "La nuit des temps" : formulation qui nous révèle, dans son étrangeté, l'origine aliénée du devenir, sorte de cloaque utérin en attente de lumière. Or la nuit ne saurait faire fond sur la nuit. Il faut convoquer la clarté afin que puisse s'informer le rythme des jours. Le ventre primordial, sorte d'œil aveugle, il faut en inciser la membrane, en distendre les paupières, dialoguer avec la confondante blancheur. Regarder le monde comme on regarde un tableau de Rembrandt, du Caravage, de Georges de La Tour. Sous la seule perspective possible : celle du clair-obscur. Car rien ne signifie jamais à s'immoler dans la noirceur, à triompher dans l'éclatante blancheur. Le sens se situe à leur jointure, à leur vibration essentielle, à leur entrelacement. Contempler un tableau du Caravage n'est jamais soumettre sa vision à une lecture orthogonale : verticalité de la lumière opposée à l'horizontalité de l'ombre. Une troisième dimension doit être convoquée : vue oblique, diagonale, fécondant les deux modes d'apparition.

Identiquement, chez Le Clézio, le concept existentiel fonctionne sous ce régime d'ajointement du clair et de l'obscur, osmose signifiante conditionnant l'accès à la matérialité dont, parfois, peut surgir l'extase, le ravissement, aussi bien que leur opposé, le manque douloureux. A défaut d'un tel regard le monde se réduit à l'image d'une myopie, sinon à l'impasse d'une cécité. Donc à une occultation du sens. La trame existentielle de Chancelade portera, à chacune de ses étapes, les stigmates de cette recherche. Récurrente, itérative. Comme une urgence à frayer sa voie, à l'étayer de traces visibles. Nous le suivrons tout au long d'une vie aussi brève qu'intense.

Découverte de l'ombre, d'abord. Dans la dimension tragique du destin : une meute d'innocents doryphores n'aura pas choisi de mourir sous les coups redoublés du petit garçon Chancelade transformé, pour un instant, en terrifiant démiurge. Puis le jour de l'enterrement de son père, le noir envahira tout, s'accrochant aux robes, aux bas, aux cartons bordés d'un liseré mortuaire. Puis ce sera au tour du rêve, du sommeil, de révéler "une plaine très longue et noire" (Terra Amata), habitée des livrées nocturnes des loups; de faire surgir dans le flou onirique des "millions de bouches noires" (TA), ouvertes dans la profondeur d'étranges masques de pierre. Puis le refuge avec Mina, sa compagne, dans la chambre d'hôtel qui deviendra vite un lieu de révélation en forme de crépuscule, de finitude. Constat de la fin de la race humaine et, avec sa disparition, seront refermés tous les signes de clarté : "On oubliera tout ce qu'on a inventé, on ne saura plus écrire, on oubliera le feu, les outils, le langage." (TA). Puis une suite de tonalités grises, éteintes, sourdes, où se devinent les signes de la folie sécrétés par les gouffres urbains; l'absurdité à engendrer une descendance mortelle; la vie comme une fuite éternelle, la vie finie avant d'être commencée, sorte "d'ampoule électrique nue qui pend au bout du long fil noir", (TA), comme l'araignée assujettie à sa toile; puis une suite de couleurs plombées où se devinent déjà les premières attaques de la vieillesse, la lassitude des paupières avant leur irrémédiable fermeture. Ensuite un signe de clarté dans la chambre pré-mortuaire : "Devant ses yeux, le plafond blanc est devenu un miroir avant l'inconscience; et ce que voit le petit garçon est horrible." (TA) . L'espace d'une nuit, le petit garçon sera devenu celui qui va connaître l'obscurité absolue et définitive, l'ubac où la lumière jamais ne parvient.

Parmi les filaments de tourbe et l'entrelacs de sombres racines au milieu desquels progresse Chancelade, il lui faudra chercher quelques éclats de lumière, quelques bribes de clarté. Laborieusement, méticuleusement. Clignotements, halos, irisations. Magnifiques à force de rareté. Si l'ombre prédomine, dense, touffue comme la forêt, elle n'en possède pas moins de lumineuses clairières. Les trois jours et trois nuits passés dans la chambre d'hôtel avec Mina apparaissent comme une sorte de luxe suprême, de parenthèse ouverte au surgissement des significations : "C'était vraiment ça qu'on pouvait faire, sans penser à rien, juste pour le plaisir d'être libre et de pouvoir écrire sur des feuilles de papier à en-tête de l'hôtel." (TA). Là alors ne peut se manifester que le bonheur à l'état pur : "Plus rien ne comptait que cette explosion de vie, cette explosion unique et belle." (TA).

Au milieu de la foule, pourtant ressentie comme l'hydre aux mille têtes, parmi les "odeurs vulgaires et belles" (TA), Chancelade s'ouvre à l'irrépressible beauté du monde, à l'évidence de sa fulguration : "Jamais il n'y avait eu tant de choses extraordinaires, tant de richesse et de vie." (TA).

Puis il y a cette étonnante et sublime prise de conscience de sa propre nomination : "Un nom magnifique aux lettres gravées par le feu, un nom pur et magique qui voulait dire des siècles et des siècles de vie : CHANCELADE." (TA). Mais cet ego hyperbolique qui se révèle à lui-même avec l'impérieuse beauté d'un feu d'artifice ne doit pas abuser. Les feux de Bengale ne durent que ce que dure la fête : l'espace de l'inconscience, l'instant du reflux de la lucidité. Toute lumière Leclézienne est le signe avant-coureur d'une apothéose dernière, manière de prodigieux flamboiement avant que tout ne sombre dans le néant, l'incompréhensible. La longue méditation prend fin dans l'éblouissant halo d'une explosion nucléaire : "Le monde se termine dans une boule de feu." (TA). Du grand éclat blanc, première manifestation de la lumière, à sa déflagration finale, un seul empan de la conscience cosmique qui signe la tragédie de la condition mortelle sur cette terre traversée par les failles d'une funeste beauté. La dialectique de l'ombre et de la lumière prend fin dans ce paroxysme, dans cette apocalypse promise depuis l'aube des temps, bien avant que les hommes ne fabriquent les huttes de bois de Terra Amata.

Face à l'épopée humaine et à la dimension cosmologique de l'œuvre, le destin de Chancelade ne s'illustre qu'à titre de prétexte, n'apparaissant jamais comme le support d'une structure narrative, d'une histoire dont on retiendrait l'événementialité. Car la vie n'est pas vécue pour elle-même, en elle-même et toutes les péripéties existentielles ne sont que des épiphénomènes, des fragments dispersés, sortes de vagues météores girant sans cesse dans une nuit temporelle où rien ne se distingue vraiment. Quant au temps, il n'a guère plus d'épaisseur que l'existence, il se dilue en permanence, il recouvre Chancelade d'une nuée de cendres le réduisant à un point imperceptible dans l'espace, le gommant de la mémoire universelle, mince aventure dans la grande dérive humaine : "Dans mille ans, dans dix mille ans, y aura-t-il seulement quelqu'un sur la terre qui se rappellera qu'on a existé ?" (TA).

Temps insaisissable, jamais perçu sous la perspective de l'évidence, de la suite de moments qui s'enchaîneraient avec cohérence, selon une logique qui permettrait l'amorce d'une biographie. Tout se succède dans un genre de chaos qui bouscule l'ordre des idées reçues et recompose l'instant à mesure qu'il se crée. Car rien n'est stable dans Terra Amata et le temps est soumis à une perpétuelle déflagration, coincé qu'il est entre ses assises géologiques finies et sa dispersion cosmologique infinie. Une condensation qui ressemble à l'aventure brève du néant : "En vérité, et cela, c'est la dure vérité qu'il faut se dire une bonne fois pour toutes, nous ne sommes rien (...). Nous ne sommes que des passages. De fugitives figures, écrans de fumée où se projettent des lumières de vraie vie." (L'extase matérielle -1967-).

Si, au premier degré, le roman peut être perçu à la manière d'une dissertation sur le temps, cela n'est jamais qu'au profit de l'émergence de la conscience. Terra Amata : histoire du temps; histoire d'une vie dans le temps; histoire d'instants dans une vie. Tout joue en abyme depuis l'infinitésimal existentiel jusqu'à la démesure de l'univers. Emboîtement d'images spéculaires qui reflètent, tout à la fois, la fin et l'origine. Seule une vision adéquate peut en décrypter le sens. Chancelade la trouvera dans un accomplissement particulier du regard :

"Etre vivant, c'est d'abord savoir regarder." (L'extase matérielle). L'intérêt est au centre, dans le nucleus d'où tout rayonne, d'où tout signifie, dans la lumière de la conscience, l'éclat de la lucidité. On aura compris que dans la mythologie de Le Clézio, soleil et lumière resplendissent d'un fascinant éclat. Toujours opposés à l'ombre dense, confondante. A tel point que la disparition quotidienne de l'astre solaire est le lieu d'une dramaturgie :

"En quittant la surface de la terre, le soleil a entraîné le regard avec lui." (Mydriase - 1973 -)

"Pour celui qui voit le soleil disparaître (...) et enlever son regard, la peur a commencé." (Mydriase).

La perte de la lumière est régression dans la nuit primitive, activation de la peur ancestrale qui, déjà, habitait les sombres huttes de Terra Amata. Alors, pour lutter contre cette ténèbre mortifère, l'homo erectus devait sortir au grand jour, tailler des silex, faire surgir des étincelles, infimes lucioles métaphoriques, premiers gestes de la pensée. Les pointes des flèches étaient les lames avancées de la conscience, les premiers signes d'une tension existentielle. Elles portaient déjà en elles toute la force d'une symbolique. Eros combattant Thanatos. Mort du bison qui participait à la survie de l'homme, assurait sa présence sur terre.

Donc le regard s'est absenté et, avec lui, toute condition de possibilité de s'approprier le monde, d'en percevoir les lignes, d'en élaborer le sens. Or c'est au centre des yeux que tout converge, se focalise. Le regard n'est jamais la simple vision. Il est la forme accomplie d'une sensorialité multiple, il nous révèle l'altérité, ce qui nous fait face et donc nous façonne, nous sculpte. Il est la partie émergée de notre conscience, de notre rapport aux choses. Sa perte est plongée irrémédiable dans la nuit, reflux dans le non-savoir, abandon de l'essence de l'homme. Comme tout individu sur terre, Chancelade se battra pour diluer l'encre de la douleur, de l'hébétude, pour faire s'éloigner les froides membranes de la finitude :

"Les yeux cherchent, cherchent (...) Ils vont voir, ils le savent (...) Le regard parviendra à trouer ces fausses ténèbres." (Mydriase).

Mais le regard salvateur ne peut être le simple regard, le regard commun, l'indifférence mondaine que le quidam laisse planer sur les choses sans vraiment les percevoir. Il faut plus d'exigence, de profondeur, plus d'acuité. Il faut une manière de propédeutique, d'initiation qui nous fournisse des outils d'interprétation, des clés sémantiques. Nécessité d'apprendre les chemins d'une nouvelle sensorialité. Apprendre à sentir la brûlure du soleil sur la peau, l'appui de l'air sur le visage. Palper la face plissée du monde, en connaître les cals, les vergetures, la douleur patente. Sa beauté aussi : tragique. Ecouter le vent, la nuit, en haut de la terrasse d'un immeuble et faire de son corps la voile où surgit soudain le vacarme assourdissant de la terre. Corps-conque rassemblant les flux de vie, les lignes de force, l'explosion des sourdes mouvances urbaines. Goûter l'odeur de tabac dans le cube d'une chambre cernée par la blancheur. D'une chambre au centre de laquelle rayonne Mina, la femme qu'on aime. Femme nue, dépouillée, que le bonheur habitera l'espace d'un instant. Mais tout est fuite, sans possibilité de retour. S'appeler Chancelade et témoigner de ce que fut la vie, sur ce coin de terre, le temps d'un cheminement aussi bref que singulier. Apprendre à voir, à regarder surtout. Gemme unique du regard qui s'approprie les choses, en toise les angles vifs, en pénètre la chair, se perd dans ses remuements infinis. Il y a tant de signes, profusion qu'occulte en permanence l'égarement de l'homme. Apprendre à voir tout ce qui se dissimule, se voile : sombre discours des racines; langage brûlant du soleil; vision du monde enfermée dans un dessin d'enfant. Nécessité constante de multiplier les points de vue. Observer l'amour tresser ses longs filaments ombrés de finitude; scruter les gesticulations humaines en forme de pantomime; épier l'enfer hurlant des foules; repérer les éclats aveuglants du chrome et du mercure; boire jusqu'à l'ivresse le plus inapparent : les éclairs des pare-brises, les flammes des immeubles de verre. Tout regarder avec minutie : le miroitement des vitres, les angles aigus des trottoirs, les pierres aux arêtes vives. Tous, ils sont des êtres inapparents, des feux-follets de la conscience, éclats pathétiques de lampyres avant que ne s'éteigne la lumière. Fuir, toujours fuir jusqu'à l'étincelle ultime du regard. Eros succombant à Thanatos. L'espace de Terra Amata est infiniment dense, complexe, labyrinthique, toujours à déchiffrer. Sorte de terra incognita exigeant une progression lente, patiente, semblable au travail minutieux d'un archéologue. Saisir les indices de sens disséminés dans le sol originel, en assembler les fragments. Essai de reconstitution, pièce à pièce. Une recherche distraite ne suffit pas. Seule la mydriase y pourvoira qui dilatera les pupilles au contact de la pénombre, les transformant en puits profonds où s'enfonceront les dards aigus de la vérité. Tranchants comme la lame du silex.

Certes bien d'autres lectures de Terra Amata seraient possibles. Par exemple dans une perspective existentialiste où la temporalité constituerait le mode d'approche privilégié : fulgurance du destin; épuisement du sens dans l'urgence à vivre, à expérimenter; hantise de la solitude, de l'angoisse. On pourrait également y déceler la présence d'actes mettant en jeu une vision du monde tout occupée à extraire la moelle intime des choses dans un genre de vitalisme animiste teinté de panthéisme. A l'opposé, les épisodes les plus sombres du texte pourraient s'assimiler aux conceptions tragiques d'un Cioran. Sans doute l'approche la plus adéquate serait celle d'une prise en compte holistique de la nature où le corps humain serait le noyau autour duquel graviteraient les forces cosmiques comme autant d'unités de sens. Dans cette perception immédiate, nulle métaphysique, nulle transcendance. Seule une vie hyperesthésique où tout signifie, où tout vit, où l'homme n'est jamais séparé du monde dont il provient. Fragment singulier inséré dans le vaste univers. Conscience nerveuse de la matière. Chancelade ne se résume pas seulement à sa pensée, son expérience, ses affects. Il est aussi ce nœud complexe de neurones, ces dendrites étoilées, ces trajets d'axone, ces blancs chemins de myéline. Tout un métabolisme basal, une manière de biologie discursive où chaque élément du vivant est en relation, où le tout du monde est amarré à la feuille, à l'air, aux vibrations de la lumière, à la respiration la plus élémentaire. Tout vit de sa propre vie et en même temps s'abreuve au rythme des éléments, des forces telluriques, des énergies célestes. Jamais Chancelade ne peut être séparé du milieu dans lequel il évolue; jamais il ne peut s'affranchir du réel et fuir dans des considérations éthérées, dans des refuges conceptuels. Comme le monde qui l'entoure et duquel il participe, il est une concrétion organique, un empilement de muscles, un assemblage de cartilages, de mouvements, de paroles, de gestes. Conscience faite chair. Chair lucide, ouverte à la compréhension directe, à la saisie spontanée qui l'enserre à la façon d'un fourreau existentiel. Chancelade : chose parmi les choses. Immergé dans le monde: "Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière, dans le concret tellement concret qu'il en devient abstrait." (L'extase matérielle).

Philosophie singulière. Philosophie qui, par son style, pourrait s'apparenter à une phénoménologie de la chair selon la conception qu'en avait Merleau-Ponty. Le corps est le centre géométrique où s'origine le sens; le monde y imprime sa trame sensible, l'infini s'y révèle. Le corps devient la clé ultime, l'espace intermédiaire, ligne de partage entre ombre et lumière. Au-delà il n'y a plus que traces évanescentes de l'invisible. La terre qu'habite Chancelade est vivante, infiniment vivante, semée de pensées, de mouvements, de phrases, d'hommes, d'animaux qui la sillonnent en tous sens et leurs trajets laissent derrière eux des signes semblables aux premiers gestes de l'écriture sur les parois des cavernes. Les allées et venues multiples, les chiens qui dorment au soleil, le martèlement de l'eau de pluie, la plainte des essuie-glaces : voilà le premier poème,

"Le poème courbe appuyé sur la terre, le poème au ventre vivant." (TA).

Poème qui parcourt longuement le monde depuis l'aube de l'humanité et dont nous sommes les témoins comme Chancelade l'était l'espace d'un livre. L'espace de milliers de mots serrés qui disaient la vie, sa complexité, l'écheveau emmêlé de beauté, traversé de fulgurances, de révélations, de fils obscurs et mystérieux aussi. Comment s'y retrouver dans cette "multiple splendeur" qu'éclipsent souvent de charbonneux traits de fusain ? Un bruit de fond assourdissant dans lequel se perd le lumineux langage :

"Qu'est-ce qu'une ligne écrite dans tout le gribouillage infini qui recouvre le monde ? (...) Il y a des millions de choses partout. N'est-ce pas là (...) dans votre regard, le poème ?" (TA).

Ainsi se termine le livre, sur cette évidente invitation à la mydriase. Nul ne saurait en faire l'économie.

Partager cet article
Repost0
14 janvier 2021 4 14 /01 /janvier /2021 17:42
 Vert silence

     Photographie : Ela Suzan

 

 

***

 

 

 

  

   Tu me disais

 

   Tu me disais le Rouge, sa flamme, la combustion lente des cœurs, le désir cerise, « la flamme de la passion », cette métaphore si usée qu’elle n’évoquait plus rien qu’une vague couleur sise entre les Amants.

   Tu me disais le Bleu, son attache encore à la nuit, son pied posé sur la margelle du jour, cette douce ambiguïté que tu lisais dans le khôl des paupières, dans la prunelle qu’elles abritaient, cette envie d’y voir de plus près la texture des songes.

   Tu me disais la puissance de l’Orange, sa force, sa libre fusion dans ces Tournesols aux capitules rayonnants. Vincent était l’un de tes peintres préférés.

   Tu me disais le Gris, sa distinction, sa subtile élégance, le tissage d’une serge dans une robe d’une élégante de 1900, les plissés pareils au flux de l’eau sur un rivage d’Irlande.

   Tu me disais le Mauve, son air de longue mélancolie, son attitude saturnienne, la rigueur d’une étole dans le sombre d’une église.

   Tu me disais le Jaune, sa couronne solaire, cette intense et insaisissable vibration qui émanait des toiles de Rothko.

   Tu me disais le Noir profond, mystérieux, sa belle assurance, sa profondeur, celle qu’aussi bien tu voyais chez un méditatif, que tu percevais dans le grain serré d’un bol en raku.

   Tu me disais le Blanc, cette épreuve éblouissante identique au ruissellement du névé, à la virginité au bord d’une défloration, venue dans le monde du réel aux dents muriatiques.

 

    Que disais-tu du Vert ? 

 

   Mais que disais-tu du Vert, cette couleur, je crois, était ta préférée ? Tu disais tant qu’il ne demeure dans le creux de ma mémoire qu’une étincelle d’eau sur le bord d’un lac, qu’une lumière sur le revers d’une feuille, qu’un glissement sur une lame d’herbe. Du jour l’on ne sait rien, de la nuit on a oublié la trame serrée, le tragique qui en sous-tend la mystérieuse parution. C’est toujours un étonnement que ce temps suspendu, immatériel, à la teinte indéfinie, ou trop riche en nuances : ce céladon qui vire au gris ; ce jade si lumineux ; cette menthe gourmande, fruitée ; cette turquoise qui habite les ocelles des papillons ; ce vert empire si foncé qu’il ne convient qu’aux boudoirs ; ce vert lichen que tu aimais tant découvrir au hasard de tes promenades sur la garrigue parcourue de vent. Ici il y a tout, tout fécondé par une divine lumière. Ou bien mystique, tellement nous sommes dans le suspens, peut-être dans l’antichambre de la prière, dans le vestibule d’un recueillement.

 

   Rien ne s’arrête jamais

 

   Où en es-tu maintenant de tes affinités avec l’infinie palette du monde ? Cela fait si longtemps que ta voix est muette, sauf cette belle photographie que j’ai épinglée au mur. Elle me fait face pendant mes heures d’écriture. Quel délassement que de pouvoir flâner paresseusement à ses côtés, d’en découvrir l’infinie variété - rien ne s’arrête jamais dans cette image -, et pourtant elle semble si calme, si posée en soi, disponible à l’accueil du Poète et du Rêveur. Vois-tu, sur ces rives de brume, c’est la silhouette de Rousseau herborisant ou bien  s’apprêtant à canoter sur la dalle lisse du Lac de Bienne, le cœur en paix, que je devine. Est-il ce havre de paix en quelque contrée au nom enchanteur, cette demeure pour les aèdes, ce modèle pour les aquarellistes, cet écrin pour les amoureux ? Tant à dire, tant à espérer d’un tel événement pour les yeux !

 

   Pousser au vertige

 

  Mais, tu en conviendras, faute de pouvoir interpréter le présent, il ne me restera qu’à interroger les quelques réminiscences qui voudront bien visiter mon esprit. C’est au bord d’un tel lac qu’un jour d’autrefois nous entreprîmes d’en découvrir les rives esseulées. Sans doute, en cet instant, n’étions-nous que deux au monde ! Ce que je vois : la lumière est baissée sur le bord en vis-à-vis, elle a pris le sérieux d’une crypte. Heureusement, à intervalles réguliers, ton rire clair en brise la glace, fait ses ricochets, ses bonds puis plonge dans un bruit d’éponge. L’eau est étale, d’un vert si profond - un vert anglais ? -, qu’elle ressemble à ces canapés chippendale adossés à de sombres boiseries d’acajou. Quelques éclisses de clarté, quelques courants d’argent et le milieu du lac se révèle comme l’éclat d’une lame qui surgirait des eaux. C’est une identique lumière qui fait sa fugue rapide dans les amandes de tes yeux - ce vert si clair qu’il pourrait aussi bien se fondre dans la vitre du ciel -, et puis, si près de nous, ce clapotis, cette irisation qui n’en finissent pas de pousser au vertige. Tu avais un chemisier si fin, une buée seulement, les bourgeons de tes seins y dessinaient la souple rumeur de deux pralines au bord du jour. Mais pourquoi avais-tu donc pris cette robe à la diable avec ses deux fentes latérales, tes jambes gainées de soie s’y révélaient pareilles à des sculptures d’obsidienne dans la clarté rare d’un musée ?

 

   Cercle d’une existence

 

   Nous parlions si peu. Qu’y a-t-il à dire devant le prodige de la nature, qu’y a-t-il à évoquer face à la pure grâce, à l’éclat de la femme que tu étais, que tu es sans doute encore, jamais la beauté ne s’efface qui, un jour, a été présente. Je me souviens il y avait, tout près de nous, cette barrière faite de planches de vieux bois, ces deux arbres à contre-jour de l’eau, ces feuillages cendrés qu’effleurait le miroitement de l’heure. Ce lac, nous en avions fait le tour, comme on longe le cercle d’une existence, parmi les moirures, les déchirures, les brusques illuminations, les passages d’ombre, les scintillements de gaieté. Parfois des paroles pour célébrer à deux ce qui se manifestait. Parfois des silences pour endiguer les vagues proches d’une déliaison. Ceci planait entre nous depuis si longtemps et tout vol trouve, un jour, son épilogue.

 

   Ce même lac

 

   Mais, dis-moi, est-ce l’effet d’un rêve éveillé ou bien ai-je mêlé à ta photographie ces quelques événements d’une écriture en train de se faire ? C’est si troublant parfois, cette fine lisière qui oscille, cette brusque plongée  de l’adret à l’ubac de la réalité. Si difficile de trouver son point d’équilibre, de jouer son rôle de funambule sur la crête semée de brumes qui tantôt paraît basculer d’un côté, tantôt se dissiper de l’autre. Alors on ne sait plus vraiment ce qui est effectif, ce qui ressort à l’imaginaire, à la faculté d’invention. Est-ce ce même lac dont nous avions entrepris de faire le tour ? Ou bien ne s’agit-il que d’une illusion ? Le verre de mon opaline, dans l’apparition de l’aube,  diffuse sur ma page blanche toute la palette des verts, les absinthes aux ondoiements jaunes, les chartreuses si éclatantes, les malachites plus soutenues, les mousses aériennes, les pommes à la peau si brillante, les Véronèse qui, déjà, commencent à virer vers les ombres. Je crois qu’un peu de repos me fera du bien. « Vert silence » : voici le titre de mon prochain roman. Sans doute y paraîtras-tu en filigrane. Ceci convient si bien à ces teintes d’oasis, au balancement des palmiers dans la première lumière, aux arabesques de la mer dans la venue de l’aube. Tu aimais tant ces passages. Sans doute étaient-ils ta vérité ! 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
13 janvier 2021 3 13 /01 /janvier /2021 17:02
Elfiya et son ciel

André Maynet

 

***

 

   Elfiya, déjà son nom est promesse d’éternité, de vol bien au-dessus des choses communes. C’est bien là la magie des noms que de porter en eux la promesse du jour, de dessiner la palme infiniment ouverte d’un destin. Nul ne connaît Elfiya sauf à nommer les anges et les elfes, les chérubins et les chapelets de nuages blancs qui voguent à l’infini de l’azur. Cette délicate présence, cette venue de loin sur les ailes du mystère, voici de quelle façon l’on peut en dresser un portrait. Non avec la brutalité d’une brosse, seulement au travers d’une esquisse, d’une empreinte légère, de la touche si peu insistante d’un lavis. Aquarellée ? Certes, Elfiya pourrait répondre à cet effleurement, à ce cortège diaphane de poussière d’eau. Mais encore cela serait trop insistant. Parfois l’eau est lourde qui précipite ses milliers de gouttes serrées sur le sol inquiet des hommes.

  

   Aurait-on eu l’idée (saugrenue entre toutes !), de la figurer sous les traits d’une pâte lourde dans la manière de l’impressionnisme ou bien de l’expressionnisme ? Bien évidement non. Elfiya n’a de rapport à la pesanteur des choses de la terre que dans une manière de tutoiement à peine marqué de la colline, du sillon enduit de glaise, du bitume qui entoure le monde de sa résille serrée. La terre en sa nature foncière présente trop de caractères affirmés. La terre est trop crevassée, ouverte à la faille, creusée de larges avens, courbée en de vastes dolines. La terre est une rocailleuse aventure, un tellurisme géologique dont Elfiya ne saurait endurer l’abîme tectonique.

 

Non, à Elfiya il faut

des territoires plus étendus,

de plus hautes altitudes.

  

   Mais pourquoi donc cette Etrange se mire-t-elle dans la surface verte d’un haut miroir ? Pourquoi fait-elle face à une échelle dressée en direction de la cimaise de la multitude partout répandue ? N’est-ce que pure posture, sacrifice à quelque mode, attitude rituelle destinée à quelque dieu inconnu ? Non, cette jeune et fluide arborescence s’élève d’elle sans souci de quelque narcissisme à afficher auprès des humains, sans nulle coquetterie dont elle aurait affublé son corps pour des raisons d’élégance ou de séduction.

 

Elfiya s’élève d’elle-même

 vers qui elle est en sa nature profonde,

à savoir le tremblement d’une absence,

l’aimantation du vide,

la vibration d’un silence

venu de sa profondeur même,

genre de source dont elle seule

peut percevoir le bruissement,

entendre la chanson de cristal.

 

   Les Hommes de la Terre sont bien trop occupés d’eux, bien trop fichés dans la glu de leurs propres contingences pour se disposer à connaître ce qui se donne dans le souci d’une braise intérieure.

    D’une ‘braise intérieure’, oui, car malgré la minceur de son anatomie, malgré sa carnation à peine plus soulignée que l’est le passage de l’oiseau blanc sur un champ de neige, elle est animée en son fond, tout contre le velouté de sa peau, d’une flamme qui la fait telle la lumière de la bougie dans la cage de verre d’une lampe tempête. Quiconque disposerait d’un regard acéré, d’une vue infiniment ouverte à la contemplation, à la vision de la périphérie des choses (non de leur cruelle opacité), découvrirait cette vérité hiéroglyphique qui est sa marque la plus distinctive. Elfiya est au monde, il faut en comprendre le sens profond, dans une constante distraction, dans une visée floue, décalée et ceci pourrait bien ressembler à une hallucination. Sauf que la conscience d’Elfiya est poncée à blanc, quasi-lumineuse à la façon de l’aimantation verte de l’aurore boréale, percevant en soi, dans l’immédiateté de l’intuition, le moindre tremblement de la croûte terrestre, la moindre irisation à la surface du lac, le moindre mouvement, par exemple le vol stationnaire du colibri devant la fleur semée de pollen.

  

   Tous ceux qui, par un excès de hâte à comprendre cette Divine Nature, auraient inféré chez elle, l’existence d’une disposition mystique se seraient lourdement trompés, pour la simple raison qu’elle n’a nul besoin de différer de soi, de s’en remettre à quelque divinité pour trouver une réponse satisfaisant sa propre curiosité. Et encore, ce terme de ‘curiosité ‘est impropre au motif qu’Elfiya se passionne pour le motif, beau entre tous, d’une connaissance de l’origine des choses, bien plus que de leur mise en musique existentielle. Ce qu’elle veut, ce qui énonce pour elle les mots de sa propre destinée, les organise en phrases, puis en textes, c’est cette volonté souple mais infiniment tendue vers un unique but : parvenant au bord ultime de sa propre essence, deviner celle du monde, celle des hommes et vivre de cette pure vérité.

Ce qu’Elfiya veut,

c’est l’oiseau posé sur sa branche

avec la conscience d’être un oiseau

et rien au-delà qui puisse

en pervertir la forme accomplie.

Ce qu’Elfiya veut, c’est l’homme, la femme

en leur authentique présence,

 non des fac-similés qui ne dévoileraient

que leur insuffisance à être.

Ce qu’Elfiya veut,

c’est la source dans le frais du vallon,

l’aube lorsque rien n’en a encore altéré la venue,

 le soleil émergeant de son berceau de nuages,

le glissement du vent sur la nervure de la feuille,

l’éclat de la pierre blanche sur l’austère garrigue,

le miroir du lac réverbérant l’eau légère du ciel,

la mèche de cheveux sur laquelle coule la belle clarté,

le dépliement de la blanche corolle à contre-jour des choses,

la danse du papillon dans l’air saturé de beauté,

le son de la flûte andine sur l’infini des hauts plateaux,

le jeune éblouissement des rizières,

leurs terrasses comme des promesses d’avenir.

  

Oui, terrasses,

échelles,

altitudes alpestres,

 hauts sommets

couronnés de neige

ou bien semés de pierres,

tout ceci est, pour elle, 

la subtile et permanente métaphore

d’un destin ascensionnel

 

   que les hommes ignorent, obsédés qu’ils sont par le luxe des lumières, la fascination des avoirs, le clignotement des objets auxquels ils destinent une manière de culte. Du fond uniment gris-beige dont elle émerge, une simple lueur de nacre, le pétale d’une rose fanée, la discrétion d’un paravent de parchemin, elle jette un regard en direction de ceux, de celles qui sont là, au loin de la présence, au loin d’eux-mêmes, ne parvenant jamais à franchir la densité de leur propre chair qui, en réalité, n’est que la geôle dont ils tissent leur ordinaire, le piège dont ils ourdissent la suite immobile de leurs heures.

    

   Elfiya, sa présence au monde est entière nudité, sans doute une réminiscence de quelque Paradis perdu, seulement vêtue d’un turban blanc qui entoure sa tête. Disant en ceci, ce volontaire dénuement, la nécessite de s’en remettre à l’essentiel, de biffer une prestance qui devient simple spectacle de soi, de soustraire tout ce qui est inutile, tout ce qui, trop éloigné d’une nature uniquement humaine, ne concourt qu’à travestir le réel, à faire paraître le superflu pour l’essentiel.

  

   Ce qu’Elfiya vise (que des lecteurs attentifs n’auront nullement omis de remarquer), c’est de gagner une altitude suffisante (est-ce l’empyrée avec ses merveilleuses Idées ; l’Infini avec sa ligne illimitée qui traverse tous les horizons, sans début ni fin ; l’Absolu dans sa mesure de platine servant d’orient pour tout ce qui est ?).

 

Ce à quoi Elfiya destine la moindre de ses respirations,

le plus imperceptible de ses battements de cœur,

la plus incisive de ses attentions,

devenir ce qu’elle est en propre,

une unité assemblée autour d’un idéal,

un ressourcement permanent de son être,

une immédiate résolution d’être

tout à la pointe de cette conscience

qui est l’âme vivante du monde.

Oui, Elfiya a raison

qui se présente à nous

telle l’allégorie nous enjoignant

de parvenir au plus profond de nous,

 là où brille l’étincelle unique de la Vie.

 Oui,

UNIQUE !

 

 

 

Partager cet article
Repost0
11 janvier 2021 1 11 /01 /janvier /2021 16:58
Longtemps habité de vous.

Photographie : Katia Chausheva.

 

   Deux longs jours à errer dans cette ville sans âme. Deux jours à demeurer en soi sans possibilité aucune d'en sortir. Décidément, toutes ces stations thermales étaient tristement semblables, images d'Epinal interchangeables jusqu'à la démesure. Décors de carton-pâte : la place ronde avec son jet d'eau, le kiosque à musique peint en blanc avec sa lyre en médaillon, le grand bâtiment des soins et ses baies ouvertes sur l'horizon, les allées bordées de palmiers, les belles collines vertes, le restaurant victorien avec sa terrasse sur la rivière, le casino, la meute des villas prétentieuses, un rien désuètes. Mais comment donc pouvait-on vivre dans un pareil non-lieu et demeurer sain d'esprit ? Ces deux jours, je les avais donc passés dans une manière de flânerie sans but, sinon d'inventaire à dresser sans qu'un seul fait saillant en atténuât la monotonie. Le soir était arrivé, glissant parmi les brumes, faisant sur la rivière ses feux éteints. Je longeais la Biève sur des pontons de bois aux passerelles de ciment imitant les écorces. Quelques rares passants abritaient leur vue derrière des verres noirs. Des curistes au loin, dans leurs peignoirs blancs, suivaient des coursives aux allures de brume. Il ne restait rien dans la trame du regard sitôt les images abandonnées. Comme un vin frelaté ne laisse au palais ni goût ni souvenir et s'enfuit sans laisser d'empreinte. J'avais dîné, de bonne heure, dans un petit café sans caractère comme on en trouve aux abords des gares.

Je projetais de regagner mon hôtel pour y feuilleter une revue lorsque j'aperçus une affiche sur une colonne Morris. Ce soir, au théâtre de la ville, on donnait "La ville dont le prince est un enfant" de Montherlant. Je m'étonnais fort de la programmation d'une telle œuvre dans un contexte si suranné. Comment une population, somme toute conservatrice, pouvait-elle assurer la réception de la thèse subversive d'amitiés, sinon d'amours "particulières" ? Sans doute le programmateur de la pièce avait-il manqué de discernement ! Situé au fond d'une avenue bordée d'arbres centenaires, le théâtre, tout de pierres blanches, avec son escalier à double révolution et sa façade à encorbellements était du plus pur style baroque. J'avais à peine franchi les deux étages habillés de moquette grenat que les lumières s'éteignirent et le brigadier frappait les trois coups. Depuis le balcon j'apercevais la salle dans la pénombre. Un public assidu et nombreux avait gagné la totalité des sièges. Il fallait bien trouver un dérivatif à l'ennui ! Mon séjour à Bajac-les-Bains avait été d'une telle banalité que je crus m'endormir. La lumière de l'entracte me tira d'un rêve qui débutait. Le parterre s'était vidé d'une partie de son public. Je laissai errer ma vue au hasard, du rideau de scène aux projecteurs.

Les loges, au-dessous, étaient partiellement remplies. Vous étiez la seule occupante d'une d'entre elles, votre silhouette en demi-teinte dans un jour incertain. Je ne sais pourquoi un léger sentiment de malaise m'envahit, comme celui qu'éprouve, sans doute, un voyeur surpris dans son geste de possession. Votre tête, doucement inclinée, ne révélait nullement la couleur de votre chevelure, pas plus qu'elle n'en indiquait la nature. Etait-ce un chignon relevé, une coupe courte, mi-longue ? Mais qu'importait la façon dont vous étiez coiffée. Cela qui demeurerait de vous, sûrement, ce pur dessin de l'oreille, l'aplat de la joue pareil à la lumière de l'aube, ce cou gracile - il faisait penser à l'écume du cygne -, ce bras gauche qui semblait surgir des ténèbres, porté avec discrétion et beauté au-devant de la pulpe de vos lèvres que je ne pouvais apercevoir mais supputais de nacre. Cet autre bras surgissant dans sa blancheur de la nuit de votre vêture qui paraissait de soie, ample, souple, aux plis voluptueux, que l'on devinait drapant votre épaule dans un inégalable et inimitable luxe. Simplement vous apercevoir entourée de pénombre confinait au bonheur et je souhaitais que, jamais, la lumière de s'éteignît. Elle eût ôté cette plénitude dont vous étiez le réceptacle en même temps que la dispensatrice.

Cela coulait en moi comme du miel, cela faisait ses mille irisations, cela gonflait la gemme du désir, cela portait à l'incandescence et à la volupté le corridor des jours qui n'avaient été qu'ennui et mélancolie. Cela me déposait bien au-delà de ce théâtre, de cette scène, de cette sombre dramaturgie qui, bientôt, inclineraient les existences à la suie et au doute. Je vous imaginais, volontiers, sous les traits d'une Jeanne Hébuterne, muse dont, incidemment, je devenais le peintre maudit, Modigliani vous tenant sous l'effleurement de mon tremblant pinceau, alors que l'œuvre de chair, la magique apparition submergeait tout, aussi bien l'esprit, aussi bien le corps. Comment dire, là, dans la peinture fondatrice, dans l'événement surgissant, la juste mesure de l'homme, son empan de compréhension, la demeure infiniment ouverte du sens, de son déploiement ? Parfois il y a danger à tutoyer tant de sublime poésie et n'en pouvoir saisir que la fragilité de cristal. Toujours une perte, une fuite sous l'horizon. La lumière n'est plus qu'un mince filet et la paupière du jour se clôt sur la densité de la nuit. Ne reste plus que l'insaisissable rêve et ses sibyllins filaments. Et l'on fouette l'air des songes et l'on presse l'inconcevable de ses doigts usés et l'on initie le vertige comme dernière demeure où habiter avant que tout ne finisse et ne s'éteigne. Où l'étincelle, où la braise sur lesquelles souffler et alors tout resplendit jusqu'à l'indicible ? Où ?

Des mouvements, en bas, dans le parterre, le balcon qui s'anime de passages, quelques loges que l'on regagne à la hâte. Des luminaires que l'on éteint, un rideau qui s'ouvre, une scène qui s'éclaire, des acteurs qui surgissent d'un passé antérieur. Tout se joue, là, dans ce rectangle de clarté, tout se focalise et le monde autour n'est plus qu'une feuille jouée dans le vent. Il y a si peu de réalité, soudain, même la vôtre, fluide, comme si vous n'existiez pas. Vous êtes si peu visible dans la trame des choses, vous êtes claire fontaine sous une voûte d'arbres, frêle bruissement, clapotis au fond d'une conque marine. Sur scène, on parle, on s'agite, on parcourt les allées du praticable, on invente une fable. Dehors, la nuit fait son lac de silence. La Biève luit sous les ponts que détoure la lune. Le ciel est haut, perdu dans sa rivière d'étoiles. Le vent a regagné les fissures lentes de la glaise. Quelques fenêtres seulement avec des signes de présence. Ailleurs on dort dans la grande dérive nocturne.

Il est temps de me lever, moi le passant anonyme, l'amoureux des formes sans nom, des visages sans contours, des corps sans attaches. Temps de regagner d'autres rives, de glisser sous d'autres horizons. Je me lève sans faire de bruit, frôlant des genoux attentifs, des épaules courbées, des âmes occupées à faire leur inventaire. Déjà, dans votre loge pareille à un désir incarné, rubescent, vous n'êtes plus que cette ombre en partance pour elle-même, cette perte d'eau dans le gisant de la terre, cette racine plongeant dans la touffeur des mystères. Comme il est urgent de m'éloigner de vous afin que vous demeuriez présente, que mon désir de vous rougeoie dans l'antre de ma chair, que vous occupiez la surface vacante de mon imaginaire, que vous fassiez halte parmi l'outre dilatée des perditions, que vous lanciez vos ramures à l'assaut de cette liberté que je chéris alors que je ne m'ingénie qu'à la maudire. Combien j'aurais aimé être votre esclave dans une de ces grandes demeures de pierres blanches et d'ardoises que votre singulière beauté doit habiter! Combien mon bonheur eût connu son comble à vous aimer de loin, derrière quelque paravent, votre corps en ombre chinoise, la forêt de votre sexe moussant dans l'inconnaissance et l'inatteignable ! Combien ma mort eût été douce, là, à vos pieds, dans la perte du jour. Je ne suis plus là, physiquement je veux dire, je ne suis plus qu'une idée au ciel du monde, l'efflorescence d'une pensée folle, l'extension d'une immémoriale lutte qui, un jour, vous inventa, afin de ne pas demeurer dans la solitude. Vous êtes là, tout au bout de mes doigts de brume et je ne vous atteins pas. Que l'on éteigne la lumière. Que l'on démonte la scène. Que l'on jette tous ces automates au néant. Il fait si froid lorsque les yeux ne voient plus, que les mains saisissent le vide, que la pensée s'effeuille. Il fait si froid !

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher