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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 11:07
Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1964

 

***

 

« Après avoir préféré à la nature les formes qu'on en peut dégager ou qu'on y peut créer, l'art en viendra à leur préférer la matière picturale. »

 

Huyghe - « Dialogue avec le visible »

 

*

  

   Certes, l’Art revient de loin. Comment, en effet, mesurer la distance qui se creuse entre un paysage romantique d’un John Constable et cette toile de Robert Ryman, « Untitled » de 1964 ? Le vide est abyssal qu’une toile d’Henri Matisse « Les toits de Collioure » nous permet peut-être de combler en partie. La touche fragmentée du fauvisme établit une médiation entre le classicisme et l’horizon contemporain. Toujours il y a dans toute œuvre peinte un résidu naturel, telle forme humaine ou animale ou végétale qui s’impose à nous comme le cadre de nos perceptions, lesquelles cherchent constamment à établir des relations, à trouver des points de repère. Car ce qui désarçonne le plus les Voyeurs des productions artistiques contemporaines, c’est bien leur formalisme abstrait, leur matière qui semble avoir perdu toute consistance réelle pour n’être plus que de vagues théories, des pétitions de principe dont la picturalité, autrement dit l’essentialité, est la seule signification qui peut en émerger. Non seulement le désarroi des Voyeurs est patent, mais il est constitutif des œuvres mêmes, il les traduit en énigmes, donc en Art. L’Art a vocation, en son essence, à s’opposer à la Nature, à défier les lois de la physique, à perturber les formules de la chimie, à dresser contre tout rationalisme la dimension de l’imprévu, de l’illogique, à effacer du langage les mots ordinaires, à les remplacer par ce lexique formel et matériel qui anime en profondeur leur raison d’être. Certes, jamais l’art contemporain n’est un site sur lequel déboucher de plain-pied. Il nécessite ce que l’on nommait autrefois une « propédeutique », une initiation et le chemin qu’il faut emprunter pour le rejoindre est, le plus souvent, escarpé. L’Artiste majeur de la scène actuelle, en la personne de Robert Ryman, constitue sans doute l’une des entreprises les plus difficiles à percevoir. Ce que René Huyghe désigne sous l’expression de « matière picturale », le Peintre Américain en fait le lexique commun de tous ses essais plastiques. Et, ici, le terme de « plastique » n’est nullement surfait, mot dont il convient de reprendre la définition canonique : « Qui est apte à donner ou qui donne des formes et des volumes une représentation esthétique. » Donc, ci-après, nous allons tâcher de dresser le portrait d’une esthétique rymanienne telle qu’elle se donne à nous en tant que paradigme majeur d’une approche artistique « moderne », certains diraient « post-moderne », mais la distinction ne pourrait donner lieu qu’à des luttes de chapelle qui sont toujours stériles.

Ryman : l’art et la Matière

CC/Paul Keller

Source : En attendant Nadeau

 

***

  

   Nous aborderons cette œuvre exigeante par une toile exigeante, ce qui semble aller de soi. Qu’un Quidam demeure muet devant cette réalité-ci, qu’un Critique d’art entoure cette œuvre d’un illisible jargon, nous en comprenons parfaitement les raisons. Ni le Voyeur, ni le Critique n’ont plus d’orient stable sur lequel faire porter leur regard et exercer la pointe de leur intellect. Si chacun reste muet face à cette émergence du vide, alors l’Artiste aura atteint son but : nous interroger sur l’Art, et conséquemment, sur-qui-nous-sommes. Bien évidemment, chacun comprendra qu’une description mot à mot de la toile n’aurait guère de sens car, en matière de langage usuel, l’on épuiserait vite le lexique à disposition. Or si la Forme-Matière se voile derrière sa mutité, nous n’avons guère d’autre possibilité que de la faire parler en ayant recours à des ressources situées hors d’elles, confluentes cependant. Et puisque cette œuvre fait le pari du registre soutenu, il nous faut directement aller à la prose poétique et au poème. Là seront les passerelles qui pratiqueront une ouverture dans la nuit conceptuelle qui ne peut manquer de nous étreindre à la vision de ce « champ blanc », ainsi le nommerons-nous, d’une manière suffisamment abstraite afin de ne nullement lui ôter ses intimes prédicats, d’une manière suffisamment métaphorique selon la notion aussi bien spatiale que contingente de « champ ». Tout le monde a fait l’expérience d’un champ, de neige, d’argile, d’une distance mesurée jusqu’à l’horizon terminal du regard.

   D’emblée, ce champ nous le déterminerons à la hauteur de sa blancheur. Cette blancheur est diffuse, irisée, en même temps que rayonnante à la façon d’une écume, à la manière du plumage du cygne. Et voici que le réel paraît à nouveau, mais un réel qui sert à prédiquer cette œuvre-ci, non le mur de notre maison, non le vase en porcelaine posé sur notre table. Nous avons changé nos coordonnées, d’ontiques qu’elles auraient pu être, telle ou telle chose, elles se métamorphosent en polarités ontologiques, cette Chose-Ci qui vient du domaine de l’Art. « Conversion du regard » pour utiliser l’un des mots d’ordre de la phénoménologie. Le titre original, en anglais est le suivant « Robert Ryman : Large-Small, Thick-Thin, Light Reflecting, Light Aborbing 23 », qu’une traduction en français, au plus près, nous conduit à découvrir cette étrangeté : « Grand-petit, épais-mince, réfléchissant la lumière, absorbant la lumière. » On mesure ici toute la difficulté de greffer des mots sur de pures formes, sur une matière apparemment inerte. Le commentaire échoue à dire la vérité de cette œuvre. Il est « du mécanique plaqué sur du vivant » pour employer une expression bergsonienne à propos du rire. Et cette expression si malhabile prêterait bien sûr à sourire. Comme quoi le lexique pictural possède son autonomie que notre langage coutumier ne parvient nullement à cerner. Les constatations sont aussi décevantes que peu informatives, elles ne traduisent que des qualités strictement physiques, nullement artistiques. Toujours mettre en relation des énoncés de même niveau, sinon l’assemblage boîte et « ne tient pas » en termes cézaniens.

    Alors, d’emblée, c’est le « champ mallarméen » que nous investirons car il est le seul qui nous paraisse apte à servir de commentaire à cette œuvre de Ryman, comme pour toutes les autres du reste, car le geste de cet Artiste en peinture et le geste de Mallarmé en poésie coïncident parfaitement, échangent leurs belles et exactes correspondances.

   « Le blanc n'est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration. »

   Oui, aussi bien le poème que l’œuvre peinte naissent du blanc. Blanc, Texte-Peinture de l’origine. Blanc, Texte-Peinture naissant à sa propre épiphanie. Le Blanc engendre le Blanc. Le Silence naît du Silence. Le Blanc de l’œuvre-Texte, le Blanc de l’œuvre-Toile : matrice primordiale, la juste et seule mesure à partir de laquelle quelque chose comme un mot, une trace pourront se lever et faire sens. C’est toujours sur du Blanc que les significations s’enlèvent, sur le fond de l’être que l’exister vient au jour. Lettres noires sur le Blanc. Empreintes de pinceau sur le Blanc. Loi du fond et de la forme, de la graphie et de son support. Toujours il faut faire fond sur quelque chose : la voix sur du silence, le vol de l’oiseau sur la toile libre du ciel, l’amour sur la joue de l’Aimée. Mais, avant que ces signes ne se lèvent de ce qui les appelle, seul l’appel se rend visible qui est la Blancheur en sa native fondation. Nul cri d’amour ne pourrait surgir du tissu serré d’une foule, seulement une clameur jointe à d’autres clameurs, autrement dit le chiffre de « l’in-signifiant », de ce qui jamais n’advient qu’au titre du confusionnel et de l’absurde. Comme nous le précise l’Auteur du « coup de dés », le blanc est la vie, le blanc est la respiration. L’ôter serait asphyxie, serait mort.

   La suite du cheminement mallarméen appellera « Brise marine » en ses deux vers dédiés à la blancheur :

« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend »             

 

   mais nous n’en ferons nullement un commentaire classique pointant l’angoisse de l’écrivain devant « la page blanche ». Cette page blanche, il nous faut l’investir de significations plus amples. Ici « le vide papier », « la blancheur » ne témoignent nullement d’une tonalité psychologique mais bien de la tonalité fondamentale artistique dont le vide et le blanc sont porteurs, à savoir la condition même de toute création. L’œuvre entière de Robert Ryman est cette ode à la blancheur, ce nécessaire rayonnement d’un silence sur lequel se greffe toute parole. Mais formulons à nouveau : si la « blancheur défend le vide papier », si la blancheur défend la silencieuse toile, c’est bien au motif de faire surgir cet indicible dont l’œuvre constitue le point d’orgue. Il faut considérer le Blanc comme la couleur native, la couleur source, une manière de « degré zéro de la peinture » qui, à l’évidence,  précède toute praxis artistique (avant le geste, la toile est entièrement étendue dans sa plaine blanche), et c’est bien là la force du natif de Nashville, d’avoir construit la totalité de ses propositions plastiques sur du vide, de la blancheur, du silence  comme si le tout de l’Art pouvait se résumer à un geste avant le geste, à une intention si l’on veut, ou mieux, à une rêverie. Ryman, en une certaine façon, bien plutôt que d’avoir peint des œuvres, lesquelles sont tangibles, affectées de prédicats divers, formes affirmées, couleurs, composition, Ryman donc a osé, dans une sorte de défi, peindre l’Art en son Essence, peindre le Rien, car, à tout bien considérer, l’Art n’est Rien, pas plus que l’Être ou la Nature ne sont quoi que ce soit de visible, seulement des mots que l’espace reprend en son sein. L’Art est une Idée et c’est en ceci qu’il nous questionne et, en même temps, nous désarçonne. Nous voudrions pouvoir dire : « l’Art, c’est ceci ou bien cela » et nos angoisses, pour le coup les bien nommées, s’apaiseraient au travers de la résolution d’une énigme depuis longtemps levée. Mais quel est donc ce mystère qui se nomme Art ? La pure beauté de L’Apollon du Belvédère, la visitation d’un Ange dans un tableau de Piero della Francesca, une nuit de Soulages traversée de zébrures, les blancs « Sans titre » qui courent à profusion dans la genèse rymanienne ?

   Et si nous nommons la « genèse » ceci n’est purement gratuit mais reconduit à cette volonté de l’Artiste de tout ramener à un genre d’aube, de primitivité, de pureté, de grâce avant même que les formes ne se précisent, que la matière ne bourgeonne. C’est bien cette manière de candeur, de réserve, d’attente qui traversent les toiles de Ryman. Il nous semble que les belles remarques de Charles Péguy dans « Le Porche du mystère de la deuxième vertu » puissent servir d’incipit à ce travail de nature si originelle : « Tout ce qui commence a une vertu qui ne se retrouve jamais plus. Une force, une nouveauté, une fraîcheur comme l'aube. Une jeunesse, une ardeur. Un élan. Une naïveté. Une naissance qui ne se trouve jamais plus. » Autrement dit une Nostalgie des Origines pareille à l’innocence des falaises de la « Blanche Albion », à peine une traînée de cendre sur le fil de l’horizon, une simple trace de craie posée sur l’invisible destin du monde. Un simple fil pareil à celui qui, à l’insu de la toile « Untitled 2000 », dessine le trajet de son absence.

 

 

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled - 2000 »

Artnet

 

   Et maintenant, poursuivons l’entrelacement du poétique et du pictural, l’un éclairant l’autre, l’autre se donnant en l’un. « Le nénuphar blanc » de Mallarmé viendra apporter sa précieuse contribution. Mais écoutons la parole du « Dictionnaire des symboles » au sujet de ce nénuphar qui se confond avec nymphéa et lotus : « Un grand lotus sorti des eaux primordiales est le berceau du soleil au premier matin. Ouvrant leur corolle à l'aube et la refermant le soir, les nymphéas, pour les Égyptiens, concrétisaient la naissance du monde à partir de l'humide." 

   Oui, il s’agit bien de « naissance du monde », tout comme l’œuvre est naissance de l’Art. Ecoutons Mallarmé : « Résumer d'un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d'un site, l'un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d'une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu sans du heurt briser l'illusion ni que le clapotis de la bulle visible d'écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. »

    Nous disons d’abord que commenter la poésie mallarméenne mot à mot ne peut être que la plus évidente aberration. C’est traiter un poème tel un objet auquel l’on peut affecter des causes et des conséquences, lui trouver des justifications, des attaches avec le réel. La Poésie, loin de refléter le réel, est pur jeu de langage et rejoint en ceci la nécessaire autonomie de « l’art pour l’art ». Rien n’est vrai que ce qui est « clos » pour reprendre le terme utilisé par le Poète dans l’extrait ci-dessus. Pour notre recherche, nous nous bornerons à accentuer les mots qui vont dans le sens de la thèse que nous développons, laquelle dit le Rien et le Non-dit, d’où s’élève l’œuvre en sa plus effective pureté. Souci de primitivité. Souci de radicalité. Donc nous relèverons ceci : « la vierge absence », « leur creuse blancheur », « souffle ici retenu », « la ressemblance transparente ». Ce que nous disons, c’est que toutes ces assertions poétiques pourraient se dupliquer en l’oeuvre de Ryman, sans qu’une seule lettre en soit changée. L’intuition créatrice du Poète comme répondant à l’intuition créatrice du Peintre. Tout ceci est émouvant au titre de ces étonnantes relations tendant leur arche au-dessus de l’abîme du temps et de l’espace. En effet, le « vierge », le « creux », la « retenue », la « transparence » voici de quoi tendre un miroir dans lequel Ryman, l’amateur de Rothko (cet autre Peintre du silence), aurait pu trouver l’épiphanie de son propre visage en tant qu’Artiste.

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1961

artnet

 

      Une œuvre telle « Untitled » de 1961 illustre à merveille les prédicats choisis par Mallarmé. Le « vierge » est ce blanc qui rutile depuis son intérieur même. Le « creux » nait des sillons tracés dans la pâte picturale en même temps qu’il se donne en nous dans le genre d’une inanition (sans doute y a-t-il toujours frustration des Voyeurs face à l’économie, à l’indigence de ce qui fait face). La « retenue » naît de cet angle infiniment pudique qui s’affirme tout en se retirant. La « transparence » est aperçue dans ces taches indigentes de vert amande qui se disent et se retiennent à la fois, se dissimulent derrière un voile.

 

   Les rapports du Minimal et du Structuré

 

   A parcourir le travail de Ryman l’on se rend très vite compte que sa manière joue soit dans un minimalisme sans faille où l’œuvre se donne en tant qu’œuvre et rien au-dehors, aucune mansuétude, aucune faveur qui feraient signe en direction d’une possible forme, d’une éventuelle matière qui dirait son nom au-dessus d’un murmure. Puis une autre déclinaison qui semblerait plus ouverte aux « concessions » : pleine pâte de la matière picturale, apparition de la couleur, exposition de la texture de la toile. Cependant ceci ne correspond à nulle période qui succèderait à une autre. Il y a, entre les deux façons de monter au visible, un constant entrelacement, une manière de syntaxe croisée qui, bien plutôt que d’affirmer quelque contraste, nous livre le sens profond d’une réelle unité.

 

Ryman : l’art et la Matière

 

A gauche : « Test #3 » - 1990 - Aquatinte

 

A droite : « Untitled » , vers 1964

 

**

 

   Les images mises côte à côte rendent visibles les différences. Si « Aquatinte » se livre selon un phénomène discret, « Untitled » ouvre la dimension d’un phénomène ostensible. La constatation pourrait en demeurer là, le Voyeur de ces œuvres en tirant la conclusion d’un genre de dysharmonie, peut-être de rupture. Une rapide analyse nous permettra de voir qu’il n’en est rien et qu’une profonde unité est le signe sous lequel Ryman a placé l’ensemble de son univers plastique. Nous verrons que c’est bien la Blancheur (il eût été plus adéquat de dire la « Blanchéité » en tant que révélation de l’Essence), qui se révèle comme celle au gré de qui tout s’ordonne. Le Blanc en tant que Blanc est le lexique originel qui ne trouve nulle scission, nulle remise en question. Seulement des variations, des modulations de ce subtil vocabulaire pareil à un brouillard, à une nuée, au mur blanchi à la chaux d’une cellule monastique.

    Ce qui pourrait apparaître comme une fuite du Blanc, un retrait, une soumission à quelque décision venue du fond grège de la toile n’est, en fait, que pure illusion. A l’évidence se montre un damier et l’on pourrait ici penser à quelque fonction ludique, à la tentation d’une figuration. Nullement. Bien loin d’affaiblir la valeur du Blanc, le « damier » en renforce la présence en accroît la germination. Le Voyeur s’absorbant en l’œuvre est très vite happé par la force projective du Blanc, par sa puissance de magnétisation. Le Blanc dissout tout ce qui n’est lui, si bien qu’en quelques instants, les empâtements demeurent les seuls à proférer un langage. On ne voit plus que leur somptueuse émergence, leur mystérieux et fascinant tressage. Le peu de rouge qui se laisse apercevoir reçoit le même traitement que l’écru de la toile, il s’ordonne au Blanc et en sert l’évidente surrection.

    Le fond constitue cette réserve éminemment ontique, il ne fait que parler sur le mode prosaïque du « On », il n’est que prose utilitaire, chose plongée dans sa constitutive indétermination, il est Terre-d’Ombre, il ne joue qu’à porter au regard cette Texture-Clairière qui est le site de la Poésie, lui attribuant la totalité de la lumière qui émane de cette vigoureuse pâte, il n'est, ce fond, qu’un prétexte, un support, un prête-nom. Il est effacement et retrait en soi afin qu’advienne ce qui a à advenir : une œuvre d’Art. Il n’est fond qu’à procéder à sa propre chute et s’oppose en ceci au fond des œuvres classiques qui dialoguait avec le reste de la figuration. Il est fond POUR la Matière, POUR la Forme. Il est l’informel qui amène au visible la seule chose qui vaille : le sens en son accomplissement le plus décisif.

   L’épilogue de cet article ne saurait trouver son lieu qu’à citer une nouvelle fois ce que nous considérons comme l’écho mallarméen de la picturalité rymanienne :

 

« Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté

Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées

Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées »

 

   « La fée au chapeau de clarté » n’est autre que l’Art en sa sublime venue. Ces « blancs bouquets d’étoiles parfumées » sont la lumière et la fragrance mêmes qui montent de l’œuvre, telle que conçue par Robert Ryman. Est-ce un hasard si ce poème s’intitule « Apparition » ? Toute œuvre d’art est épiphanie, phénomène se donnant de soi depuis le pli de sa réserve. Apparition est toujours beauté. Apparition est toujours vérité. Faute de ceci, seulement apparences et fragments « cousus de fil blanc ».  « blanc », La minuscule est ici de rigueur !

 

 

 

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5 février 2022 6 05 /02 /février /2022 10:56
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« La terre de Grenade XIV » - 1985

artnet

 

***

 

 

« O prodige! (...) elle [la Sibylle] rompt les barrières du temps et de l'espace,

 et par intuition connaît ce que ses sens et sa raison ignorent... »

 

 Barrès - « Mystère »

 

*

 

“Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

 Le poète se fait voyant par un long, immense

et raisonné dérèglement de tous les sens.”

 

Arthur Rimbaud

« Lettre à Paul Demeny »

 

*

 

  

   « L’œuvre de Richard Tuttle est, depuis les années 1960, protéiforme, multiple, hétérogène, passant de petites constructions sur toile à des dessins au fil de fer, à des assemblages primitivistes en bois, à des sculptures de toiles libres et de tasseaux… dans une grande liberté dans l’approche des matériaux, de la couleur, des dimensions ou des modes techniques. Aussi, aborder, une pièce en particulier pour évoquer ce travail peut sembler un peu boiteux tant cette œuvre est difficilement réductible ne serait-ce qu’à un parcours logique et une globalité lisible. »

   Telle est la perception de l’œuvre multiforme, foisonnante et déconcertante à ce titre qu’en recueille le regard d’Eric Suchère, critique d’art, à propos d’une exposition de l’Artiste dans le cadre du FRAC d’Auvergne. Oui, le regard se perd volontiers parmi l’immense diversité des figures, des fonds, des formes, des supports. L’impression première consiste en ceci que l’ensemble du réel semble interrogé et plus particulièrement, en ce qui concerne notre approche, les objets et matières les plus simples, les bouts de bois, le carton ondulé, le tissu, le papier libre ou imprimé, du vinyle et tous les badigeons, peintures, résines et solvants qui se puissent imaginer. Rarement Artiste a exploré et questionné avec autant de profondeur ce monde qui l’entoure, cette palpable existentialité, cette profusion matérielle, cette densité qui est la trame même de la vie.

    Dans cet article, nous ne chercherons nullement à questionner les motivations conscientes ou inconscientes qui traversent l’œuvre en filigrane, mais à nous situer dans la perspective d’une interprétation de ce vaste Alphabet Formel qui semble pouvoir qualifier avec assez d’exactitude ce travail tout au long d’une féconde carrière d’Artiste. Car, pour tâcher de nous y retrouver dans cette multitude, c’est à l’extraction de quelques significations que nous procèderons, tout comme l’on interroge le rapport des mots dans une œuvre littéraire poétique ou en prose. En quelque manière, les relations des formes entre elles, la sémantique à laquelle elles aboutissent nécessairement.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Untitled (blue/orange) » -  artnet

 

A droite : « Sand tree 5 , 1988 » - artnet

 

 

   Afin de mettre en exergue l’une des facettes de la pluralité agissante de Richard Tuttle, nous plaçons en regard « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5 », nous apercevant qu’ici, il s’agit, à proprement parler d’un « grand écart » esthétique et plastique dont nous penserions qu’à son fondement se trouvent deux Artistes différents. En effet, tout est fait pour nous égarer. Si « Untitled » ne recourt qu’à un vocabulaire simple, voire minimal, « Sand tree » privilégie les volumes imbriqués, les tonalités opposées, le surgissement à partir du plan. Passage sans transition du bi-dimensionnel au tri-dimensionnel. Et ceci est si fortement accentué que, dans un premier ressenti, nous avons un peu de mal à saisir en quoi de telles formes peuvent entretenir un réel dialogue, sinon celui d’une confrontation. Et, précisément, notre tâche de Voyeur consistera à nous immiscer dans l’intervalle situé entre ces deux propositions picturales pour en saisir le motif purement syntaxique.

   Mais ici, il nous faut recourir au fonctionnement de tout langage et le mettre en perspective avec cet autre langage qu’est le jeu formel, lequel nous met au défi de le comprendre. Prenons deux mots simples : « craie », puis « blanche ». « craie », isolément considéré, ne nous apporte rien d’autre que son enveloppe phonétique [k R E], c’est-à-dire une suite de phonèmes indifférenciés. Maintenant considérons le mot « blanche », [b l a~ S], ce mot également demeure en sa posture phonétique. Un genre de mutité, de barrière matérielle que nous ne pouvons franchir. Introduisons ces deux mots dans une phrase du type « la craie est blanche ». Soudain tout s’éclaire. La liaison des mots opère le passage de la phonétique à la sémantique, ce qui veut dire qu’un sens se dégage immédiatement de leur proximité. Le langage pictural lui-même n’a d’autre façon de se donner que de mettre en relation la diversité de ses termes. Ce qui est passionnant, faire résonner un écho entre les œuvres, les situer parfois dans un rapprochement, d’autres fois dans un éloignement. Ceci est le mouvement naturel de la vie dont Tuttle nous dit qu’il est « plus important que l’Art », mais, ajouterons-nous, dissocier Art et Vie ne se pourrait qu’au prix d’une perte aussi bien de l’un que de l’autre car la parole du Monde est faite de tous ces accords, mais aussi de tous ces discords.

   Mais alors qu’y a-t-il de si mystérieux qui s’installe entre « craie » et « blanche », identiquement entre « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5» ? Une seule et unique chose : le SENS qui est la forme accomplie de toute intuition. Sans intuition, sans saisie immédiate de ce qui se donne à la conscience, jamais les significations ne se montreraient, simplement des signifiants orphelins de signifiés. Là est la grande beauté de tout langage, qu’il soit humain, pictural, naturel car la Nature aussi parle, qu’un sens soit contenu partout où une chose peut se rencontrer. « TOUT EST LANGAGE », ainsi peut se déterminer le motif qui nous traverse nécessairement, nous hommes de paroles, nous qui adressons aux divers étants les prédicats qui les portent à l’être. L’acte de prédiquer, de nommer, est le geste éminent par lequel les choses sortent de leur pli obscur pour connaître le dépli unique de la lumière, sa puissance d’éclairement. Merveille des merveilles, que le Monde signifie !

   Si « tout est langage » ceci ne s’actualise qu’à proférer, « tout est passage, intervalles, relations ». Tout est dynamique qui institue la matière même des choses. Rien n’est inerte à la simple raison de l’efficience de notre visée intentionnelle de ceci qui nous fait face. Non, nous ne laissons rien en repos, non nous n’abandonnons nullement le divers à sa mutité. Nous le provoquons et le conduisons à se dire de telle ou de telle manière. Tout comme cela parle en nous, cela bouge en nous, cela s’impatiente en nous, c’est le propre même de notre existence facticielle. Chaque fait rencontré est une question à nous posée, à laquelle nous trouvons ou non une réponse. L’essentiel ne consiste pas nécessairement à donner une réponse mais à poser l’énigme et la laisser en sa qualité d’énigme avec cette tension qu’elle crée en nous, elle n’est jamais que laisser sourdre les linéaments secrets de notre présence ici et maintenant, un sens ultime à donner à qui-nous-sommes, à qui-nous avons été, à qui-nous-devenons.

   Il faut revenir aux « intervalles », ne pas les laisser au repos. Les intervalles entre les mots du langage, les intervalles entre les œuvres de la picturalité. Deux écarts entre deux essentialités. En différer la venue est simplement renoncer à comprendre ce qui, quotidiennement, nous affecte et demande qu’une disposition de notre psyché veuille bien faire halte, prendre le temps d’une méditation. Ici doit se faire jour, avec de plus en plus de clarté, cette intuition sans laquelle rien ne s’élève de rien.  Qu’est donc l’espace entre deux œuvres de cet Artiste au génie pluriforme, s’il n’est déterminé par notre propre emplissement intuitif ? Car, nécessairement, si nous voulons pénétrer plus avant l’œuvre de l’Artiste, notre propre intuition doit rejoindre la sienne.

   Le trajet que nous accomplissons d’une forme à l’autre, qu’il soit su ou insu, s’inscrit au plus singulier de notre être au titre de ce-sens-qui-est-pour-nous, indissolublement et inéluctablement nôtre, dont nul ne pourrait s’approprier, couleur de notre inclination, climatique de nos affinités, irisations de nos tonalités essentielles, cette musique de fond, ces résonances qui nous accordent aux choses et au monde. Toute intuition est particulière, indivisible, elle signe, en quelque façon, notre portrait, elle trace les contours de notre identité. Sa singularité explique en quoi cette forme nous touche particulièrement, alors qu’elle laisse indifférent cet Autre qui, peut-être, ne la perçoit même pas.

 

   Ce qui se donne comme intuitionné

 

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

Image du haut : Objets trouvés sur la Colline de Mormont

Image du bas : divers mediums dans l’atelier de Richard Tuttle

 

***

 

   Ce que tente ici le rapprochement de ces deux images, se donner en tant que métaphore du travail intuitif de l’Artiste à partir des deux signifiants que constituent aussi bien les objets à sa disposition que les tubes de couleurs et autres matières dont il fait l’usage, le but ultime étant le signifié comme fusion des deux réalités antécédentes L’essence du processus artistique consiste en ceci, partir du cadre matériel ontique en vue d’aboutir à l’entité purement ontologique qui se lève de toute œuvre accomplie en totalité. Translation d’un étant en direction de son être. Maintenant, si nous regardons de près la nature même de la métamorphose qui affecte ces étants, nous nous apercevrons que tout était inscrit dans les choses à titre même de destin. (Nombre de mes écrits sur le geste artistique proposent la thèse suivante : toute Forme est en attente de sa réalisation. Dans cette optique l’Artiste est un Passeur, un Médiateur, il est celui qui permet le passage du signifiant au signifié).

   Donc les objets sont là dans l’atelier, posés-devant, inertes, opaques, seulement animés, en toute hypothèse, de virtualités internes qui n’ont encore trouvé le chemin de leur épanouissement. L’Artiste, lui, se situe dans une position méditative, intuitive, dont on pensera qu’elle dépasse le simple regard de surface porté sur l’objet, pour rejoindre, précisément, ces virtualités, ces puissances, ces énergies en sommeil gisant dans la nuit de la matière. Intuitionner est ceci : se détourner de l’apparence première afin de faire surgir ce qu’elle dissimule. Intuitionner est ceci : porter au langage ce qui semblait voué au pur silence. Intuitionner est ceci : trouver les accords, les résonances entre les supports matériels, les mediums de manière qu’à leur jonction naisse un sens, se déploie une sorte de révélation. Intuitionner est ceci : porter sa vision au-delà des objets, méditer, initier un jeu conceptuel au terme duquel, en vertu d’un simple retour vers l’objet, ce dernier se verra métamorphosé de ce que nous pourrions nommer « l’illusion créatrice », laquelle modifiera son champ spatial, dilatera sa forme au-delà de sa simple contingence. Passage du factuel à l’artistique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« Z 13 » - 1981

 

***

 

   Ce qu’assurément il y a à percevoir afin de ne nullement demeurer en-deçà du geste artistique, l’essence de quatre réalités qui s’installent au cœur même de la création artistique : le Recel et l’Attente ; le Décel et la Surprise. Le Recel est celui de la chose auquel correspond l’Attente de l’Artiste. Le Décel est l’éclosion de la chose artistique, la Surprise celle de l’Artiste confronté à la pure phénoménalité. Cette expérience, rapportée au langage, situe le Recel en tant que Silence, le Décel en tant que Parole. L’Attente et la Surprise pourraient trouver leur équivalent dans la dynamique du Couple Parents/Enfant, l’Attente étant « l’illusion anticipatrice » des Parents (voir « l’illusion créatrice » évoquée ci-dessus) telle que décrite par le psychiatre René Diatkine avant que l’enfant ne naisse ; la Surprise, les premiers mots émis par l’enfant, autrement dit ses premières créations, ses signifiants originels qui sont en même temps des signifiés s’actualisant dans le monde, que les Parents reprennent comme de pures merveilles, des actes quasiment magiques.

    Instruits de tout ceci, du champ des significations et des signifiés toujours à l’œuvre dans tout acte humain et singulièrement dans le geste transcendant de l’Artiste, sans doute le titre commencera-t-il à s’éclairer à l’aune de l’explication suivante. « Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée » veut montrer l’exceptionnelle disposition de l’Artiste à intuitionner le réel le plus prosaïque, à procéder bien plus par « esprit de finesse » que par « esprit de géométrie », à pénétrer l’essence des choses jusqu’en leur intime subtilité, à débusquer le moindre détail pouvant être porteur de signification, en un mot trouver, sous la touffeur de la cendre, l’étincelle qui y vit de son Attente et de l’espoir de son Décel.

 

   De quelques projections de l’intuition

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Lumière d’hiver » - 1985

 

A droite : « Manières secrètes de rester heureux II » - 1986

 

***

 

    Pour nous, ces deux œuvres entretiennent un dialogue doué d’une pure évidence, si bien qu’évoquer l’une sans l’autre reviendrait à manquer la sémantique qui les traverse. Ces deux œuvres sont co-présentes tout comme sont donnés ensemble les deux membres d’une gémellité. L’une appelle l’autre. L’autre répond à l’une. Alors, si l’on rapproche les dates, 1986 suivant de près 1985, l’on peut supposer une énonciation débutée en un temps qu’un autre temps vient confirmer sous la forme d’une réponse. Comme s’il y avait entre elles, Appel et Réponse, Simple position d’évidence de la « Lumière d’hiver » que viendraient rasséréner des « manières secrètes de rester heureux ». Ce qui se donnait sous la forme d’un Plein, la Lumière, trouve sa résonance dans cette dentelle Heureuse tressée autour d’un Vide. Y a-t-il là l’énonciation d’un art de vivre qui jouerait la légèreté contre une pesanteur relative ? Certes la Lumière est toujours associée à l’idée de Plénitude. Alors le bonheur serait-il une simple hypostase de la Lumière, une forme ne se montrant qu’à être requise sous un principe qui la dépasse et, parfois, projette quelque ombre, ce qui voudrait dire que « rester heureux » serait de l’ordre d’un pur travail d’équilibriste, ces formes somme toute arachnéennes en étant le symbole, l’actualisation graphique ? Ici, nous voyons bien que l’intuitif, plutôt que de demeurer sur le plan de surface d’une compréhension lui préfère le risque d’une interprétation. Autrement dit la voie ésotérique préférée à l’exotérique. Sans doute tout geste en direction de la saisie d’une œuvre consiste-t-il en une tâche herméneutique qui, pour autant, ne saurait être qualifiée de « vraie » ou de « fausse » puisqu’elle est le résultat de la présentation de la chose artistique en son pur jaillissement pour la conscience. Or le pur jailli n’a ni règles, ni morale, seulement la vie faisant subitement effraction dans le réel.

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ceci est une étude pour le noir et blanc » - 1971

 

A droite : « Sans titre » - 1970

 

***

 

   Ici, deux gestes graphiques confluent, tout en s’opposant. Vertu de toute dialectique portant au jour le tissu serré de ses apparentes contradictions. Ce que « Noir et blanc » affirme dans la toute-puissance de ses traits, « Sans titre » semble vouloir en effacer la tellurique effervescence. Les signes viennent dans la discrétion, l’espace alentour est libéré des contraintes inévitables que lui impose l’écriture. En réalité deux Alphabets Formels strictement complémentaires car dire au moyen du trait suppose la variété, genre de Babel hiéroglyphique dans laquelle chacun puisera les motifs qui lui parlent. Ces deux œuvres témoignent du geste immémorial de l’écriture. Elles ne sont nullement des indices gratuits, de simples fantaisies imaginaires. Toute empreinte porte en elle bien plus que son étique figure ne le laisse paraître. Toujours, dans le filigrane du papier le murmure des peuples anciens qui ont tracé la voie pour l’éclosion du langage. Les traces de l’araméen, du cananéen, ces langues sémitiques sur lesquelles nous reposons sans en avoir une nette conscience. Or, si le conscient n’y a nullement accès, c’est seulement au gré de l’intuition que ces essentialités nous seront accordées telles nos propres fondations. Ce que fait Richard Tuttle ici, c’est un travail d’archéologue (un travail intuitif car l’illusion de la découverte anticipe toujours l’acte de la fouille), il porte devant nos yeux ce qui s’est ensablé depuis des millénaires, il vivifie la racine même de notre essence humaine. Å la seule empreinte de son pinceau, il nous restitue cette belle écriture semblable à la phénicienne qui nous demeure aussi étrangère que fascinante. Il nous installe au cœur du mystère de l’écriture, tout aussi bien, ici, au mystère de la peinture, du geste graphique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ocre » - 1988

 

A droite : « Sans titre » (Blanc gris pour lumière artificielle) - 1986

 

   Toujours le blanc est la marque du silence, du silence où jaillit la parole. « Ocre », deux obliques comme deux phrases qui s’énoncent clairement, qui viennent se superposer au blanc, au blanc dans son essentielle réserve : distance, intervalle, écart afin qu’une voix soit audible, qu’une prose du monde se dise et, bien plus, qu’une poésie se lève. En contrepoint, « Sans titre », pareil à l’effacement de ceci qui voulait se dire et se troue des points du silence. Le gris s’oblitère de silence, la parole s’espacie, se dilue au risque de sa propre disparition. Splendides variations sur l’essence de la langue. Une fois, la langue fait fond sur le silence, une autre fois le silence se vêt de parole. Qui est originaire, du silence, de la parole ? Qui fonde l’autre ? Ou bien naissent-ils l’un de l’autre, la parole du silence, le silence de la parole, chacun, dans ce croisement chiasmatique, venant à la rencontre de qui l’attend et le porte au-devant de soi ?

   Ce que la parole énonce en mots, la peinture le dit en signes, traces, empreintes. Le verbal rejoint le pictural. Sans doute faut-il supputer que le Sapiens, inclus dans le long silence précédant le mouvement de l’Histoire, émit son premier langage, des signes de morse en réalité, en découvrant la magie de ses premières esquisses sur la paroi de la grotte. La paroi était muette, comme toute paroi et voici qu’elle devenait parlante, que les signes de l’humain inscrivaient à leur nocturne cimaise, d’un seul et même trait de charbon ou de sanguine, la lumière du Langage, la lumière de l’Art.

    En ces temps de fuligineuse mémoire le silence était noir, la parole blanche, elle qui éclairait les bosses sus-orbitales des premiers porteurs de Verbe. Nous aimons à croire qu’une telle intuition a habité, l’espace d’un éclair, le front de l’Artiste, que les points, les traits étaient bien les mots par lesquels il donnait à dire ce qui, de tous temps, habite les hommes au sein même de leur conscience : qu’un mot surgisse, un seul et la peur recule. Oui, la peur recule. L’Art est magie ou bien n’est rien. Or nous voulons croire à la magie. Tels des enfants qui applaudissent des deux mains en regardant les facéties de Guignol, tant qu’il y aura une scène, un décor, de la peinture, des mots, nous serons des Voyeurs comblés. Oui, comblés !

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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 10:45
« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

   Au sein du mouvement polyphonique, parmi le fourmillement polychrome de la peinture contemporaine, Niele Toroni fait figure d’ascète égaré en plein désert et c’est bien en ceci que son parcours force l’admiration. Répéter inlassablement, depuis l’année 1967, un identique geste plastique paraîtrait confiner à une sourde obsession. Mais placer l’acte de cet infatigable créateur au plan d’une simple pathologie serait totalement erroné. Bien loin de ceci, c’est un genre d’exigence héroïque qui déclenche l’acte, une façon éthique de se situer dans le monde. Éloigné de tout mouvement de mode, à l’écart de quelque influence que ce soit, Toroni poursuit son chemin sereinement, s’affirmant bien plutôt « Peintre » qu’Artiste, renvoyant l’Art, au motif de cette attitude, ailleurs qu’en son propre geste, lequel en effet, dans son application, son amour du travail bien fait, peut faire penser au souci de l’Artisan de réaliser un meuble à sa convenance de meuble, de tourner une terre en la portant à la mesure exacte de qui elle doit être.

   Cependant il n’en faudrait nullement tirer de hâtives conclusions qui placeraient ce travail de longue haleine au seul plan d’une praxis, d’une pragmatique trouvant en elle-même les ressources de son acte, loin s’en faut. Si le geste est simple, la théorie qui l’alimente est complexe et s’inscrit entièrement dans une profonde méditation quant à l’événement de l’instauration de toute Forme. Apercevoir une seule fois ces « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm » et l’on ne peut ni les effacer de sa mémoire, ni feindre de les croire jeu gratuit. La radicalité du projet, non seulement saute aux yeux, mais étonne, interroge, remet en question les certitudes que chacun croyait pouvoir appliquer au domaine de l’Art.

  

   Le Mouvement BMPT

 

   Comprendre les « carrés » (il faut bien se résoudre, faute de mieux, à les nommer ainsi), ou les « empreintes du pinceau n° 50 », ceci ne peut se réaliser qu’à situer la tâche de Toroni dans le contexte des années 1966 -1967, date de la création, en même temps que de la dissolution du Groupe BMPT (Daniel Buren ; Olivier Mosset ; Michel Parmentier ; Niele Toroni). Existence éphémère certes mais dont la fécondité artistique s’est révélée inversement proportionnelle à sa durée. De grandes et belles choses sont nées de ce Mouvement.

   Les « Manifestations » du Groupe BMPT se déclineront selon l’unique horizon d’un parti-pris géométrique, chacun cependant conservant son originalité propre. Chez Daniel Buren une alternance de rayures verticales rouges et blanches ; chez Olivier Mosset un damier bleu et blanc de losanges superposés ; chez Michel Parmentier de larges strates horizontales bleues et blanches ; chez Niele Toroni, déjà et pour toujours, « les empreintes de pinceau de 50 millimètres, intervalle de 30 centimètres ». Si, chez les Artistes du Groupe, l’évolution de leur peinture les a conduits à sortir plus ou moins de la grille théorique initiale, seul Niele Toroni demeurera fidèle à son premier principe, lequel ne fluctuera que d’une manière infinitésimale autour de ce qu’il convient de qualifier de « picturalité », autrement dit la recherche sans fin de cette « essentialité » (le terme est de Totoni), essence que la Forme répétera jusqu’à l’extrême rigueur, dans une manière de souci hautement récurrent. Comme si les fondements de cette Forme reposaient sur une angoisse constitutive qu’il s’agissait d’interroger jusqu’à son hypothétique épuisement. Bien entendu, cette répétitivité sans fin n’est pas sans faire penser au labeur ininterrompu d’un Claude Viallat, posant sur les supports les plus divers, cette Forme de « Haricot » ou « d’Osselet » qui l’identifiera tel l’Artiste singulier qu’il est, tout comme une marque, un logo dessinent l’image de leurs créateurs. Toutefois le parallèle se limitera à l’intention plutôt qu’à la réalité des formes artistiques, Toroni limitant ses empreintes à des supports bien plus circonscrits.  

 

   D’un titre qui nomme les choses

 

   Le titre « La peinture au carré » est investi, le Lecteur, la Lectrice l’auront compris, d’un double sens évident, d’une part il dit la géométrie, son assimilation sans plus à cette figure immédiate et toujours perçue d’emblée du « Carré »,  d’autre part il dit la Forme élevée à la puissance deux, dans le sens d’un exhaussement en direction de cette essentialité-picturalité car ici, nous sommes bien dans la zone où tout converge dans une manière d’irrésistible aventure de l’Art, de l’Art porté au plus haut de son flamboiement, de son rayonnement. La forme en soi au plus près de soi, la modeste, l’inaperçue, devient l’inévitable, le nécessaire, ce par quoi nous interrogeons et trouvons, au moins provisoirement, un soulagement à nos intimes perditions. Car oui, la Forme est thérapeutique, la Forme a des vertus cathartiques qui, le plus souvent, agissent au niveau de notre inconscient, si bien que, parfois, nous ne pouvons mettre de mots sur un subtil bonheur alors que nous en avons oublié la source : telle Forme que nous avons rencontrée puis métabolisée et qui ressort à l’air libre, simple résurgence d’une expérience passée.

   Bien que la dénégation de l’Artiste de reconnaître comme résultat de son geste quelque figure géométrique que ce soit, lui préférant la signification de « trace », « d’empreinte », sans doute dans un souci de creuser au plus profond jusqu’à la racine première de ce qui vient à la manifestation, nous ne pouvons nous inscrire dans ce motif abstractif qu’à nous référer à cette forme universelle du Carré qui est bien celle qui surgit dans notre conscience dès l’instant où nous visons sa pure émergence. Il s’agit d’une procédure simplement phénoménologique en sa spontanéité, identique au geste d’un enfant, le seul à même de saisir ce qui vient à soi dans une manière d’irrémédiable présence. De toute façon, nul ne saurait affirmer qu’il s’agit d’un cercle. La posture toronienne résulte bien plus d’une allégeance au concept sous-jacent des œuvres qu’au pur surgissement qui se donne à la vue du Voyeur selon un geste immédiat de préhension, de captation. Et ceci introduit cette idée infiniment matérielle de l’Objet-Peinture, cette Forme qui s’affirme à la manière d’une simple chose du quotidien que chacun pourrait faire sienne à seulement en rencontrer l’évidence.

  

   L’empreinte « Carré-Terre » comme assise du réel

 « 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

« 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918  Crédits : Malévitch Source : France culture

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918 Crédits : Malévitch Source : France culture

 

   Le Carré, par nature, est profondément terrestre, ancré dans la plus effective matérialité. Ainsi l’empreinte de pinceau qui le rend visible, nous reconduit en même temps aux valeurs véhiculées par cet archétype constitutif de notre psyché. Si nous tâchons de décrire seulement l’une de ces « 63 empreintes », voici ce qui s’en détachera à titre de signification. Le fond blanc uni du papier, son Ciel si vous voulez, trouve ses cordonnées géodésiques, son immuable par la seule présence de la Forme-Terre.  Cette unique densité qui, s’extrayant du néant, reçoit sa présence réelle, sa factualité telle une chose qui se donnerait à nous pour nous distraire de notre souci métaphysique d’être. Cette Forme nous rassure, son aspect quadrangulaire nous fixe, en même temps qu’elle s’arrime elle-même, la Forme, et pose avec certitude les quatre orients de notre habitat sur Terre. Car, oui, la Forme en sa plus effective énergie, fixe les polarités. Il y a un Nord, un Sud, un Est, un Ouest. Et c’est bien le rôle de tout motif géométrique surgissant au cœur du vide que de nous délivrer les repères au gré desquels nous orientons nos pas, faisons progresser notre être vers ce futur qui, lui aussi, est un amer, une ligne sur laquelle faire converger nos yeux afin qu’un sens se profère, qu’une existence ait lieu.

  

   Les rapports Forme/Espace

 

   Si les supports varient selon triangles, cercles, si les teintes du fond se font moins discrètes, toutefois c’est la Forme « qui a la main », c’est la Forme qui décide de l’être du fond, le ramène à de plus exactes proportions. La Forme est originaire, elle détermine l’Espace et non l’inverse, elle impose son Temps plutôt que ce soit le Temps qui en réalise l’actualité. C’est bien par sa prégnance, par son caractère foncier, irrévocable en quelque sorte, qu’elle dicte le chemin à suivre selon sa propre manifestation. Ôterait-on le fond et rien ne se passerait. Ôterait-on la Forme et le fond, seul surgissant, reconduirait le tout à l’anonymat d’un absolu n’admettant que silence et blancheur. Pas même un gris qui serait de trop, qui trouerait de sa parole cette neigeuse immensité.

   L’Espace-Ciel, considéré en son autarcie la plus évidente, est doué d’une immense énergie, il file à la vitesse des comètes, il n’a nul repos, ce qui seulement convient à ceci même qui est sans limites. Mais les Formes sont là. Mais les Formes se donnent selon la figure éminemment terrestre du Carré, certes du Carré « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm », mais cette précision, cette nomination à la limite de l’énonciation monomaniaque, bien plutôt que d’en atténuer les effets en renforce la puissance même. Car, déterminées à ce point, insérées dans le réel le plus dense, le plus étroit, ces Formes colonisent l’œil, le capturent et dès lors le fond, l’Espace-Ciel est assujetti, cloué à son propre Destin, il n’est plus qu’une vague buée à l’horizon du Monde. Les Empreintes nous parlent leur langage d’Empreintes, elles nous assènent, en quelque façon, leur rythme singulier, une pulsation cardiaque diastole-systole, elle nous disent la mesure elle-même de cette chair infiniment terrestre, pulpeuse à la manière d’une pêche, elles nous susurrent, nous distillent leur cadence respiratoire, elles scandent leur battement sexuel, leur tempo est foncièrement existentiel, réverbération de l’image des hommes telle que reflétée par un art soucieux de leur nature, inquiet de leur avenir.  Oui, ces Traces sont vivantes, infiniment vivantes. En elles la marque vive du pinceau. En elles la persistance de la couleur. En elles, le geste de l’Artiste, ce geste quintessencié qui est la façon d’une immense générosité à l’œuvre. Oui, il faut être généreux, oui il faut avoir la foi en l’homme, la croyance que l’art peut nous métamorphoser pour consacrer l’entièreté d’une existence à donner la voix à ces formes uniques, anonymes mais tellement douées de sens à qui sait les entendre.

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

   Cet art est aussi subtil que doué de puissance. Cet art est fascinant car c’est de nous dont il s’agit lorsque, regardant ces formes, nous confiant à elles, en quelque manière, nous remettons notre sort entre leurs mains. Nous étrécissons à la taille du carré, nous nous immisçons en leur modestie, nous devenons, comme elles, un simple souci de cet étonnant verbe conceptuel-minimaliste.  Il nous conduit à nous enclore toujours plus en cette Forme primitive du Monde, comme si le Tout du Monde, précisément, pouvait se dire à partir de ce lexique si singulier. Nous avons nous-mêmes à cheminer en leur direction, à les rejoindre, à assumer une nécessaire co-présence, elle seule nous permet, nous arrachant à l’impérialisme de notre ego, de nous rendre disponible à ce qui murmure, s’enclot en soi et pourtant irradie tout ce qui vient à elle.

 

 

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30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 09:38
« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

 

   Au XX° siècle, l’œuvre de Martin Barré est singulière à plus d’un titre. L’expression plastique est tout à fait inusitée, les outils qui y conduisent sortent des « sentiers battus » : utilisation du manche du pinceau, peinture directe au sortir du tube, usage de la bombe aérosol et de pochoirs. Mais ceci serait simplement anecdotique si cette pratique ne conduisait en réalité à un renouvellement complet de la sémantique artistique. Si les médiums utilisés, toile, papier, demeurent classiques, c’est leur mise en œuvre sur le support qui se trouve bouleversée au motif qu’espace, forme, ligne se recomposent d’une manière originale, comme si la notion de hasard les distribuait selon sa bonne volonté ou, mieux encore, si ces projections sur la toile s’auto-affectaient d’un genre d’autonomie qui les ferait surgir d’elles-mêmes sans que quiconque n’ait pu en décider le sort. Une totale liberté en quelque façon, traduisant au plus près leur étonnante essence. Si, à l’évidence, un Artiste est à l’œuvre, si c’est bien son geste qui imprime sur la surface de lin sa marque, la pratique barrienne est si discrète, si volontairement abstraite de toute volonté qu’une manière de grâce émane de ses « esquisses », une sorte de naissance dissimulant à peine la trace de son originarité. Ce sont ses œuvres les plus dépouillées qui témoignent de ceci, à savoir d’une pureté dont cet article s’essaiera à recenser les affleurements. Il ne s’agira nullement de parcourir chronologiquement la peinture de Barré (en partie cependant, de sorte que puisse se manifester une logique temporelle d’accomplissement de l’œuvre), mais de chercher à éprouver une puissante tendance de fond qui, toujours, conduit d’une présence effective à une absence ou ce qui y ressemble, la trace de quelque silence au travers duquel peut-être, une œuvre dit encore mieux son être que lors des excès de l’Art qui versent parfois dans la polyphonie des formes ou le recours à une gamme chromatique bavarde.

   Nous essaierons de progresser au travers des motifs selon trois niveaux mettant en exergue leur constante décroissance graphique pour aboutir à ce fameux « degré zéro de la peinture » dont Martin Barré semblait avoir fait le but de sa quête. En fait, ce seront trois stades de cet accomplissement qui se déclineront selon : « L’expansion de la Forme », « La dissolution de la Forme », « Le parcours de la Ligne ». Si l’on voulait synthétiser et établir quelque analogie avec les représentations de l’architecture au cours de l’Histoire, nous affecterions « L’expansion de la Forme » au Gothique Flamboyant, « La dissolution de la Forme » aux épures des Abbayes Cisterciennes, enfin « Le tracé de la Ligne » à la rigueur de la Cellule Monacale telle que Le Corbusier nous l’a donnée au couvent Sainte-Marie de La Tourette. Bien évidemment ces points de repère n’ont en soi de valeur qu’au regard des amers immédiatement visibles qu’ils nous procurent, non d’une mise en rapport terme à terme, laquelle n’aurait nul sens.

  

   Expansion de la Forme

« Sans titre » - 1956 artnet

« Sans titre » - 1956 artnet

 

   Nous sommes encore, ici, dans une facture assez classique. Une composition y établit des diagonales, des horizontales, des verticales. Il y a encore un souci de rejoindre, du moins en quelques motifs essentiels, les références canoniques sur lesquelles repose l’Art en ses plus constantes manifestations. Si ce tableau est loin de faire école, s’il ne peut rejoindre nul courant antérieur, cependant sa manière générale, bien que s’affranchissant de quelques conventions, semble pouvoir rejoindre les grandes tendances des créations contemporaines. Cependant on notera l’économie des moyens picturaux, la gamme de ton peu étendue et, déjà, une certaine rigueur qui se retrouvera et s’affirmera tout au long du travail de Barré.

« Huile sur toile » - 1957 artnet

« Huile sur toile » - 1957 artnet

   Si cette « Huile sur toile » de 1957 semble reposer sur des soucis esthétiques identiques, on s’apercevra vite qu’il s’agit ici d’une radicalisation de « Sans Titre » de 1956. Globalement, des formes de même inspiration s’y retrouvent mais y subissent des modifications dans le sens d’une quasi absence. On y repère un subtil effacement de la couleur, les formes se simplifient au point que certaines se trouvent prolongées par un simple trait, anticipation évidente de ce qui fera Ligne, comme dans cette œuvre « 60-T-51 » de 1960 sur laquelle nous reviendrons. Ici, dans la partie basse du tableau, les aplats de peinture délimitent, par leur arrêt, un carré de couleur neutre qui n’est pas sans évoquer le « Carré blanc sur fond blanc » de Kasimir Malevitch, ceci inscrivant, d’une manière décidée, les vues de Martin Barré dans la sphère unique et exigeante des créations abstraites.

   Et, maintenant, il nous faut citer les propos du Peintre, tels que rapportés par Michel Gauthier, Commissaire de l’exposition Martin Barré au Centre Pompidou :

   « Je ne peins pas des Vénus ou des pommes ou mon dernier rêve ou celui que je pourrais faire, je peins des peintures, des propositions picturales, des questions sur, à la peinture.»

   Les propos de l’Artiste sont clairs et éliminent toute source de confusion, tout paradoxe. Ces propos ne sont rien moins qu’un manifeste du geste artistique tel que considéré par un Artiste qui se veut « engagé » au sein même de sa peinture. En une seule phrase il congédie les Vénus et l’Art Renaissant, il fossilise les natures mortes, il cloue au pilori les tentations oniriques ou surréalistes, pointant seulement l’index en direction de la peinture en tant que peinture, autrement dit une recherche des fondements, des assises de l’acte de peindre et c’est bien en ceci que son parcours est tout-à-fait admirable.

   Si, en un seul empan du regard, l’on parcourt la totalité de l’œuvre, alors se montre avec évidence une pratique en tout point semblable au processus de « réduction phénoménologique », cette très remarquable découverte qui, dépouillant toutes choses des points de vue erronés que l’on porte sur elles, éliminant idées reçues et fausses conceptions, pétitions de principe, ne s’intéresse qu’à la chose en tant que chose, autrement dit à sa donation « en chair et en os » pour reprendre l’un des axiomes majeurs de cette philosophie si féconde. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi au motif que dénuement et dépouillement affectant la Forme la ramènent au sein de son phénomène premier, de son apparaître en tant que source à laquelle s’alimente tout Art dès l’instant où, à l’initiale de son nom, il revendique une Majuscule et seulement une Majuscule !

« Sans titre » - 1959 artnet

« Sans titre » - 1959 artnet

   Ici, manifestement, si notre parcours ne se voulait nullement chronologique, le voici soumis à la logique de la temporalité. 1956 pour la première toile, 1957 pour la seconde, 1959 pour la troisième. Ceci suffit à assurer qu’un projet dans le temps trouvait bien le processus de son accomplissement. « Sans titre », peut-être est-ce là, de façon consciente ou bien inconsciente, un essai de dépouillement du lexique pictural qui, subitement, devient anonyme, abstrait puisque innommé, une manière de naissance à venir dont le Peintre assurera la présence dans un acte à proprement parler « maïeutique », faire venir à soi la Forme qui était dissimulée dans les coursives de l’Espace/Temps, laquelle Forme devait advenir, surgir d’elle-même au prix du retrait de l’Artiste, de sa discrétion. Or il est bien connu que Martin Barré voulait toujours tenir sa toile à distance, peignant du bout de ses tubes, projetant une simple buée au moyen de ses bombes aérosol, dessinant ses « Flèches » au travers d’un pochoir si grand et imprécis qu’il ne pouvait nullement anticiper le lieu où la Forme prendrait sens. En quelque sorte l’intentionnalité est mise entre parenthèses, presque totalement occultée, métamorphosant en ceci le geste plastique de l’Artiste lequel, bien plus que d’être l’ordonnateur, l’exécutant de la Forme, en devient le simple médiateur. De cette façon le versant anthropologique régresse, la prétention humaine s’efface devant la Forme qui s’affirme et devient l’élément moteur, la puissance dynamique qui envahit la toile et la détermine en ce qu’elle est : une surrection de l’invisible qui se rend visible.

   Dissolution de la Forme

 

   Cette toile de 1959 est en tous points remarquable car elle se donne à la manière d’un point de basculement de ce qui constituera la saillie même de l’action barienne à venir. La Forme qui, jusqu’ici, paraissait se nourrir encore d’une matière indispensable à sa venue en présence, se gomme à tel point que n’en demeure qu’un genre de ligne hachurée, de taches successives étroites, lesquelles se montrent sous l’évidente espèce de la Ligne. Mais cette Ligne ne vient pas de nulle part. Déjà elle s’annonce dans les propositions plastiques précédentes, en tant que lisière effectuant les contours des œuvres. Percevoir cette lisière ne peut s’obtenir que par un recul et une manière d’inversion du regard. Habituellement, le geste visuel procède par agrandissements successifs du champ phénoménal, partant de la Forme pour découvrir l’espace qui l’enveloppe et la limite. En un processus inverse, se porter dans l’espace et venir à la Forme, voici le mouvement par lequel les yeux rencontreront ce simple liseré, ce seuil à partir duquel prendre en compte les prédicats de couleur, d’intensité, du rapport des plans entre eux, du lexique interne qui constitue la parole singulière de l’événement pictural. Ici, nous sommes entrés dans le dénuement cistercien avant que de connaître l’ascétisme et la rigueur monacales de La Tourette.

« 67-Z-12 » -1967 artnet

« 67-Z-12 » -1967 artnet

Avec « 67-Z-12 » de 1967, nous prenons conscience que s’ouvre un monde encore plus originel que celui évoqué par « Sans titre ». Car, ici, le titre est bien présent mais à la manière d’une équation mathématique dont chacun sait qu’elle tutoie bien plutôt l’Intelligible qu’elle ne s’élève du Sensible. Toute prétention de l’œuvre à se dire sous des mots encore tissés de lin ou de coton, de pigments et de traces de brosse, tout s’évanouit dans une sorte d’irisation, de flou que le trait tremblant sortant de la bombe contribue à accentuer sur le mode d’une pure évanescence. Et cette impression d’irréalité affecte les Formes-Traits d’une apparence se fondant à même l’espace, comme si, au terme d’une identique configuration, une indistinction, une fusion mêlaient dans une sorte de confusion native Forme et Espace dont nul ne pourrait plus savoir qui détermine l’autre, qui est fondement, qui est levée à partir de ce fondement. Le phénomène donc en sa mystérieuse parution. La confondante montée au visible de ce qui n’était que néantisation, voilement, occultation. Une métaphore (qui est apparue dans mes textes à plusieurs reprises), pourrait précisément rendre visible, sans l’expliquer cependant, la venue à l’image d’une Forme photographique montant insensiblement du bain révélateur dans lequel elle est plongée. Nul photographe ne saurait se lasser de ce prodigieux phénomène. Peut-être tout Artiste suffisamment immergé dans le processus de mise à jour des Formes qu’il délivre de leur néant, éprouve-t-il ce frisson délicieux si proche de l’émotion liée à la survenue du numineux !

 

« 64-I-3 » - 1964 artnet

« 64-I-3 » - 1964 artnet

Si le cheminement entrepris par Martin Barré peut s’inscrire tout entier dans cette « peinture à la limite », dont cet article s’essaie à montrer la pure beauté en même temps que la rigueur, alors « 64-I-3 » de 1964 semble constituer, au titre de son retrait, de l’économie ultime des moyens convoqués, le point d’acmé de la recherche, la limite dont aucune postérité ne pourrait assurer le possible. Chez tout Artiste en recherche de ce que nous pourrions nommer par défaut une « figuration de l’Absolu » (bien évidement, il y a contradiction entre les termes), arrive toujours un moment où les Formes ne parviennent plus à assurer l’émergence de leur être, où l’Espace n’espacie plus que lui-même sous une non-apparence, sous un Vide, un Silence infinis. Cet arc-de-cercle, cette boucle en fuite de la toile, cette lettre qui aurait renoncé à être entière, ce hiéroglyphe qui se biffe, cette présence qui est déjà absence, comment leur donner prolongement, si ce n’est à renoncer aux Formes, à détruire l’Espace, à peindre l’Invisible sous les traits d’une toile monochrome sans variation aucune, évocation de l’Être en tant qu’Être, autrement dit simple dentelle entourant le Rien.

   Cette attitude prodigieuse qui affecte l’être-même de l’Artiste, le reconduit dans d’illisibles marges dans lesquelles bien peu peuvent s’inscrire sans dommage. Car, toujours, la folie guette celui qui, parvenu au sein même de la matière autistique-artistique s’y fond, s’y confond au péril de qui il est. Dialoguer avec le Silence exige une force hors du commun, une détermination sans faille. Mais le Réel est là qui appelle et convoque à vivre parmi les hommes. La plupart des Artistes cèdent à l’appel des Sirènes et retrouveront leur point d’appui au prix d’un retour à la figuration, ce que fera Barré, certes avec une grande économie de moyens, quelques figures géométriques se disposant, dans la pudeur, à la cimaise de ses toiles, à la façon d’une « remarque marginale », d’une note en de bas de page, d’un astérisque indiquant qu’encore, il y a du sens à trouver, un chemin à parcourir.

 

  Le Tracé de la Ligne

« 60-T-51 » - 1960 artnet

« 60-T-51 » - 1960 artnet

   Ici, ce travail sur la Ligne redouble en quelque façon celui qui était initié dans les Barres définies par la nébulosité des tracés a l’aérosol. Il n’y a nulle différence d’intention, seulement le choix de vecteurs différents pour parvenir à une identique conclusion : seul le monacal en sa blanche cellule s’enquiert des prédicats minima qui permettent de cerner l’essence de la peinture. En la matière il s’agit d’une attitude profondément « religieuse » dans le sens de « religare », se relier. Se relier à quoi ? Mais simplement et de manière exacte à un sens qui fasse de l’existence autre chose qu’un unique égarement. Certes, ce bouquet minimal de Lignes ne constitue ni un essai de reproduire mimétiquement ou bien une Vénus ou bien une pomme. Le geste est performatif tout au long de l’acte qu’il accomplit. Ce que vise et énonce le Peintre dans son monde intérieur s’actualise sans délai sur la plaine uniforme de la toile. Spontanéité. Saisie de l’instant en quelques Traits réuni. C’est, en quelque sorte, comme si l’Art lui-même inscrivait sur le registre existentiel les motifs de ses secrets essentiels.

   Cependant une essence ne se livrant jamais sur le mode d’une chose subsistante, ce seront prioritairement des couleurs qui viendront se poser face aux yeux des Voyeurs, des directions, une chute enfin par laquelle s’achève toujours tout monde fini, toute finitude humaine. Si cette toile nous fascine (et sans doute le fait-elle aux yeux des Voyeurs attentifs), c’est bien au motif de cette picturalité apparente qui est la face visible, le geste porté en son ultime dont l’écho premier, la donation initiales demeurent celés, tout comme l’événement historique se confond avec les requisits qui sont à son fondement, tout comme l’amour dissimule toujours en ses plis les mobiles qui lui ont donné le jour.

   Ce rassemblement de lignes est étonnamment doué d’une réelle énergie et notre regard aboutit inévitablement à ce nœud, à cette pelote ocre jaune qui est son point focal, comme si cette condensation des lignes, leur cristallisation se donnant en tant que dernier mot avant que l’œuvre ne disparaisse à même son énigme. Qu’est en réalité la quête de Martin Barré, si ce n’est l’acte homologue de l’écrivain cherchant dans un seul mot à rencontrer enfin l’essence du langage ? L’acte du musicien aboutissant à une seule note, laquelle dirait le tout de la musique ? L’acte de l’artisan potier voulant enfermer dans le vide du vase toutes les formes possibles de l’argile ? L’on comprend aisément que ce parcours initiatique ne puisse se donner qu’à la mesure de cette « réduction phénoménologique » dont il a été déjà parlé. Mouvement de réduction qui porte en soi tout autre mouvement de réduction, en abyme, cet abyme étant un sans-fond car il ne saurait y avoir, au bout du chemin, de réponse à l’énigme. Y en aurait-il une et, alors, tout s’effondrerait de ce qui fait la force de l’Histoire, la puissance des Religions, le rayonnement de l’Art. Ceci, tout chercheur d’absolu le sait et c’est bien parce qu’il en a une vive conscience qu’il poursuit la voie entreprise. « Le vrai voyageur n'a pas de plan établi et n'a pas l'intention d'arriver », précise Lao Tseu dans le Tao Te King. Sans nul doute Barré était-il un « Voyageur » au sens le plus strict ! « n’a pas de plan établi » fait signe en direction de la pure intuition. « pas l’intention d’arriver » indique la pure gratuité du geste artistique lorsqu’il se porte aux confins de ses possibles.

 

« 61-t-19 » - 1961 artnet

« 61-t-19 » - 1961 artnet

   Cet article, tout comme l’œuvre de Martin Barré évoquée ici, trouvera sa clôture avec cette œuvre qui pourrait se lire à la manière d’un geste prophétique en même temps que testamentaire. « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable », avait décrit Romain Gary en son temps, cette œuvre précédant de peu sa tragique disparition. Oui, nous pouvons affirmer qu’une telle toile, parvenue à l’acmé de son dépouillement, porte en elle les signes de la Mort et ceux d’un nécessaire deuil qui s’ensuit. L’Artiste est conscient d’être arrivé au terme d’une aventure qui n’aura, par essence, nul lendemain. L’exposition de l’Art à nu est une tâche non seulement harassante mais constitue l’une des plus vives apories que l’homme puisse connaître. Tel Icare, l’Artiste tutoie le Soleil, avant même que sa chute ne le ramène brutalement aux réalités terrestres. Peindre (mais s’agit-il bien encore de « peindre » ?), « 61-t-19 » de 1961 résonne à la manière du chant du cygne. Et cette fin qui se profile à l’horizon de la toile, ce drame qui se lève de la mutité du tableau, nous les pensons sacrificiels, si bien que surgit en nous l’idée de la fin brutale de l’écrivain Japonais Yukio Mishima se donnant la mort par le geste traditionnel du seppuku, peut-être avait-il atteint un point de non-retour après la publication du quatrième tome de sa tétralogie, « La Mer de la fertilité » ?

   La toile, dénuée jusqu’à l’extinction, indigente sur le plan apparitionnel, le phénomène en son resserrement le plus radical, font plus que nous interroger, ils nous mettent face au défi d’en soutenir l’évidente présence. Sur le fond paraissent, à titre de simple réminiscence, quelques traces jaunes à peine visibles. Retrait en soi du pictural, effacement de l’empreinte humaine. L’abstraction à son plus haut degré. Bien évidemment, à titre de commentaire nous pourrions risquer les interprétations suivantes. La Ligne de gauche correspond au passé, celle du milieu au présent et celle de droite à l’avenir. Mais disant ceci, nous serions entrés dans le domaine des conventions symboliques et des gratuités verbales car rien n’autorise quelque anecdote que ce soit. A la rigueur nous aurions pu hasarder que ces trois lignes dans leur étique parution étaient les restes des trois lettres du mot F I N, tel qu’il se projette sur l’écran du cinéma à l’issue d’une séance. Alors les Voyeurs sont décontenancés, comme si le réel menaçant les extrayait, soudain, d’un rêve.

   Les dernières paroles seront prononcées par Aron Kibedi-Varga, dans « un métadiscours indirect : le discours poétique sur la peinture », ses propos résumant d’une manière synthétique bien des points précédemment évoqués :

   « Pourquoi le dessin plutôt que la couleur, pourquoi la ligne plutôt que le dessin ? La ligne s’inscrit à la fois dans le temps et l’espace, mais elle est sans substance et sans couleur, sans ombre et sans vide, c’est-à-dire qu’elle n’est ni temps ni espace. Elle se situe strictement à la limite comme la poésie d’André du Bouchet. A la limite de l’expérience et des catégories de la perception. La ligne figure sur la page la réduction à l’extrême des caractères imprimés, la page avec la ligne étant le reflet direct de « paroles en l’air. »   (C’est nous qui soulignons)

 

 

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26 janvier 2022 3 26 /01 /janvier /2022 10:23
Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   [Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au  MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.

    Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]

 

*

 

   Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.

Kazuo Shiraga, Work BB 45   1962  (MOCA)

Kazuo Shiraga, Work BB 45 1962 (MOCA)

Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.

Yves Klein,  Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

Yves Klein, Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

 

   Avec Yves Klein c’est encore un degré supplémentaire qui vient d’être franchi, aussi bien en direction d’une radicale abstraction que d’une audace créatrice. La toile qui sert de support devient totalement inconnaissable. Ce n’est plus le subjectile qui s’adresse à nous depuis sa nature même, c’est bien la combustion que se porte devant le regard, le fascine, l’oblitère. Nous ne sommes plus guère assurés de la réalité de notre vision. Tous les a priori sur lesquels se fondait notre acte perceptif s’effondrent, laissant la place à ce Vide inhérent aux questions métaphysiques. Mais qu’a donc fait la flamme pour ainsi provoquer la déroute de nos élémentaires sensations ? Elle a franchi un seuil, elle a traversé un écran.

   Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.

Lucio Fontana   Concetto spaziale Attese 58 T 2  (MOCA)

Lucio Fontana Concetto spaziale Attese 58 T 2 (MOCA)

   Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.

   La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».

 

 Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

 

   Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.

   Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.

 

 

 

 John Latham, Untitled 1958  (MOCA)

John Latham, Untitled 1958 (MOCA)

   C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.

   Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.

   Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.

  

Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 09:44
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

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   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

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   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

***

  

   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

***

 

   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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16 janvier 2022 7 16 /01 /janvier /2022 09:52
L’intériorité mise à nu

BLANC OBLICOLLOR  - 1983

 

***

 

  

    Si l’œuvre d’un artiste peut se définir au gré des points saillants d’une esthétique, des signes les plus patents d’une picturalité, c’est bien l’idée de Forme qui nous apparaît la plus adéquate pour tracer l’essentiel du cheminement d’une œuvre. C’est bien une Forme qui tient en elle toutes les potentialités, toutes les déterminations qui frapperont les toiles d’une singularité à nulle autre pareille. C’est elle, la Forme, qui est le support d’un style, d’une manière qu’à l’Artiste de s’inscrire dans le dessin du monde et, par simple homophonie signifiante cependant, dans son « dessein ». En effet, peut-être existe-t-il une manière de loi qui pose en droit, la venue à l’être de quelques lignes qui, le plus souvent, passent inaperçues.  Nous ferons l’hypothèse suivante, que toute Forme artistique, compte tenu de sa configuration essentielle parmi le divers, existe de tout temps, n’attendant que le moment de son surgissement sur le subjectile de l’exister. Elle ne serait, en quelque sorte, qu’une actualisation temporelle de ceci même qui était en réserve, tout comme la pluie actualise le cycle complet de l’eau au rythme de sa propre chute.

   Ici, c’est à l’œuvre exemplaire, à plus d’un titre, de Jean Degottex que ce concept de Forme sera appliqué, tâchant d’en repérer les prémisses, puis l’évolution, au travers de quelques figures plastiques qui sont ses points d’émergence. Cette Forme, nous pouvons la définir en tant que « OBLIQUE », ce titre apparaissant, du reste, comme commentaire de quelques unes de ses toiles. Avant d’en chercher l’essence, nous essaierons d’en retracer la genèse, fût-elle parfois discrète mais non moins chargée de sens. Si nous partons, dans notre parcours, de l’œuvre placée à l’incipit de ce texte BLANC OBLICOLLOR - 1983, nous en chercherons les échos tout au long du labeur obstiné du Peintre que pour notre part, nous penserons entièrement orienté vers cette Forme Oblique dont il faudra faire la nervure essentielle de sa propre quête picturale. Seule cette Forme peut justifier tous les travaux antérieurs et, sans doute, marquer de son empreinte les figures à venir.

 

L’intériorité mise à nu

Les pêcheurs - 1945

 

***

 

   Dans l’un de ses premiers essais, si déjà la tentation d’une certaine modernité affleure, il n’en reste pas moins que la vision est encore globalement réaliste, représentative d’une scène de la vie ordinaire. En effet, la silhouette des pêcheurs se laisse deviner, fût-elle amorcée simplement, bien plutôt qu’amenée à sa pure effectivité. Il s’agit, essentiellement, à l’aide d’une simplification des lignes, de suggérer, non de démontrer. Cependant, si la vision s’affine et se porte en direction de notre thèse, alors se laissent percevoir, dans le motif même du filet de pêche, quelques ébauches de ce qui pourrait devenir les obliques en question. Ce qui, ici, est aussi significatif, c’est le souci de cette couleur monochrome, sans nuances, qui sera l’une des  pierres de touche de la manière future.

      Ce que l’on peut d’ores et déjà préciser, le souci constant de Jean Degottex d’épurer les schémas initiaux, de les débarrasser des prédicats formels qui les désigneraient tels de simples succédanés de ce qui serait trop incarné, chosique en quelque façon. Il faut aller vers plus de simplicité, de spontanéité gestuelle, d’intuition et, en ceci, rejoindre ces affinités à l’aune desquelles prend sens un travail n’empruntant qu’à soi les sources mêmes de sa venue en présence.    

   Maintenant, nous suivrons le « destin » de la Forme au travers de « Suite rose-noir » de 1964 où, déjà, ne font que s’affirmer la libération, l’autonomie par rapport au réel, plus aucune mimèsis ne subsistant en tant que telle. Le titre même de « Suite » est significatif à cet égard. Il ne s’agit plus de faire d’une situation de la vie quotidienne le prétexte d’une œuvre, mais de s’en exonérer au profit d’une libre circulation de la brosse (d’une simple suite) sur la surface de la toile. Alors, geste délibéré de l’ordre de l’instinctif ? Émergence d’une sourde intuition se rendant peu à peu visible ? Pure délibération et résultat d’un travail intellectif ? Rien de toutes ces hypothèses ne se pourrait confirmer et il est de l’ordre du plausible que l’Artiste, dans le feu de sa création, n’en ait rien su. Cependant, pour notre part et afin que notre recherche du surgissement de la Forme en tant que Forme ne subisse nulle distorsion, nous prétendrons que c’était bien la Forme qui, d’elle-même, se présentait, à l’abri de la conscience claire que pouvait en avoir celui qui en assurait l’une des premières esquisses. En effet, nous croyons au hasard, à la pure contingence quant à la venue à l’être du Motif. Nous n’en voulons pour preuve que quelques témoignages de l’apparitionnel en peinture chez Soulages, Viallat, Fontana.

L’intériorité mise à nu

Suite rose-noir - 1964

 

***

 

    D’abord Pierre Soulages expliquant, lors d’une interview sur France-Inter, la survenue de ce qu’il a heureusement nommé « l’Outre-Noir » :

   « Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient […]. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. »

   Ces paroles du Peintre sont à la fois suffisamment connues et sublimes pour que l’on ne s’y attarde longuement. Cependant, ce qu’il est essentiel de noter, ceci : « quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient » Et ce « quelque chose », c’est bien entendu la Forme qui, dans le cas évoqué ici, se traduit essentiellement par des lignes obliques qui, émergeant de la matière ou l’incisant, créent ce fameux « champ mental » où vient jouer la lumière et sa riche et mystérieuse sémantique. On n’aura pas laissé échapper le fait que les « Oblicolor » de Jean Degottex et les lignes diagonales de Pierre Soulages jouissent d’une certaine parenté plastique.

L’intériorité mise à nu

Pierre Soulages, Peinture 181 x 405 cm, 12 avril 2012

Source : Musée Fabre – Montpellier

 

***

 

   Claude Viallat ensuite, lequel vient confirmer la thèse selon laquelle il est bien plutôt l’obligé de la Forme qu’il n’en est le réel inventeur. Propos lors d’une émission sur France-Culture :

   « J'ai trouvé la manière dont les peintres en bâtiment peignaient les cuisines dans le sud de la France. Ils chaulaient les murs en blanc, puis trempaient des éponges ou des tissus dans de la chaux bleue ou rose et tamponnaient régulièrement les murs, de manière à avoir une espèce de papier peint du pauvre en répétition. Et cette technique de répétition était très importante pour moi. Il me fallait trouver un véhicule pour pouvoir marquer une image et c'est une éponge corrodée par la javel qui me l'a donné et qui a donné la forme que j'emploie encore actuellement. »

   Donc la Figure précède l’acte et le constitue au fil du temps en geste artistique, lequel, indéfiniment renouvelé, constituera non seulement un style mais orientera l’art de manière décisive dans un chemin jusqu’ici inconnu dont il faudra explorer les voies secrètes afin de proposer un nouveau lexique, en réalité une métamorphose.

 

L’intériorité mise à nu

Claude Viallat

Sans titre 9 – 2013

Source : Artsper

  

   Enfin, dernier support de la Forme, les toiles de l’Artiste Italo-argentin Lucio Fontana qui s’est rendu célèbre par ses perforations et lacérations.

 

L’intériorité mise à nu

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 1949, papier entoilé

Source : Almanart

 

***

 

   Si, chez Fontana, les émergences de la Forme-Trous, de la Forme-Incision, semblent bien plutôt provenir d’une intuition intellectuelle liée au motif du « Concetto spaziale », donc d’une élaboration mentale, l’on peut toujours se poser la question de l’origine de ce concept, supputer peut-être quelque hasard pictural, quelque accident conduisant aux perforations et lacérations. Toujours, croyons-nous, la Forme excède les simples pouvoirs humains, à commencer par les Formes naturelles qui s’imposent à nous de toute la hauteur de leur puissance. Dès lors, toute Forme ne proviendrait-elle de ce fond matériel, confus, emmêlé, inextricable que constitue toute Phusis, cette surrection permanente d’où sortent toutes Figures, où toutes Figures retournent comme au lieu de leur provenance ? Cependant, la Forme artistique, eu égard à sa nature, serait une Forme particulière ne se confondant nullement avec les formes ustensilaires, banales, mondaines pour tout dire.

   Au cours de la longue et laborieuse genèse humaine et avec l’arrivée des Temps Modernes où l’ego est devenu le seul mode reconnu de surgir dans l’être, sous les coups de boutoir de la subjectivité, l’Homme est devenu le seul point de repère d’une vérité où, tout ce qui n’était lui, était tout simplement relégué au second rang, sinon totalement évacué de l’horizon de la vision. Mais, bien évidemment, ceci sonne à la manière d’une pétition de principe qui ne saurait atteindre la posture idéelle des Formes, car avant même qu’elles n’existent dans la visibilité, elles demeurent en elles, n’attendant que le motif de leur ouverture au monde. En ce cas, la volonté de l’Artiste est seconde, « l’initiative » restant à ces hauts visages attentifs au lieu et au temps de leur propre épiphanie.

 

 

L’intériorité mise à nu

Papier plein obliques 9 - 1976

 

***

 

   Ce qu’il nous paraît important de dire, à propos des Formes, c’est qu’elles déterminent en totalité la signature d’un Artiste dès l’instant où celui-ci, « envahi » par leur surgissement, s’installe en ces Formes et en fait le lieu unique du déploiement de son art. Ainsi, de la même façon que Soulages se confond avec son Outre-Noir, Viallat avec son Haricot, Fontana avec ses Perforations-Incisions, nous voudrions soutenir que l’œuvre de Jean Degottex trouve son point d’équilibre, le foyer de son rayonnement entre les années 1976 et 1987 où ce motif récurrent se décline d’une manière obsessionnelle (mais tout Artiste de ce nom n’est-il ce névrotique obsessionnel qui se donne sous le mode de l’originalité ?), ce même motif donc sur nombre de supports variés avec l’évident souci qu’une unité se dégageât de leur mise en relation. Le tournant des années 1983 semble marquer une sorte de culmination où les productions s’enchaînent avec bonheur et harmonie. Et, pour preuve que ce Motif est bien essentiel, qu’il se situe essentiellement au foyer des affinités de ce brillant autodidacte, l’une de ses dernières œuvres, un an avant sa mort, en 1987, « Bois fendu », semble avoir valeur testamentaire en même temps que cette Forme Oblique y brille d’un singulier éclat.

   [Incise - Ici, il faut préciser en quoi le choix du titre « L’intériorité mise à nu » s’est imposé à nous à la façon d’une évidence. Si, avec la phénoménologie, il paraît opportun de dire que nous sommes toujours-déjà-auprès-du-monde, que nous n’en sommes nullement séparés, que le subjectif et l’objectif, l’intériorité et l’extériorité ne sont que divisions artificielles, que la notion d’une unité est coalescente à l’idée même de monde, il n’en demeure pas moins que ces réalités duelles coexistent au sein de la conscience humaine, que cette conscience la vit comme l’une de ses contraintes majeures, tant la ligne qui sépare ces vécus paraît parfois infranchissable. Ce que nous voulons affirmer avec force, c’est bien qu’il existe une vie intérieure (elle fait signe en direction de la monade leibnizienne), que le geste artistique n’apparaît jamais que sous la double exigence « d’exister la Forme », de la rendre manifeste, celle de l’Artiste mais aussi bien celle, inapparente, qui va s’inscrire dans le destin de l’œuvre. Or ce n’est qu’au prix de la mise à nu de sa propre intériorité, tissée de ses plus proches affinités, que l’Artiste pourra coïncider avec cette Forme qui le questionne au plus haut point, dont il médiatisera l’émergence au prix de cette exposition de soi. Par un subtil mouvement de chiasme, par une inversion de sa propre intériorité qui se métamorphose en cette extériorité, en cette effectivité de la Ligne, de l’Oblique, à la manière dont peut se retourner la calotte d’un poulpe, se révèle au monde cette Forme artistique qui y figurait à l’état latent, comme un possible, ce possible se situant à la croisée des chemins d’une conscience et d’une mystérieuse identité se révélant à elle comme ce don inestimable qui était en attente. Ainsi la Forme humaine se confond-elle avec la Forme Artistique. Ici seulement intervient le point de fusion. Ici seulement l’unité se fait jour et dit le lieu de son être : l’Art en sa sublime présence. Ce qui serait encore à préciser, c’est que le nu de l’homme, autrement dit sa vérité, vient rejoindre le nu de la Forme : deux vérités en un identique creuset réunies : surgissement de l’Art.]

L’intériorité mise à nu

      Les deux œuvres ci-dessus témoignent, chacune à leur façon, d’une maîtrise parfaite de cette Forme Oblique qui, plus que d’avoir le statut de simple Figure, devient l’emblème même de l’Artiste, sa carte d’identité, son double morphologique. Dès lors, de même que Soulages à son Noir, de même que Viallat à son Haricot, le nom même de Degottex s’attachera de manière  spontanée à cette Forme dont il est le Fils, plutôt que le Père, ce que la suite de l’article s’efforcera de montrer. Si « Sans titre de 1983 » s’illustre à titre d’évanescence en des camaïeux de beiges, la Forme y devenant à peine discernable, a contrario cette dernière, la Forme, semble s’enlever du fond avec vigueur dans les matières de pleine pâte striée de « Tracés oblicolor de 1984 ».  C’est moins la manière dont la Figure s’actualise qui compte que l’effet qu’elle produit au simple motif de son apparaître. Deux styles différents, une même émotion plastique chez qui regarde dans la profondeur, en quête, au-delà de l’apparence, d’une invisibilité qui est venue au jour, qui perdurera, non seulement tant que l’œuvre sera présente et témoignera de son être, mais bien plus loin, car une Forme, du plein de son essentialité, jamais ne périt, le feu dût-il en consumer le subjectile. Nécessairement, cette Forme s’est déposée dans la conscience des Gardiens de l’œuvre, recouvrant ainsi une infinie temporalité, car rien ne s’efface qui a connu la beauté.                                                                                                                           

       Le temps est maintenant venu de pénétrer plus avant l’œuvre, d’interroger cette Forme dans ses assises les plus réelles. A cette fin, c’est à la parole de Pierre Wat, critique d’art, que nous nous réfèrerons, mots commentant une exposition de certaines œuvres de Jean Degottex à la Galerie Berthet-Aittouarès à Paris, en 2013 :

   

   « Degottex est un sourcier. Que fait le sourcier ? A l’aide d’un simple bâton, là où vous ne voyez rien, où c’est complètement aride, il y a quelque chose, il y a de l’eau. Je ne suis pas celui qui invente, je trouve une chose qui est déjà là. Et Degottex, c’est la même chose, c’est quelqu’un qui vous dit « regardez derrière vous, il y a une surface extrêmement banale, ordinaire, apparemment rien ne peut surgir de là et, dans le fond, j’arrive à faire surgir de l’art là où on pourrait penser que l’art ne peut pas surgir. » Il donne à penser que les œuvres qui sont là, il ne les a pas faites, il les a trouvées, qu’il serait simplement le révélateur. »

                                        

                                                     (C’est nous qui soulignons)

 

    Ce qui, d’emblée, est à relever dans ces propos, c’est que la Forme précède l’œuvre, précède l’Artiste, précède le geste artistique lui-même. Elle est position dans un espace neutre, temps sans temps, au moins considéré sous l’horizon de l’homme. Elle est Forme en tant que Forme, c’est-à-dire qu’elle est une essence qui attend. Toujours, dans le domaine de l’Art, l’essence attend d’exister. Et c’est bien elle qui sera à l’initiative car le don ne dépend que d’elle, sa mise au jour par l’Artiste n’intervient qu’a posteriori, lorsqu’une étincelle se sera produite qui liera indissolublement le jeu réciproque des affinités. Si, comme l’exprime le Critique, « la chose », autrement dit la Forme est la Source, alors comment ne pas penser que c’est bien elle qui initie le mouvement de sa propre ouverture ? Bien sûr cette conception heurte de plein fouet notre esprit logico-rationnel qui se cabre à la seule idée que l’Homme ne soit plus au centre du jeu. Si la dimension humaine est remarquable, pour autant elle ne doit nullement nous voiler les yeux. L’excès d’anthropos est aussi nuisible que sa privation ou son rejet. Si j’existe selon une évidence qui est mienne, après avoir écarté le doute cartésien, ceci ne veut nullement dire que je sois le Seul à partir de qui tout se détermine. Il y a certes mon ego, puis les choses, puis le vaste monde et l’énumération du divers serait infinie. Il y a quelque raison à demeurer dans la modestie, à observer le monde depuis une meurtrière, avant d’y faire effraction sans retenue.

   Mais revenons aux paroles qui doivent nous occuper et nous interroger. Cette métaphore du Sourcier, à laquelle l’image du Peintre renvoie, bien plus qu’une simple analogie, se révèle des plus fécondes quant à la compréhension de l’œuvre et de cette Forme qui en assure la tension certes plastique, mais surtout ontologique. Pierre Wat s’exprime en termes très simples et c’est sans doute cette simplicité, ce dépouillement, qui nous installent au cœur même de ce qui est à penser. A cet effet, nous voudrions relever le lexique itératif qui fait signe vers « la chose » : « il y a quelque chose », « je trouve une chose », « c’est la même chose ». Bien plus qu’une incapacité du langage à signifier, « la chose » est un autre nom pour la « Forme » qui, à partir d’ici, se donne non seulement comme un « parti pris » de la chose plastique, mais comme la nervure la plus apparente de l’art en son évidente visibilité. Ici, dans l’espace de quelques mots simples, ce n’est rien de moins qu’un saut, par nous effectué qui, du socle ontique contingent, nous requiert et nous dépose dans le site hautement ontologique dont, toujours nous avons rêvé, sans pour autant lui attribuer l’espace d’une possible vision.

   Cet accomplissement est surgissement au plein du processus phénoménologique. Si, encore, quelques adhérences ontiques demeuraient chez Husserl au motif de l’objectité, chez Heidegger au motif de l’étantité, une manière d’allégeance involontaire à l’empreinte de la Métaphysique, avec la notion de « Sourcier » dont nous allons aborder bientôt la fécondité, c’est en plein champ de la donation que nous débouchons, tel que défini brillamment par Jean-Luc Marion dans son livre princeps « Etant donné ». L’une des prémisses essentielles dont il fait le fondement de son essai : « Autant de réduction, autant de donation », peut trouver, dans la Forme Oblique de Degottex l’une de ses plus exemplaires confirmations. Si l’on observe de près cette Forme sous l’angle de « la chose qui se donne », alors nous nous apercevrons vite que « l’attitude naturelle », celle qui, ontiquement déterminée, repose le plus souvent sur de fausses intuitions, se trouve ici remplacée par un régime de réduction qui reconduit tout à l’être même de ce que l’Art peut nous délivrer de plus haut, de plus sublime. Or, pour que ceci se rende visible, il est nécessaire d’éliminer de l’horizon de la phénoménalité, tout ce qui n’est nullement elle, qui grève notre perception de « la Chose » et la rend totalement illisible.

   Si nous considérons, dans le champ uni de notre vision, à la fois la Forme-donatrice du don, le don lui-même qui n’est autre que l’essence de l’Art, le donataire qui est l’Artiste à qui s’adresse la Forme, nous percevons, d’emblée, que le principe de la réduction phénoménologique a tout reconduit à une manière d’évidence et de simplicité premières. La Forme, en tant que donatrice, ne requiert de l’Artiste-donataire, nul échange, nulle transaction quantitative, nul négoce, seulement la ressource de l’oeuvre, laquelle provient de la source à laquelle le Sourcier s’abreuve et porte au paraître la seule « chose » qu’il a à montrer, l’Art en sa ligne la plus effective. Dans cette optique, la Forme pour apparaître, l’Artiste pour la recevoir, le Don lui-même en son épiphanie, n’ont plus rien d’extérieur qui leur soit imposé, nulle transcendance n’est à convoquer, tout surgit à partir de soi dans la forme de la pure immanence.

   Ce qui, ici, en régime de réduction, va à l’essentiel sans que quelque motif logique en sous-tende la parution, ceci, bien évidemment, s’oppose à la vue métaphysique qui ne raisonne que par un enchaînement de causes et de conséquences. Ainsi, une certaine Tradition veut que, prioritairement, ce soit la volonté de l’Artiste, son génie, qui frappent de leur sceau le réel pour en révéler la forme, laquelle en relation avec d’autres formes donnerait lieu à la manifestation artistique. Bien plus qu’une différence de « forme » conceptuelle, il s’agit du réel statut ontologique de l’œuvre d’art. Si la visée phénoménologique libère sa venue de toute dette vis-à-vis d’une quelconque extériorité, lui restituant une liberté qui lui est nécessaire pour accéder à sa propre effectivité ; d’une manière diamétralement opposée, la métaphysique pose au fondement de toute œuvre une conscience qui la constitue en propre, un acte de pure création qui n’est pas sans faire penser à l’acte divin. On est loin du geste du « Sourcier », lequel en sa modestie même, n’a fait que trouver ce qui était dissimulé, que porter au regard cette « chose » qui en elle-même, à partir d’elle-même dresse les motifs d’une cimaise de l’Art. Du côté de la Tradition, une manière de puissance occulte détermine toute venue à la forme. Du côté de la « conversion » phénoménologique du regard, une pure immanence, une pure liberté qui confie son être à celui, celle qui, en chemin vers elle, l’amèneront au paraître. Du même coup la suspicion d’une toute-puissance de la subjectivité, lot de la Modernité, cède la place à un réel qui se manifeste selon la pente de son propre destin, qu’un autre destin, celui du « Sourcier » vient rencontrer, ces destins réunis cheminant de conserve en direction de ce don gratuit, visage que l’Art en sa plus haute vérité, doit nous montrer. Ici deviendrait manifeste le recours à la belle formule de « l’art pour l’art », ce slogan affirmant l’autarcie de l’art, sa valeur purement intrinsèque, son exclusion de toute justification mondaine, qu’il s’agisse de mission éducative, religieuse, morale ou visant quelque fin ustensilaire que ce soit.

   [Incise sur destin et liberté - Ce qui peut poser question, le fait que dans le phénomène qui se donne à l’artiste, sous les auspices de la Forme, le degré de l’habituelle contingence se trouve devoir céder la place à la nécessité, cette dernière impliquant, de facto, une perte de liberté. Comme si la Forme imposait sa loi d’une manière unilatérale. Mais raisonner de la sorte ne pourrait trouver sa justification qu’en raison d’une imposition de la Forme, d’une contrainte subie, d’une aliénation de l’Artiste à la cause même qu’il poursuit avec détermination. Mais ce serait faire la part trop belle à l’idée d’une servitude qui, pour être « volontaire », n’en serait pas moins une servitude. Ce qui sauve l’Artiste de cette fâcheuse posture d’être dominé, n’est rien de moins que le concept d’affinité, lequel par l’attirance et l’amour de la chose qu’il suppose et appelle nécessairement, place l’Artiste, nullement en situation d’obligé, mais d’égal à égal avec le motif de son incessante et passionnée recherche. Et c’est bien parce que l’Artiste cherche continûment qu’il trouve ce qu’il cherche et s’accomplit ainsi en tant qu’Artiste, en sa conduite la plus libre et la plus éthique qui soit. La plus éthique car c’est en vertu d’une vérité de la Forme qu’il s’y adonne avec tant d’ardeur et d’assiduité. Il y a donc un double flux qui s’exerce : de la Chose artistique à l’Artiste qui l’appelle ; de l’Artiste qui se laisse appeler et place la Forme au centre même de ce qui lui est le plus cher. Nul déséquilibre entre les parties. Une relation de confiance d’une-qui-appelle, la Forme, à l’un-qui-est-appelé, dont le seul et unique mérite consiste à être ce « révélateur » de ce qui, toujours l’a questionné et lui répond enfin dans un langage clair et évident. Pareil au Photographe qui, devant son bain de révélateur, sous la mystérieuse lumière inactinique de ses lampes, assiste avec étonnement et ravissement à la montée en présence, à la surrection de ce qui n’était pas et qui, soudain, est devenu ce qui est par la médiation d’une ineffable grâce. Nul, en effet, ne sait, nul ne pourrait thématiser, fût-il des plus avertis, le processus de cette factualité interne qui amène la Chose à cet ineffaçable et prodigieux coefficient de visibilité.]

    Ce qui est à considérer avec la plus vive attention, c’est que ce « concept de Sourcier » qui définit si bien le motif de la donation de la Forme à l’Artiste, inverse l’image du génie, du créateur démiurge qui, en un élan strictement anthropologique, impulse à l’œuvre le motif de sa puissance de révélation. Si « révélation » il y a, elle est bien plutôt du côté de la Forme, donc du potentiel artistique qui toujours se réserve et n’attend que le temps et le lieu de son émergence. Avant même que le geste artistique ne soit promulgué, la forme (que nous prenons soin d’écrire avec une minuscule), était en position antéprédicative, à l’abri de ses qualifications futures, elle se situait dans un statut pré-ontologique qui se métamorphoserait en une soudaine ontologie de la parution lorsque la Forme (avec une majuscule cette fois-ci), parvenue à sa maturité après un long temps d’incubation, trouverait le chemin même sur lequel, de tout temps, elle se situait, pareille à cette eau fossile qui surgit des profondeurs de la terre en un jaillissement quasi-artistique, en tout cas en une émersion pleine d’une essence patiemment assemblée à l’abri de tout regard.  

   Nous croyons à cette nécessité de l’abri, du refuge, seuls lieux possibles pour une entente de l’Artiste avec sa Forme. La plupart des Artistes, sinon tous, éprouvent bien plus que des réticences à créer devant quelque public que ce soit et les « démonstrations » ne sont que des actes qui cèdent à la pression médiatique. Le geste artistique est plein de pudeur, plein de retenue. Il se mesure bien plus à une simple touche, à un effleurement, symboliquement, le geste réel fût-il vigoureux et propulsé par une sorte d’énergie sauvage. Le cheminement avec la Forme est de nature amoureuse et qu’importent la fougue ou bien la danse sur la pointe des pieds, c’est la profondeur intime du mouvement, sa signification interne qui importent.   Comme si, en toute chose, il y avait à fournir une « justification », à débusquer la levée d’une cause efficiente qui viserait une cause finale. Le plus difficile, peut-être, ôter de nous ces réflexes multimillénaires que des siècles de spéculation métaphysico-rationnelle ont déposés en nous, telles des strates géologiques dont notre terre humaine ne pourrait jamais faire l’économie qu’au gré de sa propre perte dans de multiples et insondables apories.

   Face aux œuvres, nous avons à retrouver en nous la spontanéité du petit enfant devant la feuille de dessin qu’il macule de ses traits de crayon sans pour autant se soucier de ce qui en résultera. Le plus souvent, se donnent de cette manière de singuliers chefs-d’œuvre et ces fameux « bonhommes-têtards » valent mille fois les projections laborieuses de leurs aînés, règle et crayon en main, s’escrimant à coïncider géométriquement avec les injonctions des paradigmes de la raison. De manière évidente, le petit enfant est un « Sourcier ». Si nous visons adéquatement l’œuvre d’un Degottex avec ses hachures obliques, les scarifications dans la pâte noire d’un Soulages, l’énergie toute innocente d’un Viallat posant ses haricots sur d’immenses coupons de toile, l’espièglerie qui anime les perforations et lacérations d’un Fontana, ne retrouvons-nous alors, en eux, dans cet appel de la Forme à son advenue, une figure en tous points identique au jeu des plus jeunes enfants qui bâtissent avec joie d’éternels châteaux de sable ? Ne trouve-ton la manière de « magie » qui consiste, pour « le Sourcier », baguette de coudrier en main, à sentir entre ses doigts cette vibration aimantée par la belle présence de l’eau (minuscule). L’Eau (Majuscule) devient alors, par la pure grâce du geste du « Sourcier », cette Forme élémentaire-élémentale qui brille telle une gemme dans la longue nuit humaine.

   Dialoguer avec une Forme dans une manière d’exténuation du corps et de l’esprit, n’est-ce pas cet effort un peu inconscient de faire surgir de l’obscurité native, des convulsions épileptiques de la Phusis, des contradictions humaines, cette Lueur Diagonale qui brille à l’horizon, cet Outre-Noir qui scintille sous la margelle du puits, cette Incision grâce à laquelle le tissu compact du réel entaillé sort de sa léthé et nous dévoile un peu de sa vérité ; n’est-ce pas faire du Haricot ou bien de l’Osselet cette épiphanie du Simple qui est la seule à nous livrer l’être en son unique dimension ? D’une façon souple et amicale, ce que ces Artistes nous dévoilent, par l’entremise de leurs Formes, c’est cette nécessite de mettre notre propre « intériorité à nu », d’accepter en notre fond que notre propre Forme coïncide, au moins l’éclair d’un instant, avec cette autre « intériorité mise à nu », cette Forme artistique qui, un jour, pourrait bien être le seul espace où quelque chose de doué de sens nous apparaisse depuis le massif de sa sourde évidence.

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10 janvier 2022 1 10 /01 /janvier /2022 13:08
Ouverts à la question

Source : depositphotos

 

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   « To be, or not to be, that is the question », cette célèbre phrase de Shakespeare tirée de « Hamlet » devient la question décidemment incontournable dès l’instant où l’on pose précisément le problème de la question. Le simple fait d’être est déjà interrogation, tout comme le fait du non-être qui, tout en étant sa face adverse, n’en pose pas moins une identique interrogation. Car être ou ne pas être est toujours une visée ontologique qui appelle en miroir la pensée de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Certes le « quelque chose » nous interroge en raison du mystère qui entoure la venue à l’être des choses. Corrélativement, la notion de « rien » ou de manque porte en elle les mêmes exigences au simple motif que, nous les Existants, ne pouvons supporter l’idée du « rien », autrement dit du néant qui nous reconduit au motif de notre propre finitude. Donc nous nous expérimentons tels des êtres ballotés entre affirmation et négation, positif et négatif, présence et absence, lumière et obscurité et de cette foncière ambivalence, de cette position de funambule entre un point de départ et un point d’arrivée, nous errons, en réalité, tombons continuellement de Charybde en Scylla ou au moins nous situons sur le fil invisible de l’abîme dont, toujours, nous redoutons qu’il ne cède et ne nous précipite dans l’ultime interrogation au-delà de laquelle ne se poseront plus que des charades en forme d’absolu.

   Mais il nous reste un peu de temps devant nous, suffisamment en tout cas pour questionner. L’homme, en tant que son essence, possède le langage. Possédant le langage, il possède la pensée. Possédant la pensée, il veut connaître. Voulant connaître, obligation lui est faite de s’interroger plus avant. Tout paradigme du savoir porte en lui ce fondement essentiel de l’interrogation. Elle seule, l’interrogation, décèle le celé. Elle seule déclot l’occlusion. Elle seule fait reculer l’inconnu et surgir le connu. Pourrait-on imaginer un Existant qui, jamais, ne se serait interrogé sur la marche des étoiles, la fuite des comètes, le vide sidéral et, à proximité immédiate, sur son propre sort ? Même les Sots questionnent, sauf sur l’origine et la profondeur de leur sottise ! Mais il faut en venir maintenant à des questions, sinon plus sérieuses, du moins aux faits empiriques, les seuls à même de nous fournir quelques explications plausibles. La rapide genèse d’une existence banale nous y aidera.

   Nous questionnons - Questionnons-nous avant même notre naissance ? Si la question, d’emblée paraît oiseuse, rien ne dit qu’elle ne soit totalement gratuite. En effet, nos géniteurs et les géniteurs de nos géniteurs ne portaient-ils déjà, en eux, sinon qui-nous-sommes, du moins la cartographie, le plan, l’architectonique de qui-nous-avions-à-devenir ? Certes la question est abyssale car, alors, elle nous ferait remonter à l’aurore des temps et nous rendrait contemporains d’une supposée Origine. Mais ne croyez-vous pas que cette hypothèse, dût-elle demeurer simple spéculation intellectuelle, mérite d’être posée ? En quelque manière elle ferait de nous des êtres transhistoriques et nous sauverait, provisoirement, de notre affliction quant au temps limité qui nous est imparti. Ce serait, en une sorte de jouissance temporelle, une « petite madeleine » proustienne qui aurait franchi le seuil même de notre naissance, nous aurait agrandis aux dimensions de l’univers : cosmologie portative à usage personnel, mais quelle ampleur ici, de la vision, de l’ouïe, du toucher, une multiple grâce à nous accordée. Quelques unes de nos sensations actuelles les plus vives ne seraient, conséquemment, que des réminiscences et, à cette occasion, en un seul empan de la perception, nous rejoindrions, en son empyrée, le « divin Platon ». Et, pures âmes, nous pourrions enfin, sublimes Narcisse, nous regarder nous contemplant au sein même de notre singulière image. Mais qui donc n’a jamais rêvé d’être son propre Démiurge, accédant ainsi aux désirs les plus fous qui nous habitent à bas bruit, aux fantasmes dissimulés qui sont le revers du visage que nous tendons au monde ? Qui n’a jamais rêvé ?

  

   Nous questionnons - Et l’événement de notre naissance, notre surgissement au monde dont nous n’avons gardé nul souvenir. Alors la réminiscence se serait-elle provisoirement interrompue ? Mais oui, pris dans le tourbillon de son propre dépliement - pensez à la crosse de la fougère -, notre être était en sustentation, à mi-chemin de ce qui, pour lui, était un néant, pour la mère une douleur, pour le « cercle de famille » un motif de réjouissance, donc notre être, sans doute en silence, se posait la question de sa venue au monde. Il le manifestait même bruyamment, par un cri soudain, lorsque le fluide de la vie défroissait ses alvéoles et le précipitait dans le grand tourbillon, en plein coeur de la marée humaine, au milieu des flux et reflux de l’existence. A vrai dire, s’il nous est mentalement impossible de rétrocéder au lieu et au temps de notre naissance, il nous est cependant facile d’imaginer l’inquiétante surprise qui dut s’emparer de nous, nous découvrant soudain séparés de la superbe et douce grotte amniotique parcourue des alizés les plus doux, prenant conscience, au sortir de cette Arcadie, de la rudesse de la tâche qui nous incombait, tout simplement celle de vivre, c’est-à-dire d’initier un cercle qui, le plus souvent, à l’aube de la vie, doit se donner à la façon d’une quadrature, sinon d’une radicale impossibilité.  En effet, lequel, laquelle d’entre vous, informé des plurielles chausse-trappes de l’exister, serait consentant pour amorcer les premiers pas d’un « éternel retour du même » ? 

 

Inventaire de quelques questions au seuil de l’exister :

 

Quel est ce monde étrange qui me fait face ?

Comment accéder à son lexique confus ?

Qui suis-je pour cet Homme qui est mon Père ?

Pour cette Femme qui est ma Mère ?

Comment trouver ma place

dans la tribu de mes Frères et Sœurs ?

Pourquoi le petit de l’Homme met-il tant de temps

pour apprendre à marcher ?

Pourquoi ces balbutiements à l’orée du langage ?

Pourquoi suis-je si dépendant de mon milieu ?

Pourquoi cette vie végétative,

ces longues heures de sommeil ?

Pourquoi tous ces sourires

au-dessus de mon berceau ?

Les Humains sont-ils toujours gais ?

Ou bien leurs luttes sont-elles incessantes ?

 

   Oui, naître, fendre le flux du réel est une telle épreuve et l’on comprend que le Petit de l’Homme ne s’annonce dans l’existence sous le sceau de la pure évidence, mais bien de son contraire, une polémique de tous les instants à entretenir avec le monde en totalité.

 

   * Incise littéraire – Parlant de l’enfant, de l’émotion qui entoure sa venue au monde, il n’est guère possible de faire l’économie du poème de Victor Hugo : « Lorsque l’enfant paraît ».

 

« Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris.

Son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux,

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,

Innocent et joyeux.

 

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre

Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre

Les chaises se toucher,

Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.

On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère

Tremble à le voir marcher. »

 

   Certes, sans doute ce texte a-t-il vieilli et sa formulation nous paraît, à nous les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui, un peu désuète, emphatique, « « décalée » pour employer un vocable à la mode. Oui, l’émotion est bien réelle qui entoure cette venue. Oui, il y a de l’étonnement, de la joie, possiblement de l’émerveillement. Alors, comment le petit homme pourrait-il s’abstraire de tout ce pathos en un même lieu assemblé ? Déjà, sur la douceur de son front, déjà au travers de sa fragile fontanelle non encore refermée, s’annoncent les premiers traits de la question. La naissance est pur mystère que, jamais, l’on ne dépasse !

  

    Nous questionnons - Nous avons grandi, franchi les obstacles du nourrissage, de l’éducation sphinctérienne, nous manions correctement la langue, nous avons appris à écrire, à lire, à compter. Nous connaissons les Départements et les fleuves de France. Nous connaissons les Rois et les Civilisations qui ont essaimé à la surface de la terre. Nous connaissons les Sciences Naturelles, les grandes sentences morales, nous sommes allés au catéchisme, avons fait la découverte de Dieu et de son inséparable figure, le Diable, nous avons été confirmés, avons fait notre communion solennelle, nous avons éprouvé nos premiers rougissements sous l’amical baiser de notre innocente camarade de classe. Tout ceci nous l’avons franchi avec bonheur, difficulté, tout ceci nous l’avons fait nôtre pour la simple raison que c’est le lot de toute existence humaine. Le cadeau de l’exister, nous en avons déplié les faveurs avec joie anticipée et quelque appréhension. Il y avait des choses très douces dans le genre du corail de l’oursin, parfois il n’y avait que la bogue de l’oursin et des piquants plein les doigts. Nous n’avons rien manifesté parce que « cela ne se fait pas », qu’il « faut être bien éduqué », que la reconnaissance est la marque de tout Fils ou Fille d’être de vrais Fils, de vraies Filles.

 

Inventaire de quelques questions relatives au jeune âge

 

Pourquoi, alors que nous sommes encore au nid,

hésitons-nous si longtemps avant de prendre notre essor ?

Les portes qui commencent tout juste à s’ouvrir devant nous

que cachent-elles que nous sommes

encore incapables d’y déchiffrer ?

Pourquoi la Mère est-elle notre repère aimant

alors que notre Père se donne dans la rigueur ?

L’Ecole, cette fenêtre ouverte sur la vie

nous arme-t-elle suffisamment pour un long voyage ?

Pourquoi, parfois, les Adultes se taisent-ils à notre arrivée ?

Qu’ont-ils à nous cacher que nous ne pouvons encore entendre ?

Quand je serai grand, quelle voie choisir :

Celle de Papa ?

Celle de Maman ?

La Mienne ?

 

   * Incise littéraire - Cet âge des premières expériences, des premiers questionnements, Anatole France en décrit à merveille la climatique un brin mélancolique dans « Le livre de mon ami », lorsqu’il relate le souvenir de la rentrée des classes :

 

   « Je vais vous dire ce que me rappellent tous les ans, le ciel agité de l’automne et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent. Je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues.

Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et son sac sur le dos, s’en va à l'école en sautillant comme un moineau.

   Ma pensée seule le voit ; car ce petit bonhomme est une ombre : c’est l’ombre du moi que j’étais, il y a vingt-cinq ans.... Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le cœur un peu serré : c’était la rentrée. »

 

   Ici, confluent, en un beau langage de vérité, les essentiels états d’âmes qui affectent le jeune Anatole traversant le Jardin du Luxembourg, sur le chemin qui le mène au collège. Et, bien évidemment, ces états appellent la question de l’exister, en ce matin d’automne, sur le sentier à peine défriché de la vie. La question se décline sous ses divers modes, sous celui de la poésie automnale, de l’inévitable tristesse qui lui est associée, et « les feuilles [qui] tombent une à une sur les blanches épaules des statues » n’évoquent non seulement une métaphore romantique, sentimentale, mais bien plutôt la rigueur d’une temporalité qui efface tout sur son passage, la statuaire devenant le mode figé au terme duquel nous apparaît la verticale teneur de l’aporie humaine. Et, comment ne pas penser que, précisément, cette temporalité, secret de l’être, se diffuse depuis l’âge adulte et, par une curieuse inversion du temps, remonte jusqu’à cette enfance « sautillant comme un moineau », mais lisant, dans ce sautillement même (la frappe continue des secondes), la dette temporelle qui se gomme à mesure que le temps lui-même, en son essence, se donne sous la figure du retrait, de la privation ? Et puis ce « cœur serré », ce constant et oppressé rythme diastolique-systolique n’est-il pas une manière de métronome qui, à chaque battement, initie une question, puis une nouvelle question ?

 

   Nous questionnons - Maintenant nous sommes arrivés à l’Adolescence, ce seuil critique qui donne des boutons, rend pileux le menton, ouvre le sexe à bien d’autres tâches qu’à celles dévolues jusqu’ici. Hier on était un enfant dont les pitreries réjouissaient le cercle des amis. Aujourd’hui nous sommes en passe de devenir Hommes, Femmes, nullement à part entière, mais des sortes de mutants, d’espèces métamorphiques, des nymphes à mi-distance de la chrysalide, de l’imago, des genres de papillons encore emmaillotés dans leur tunique de fibres, ne rêvant que de la déchirer, à la hauteur de leur parole, à la turgescence de leurs sexes. En nous, au plus profond : des failles, des séismes, des jets de soufre, des geysers, des lapillis prêts à surgir, des éruptions de lave contenues à grand peine. Alors, comme personne ne s’intéresse à cette « Terra incognita », nous tournons en rond tout autour de nous, explorons nos possibilités internes, rongeons notre frein le plus souvent, nous confions aux pages de notre journal intime. Parfois, avec les Parents, nous avons des « explications » qui n’en sont pas, ce ne sont, de part et d’autre, que des conciliabules en soi, pour soi.  Ce dont nous avons conscience, au plus vif de notre chair, c’est le fait que nous ne sommes que des insulaires que nul phare ne vient balayer de son pinceau lumineux. Que nous sommes des chemineaux de passage que nul ne propose d’héberger. Qu’en toute hypothèse nous vivons en exil avec un bizarre sentiment mêlé de joie intense et de pure affliction.

   Nous ne sommes encore arrivés à nous et ceci nous désespère et nous ouvre grandes les portes du possible. Notre âge est l’âge du possible. Qu’au moins on nous laisse la liberté de nous confronter au tragique, c’est à partir de ce sentiment d’un non-retour que nous pourrons, peut-être, faire retour et nous reconnaître tels des êtres à part entière ! C’est l’âge tensionnel par excellence, où encore nous sommes appelés par les douceurs et l’innocence de l’enfance, déjà hélés en direction de cet âge adulte qui nous fascine et nous effraie tout à la fois. Regarder les jours bénis de son enfance : joie. Viser les jours adultes : espoir et crainte mêlés. Vivre dans le présent : tragédie que, parfois, certains ne peuvent affronter qu’au prix de la mort, rejoignant, par ce geste, un absolu qui s’est refusé à eux de leur vivant, que leur définitive absence autorise. Bien évidemment on pense aux « Souffrances du jeune Werther », où Goethe, avec le génie qui lui est coutumier, nous offre une vision sublimée du Romantisme, laquelle ne se réalise qu’au travers d’une confrontation à la Mort.

 

Inventaire de quelques questions relatives à l’adolescence

 

Pourquoi un « JE » est-il si difficile à assumer

alors qu’un « NOUS » était si rassurant ?

Peut-on vivre autrement que Solitaire ?

Quelqu’un nous aime-t-il

VRAIMENT sur terre ?

Qu’est-ce que l’Amour :

une simple bluette ?

l’éclosion d’une fleur ?

une obsédante passion ?

un accusé de réception

de qui-l’on-est ?

Qui aime-t-on dans l’Amour :

Soi dans l’Autre ?

L’Autre en Soi ?

L’Amour est-il fusion ?

recréation charnelle 

de la figure mythique

de l’Androgyne ?

La liberté n’existe-t-elle qu’en soi

ou bien peut-on en faire l’expérience ?

L’Adolescence est-elle

 incarnation symbolique

de la Mort :

Mort de l’enfance passée,

mort hypothétique

de l’âge non encore venu ?

Qu’est-ce que l’Altérité ?

Qui suis-je au regard

 de mes Géniteurs ?

de mon Premier Amour ?

de mes Amis qui habitent ma chair ?

Enfance, Adolescence :

Passage, tout est passage.

Que reste-t-il hormis le sentiment d’une absence ?

Ne sommes-nous pas, d’abord et définitivement

absents à qui-nous-sommes,

n’existant qu’à la manière

d’une théorie, d’une légende ?

   * Incise littéraire - Ici, comme annoncé précédemment, nulle impasse ne saurait être faite sur l’archétype de l’Adolescent que Goethe dessine avec force dans la narration à propos de Werther. Tout y est dit de l’adolescence. Tout y est dit de ces fameuses « Stimmungen » ou tonalités fondamentales qui mettent en relief notre façon singulière d’être-au-monde, selon notre ton qui est particulier, selon les humeurs qui nous traversent, les climatiques qui dressent notre propre cartographie. Les phrases citées ci-après sont un genre d’anthologie sur la façon d’être adolescent, hier, comme aujourd’hui et, sans doute comme demain car, malgré les époques, l’essence pénètre l’existence comme un filet d’eau la rivière, sans y paraître pour autant. Dans « Werther » tout est dit de la vanité humaine, de son ambition effrénée. Tout est dit de l’abîme qui s’ouvre sous la terre de toute existence. Tout est dit du temps qui moissonne les têtes. Tout est dit de l’égalité entre eux des hommes devant la tragédie, tout de la fourberie, tout des impénétrables ténèbres des arrière-mondes, tout de l’aliénation, tout de l’abîme dont chaque amour est le lieu. Aussi serait-il inconvenant de commenter plus avant. Ecoutons Goethe-Werther :

 

   « De quelle espèce sont donc tous ces gens, dont l’âme n’a pour assise que l’étiquette, dont toutes les pensées et tous les efforts ne tendent pendant des années qu’à avancer d’un siège vers le haut bout de la table ? »

   « Ce terrible moment où tout mon être frémit entre l'existence et le néant, où le passé luit comme un éclair sur le sombre abîme de l'avenir, où tout ce qui m'environne s'écroule, où le monde périt avec moi. »

    « Peut-on dire, "Cela est", quand tout passe ? quand tout, avec la vitesse d'un éclair, roule et passe ? »

   « Oui, certes, je ne suis qu'un voyageur, un pèlerin sur cette terre ! Qu'êtes-vous donc de plus ? »

 

   « Et, dans la vie ordinaire même, n'est-il pas insupportable d'entendre dire, quand un homme fait une action tant soit peu honnête, noble et inattendue : Cet homme est ivre ou fou ? Rougissez : car c'est à vous de rougir, vous qui n'êtes ni ivres ni fous ! »

   « Soulever le rideau et passer de l'autre côté : voilà tout ! Pourquoi donc hésiter et trembler ! Parce qu'on ignore ce qu'on trouvera derrière ? parce qu'on n'en revient pas ! Et aussi parce que c'est le propre de votre esprit de supposer partout le chaos et les ténèbres, quand nous ne savons rien de certain. »

   « J'ai quelques fois comme l'envie de me lever d'un bond, de secouer ma chaîne, et dans ces instants-là, si je ne me demandais pas : "Où irais-je ?" certes, je m'en irais. »

   « Comme cette image me poursuit ! Que je veille ou que je rêve, elle remplit seule mon âme. Ici, quand je ferme à demi les paupières, ici, dans mon front, à l'endroit où se concentre la force visuelle, je trouve ses yeux noirs. Non, je ne saurais t'exprimer cela. Si je m'endors tout à fait, ses yeux sont encore là, ils sont là comme un abîme ; ils reposent devant moi, ils remplissent mon front. »

 

    Nous questionnons - Cet âge adulte qui miroitait à la façon d’un diamant au cœur de la nuit, nous y voici arrivés, sans que nous n’y ayons pris garde. Nous sommes installés dans la maturité à la façon dont un Roi observe sa cour depuis la hauteur dorée de son trône. En toute hypothèse, cette situation de surplomb au-dessus des contingences terrestres devrait assurer notre gloire et notre rayonnement. Mais, quelque part le bât blesse et la monture que nous chevauchons claudique et hésite dans sa marche en avant. Alors nous nous reportons au passé et, depuis les rives de notre adolescence, nous estimons la qualité de notre présent. La lucidité est à ce prix qu’elle demande toujours du recul, condition préalable à tout jugement vrai. Alors cet âge qui promettait d’être si radieux, voici qu’il s’assombrit et paraît ployer sous une chape de plomb. Oui, c’est bien là le problème de toute détermination portée depuis une situation qui n’est nullement réelle, simplement différée. Le tout jeune enfant embellit l’âge adolescent. L’adolescent entoure de lauriers l’âge mûr. L’âge mûr se projette dans la sagesse balsamique de la vieillesse. En réalité, cet enchâssement d’âges gigognes n’est que « poudre aux yeux », formulation rassurante d’un « je le ferai ou le serai plus tard ». Or le « plus tard » libère toujours le ver caché dans le fruit et les poires blettes ont le plus souvent un goût amer.

   Le ver qui, déjà, commence à s’actualiser : les tempes qui grisonnent, le dos qui devient douloureux lors des efforts, l’amour qui ne tient pas toujours ses promesses, les héritiers qui remettent en question, l’intendance « qui a du mal à suivre » dans plein de tâches qui, autrefois, s’accomplissaient non seulement sans douleur, mais dans l’allégresse, la perte de quelques illusions, les premières rides, la chute des cheveux, etc… Enfin le catalogue des petits méfaits serait inépuisable et rajouterait une brume au temps présent. Si l’adolescence nous invitait à rencontrer Werther, la maturité nous fait signe en direction du bel ouvrage de Simone de Beauvoir, « La force de l’âge », qui peut être lu à la manière d’un roman de formation, d’un manuel à l’usage d’une pratique de la vie en son versant manifestement « existentialiste ».

 

Inventaire de quelques questions relatives à la maturité

 

Qu’en est-il du « milieu du gué » ?

le franchirons-nous sans trop de dommages ?

Que regarder lors des périodes de mélancolie :

l’innocent miroir de l’enfance ?

le phare éblouissant de l’adolescence ?

la luciole à peine perceptible de la vieillesse ?

Comment percevoir sa propre épiphanie

lorsque, devenus parents nous-mêmes,

une image double se propose à nous :

Fils d’Untel

Père de celui, celle qui,

déjà s’éloignent à l’horizon ?

Parvenus au zénith,

notre existence aura-t-elle été

au moins utile ?

Comment s’assumer

dans le rôle de Passeur de témoin

sans en tirer quelque amertume ?

Jusqu’ici, quel aura été l’âge

qui, pour nous, aura été le plus « vrai » ?

L’âge dont nous aurons estimé

qu’il paraît avoir accompli

notre essence d’homme ?

Que laisserons-nous d’autre

à notre postérité  qu’une image floue

se dispersant dans les volutes du temps ?

Que reste-t-il des promesses de l’Amour,

sinon une tendresse, une affection ?

Que transmette aux Autres

qui ne soit nullement vain ?

quelque chose de plus consistant

qu’une simple image d’Épinal ?

 

   * Incise littéraire - Partir de « La force de l’âge »

 

   Mais citons un extrait tout à fait significatif de l’inclination psychologique de Simone de Beauvoir en cet âge entre deux âges qui, toujours, pose le problème de son indécision, de son « ambiguïté », terme éminemment beauvoirien sur lequel nous reviendrons :

 

   « Et, précisément, le divorce s’accomplit. Mon corps avait ses humeurs et j’étais incapable de les contenir ; leur violence submergeait toutes mes défenses. Je découvris que le regret, quand il atteint la chair, n’est pas seulement une nostalgie, mais une douleur ; de la racine de mes cheveux à la plante de mes pieds, il tissait sur ma peau une tunique empoisonnée. Je détestais souffrir ; je détestais ma complicité avec cette souffrance qui naissait de mon sang dans mes veines. Dans le métro, le matin, encore engourdie de nuit, je regardais les gens, et je me demandais : « Connaissent-ils cette torture ? comment se fait-il qu’aucun livre ne m’en ait décrit la cruauté ? »  Peu à peu, la tunique se défaisait ; je retrouvais contre mes paupières la fraîcheur de l’air. Mais le soir, l’obsession se réveillait, des milliers de fourmis couraient sur ma bouche ; dans les glaces, j’éclatais de santé et un mal secret pourrissait mes os. »

 

   Cet extrait est exemplaire du mal être de l’âge mûr, il serre le réel au plus près, il dresse la mince résille qui cerne l’être et le donne comme aliéné. Ce sont des questions quasi métaphysiques qu’il entraîne, transitant tout d’abord par la physique du corps. Le divorce, dont parle Simone de Beauvoir, est cette césure, le plus souvent inapparente mais qui s’installe entre le corps et l’esprit, faisant de cette étrange bivalence le lieu de toutes les questions existentielles imaginables. Donc, un jour, elle avait cessé, comme elle l’avoue, « d’être un pur esprit », autrement dit, chez cette intellectuelle de formation et de nature, se lève soudain la conscience qu’elle vit aussi à travers une chair, que cette chair aussi à une âme, que cette âme corporelle se révolte et porte au questionnement nombre de thèmes, lesquels, enfouis depuis longtemps, font surface avec la douleur nécessairement angoissée qui les accompagne. Une dichotomie s’installe, une ligne de fracture pose, d’un côté, la conscience intentionnelle, sa force de décision, de l’autre le territoire émotionnel de l’anatomie avec ses « défenses », avec sa « souffrance », sa « violence ».

   Dès lors l’esprit n’aura plus de repos qu’il n’ait trouvé une réponse, cette dernière que l’on pensait pouvoir repérer dans des livres ou bien dans des méditations conceptuelles, voici que la vérité se fait jour, que la théorie existentialiste trouve ses limites, que la liberté ne s’acquiert nullement au seul prix d’une délibération de la volonté. Le corps est là qui fait de la résistance, le corps est là qui pose la contingence, la vraie, l’incontournable factualité du réel en sa verticale figure. Ici, le beau et émouvant témoignage de Simone de Beauvoir nous est précieux pour comprendre la nécessité qui se fait jour d’édifier, selon elle, une « morale de l’ambiguïté ». Sans doute a-telle raison car aucune réelle liberté ne saurait être atteinte si, d’emblée,  elle s’exonère de cette ambiguïté foncière, de cette contradiction formelle qui se concrétise en toute expérience ontologique : nous sommes des êtres clivés dont la vie n’existe que par rapport à la mort, des êtres subjectifs auxquels s’oppose l’objectivité du monde, des êtres tissés de transcendance que la finitude soustrait à leur tâche, des êtres enjambant continuellement la faille sise entre passé et présent. Ce sont toutes ces « ambiguïtés » qui nous constituent en notre fond, ce sont-elles qui font naître en chaque homme, en chaque femme le vortex vertigineux des interrogations.

 

   Nous questionnons - Non sur le mode mineur en raison de ce « grand âge » qui brasillait au loin, si loin que, jamais nous ne pensions arriver au port. Maintenant ce réel tremblant, cette chaloupe ballotée par les flots des incertitudes, nous y voici, sans possibilité aucune de retour. A quoi servirait-il de s’insurger contre son propre sort ? Serions-nous, quelque part, atteints de pouvoirs démiurgiques que nous pourrions utiliser à des fins d’inversion du temps ? Bien évidemment non et cette pensée de la vieillesse est à inscrire dans ce « comportement magique » de la petite enfance dont la résurgence n’est que le signe d’une régression de la lucidité ou bien de la tentative d’introduire de l’espoir là où le réel résiste et se cabre. Nous ne pouvons jamais être qu’à l’endroit et au temps où nous sommes et ceci, plus qu’un truisme, est l’accord du Soi avec le réel, ce qui est loin d’être une évidence et se traduit, le plus souvent, par une frustration, sinon un sentiment de révolte. Le mirifique « temps de nos vingt ans » est une romance depuis bien longtemps évanouie dans le creuset d’une mémoire infidèle, elle ne retient du passé que ce qui brille et éclaire, rejetant dans les ténèbres ce qui dérange et se donne à la manière sinon d’un échec, du moins dans le registre de l’accompli par défaut.

   Le problème de cet âge, c’est à coup sûr qu’il est le dernier, qu’il est le jeu ultime avant que la Mort ne vienne nous étreindre et nous embrasser de son souffle glacé. La seule chose qui nous sauve, provisoirement, c’est que nous ignorons la date précise de notre disparition (le terme de « disparition » n’est qu’un doux euphémisme qui tient la mort à distance, au moins sur le plan symbolique), ce qui nous sauve c’est le fait que, jusqu’à notre dernier souffle, nous sommes habités d’une incroyable certitude qui frise la paranoïa, persuadés d’être immortels. C’est un sentiment identique qui met à l’abri de tout renoncement lorsque, prenant le volant de notre voiture, nous effaçons de notre horizon toute possibilité d’’accident, croyant que cet événement est de l’ordre d’un pur imaginaire ou seulement destiné à un Autre que nous. Alors nous réjouissons-nous toujours de n’être nullement cet Autre promis à toutes les apories. C’est, en quelque manière, le seul moment où nous nous assurons en tant que soi-disant libres, alors que nous ne sommes que conditionnés, déterminés par cette essence humaine qui, décidemment, « n’en fait qu’à sa tête » Mon discours, parsemé ici et là de « lieux communs », ne fait que témoigner de ce Destin qui nous est commun et nous fait Hommes parmi les Hommes, Femmes parmi les Femmes, autrement dit des existences mortelles dont nous cherchons à nous exonérer le plus souvent possible, accomplissant notre marche vers le futur avec les yeux clos et l’âme au repos.

 

Inventaire de quelques questions relatives à la vieillesse

 

Pourquoi, lorsque nous pensons

 aux choses de ce monde-ci

sommes-nous toujours renvoyés à ce monde-là

qui est le lieu de la Métaphysique ?

Notre premier âge est-il encore en nous

et s’il l’est, pourquoi a-t-il tant de peine

à se manifester ?

« Philosopher, c’est apprendre à mourir »,

si Montaigne dit vrai

alors que devons-nous choisir,

de ne nullement philosopher ?

De toute manière, connaissons-nous

des Philosophes, le genre est si rare

en notre siècle qui ne doute guère de lui ?

L’horizon du projet,

quel est-il puisque cet horizon

se restreint « comme peau de chagrin » ? 

A qui, à quoi destiner

le peu d’optimisme qui nous reste ?

Notre problème n’est-il pas

d’avoir connu trop de Morts ? 

Ces derniers ne font que nous confirmer

dans notre fin prochaine.

Que sommes-nous devenus

pour les Autres :

un conseil éclairé ?

un témoin du passé ?

une narration sur le point

de s’éteindre ?

Que sommes-nous

nous qui questionnons ?

Et ne questionnons-nous

 gratuitement ?

Et ne questionnons-nous

au bord du vide

dont nous n’attendons

nulle réponse ?

Nulle réponse.

Notre dernière question

est Négation,

Sans doute faut-il

nous y résoudre ?

Le Silence est éternel

qui réclame son dû !

Interjection !

 

   * Incise littéraire - Autant terminer sur une note humoristique en convoquant un texte issu des « Caractères » de La bruyère - (De l’Homme), c’est le personnage d’Irène qui y est analysé avec la finesse habituelle de ce subtil auteur :

  

   « Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle lui ordonne de dîner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit. Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelque fois se servir de ses jambes pour marcher. Elle lui déclare que le vin lui est nuisible : l'oracle lui dit de boire de l'eau ; qu'elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète. »

   Ma vue s'affaiblit, dit Irène.

   - Prenez des lunettes, dit Esculape.

   - Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été.

   - C'est, dit le dieu, que vous vieillissez.

   - Mais quel moyen de guérir de cette langueur ?

   - Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule.

   - Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ! Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux, et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ?

   - Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? »

 

   En réalité ce que nous apprend La Bruyère, dans cette « fable » c’est que la question est tout simplement la question de qui-nous-sommes en tant que Mortels, autrement dit dans les limites de notre humaine condition. Et comme à toute fable se donne toujours une morale, ici, rejoignant Simon de Beauvoir, nous dirons qu’il nous met en garde de ne point chuter dans cette « morale de l’ambiguïté » (de la relativité) qui nous exilerait de notre état, nous ferait sortir de notre nature. A nous les Hommes, à nous les Femmes qui vivons sur terre, il nous est demandé d’y demeurer. De vivre au plein d’une pure immanence, de ne nullement la transgresser afin de devenir autres que nous ne sommes. Il est, chez tout individu, une tendance rédhibitoire qui consiste toujours à s‘escrimer à « franchir le Rubicon », à prêter allégeance à toute altérité qui nous exalterait et nous transporterait, en quelque manière, ailleurs que là où le Destin nous a remis notre part impartageable : chez le Roi pour le Serf, chez le Fortuné pour le Pauvre, chez le Beau pour le malheureux Quasimodo.

   Ce que dissimulent nos questions, la plupart du temps, sinon toujours, le motif d’une insatisfaction dont nous eussions voulu qu’elle devînt, par l’entremise d’un simple souhait, cet inaccessible auquel nous aspirons en secret, devenir Prophète en son pays, porter la bonne parole, amasser derrière soi la foule des Prétendants. Oui, c’est ainsi, être Homme, être Femme, non dans le cadre de quelque théorie, mais dans l’existence concrète de la quotidienneté, c’est toujours vouloir se déporter de soi, essayer de sortir de l’ombre, prétendre briller dans la lumière, tâcher de se situer au centre rayonnant de cette aura pareille au nimbe qui ourle la tête du Saint. Ce que nos questions angoissées, urgentes, qu’elles soient enfantines, adolescentes, de l’âge mûr, de l’extrême vieillesse, ce que nos interrogations donc manifestent, ce saut de nous-mêmes en direction de cette transcendance dont nous attendons qu’elle nous sauve de nous et nous remette dans un chemin de pure grâce. Pour le Croyant, auprès de son Dieu. Pour l’Esthète auprès de son Art. Pour le Politique auprès de son Événement. Pour le Savant auprès de son Savoir. Enfin, pour Tout-un-chacun dans cet Absolu dont il serait, en quelque manière, la figure terrestre, incarnée.

   C’est au simple motif que nous ne supportons que parfaits, inaltérables, dignes de question que nous posons et encore posons des QUESTIONS ! Mais que ceci n’effarouche personne. Outre que le questionnement n’est nullement un péché, il est bien plutôt l’auréole d’une vertu, la manifestation de l’étonnement, le fondement de la Sublime Philosophie. Comment, en ces temps de relativisme ambiant, d’idées toutes faites, de pensées en prêt-à-porter, de consciences se mesurant à l’aune de la quantité bien plutôt que de la qualité, en ces temps où les complots tiennent lieu de rationalité, où le Siècle des Lumières ne se donne plus que sous le sceau d’obscures délibérations, comment donc pourrions-nous faire l’économie de questionner ? Plutôt une « morale de l’ambiguïté » que pas de morale du tout ! Questionnons, peut-être notre seule liberté !

 

 

 

 

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5 janvier 2022 3 05 /01 /janvier /2022 10:28
L’être en son archaïque posture

Autoportrait

Huile/papier

Léa Ciari

 

***

 

   [Variation phénoménologique sur cette belle œuvre déjà abordée sous le titre : « Quelle est donc cette déshérence ». Sans doute des similitudes ou redites existeront-elles. L’article cité n’a nullement été relu avant que celui qui vous est proposé aujourd’hui ne soit commis. Merci d’avance pour votre indulgence.]

 

*

 

   C’est un bien étrange sentiment que celui d’être confronté à l’image d’une personne dont le visage a été occulté. Nous n’avons plus d’assise réelle, ni pour nous confronter à qui elle est en réalité, ni à qui nous sommes dans notre face à face avec l’Enigme. Car c’est bien de la plus haute Enigme dont il s’agit. Notre rencontre avec l’Autre ne s’accomplit jamais que sous le sceau d’une immédiate saisie dont ses yeux, sa bouche sont les essentielles polarités. Si l’Autre nous détermine en grande partie au motif que son regard nous vise, alors l’absence de ce dernier signifie que nous existons à peine, que nous n’arrivons à notre être que sur le mode d’une tragique incomplétude. Nous nous sentons dépossédés d’une grande partie de nous-mêmes, spoliés en quelque sorte d’une image que nous eussions souhaitée autrement accomplie, ourlée des mille et une grâces qui font de l’humain sa nature unique, non duplicable, une singularité parmi un peuple d’autres singularités. Donc, dans ce traitement partiel du visage, ce n’est seulement l’Artiste en son Autoportrait qui se donne sur le mode d’une privation, mais c’est bien nous (et conséquemment tous les Autres) qui vivons scotomisés, lobotomisés, sectionnés en quelque sorte dans notre prétention à vivre l’entièreté de qui nous sommes sans partage. Toujours le schéma humain fonctionne à titre de réciprocité. Je ne suis Moi que par l’Autre, l’Autre n’est Tel que par ma conscience qui le vise et le pose en tant que cet humain qu’il est, que chacun reconnaît en sa différence, en son unique présence.

   Pourtant nous souhaitons regarder, pourtant nous souhaitons fendre l’armure, traverser le fortin qui nous fait face et, de l’intérieur, en connaître la sublime splendeur. Car nous ne pouvons demeurer face à l’Autre dans le plus étrange des dénuements qui soit : le viser et n’en retirer qu’une impossible situation dialogique. Dans cette optique nous sommes tels ces « chiens de faïence » qui, faute de s’apercevoir, demeurent chacun en soi, comme derrière une vitre ou bien dissimulés sous une glaçure d’émail. C’est comme si rien de soi n’existait, que l’Autre n’était qu’une invraisemblable hypothèse, peut-être un mirage allumé par notre conscience, une hallucination trouant la margelle de notre esprit. Qui nous voyons ici est placée dans une étrange distance sans profondeur. Ce nul visage vient à nous et, en même temps, se réfugie dans la cire de son anonymat, un peu à la manière d’une représentation parcheminée du Musée Grévin. Venue au monde qui, en même temps, est venue sur le mode du retrait, de l’absence, manière de néantisation qui la concerne, elle cette figure, nous concerne par un simple effet d’écho. Si bien que nous sommes interpelés au plus profond de notre condition mortelle. Oui, « condition mortelle », finitude trouvant son tremplin à la hauteur de cette épiphanie tronquée. Ce visage, dont on attendrait qu’il fût plein, rayonnant, voici qu’il se donne en tant que résonnance du vide, en tant que douloureuse abstraction. Or, précisément, cette image traitée de façon contemporaine, ceci est une grande beauté bien plus proche de la rigueur du concept que de la mise en vue d’une simple effectuation plastique, une forme belle parmi tant d’autres, eh bien cette image se dépossède elle-même de son coefficient d’humanité et nous entraîne à sa suite dans le tissu serré et mortifère de l’aporie. Qu’un mannequin de Giorgio de Chirico soit pourvu d’une illisible tête, nous les humains en supportons la valeur artistique car nous comprenons aisément que le Surréalisme se dote d’une vue différente de la nôtre, d’essence logogriphique en quelque façon, ce qui veut dire que le Peintre nous propose de déchiffrer le rébus qu’il nous tend sous la figure d’une provocation.

 

 

L’être en son archaïque posture

Source : Toute La Culture

 

***

 

   Le plus souvent, l’Art, lorsqu’il se manifeste sous des formes inusitées est subversif.  Cependant l’homme n’est nullement un mannequin et la privation de son visage revient à l’amputer de la partie la plus visible, la plus donatrice de sens de son être, autrement dit il s’agit ici d’un revirement ontologique le reconduisant, en quelque sorte, aux premiers balbutiements de l’humain. Sans doute aux prémisses d’une humanité préhistorique. Bien évidemment, il n’y a nulle différence d’essence concernant le traitement du visage, qu’il s’agisse de l’œuvre de l’Artiste Italien ou de celle de Léa Ciari qui fait ici l’objet de notre méditation. Seulement ce qui est à saisir, c’est que l’étude « Autoportrait » sera conduite de manière radicale, comme si, en effet, elle ne faisait que refléter une réalité matérielle indépassable, différente, en son fond, de la simple valeur symbolique que nous pourrions attribuer à cette représentation. Arguons du fait que, si l’Artiste a pris le parti de biffer sa propre image, ceci ne résulte nullement d’un jeu gratuit mais que ceci interroge l’humain en de bien plus décisives profondeurs. Tout ce qui va suivre tout au long de cet article se livrera sous la teinte d’une tragédie affectant les Existants, dès l’instant où c’est la présence même de leur visage qui est remise en question, sinon reléguée dans les plus ombreuses oubliettes qui se puissent imaginer.

   Tout ici fait donc signe à l’aune de l’antécédence, tout ici se doit d’être interprété selon une genèse inversée, comme s’il s’agissait, depuis l’ici et maintenant, de rétrocéder en direction de quelque lieu originel, lequel contiendrait en son germe, d’actuelles postures existentielles dont, à l’évidence, nous serions totalement inconscients. C’est ainsi, le plus souvent nos yeux ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg, la dissimulée (bien plus importante), nous flottons au-dessus en toute insouciance. Sans doute cette marche en avant, les yeux levés au ciel, est-elle la seule qui nous soit, de toute éternité, allouée. Marcher tout en regardant ses pieds est aussi malcommode que semé d’embûches. Avançons dans la joie, il sera toujours temps de se morfondre sur les irrégularités du sol et les failles qu’il dissimule !

   Mais nous parlions de préhistoire et il s’agit maintenant de voir en quoi cette image nous reporte d’emblée au plus loin de l’esquisse humaine. Donc, à partir d’ici, il convient de faire chemin amont, de régresser et de passer de l’homme total, celui que nous connaissons aujourd’hui, dont le visage humain est totalement accompli, porteur des sens qui s’y attachent (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher), qui correspond à la forme la plus évoluée de l’espèce, pour aboutir à sa forme primitive  au sujet de laquelle nous faisons l’hypothèse que le primat du toucher excédait et annulait tout autre sens, les premiers balbutiements de l’humain se donnant à la manière d’une racine, d’un tubercule se confondant presque entièrement avec le sol donateur de vie. En quelque manière une existence terrestre, sinon terreuse, tous les prédicats attachés à la terre, à la glaise, à l’humus, au limon déterminant les linéaments au gré desquels l’homme commençait à se détacher de la matière sans en différer foncièrement. Roc biologique, chair confondue avec l’élément tellurique, encore habité de la sourde rumeur de la lave, des effusions des lapillis, du jet des bombes ignées, des soubresauts d’un chaos ne parvenant encore à s’organiser en cosmos. Âge où le Préhistorique se confond presque avec le Géologique, tout ceci logé en une brume si lointaine que rien de sûr ne paraît, que l’indifférenciation des choses est le lot commun de ce qui vient à l’être.

   Une brève incursion dans la genèse humaine prétendra approfondir cette thèse. Chez Sapiens sapiens, déjà versé dans les premières manifestations de l’art, c’est la totalité des sens qui est mise en œuvre afin qu’un monde s’ouvre et parle le langage qu’on attend de lui. Chez Sapiens, c’est surtout la fonction ustensilaire qui est développée, laquelle nécessite aussi une synthèse des sens mais plus proche d’une praxis, moins intellective. Chez Erectus s’hypostasie encore la fonction de l’esprit pour devenir usage premier dont naissent la maîtrise du feu, les prémisses du langage. Chez Habilis, un degré est encore franchi en direction de l’élémentaire puisque la parole n’existe pas encore et que l’outil est à son âge le plus rudimentaire. Enfin chez Australopithèque, dont le nom signifie « singe du Sud », la fonction humaine est si réduite qu’elle rejoint l’instinctuel animal, le presque végétatif, dont les manifestations essentielles sont des pratiques entièrement gestuelles, locomotion, mimiques, éructations pré-langagières. C’est un peu comme si cet homme archaïque pouvait servir de schéma introductif à l’étude d’une posture humaine dépourvue de visage, la dimension strictement tactile constituant la seule voie d’accès au monde. Et, afin de souligner l’étrangeté de cette figure en laquelle est biffé le lieu humain de son épiphanie, nous la nommerons, provisoirement, sous des mots d’origine étrangère, la distance avec le phénomène s’accroissant au motif de cette nomination : en italien « senza volto », en espagnol « sin rostro », en anglais « without a face », en allemand « ohne gesicht », enfin en grec «chorís prósopo,  χωρίς πρόσωπο ». « Moi, j'ai dit « bizarre, bizarre... comme c'est étrange ! », comment trouver mieux que la réplique célèbre de Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné ? Oui, sentiment « d’inquiétante étrangeté » que de percevoir cela même qui se donne comme l’inconcevable, l’inimaginable, une femme, un homme sans visage.

   A la réflexion, toute posture interprétative du monde pourrait-elle, sans doute, reproduire cette genèse de l’évolution humaine, ce qui revient à dire que tout paradigme du connaître, reporté à son horizon sensoriel, franchirait ces étapes, depuis la simple tournure tactile-gestuelle (la plus primitive),  pour aboutir à la pure intellection symbolisée par la saisie visuelle (art perceptif par excellence), en passant par tous les degrés qui se situent entre ces deux pôles, à savoir les différentes captures médianes que constituent odorat, goût, ouïe. Ceci ne saurait en aucun cas constituer une pétition de principe mais le factuel, l’empirique paraissent attribuer à chaque sens une position bien particulière. Donc ici nous confirmons bien cette hypothèse d’une gradation croissante de la sphère perceptive dont

 

le premier degré serait le Toucher,

le second le Goût,

le troisième l’Odorat,

le quatrième l’Ouïe,

le cinquième et dernier

dans l’ordre de l’élaboration, la Vue.

  

   Mais nous souhaiterions rendre cette thèse plus visible en faisant appel à l’expérience perceptive concrète, quotidienne ou bien parfois plus singulière, évoquant ci-après la relation de Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire. Dès lors il s’agit de savoir quels sont les degrés de phénoménalité qui se donnent sous une telle visée. Nous reprendrons donc le schéma d’une approche progressive, débutant par une saisie grâce au toucher pour terminer par cette même saisie au gré de la vision.

 

L’être en son archaïque posture

La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus

   Le toucher

 

   Imaginons Cézanne qui, depuis la Carrière de Bibemus, observe la Sainte-Victoire. Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que, chez ce sensitif, cet introverti, cet homme attiré en quelque manière par une solitude proche d’un érémétisme, le réel, la nature se présentent à lui d’une façon que nous pourrions qualifier d’instinctuelle, de donné immédiat dans sa forme la plus brute, la plus rudimentaire. Ce que vient confirmer le mot d’Auguste Renoir : « Cézanne ressemblait à un hérisson. Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure… » Ce que Cézanne confirme lui-même dans cette étonnante auto-confession : « Je suis le primitif d'un art nouveau. ». C’est donc sur le mode de la primitivité que le monde s’annonce et se révèle dans toute l’ampleur de son originelle sauvagerie. Donc, depuis Bibemus, ce que Cézanne perçoit tout d’abord, c’est la dimension chaotique, désordonnée, plurielle, luxuriante, polyphonique de ce paysage grandiose qui le questionne tant en son fond quasiment irreprésentable. Le surgisement est toujours tissé de cette structure complexe, fourmillante, foisonnante à tel point que le regard qui s’y porte est comme désarçonné par cette surprenante profusion. C’est au corps propre de Cézanne que la Montagne s’annonce telle cette haute surrection, cette manifestation géologique montant des assises infinies du temps. En réalité, c’est moins la Montagne en tant que telle qui se présente au premier abord mais bien la perspective infiniment déroutante de cet excès de la Phusis en son bouillonnement interne, en son fond animé de pulsations et de convulsions, ce socle dont tout provient et où tout retourne dans un immémorial mouvement de revirement à soi des choses. Sainte-Victoire, c’est en un premier temps pour le Peintre, une irisation sur sa peau, un fourmillement dans le massif même de sa chair, un long écoulement à même son sang, un souffle gonflant ses alvéoles, une impatience formelle s’allumant sur la margelle de son esprit. Dans un premier geste de préhension, la Montagne ne fait signe qu’à partir de sa terre, de ses rochers, de ses arbres quasiment minéraux, de ses nuages tels de gros tampons d’ouate, de ses maisons pareilles à de grossiers jouets de bois. Tout se présente dans la pure matérialité, ce langage de la Nature qui est comme sa vibrante anatomie. Une chair contre une autre.

 

    Le Goûter

  

   Mais Cézanne, dans sa genèse de Peintre, ne saurait demeurer dans ce constat somme toute primaire qui constitue bien vite une limitation à l’acte de peindre tel qu’il doit se présenter. Il faut plus de légèreté. Il faut plus de hauteur. Alors, en un second temps, Cézanne ne peut que « goûter » le paysage qui lui fait face. Bien évidemment ce goûter ne sera nullement d’origine gustative au sens strict,  mais bien plutôt d’essence plastique et sensuellle. Mais ici, il nous faut recourir aux analogies avec la sphère des saveurs, faute de quoi le « goûter » n’aurait plus aucun sens. Cézanne goûte la lumière du ciel telle une mousse aérienne, tout en douceur. Il goûte la Montagne en sa consistance plus étoffée, comme un aliment qui résiste sour la dent, un genre de granité dont il faut écraser les grains afin d’en libérer le suc interne. Il goûte la densité de l’habitat semblable à la texture d’une chair. Il goûte les frondaisons des arbres, comme il le ferait d’un biscuit délicat rehaussé de pistache.

  

     Le sentir

  

    En un troisième temps, ce sont les fragrances musquées, épicées de la Provence qui se montrent, lesquelles ne sont nullement dissociables de l’expérience cézanienne du terroir. L’homme est profondément enraciné dans son sol, il en constitue un naturel prolongement, une sorte d’excroissance qui ne peut que témoigner de l’origine de son fondement. Les senteurs d’ici sont comme des marqueurs de ce sol à la forte personnalité. Tout Peintre digne de ce nom ne peut qu’en porter les emblèmes gravés au sein même de qui il est, ces marqueurs qui, dès qu’ils sont traduits en peinture, assurent la liaision du réel (cette Montagne de rochers), et de la figuration artistique (cette œuvre intitulée « La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus »). De la Montagne réelle à la Montagne symbolique, c’est l’Artiste qui a assuré la médiation, transportant les fragarnces du terroir au sein même de la toile, lui attribuant une manière d’ambiance olfactive au gré de laquelle elle rayonne et se rattache à son socle primitif. Chaque touche de peinture sera l’évocation d’un motif végétal. Initier le jeu des correspondances baudelairiennes devient ici une nécessité. La vue depuis Bibémus se déclinera selon une palette riche mais limitée cependant. Le bleu-parme du ciel reflètera les délicates cynoglosses de Crète ; le bleu à peine affirmé de la Montagne appellera la délicatesse du lys de Saint-Bruno ; les ramures des pins se confondront avec les touffes claires du fumana vulgaire ; le jaune du sol évoquera les tapis de pastel des teinturiers ; l’orangé du crépi des maisons fera penser aux pistils des crocus bigarrés. Une erreur serait de croire cette description gratuite, seulement liée au plaisir de l’évocation. Non, chaque coup de pinceau du natif d’Aix-en-Provence pose effectivement sur la toile ces fleurs, ces végétaux dont la subtile fragrance se laisse approcher pour qui porte à l’œuvre un regard attentif. Un terrien qui peint, jamais ne peut se dissocier du lieu de sa provenance. Bien plus, peindre est un acte d’immersion dans cette terre qui vous avu naître et n’attend que votre retour.

 

   L’Entendre

 

   Et l’ouïe ne saurait s’absenter de cet inventaire du réel. Face à la Sainte-Victoire, face à son énigme qui est tout autant énigme de l’art, Cézanne est à l’écoute de « sa Montagne », il n’en veut rien perdre, la posséder jusqu’en son intime. Ce que les sens évoqués précédemment, lui donnaient en mode restreint (le toucher à même sa chair, le goût en une saisie purement intérieure, le sentir dans un environnement immédiat), voici que l’ouïe élargit tout, s’ouvre et annonce déjà la merveilleuse amplitude du voir.

   Il faut demeurer là, dans sa conque de chair et la laisser s’imprégner de toute cette musicalité, de ce rythme qui surgissent de partout et disent un peu de la symphonie du monde. Attentif au ciel, c’est déjà le vent qui s’y imprime, le majestueux Mistral et c’est bien sûr la crète de la Montagne mais c’est aussi le couloir de la Vallée du Rhône, la vaste plaine caillouteuse de la Crau, mais c’est aussi, sur son flanc occidental, les bourrasques et les colères de la Tramontane. Et les vents dialoguent entre eux et c’est la Rose entière des Vents qui se laisse entendre avec le Grec , le Levant, le Sirocco, le Marin et tous les flux de la terre en un unique lieu assemblés. Il faut se laisser surprendre par toute cette poésie venteuse, en éprouver le ruissellement sur la surface de la peau.

   Puis se rendre disponible aux arbres, écouter la chute des pignes de pin sur le sol durci de chaleur. Alors la touche sera vive, colorée, appliquée en un seul geste de la main. Ecouter la vie de la Sainte-Victoire, ses contractions sous le froid, sa dilatation sous les coups de boutoir du soleil, écouter ses flancs lissés de lumière et le pinceau glissera, léger, avec sa teinte d’aquarelle. Ecouter encore les craquements des vieilles maisons, discerner leur fusion harmonieuse, à peine un chant levé plus haut que le brin d’herbe, et un jaune-orangé glissera parmi les notes du paysage, sans en troubler aucune, un simple écoulement si discret, il faut tendre l’oreille. Ecouter les cigales cymbaliser un peu partout, comme si elles étaient un trait d’union entre les choses, une manifestation particulière de ce beau pays d’Aix. Nul doute que Cézanne ait été un auditeur attentif de ce qui était posé devant lui, dont il devait rendre compte avec ses huiles, ses lavis. Ecouter veut aussi dire être en entente avec les choses, les laisser se manifester à la hauteur de leur présence. Chaque bruit de la Sainte-Victoire était disséqué, puis posé sur la toile qui vibrait et résonnait, vibrant témoignage de cette vie ici réelle, tangible, infiniment tangible.

 

   Le Voir

 

   C’est vraiment à partir d’ici que tout se dénoue, que tout s’organise, que ce qui était séparé conflue, que le divers se donne en mode assemblé. Si, d’une chose, nous pouvons tout dire, c’est bien au motif que la parole prend assise sur le voir, ce même voir qui synthétise tous les percepts fragmentaires qui le précèdent et l’annoncent. Si une chose telle une poterie en terre cuite se manifeste selon sa totalité, c’est bien parce que son toucher lisse ou rugueux, son goût fade si nous y portons nos lèvres pour une libation, son sentir vernissé de glaise durcie au feu, le son qu’elle produit quand on martèle ses flancs, donc tous ses prédicats perceptuels se trouvent reliés d’une manière cohérente par la vue que nous lui adressons. Un aveugle de naissance éprouve certes, au fond de soi, des sensations qui lui sont particulières mais jamais sa vue ne peut lui confirmer la particularité intime des choses. Voir c’est confirmer le réel, lui donner ses assises les plus sûres. Toutes les qualités que nous attribuaons à la chose ont nécessairement besoin d’être mises en perspective selon la lumière du regard. De tel objet dont quelqu’un vous dirait qu’il est granuleux, il y a fort à parier que vous ne pourriez faire l’économie d’un regard porté en sa direction. Ne le verriez-vous nullement et il resterait privé de ce primat essentiel de la vision qui l’accomplit en son être. Vous auriez alors l’impression d’un objet partiel dissimulant à vos yeux l’essentiel de son essence. Nous sommes pareils à des explorateurs du Grand Nord, nous ne voulons pas seulement voir la partie visible de l’iceberg, mais percer le secret de sa partie invisible.

    Mais après ces quelques considérations abstraites, revenons à Cézanne et à « sa Montagne ». Bien évidemment, pour la commodité de l’exposé, nous avons livré les explorations sensorielles les unes après les autres, alors que, dans le réel, c’est bien d’un acte de préhension simultané dont il s’agit.

    Comme il le disait lui-même, il s’agissait essentiellement de peindre « sur le motif ». La phrase qui suit, tirée d’un commentaire de France-Culture, en résume parfaitement le caractère :

   « C'est que, Cézanne aimait traquer sa "petite sensation" en allant en plein air, "sur le motif", regarder au fond des yeux les lieux et les paysages, se mesurer à des arbres hiératiques et à d'anguleux rochers rouges, à la recherche – dit-on – de l'origine du monde ! »

   Oui, c’est bien à cette quête étrange de « l’origine du monde » que se livre le Peintre des « Grandes Baigneuses ». Et cette mystérieuse origine, c’est avec les yeux, préférentiellement, qu’il veut y accéder.

   Voyant à la manière de Rimbaud, « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », Cézanne doit se doter d’une vision qui fore le réel en  sa plus grande profondeur, en déploie toute la puissance de manifestation. Devant la Sainte-Victoire, devant la toile blanche, c’est bien la mutité qui doit être dépassée, c’est bien le Poème en sa plus somptueuse épiphanie qui doit se montrer et dire l’origine des choses, leur essence impartageable. Regard scrutateur s’il en est, lequel ne saurait se contenter de la surface des choses, de l’éclat trompeur de leur vernis. Aller au fond des choses, à la racine de leur être.

 

Alors toucher ne suffit plus.

Alors gouter ne suffit plus.

Alors sentir ne suffit plus.

Alors entendre ne suffit plus.

  

   Ces approches sont trop parcellaires, fractionnées. Le toucher est trop local, le goûter un sentiment trop interne, le sentir trop limité à un environnement proche, l’entendre trop soudé au présent en son instantanéité. Il faut arriver aux choses avec tout le souci qu’elles méritent. Il faut arriver sur le ton du surgissement. Il faut désoperculer, désensabler, exhumer, créer les conditions de la germination, faire se lever les épis, broyer les grains, obtenir le beau froment et le disperser à tous les  vents de la conscience, faire rougeoyer l’intellect, multiplier la sensation, déflorer chaque pouce carré de toile et y inscrire l’arc-en-ciel du monde, il est cette immense faveur en attente d’être.

   Que fait la Sainte-Victoire en tout ceci ? Rien d’autre que de déployer son être, de le laisser vacant, à disposition du Peintre qui en sera réellement, tangiblement, illuminé de l’intérieur. Ce sont des gouttes de sève, de résine blanche qui couleront dans ses veines. Ce sont des feux qui s’allumeront dans la nasse de sa chair. Ce sont des tellurismes internes qui le conduiront sur le bord d’une extase et peut-être même au-delà, dans la contrée de l’Art, cette nature de haute venue que ne peuvent connaître que les Artistes  au plein de leur création, que les Voyeurs de l’oeuvre  dans la sublimité qui les atteint en plein cœur et les rend meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été.

   Le regard du Provençal est fasciné, en proie à la plus étrange des chorégraphies qui se puisse imaginer. Le pinceau est libre de soi, il court sur la toile, pose ici un bleu tiffany affirmé, là un bleu céleste plus léger ; ici un jaune aurore lumineux, puis un jaune maïs plus ombreux ; puis un rouge-oange qui vibre dans la discrétion, un nacarat proche de la chair ; plus loin un vert sauge, un vert amande pareil à un poudroiement. Alors ici, dans la joie plurielle de l’apparition, comment ne pas évoquer la formule si juste :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » 

 

   Ici, il n’y aurait presque rien à rjouter tant cette pensée accomplit, en une seule phrase, le destin de toute création. De la Couleur à la Forme, c’est-à-dire à ce qui fait phénomène dans sa plus haute Vérité, nulle distance, un simple et continu écoulement de la couleur en son autre, la forme qui, maintenant a renoncé à toute altérité pour connaître un unique destin. La couleur est forme en son immédiate venue sur la plaine du subjectile. « Peindre sur le motif », dès lors veut dire « peindre le motif » , peindre la Sainte-Victoire en sa pure beauté d’immédiate présence, peindre ce ciel, ces arbres, ces maisons, ce sol et les donner en tant que ce qu’ils sont : des êtres vivants qui nous font face, qui attendent d’être reconnus et portés à leur entière exposition, un ouvert sans retrait qui ne dissimule rien, la Nature en sa généreuse donation, l’être-à-découvert. Maintenant, décrire la Sainte-Victoire ne servirait à rien. Il lui suffit de se manifester de soi en sa plus effective parution.

   Le moment est venu de faire retour à l’Autoportrait de Léa Ciari, de lui proposer, en une manière d’écho, un Autoportrait de Cézanne auquel nous aurons fait subir le même traitement plastique, à savoir effacer de son visage tout trait qui pourrait le donner en tant que réel. Geste iconoclaste, certes, mais indispensable si nous voulons poursuivre la monstration d’une biffure dont le contenu est plein de sens.

 

L’être en son archaïque posture

Portrait retouché à des fins d’illustration de la thèse

   Ce que nous voudrions exposer, à ce point de l’article, l’idée selon laquelle l’Artiste contemporaine nous inviterait à faire l’expérience du primitivisme, de l’archaïsme, comme si le double regard porté sur l’œuvre, la sienne en l’occurrence, mais aussi l’épreuve retouchée de l’Autoportrait de Cézanne , nécessitait qu’une genèse de l’humain fût à anouveau accomplie, depuis les premiers balbutiements de l’Australopithèque jusqu’aux sophistifications du Sapiens sapiens, en passant par les étapes intermédiaires de l’Habilis, de l’Erectus, du Sapiens. Et, comme il a été longuement expliqué précédemment, à cette nouvelle posture progressive de l’humain en ses habiletés perceptives correspondraient les degrés successifs du Toucher, du Goût, de l’Odorat, de l’Ouïe, de la Vue. La station la plus essentielle se donnant sous la forme d’une longue immersion dans la mangrove anthropologique élémentaire, rudimentaire, comme si le simple et  l’inachevé, l’à peine émergé des brumes et des convulsions du chaos, constituaient le socle nécessaire, inévitable, à partir duquel toute œuvre humaine, et singulièrement la création artistique, s’abreuveraient, alors même que l’origine en demeurerait dissimulée.

   Pour cette raison, nous croyons volontiers que le tropisme cézanien, « le primitif d’un art nouveau », le mettait en contact direct avec cette Nature qui l’appelait comme l’un des siens.  Nous croyons que la sauvagerie foncière de la Phusis, son désordre constitutif, sa sourde immanence, son fond indéterminé d’obscurité native, ses plis abyssaux, son langage convulsif, ses forces indomptées, tout ceci se donnait dans l’entièreté de la manifestation de la Sainte-Victoire, se répercutant, par un simple phénomène d’osmose, dans la quête de sensations brutes dont l’Aixois faisait sa provende quotidienne,  brodant « sur le motif » les plus belles toiles qui se pouvaient imaginer. Un « art nouveau » devait en émerger dont on connaît aujourd’hui la fortune. Toute œuvre contemporaine est nécessairement traversée par cet archaïsme, animée, de l’intérieur, agitée des tellurismes de la Montagne, fondée sur les intuitions cézaniennes.

L’être en son archaïque posture

« La Carrière de Bibémus »

Source : Wikipédia

 

***

 

   Sans doute l’un des tableaux les plus significatifs qui puisse appuyer notre thèse en faveur du primitivisme, est-il constitué par cette œuvre d’une très grande beauté « La Carrière de Bibémus ». En elle convergent toutes les énergies, non seulement des créations  de Cézanne, mais aussi le destin de l’Art, singulièrement du Cubisme, lequel en sa période analytique paraît vouloir reproduire les désordres initiaux du vivant, l’interpénétration réciproque des plans, la confusion des formes, leur foisonnenent faisant signe en direction de ce Toucher instinctif, sauvage, primordial qui structure tous les êtres du monde en leur laborieuse parturition. Nous, les hommes debout, si fiers de notre allure si élégante, reposons sur une structure limbique-reptilienne qui, parfois, traverse la masse grise de notre cortex avec les conséquences que l’on sait. Ces signes sont le pendant des sourds tellurismes qui courent à bas bruit sous les flancs de la Sainte-Victoire, que le génial Cézanne sut si bien mettre en couleurs. Alors, avec lui nous redisons :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

 

***

 

 

Ci-après quelques tableaux en tant que repères visuels

De ce qui a étét précédemment conceptualisé

L’être en son archaïque posture

***

 

 

 

Phénomènes selon l’ESPACE  (Du Proximal au Distal)

 

   TOUCHER ce qui est sous la main

   GOÛTER dans les limites du corps propre

   SENTIR ce qui se donne dans une proximité relative

   ENTENDRE bien au-delà du corps propre

   VOIR en une synthèse largement ouverte

Phénomènes selon le TEMPS (Immédiat/Différé)

 

   TOUCHER dans le présent

   GOÛTER  se souvenir d’un goût récent

   SENTIR  ramener à soi une fragrance déjà ancienne

   ENTENDRE  une comptine du temps de l’enfance

   VOIR  imaginer ce qu’est le temps présent, ce qui a été, ce qui va advenir

 

 

***

 

Phénomènes selon la PARTIE el le TOUT

 

   TOUCHER le site de son propre corps

   GOÛTER ce fruit cueilli dans l’arbre

   SENTIR ce bouquet de roses du jardin

   ENTENDRE ces voix parmi le vaste concert du monde

   VOIR la totalité de ce qui nous échoit dans l’espace d’un regard : vastitude sans   

   fin

 

***

 

Phénomènes selon le PARTICULIER et l’UNIVERSEL

 

   TOUCHER cet objet qui vient à moi en tant que singulier

   GOÛTER cette saveur qui joue avec d’autres saveurs

   SENTIR un arôme partagé par beaucoup

   ENTENDRE la globalité  approchée des discours humains

   VOIR bien au-delà de soi jusqu’à ce qui se donne tel l’infini, cet horizon puis

   tel autre, puis tel autre

 

***

 

Phénomènes selon l’ouverture de la CONSCIENCE cézanienne du monde

 

   Dans l’orbe du TOUCHER - Corps à corps du Peintre avec la dimension abrupte, profondément terrestre, matérielle, refermée de la Montagne. Dimension uniquement monadique, correspondant à une simple germination interne. La vue est encore sur le mode mineur de la pré-éclosion, immersion dans le paysage jusqu’à s’y fondre totalement.

  

    Dans l’orbe du GOÛTER - Une rumeur sur les papilles. Un goût dont le Peintre ne connait pas encore la provenance, mais dont il éprouve la souplesse d’un premier dépliement. Germination initiale qui devient hampe florale mais non encore pourvue de fleurs. Simplement une élévation, un début d’ouverture à ce qui s’annonce.

  

   Dans l’orbe du SENTIR - Ce que le goût annonçait, le sentir artistique en déploie la douce fragrance. Sentir, dès lors, c’est se sentir vivant en tant qu’Artiste, autrement dit occuper le centre d’une conscience qui va témoigner par couleurs médiatrices de l’une des formes du monde dont il faut témoigner avec amour, prémisses d’une passion qui couve sous la cendre. Le bourgeon se déclôt dans la sérénité, les feuilles dessinent les contours de la fleur en attente de sa parution.

  

   Dans l’orbe de l’ENTENDRE - La conscience qui n’était au départ que conscience de soi, voici qu’elle devient conscience de cette altérité dont, du reste, le Peintre n’attend nul éparpillement  car alors l’œuvre lui échapperait et sa singularité se dissoudrait dans les mailles du réel. Non, la conscience cézanienne se sustente de tous ces sons, de cette manière de symphonie provençale qui le nourrit et que, par un juste retour, il sublime au gré des touches posées par son pinceau. Une conscience, l’humaine,  rencontre l’autre, l’objectale,  et un mutuel nourrissage s’ensuit dont chacune s’accroît, prestige infini de l’Art en sa généreuse donation. Maintenant la floraison a lieu, maintenant se déploie la corolle à la manière du Tournesol vangoghien, un vertige s’empare des sens qui sont portés à leur plénitude. Sans doute serait-il exagéré de parler d’extase mais ce qui est sûr c’est que Cézanne, peignant la Sainte-Victoire, dans le feu de la création, est déporté de son être qui plane en quelque endroit mystérieux, une cimaise qui ne se peut quitter qu’à regret.

  

   Dans l’orbe du VOIR - Le travail lent et progressif des sens, voici qu’il trouve son couronnement dans la totale adhésion - peut-être d’adhérence -, à ce qui le constitue en propre dans l’acte de peindre, lequel  est le motif ultime au gré duquel la Montagne culmine à des hauteurs tout à fait spirituelles, moins de corps, plus d’esprit, et c’est bien une sorte d’apothéose, d’éblouissement qui font effraction au sein de la conscience et la dilate aux limites mêmes du monde. S’agit-il de son Origine selon les souhaits du Peintre ? Seul lui-même était en mesure d’en apprécier la vastitude. Oui, vastitude assurément. L’on n’est pas soi-même l’aurore d’une « art nouveau » sans que soit atteinte cette dimension. Surrection, tout en hut de l’éther, de ce qui ne se donne jamais qu’une fois : ce chef-d’œuvre qui hante en secret toute conscience d’Artiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 décembre 2021 3 29 /12 /décembre /2021 09:18
Survenue d’un Nouveau Monde

 

   Depuis longtemps, sans doute depuis la nuit des temps, des prophètes de malheur annonçaient la fin du monde, anticipant, avec de sombres imprécations dans la voix, les pires malédictions destinées au genre humain. Ces ombrageux aruspices promettaient la fin la plus tragique aux Existants, au simple motif que, dans leur désinvolture coutumière, ils avaient consciencieusement scié la branche sur laquelle ils étaient assis, sans bien se rendre compte du fait que tout acte délictueux comportait nécessairement sa part d’imprescriptible dette : une vie vouée aux affres du dénuement ; l’accomplissement d’un long chemin de croix ; la rédemption des péchés dans quelque anonyme sépulcre dont nul ne connaissait les règles quasi monastiques, y pénétrer consistait tout simplement à remettre son âme entre les doigts ardents du Diable.

   Cependant, comme toujours, la réalité était bien autre et nulle vision d’apocalypse n'habitait les yeux des Impétrants, lesquels prétendaient bâtir un Nouveau Monde dont ils espéraient qu’il échapperait aux prédictions de cette funeste eschatologie. Ce qu’il y avait de bien dans tout ceci, dans cette vision d’une Ere Nouvelle, c’était qu’il n’était nul besoin, pour les humains, d’en déterminer la forme : tout se levait de soi dans une belle et inhabituelle lumière aurorale. Tout surgissait de l’ancien, faisait peau neuve, tel le reptile après la métamorphose de l’exuvie. Les Nouveaux Venus s’inquiétaient-ils de cette brusque survenue d’un état inusité, s’étonnaient-ils de percevoir des paroles inouïes, étaient-ils troublés de découvrir des paysages surprenants ? Non, en vérité, il semblait bien que ce Nouveau Monde fût agrémenté de tous les prodiges possibles.

   Il est habituel au comportement humain de s’empresser d’accepter tout ce qui flatte leur ego, repoussant dans les marges, le gênant, l’indocile, l’inflexible. A première vue, selon la belle expression de Leibniz, “Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ”, cette belle devise ils eussent pu la faire leur sans nulle arrière-pensée, le Jour Nouveau se levait dans une gloire de lumière, les oiseaux chantaient et pullulaient dans les arbres, les jarres vernissées débordaient d’une généreuse ambroisie. Dès lors, l’on pouvait en toute confiance lever les yeux au ciel, se détacher des lourdeurs de la glaise, flotter en soi comme la feuille légère sur les ailes du zéphyr.

   Puisqu’un Nouveau Monde s’annonçait, on se devait de l’accueillir dans la joie et jeter aux orties tout ce qui eût pu en différer la venue, en atténuer l’éclat. Donc, un soir pareil aux autres, les Humains s’étaient-ils endormis sur leurs nattes de tissu, couchés en chien de fusil, en boule, étendus de tout leur long, pliés dans les nasses ouatées de leurs rêves et ces mêmes Humains s’étaient-ils réveillés, dans l’aube qui suivait, avec une drôle d’impression logée au sein même de leur corps. Ils se sentaient plus légers, musicalement accompagnés, des refrains de cristal tintaient tout contre le pavé de leurs têtes. Jamais, au grand jamais, ils n’avaient été saisis d’une si belle humeur, si bien que leurs abris se fussent effondrés sans qu’ils en tinssent rigueur, ni à leur constructeur, ni aux manigances d’un destin s’annonçant sous de vénéneux auspices. Non, la venue à soi du monde se faisait identique au dépliement d’écume d’une corolle et nul ne se souciait de l’heure qui viendrait, de la seconde qui s’effriterait dans l’immense sablier du temps. C’était plutôt la sensation de la goutte d’eau suspendue tout en haut d’une clepsydre, laquelle s’inquiétait de ne la faire chuter qu’au motif du contentement de ceux qui en observaient le lent et appliqué écoulement.

   Mais, afin que le Lecteur, la Lectrice ne s’impatientent de tout ce long préambule, qu’il nous soit permis, maintenant, de proposer quelques vues de ce Nouveau Monde en ses plus belles déclinaisons. Bien évidemment, les sceptiques, ceux dont le doute est chevillé à l’âme, les pessimistes, ceux que les fables n’intéressent nullement, ceux pour qui les mythes ne sont que des inventions d’esprits fatigués, ceux qui ressentent la poésie comme une simple bluette, ceux enfin qui jugent le Romantisme parfaitement anachronique, toux ceux-ci et quelques autres encore pourront se dispenser d’entrer plus avant dans cette manière d’aimable comptine pour enfants, ce Nouveau Monde ne sera pour eux, non seulement une gentille utopie, mais une invention imaginaire, un simple miroir aux alouettes. Mais laissons les sceptiques à leur scepticisme !

  

Nouveau Monde et Paris

 

  

   Oui, c’est peut-être à Paris que la métamorphose de l’Ancien Monde en Nouveau est la plus étonnante, la plus aboutie, comme si le microcosme de la Capitale reflétait à lui seul l’image de nouveaux espaces, disait l’échelle illimitée d’une nouvelle dimension du temps. Mais il nous faut maintenant visiter et nous laisser porter par le charme irrésistible de la nouveauté.

   La Place Saint-André des Arts est devenue Place des Peintres et des Sculpteurs. Pas une once de terrain qui ne soit recouverte d’une œuvre. Pas un seul platane qui n’arbore fièrement, dans ses larges ramures, dans la rigueur de son tronc, l’éclat d’une sculpture, le classicisme d’un bas-relief.  Pas une terrasse de café qui ne soit le prétexte à exhiber un dessin, une eau-forte, un lavis. Bien sûr, des Visiteurs Nouveaux déambulent au hasard des rues, puis confluent sur la Place. Chacun veut voir l’Art en sa plus effective réalité. Chacun veut emplir ses poumons de la brise légère d’une aquarelle, chacun veut sentir, tout contre sa peau, le velouté d’une huile, la généreuse rugosité d’un collage, humer l’odeur d’une encre, palper la consistance d’un pigment. C’est un peu comme si l’air lui-même était tissé de façon artistique, comme si l’on en sentait les souples arabesques, les pleins et les déliés, toute une typographie, une sémiologie parlant aux Visiteurs la belle langue des signes.

   Mais écartez-vous légèrement, regardez donc au-dessus de mon épaule. Oui, tout comme moi vous êtes émus de voir de si près « Le Printemps » de Giuseppe Arcimboldo, d’en détailler la belle chromatique, de sentir, venant à vous, le luxe inouï de ces fleurs, leur épanouissement, leur subtile présence. Vous sentez, mais réellement, en une manière d’incarnation, les effluves discrets de l’églantine, la douceur des pâquerettes, la note plus affirmée des marguerites, l’odeur un peu fade, antiquaire, des roses. Et cette courge à la belle teinte qui oscille de gomme-gute à mandarine, elle tient, pour vous, le langage de la plénitude, de la chair venue au terme de son éclosion. Oui, c’est vraiment un genre de « miracle » que l’art, ainsi figuré, descende soudain de sa cimaise, se mêle à la lumière du jour, rejoigne le clair souci des Passants, ouvre pour eux les portes qui, jusqu’ici celées, leur interdisaient d’avoir accès à ceci même qui est essentiel pour l’homme : connaître la Vérité en sa plus juste mesure. Jamais l’art ne triche. Toujours l’art se donne en tant que cet objet fabuleux qui vous offre le plus précieux de son être. Il suffit de s’y disposer soi-même, de se constituer selon la forme d’une amphore en attente du précieux liquide qui va s’y déposer et en illuminer les flancs de l’intérieur.

   Le geste de réception de l’art consiste en son accueil, le dépliement d’une sérénité, l’attente heureuse. Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif soutenu autant de temps que l’œuvre est présente et au-delà, lorsque, absente, elle nous convoque à la belle fête de la réminiscence. C’est toujours dans le germe de soi qu’il faut réactualiser l’émotion première, la prolonger peut-être selon les beaux motifs du concept, en porter au loin l’efflorescence aussi longtemps que dure le désir de s’accomplir selon la loi de son essence humaine, laquelle est de comprendre le monde jusqu’en ses plus infimes donations. Seule la compréhension de ce qui est, est à même de nous combler. Elle seule nous exonère d’une terrible cécité, laquelle ne peut, selon sa nature, que nous conduire à l’abîme.

   Mais, ici, il faut avoir de plus légères pensées. Mais ici, il faut voir et encore voir, inonder son regard de la plus bienfaisante des pluies. Nulle rivière de larmes, cependant, nul sanglot retenu au profond de l’isthme de la gorge. Au contraire, le ruissellement d’une pluie bénéfique, le versement d’une eau lustrale qui nous portera au-devant de nous, au seuil de cette reconnaissance d’une altérité qui assure notre complétude et nous dispose à l’effectif rayonnement de qui-nous-sommes en propre.  Des nomades en quête d’un lieu où faire s’abreuver leur troupeau, d’une halte où trouver repos et arrimer son destin à la courbe de la dune, au bourgeonnent vert de l’oasis, loin là-bas, au titre de la distance, mais près au motif de la calme certitude qui enveloppe le simple et obstiné marcheur du Désert lorsque, parvenu au bivouac, toute douleur s’allège et devient gratitude, remerciement.

   L’art, donc, était là en sa sublime ouverture. Aussi bien le « Portrait de Nicolaus Kratzer », peint par Hans Holbein, dit « Le Jeune », du temps de la Renaissance nordique. Cette tempera sur bois de chêne est si généreuse dans ses teintes de beige et de terre de Sienne, si exactement belle que chacun, ici présent, penserait pouvoir saisir au creux de ses mains les instruments de cet homme-orchestre, de ce mathématicien, astronome et horloger bavarois, saisir donc ce compas, cette « horloge du berger », ce cadran solaire polyédrique sur lequel le savant exerce son art. Mais aussi des estampes japonaises telle « La Chasse aux insectes » de Suzuki Harunobu de la période Edo. Sublime tableau si finement livré avec ses rehauts de nacre broyée et de poudre d’or, le tout se diffusant dans un rayonnement subtil, comme si c’était l’estampe elle-même d’où émanait cette lumière parfaitement spirituelle, arachnéenne.

   Tout se laissait admirer avec naturel et rien n’eût étonné les Nouveaux Venus si certains d’entre eux s’étaient retrouvés sous la figure d’une peinture impressionniste ou bien d’inspiration nabi, tellement les œuvres instillaient dans l’esprit des hommes de soudaines efflorescences. Si bien que, dans la lumière déclinante, un homme venu sans doute du Grand Nord, là où la taille dépasse la moyenne, apparaissait telle cette infinie figuration masculine, longiligne, taillée dans le bronze, inoubliable effigie de l’Art Etrusque, nommée « Ombre du soir ». Ce qui était beau au-delà de toute parole, cet écoulement du symbolique et de l’imaginaire dans le réel, dont chacun tirait sa plus noble quintessence. Parfois, s’amusant à faire le tour de la Place des Peintres et des Sculpteurs, un petit char monté sur des roues de métal, avec à son bord deux oiseaux aux becs recourbés, tout droit venus de la Civilisation Villanovienne, projetaient en direction du futur ce que pourraient être les déplacements des Urbains dans les temps à venir. Nul ne quittait jamais cette place sans émotion. Nul ne la quittait sans porter en soi, au plus secret de son être, quelque projet de création artistique qui, peut-être, trouverait le lieu de sa réalisation au fond d’un atelier nimbé de la douce lumière d’un clair-obscur.

   Le visage de l’ancienne Lutèce se donnait aussi selon de nouvelles perspectives et la Place René Char avait été rebaptisée Place des Poètes. Ici, quiconque versifiait ou poétisait en prose, trouvait l’endroit rêvé de son élection. Le Lecteur attentif aura bien évidemment deviné que ce lieu situé dans le quartier Saint-Thomas-d'Aquin, accueillait, aussi bien sur les rotondes en ardoise des immeubles haussmanniens, que sur les bannes colorées des terrasses de café et le sombre bitume des rues, l’un des plus beaux extraits de l’anthologie classique, odes et ballades, sonnets et autres rondeaux. Il n’était pas rare qu’à l’écoute du poème « Enfance » de Guillaume Apollinaire (nul ne savait d’où venait la voix), plus d’un, ému aux larmes, se retrouvât soudain sur les rivages de ses jeunes années, songeant au milieu « des cyprès », oubliant tout de sa vie actuelle, Oubliant aussi bien les joies que les peines pour ne retenir que la douceur de l’âge ancien, ce merveilleux présent qui n’aurait nul retour :

 

« Au jardin des cyprès je filais en rêvant,

Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent

Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées

Jusqu'au bassin mourant que pleurent les saulaies… »

 

   Un soir d’été vit un Jeune Homme hissé tout en haut d’un balcon, déclamant dans une manière de fougue curieusement retenue dans son corps d’éphèbe, les vers d’Arthur Rimbaud tout droit venus de son poème « Sensation ». Etrangement, il avait, trait pour trait, la physionomie blême, triste, le regard flou comme retourné vers l’intérieur et faisait songer à la photographie du Poète à dix-sept ans, prise par Étienne Carjat. Tout comme lui, il arborait une chevelure désordonnée, une veste de toile grise, une chemise à boutons de tissu que venait fermer la moire d’un nœud papillon. Sa voix était voilée comme si elle était venue des confins du monde, peut-être du côté de Chypre ou d’Eden, ou bien d’au-delà du visible, depuis les lourdes portes de Harar, là où brille le mirage des peaux, du café, là où apparaissent les miroitements de l’ivoire, les éblouissements de l’or qui ne sont jamais que l’envers de la poésie, cette prose soudain si sombre qu’elle s’engloutit dans la nuit de l’incompréhension et du silence.

   Quoi qu’il en fût de la perception du natif de Charleville, ce qui était patent, c’est que les Amateurs de poésie étaient aux anges, quelque part entre « Une saison en enfer », « Les Illuminations » ou bien sur les traces erratiques de « L'Homme aux semelles de vent », eux aussi ils étaient partis pour un intangible royaume, ils planaient infiniment bien au-dessus de leur contingente figure, ils traversaient les espaces sidéraux, ils frôlaient des comètes de feu, ils tutoyaient les rugissements de la lave et il s’en fût fallu de peu, qu’au sommet de leur vertige, ils n’eussent la tentation d’Empédocle, se jeter corps et âme dans la gueule incandescente de bombes ignées afin d’y rejoindre cet Absolu dont ils rêvaient sans bien en saisir la foudroyante nature. On ne saute dans l’abîme qu’à en méconnaître la profondeur.

   Les mots du Poète, ils les buvaient, les syllabes ils les manduquaient, les voyelles « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » entraient par leurs pores et bruissaient longuement, telles des « mouches éclatantes » qui butinaient la matière effervescente de leur imaginaire. Leurs « naissances latentes » trouvaient le lieu et la forme de leur effectuation et plus rien ne demeurait du réel en sa compacité, sa douleur patente, son obstination à demeurer ici tel l’infranchissable obstacle qui ôtait toute idée même de liberté. Mais écoutons avec eux la marche attentive et décisive du Poète, celle au gré de laquelle il vient à lui et gagne son essence poétique, bien loin de la chute qui se dessine à l’horizon, cumulus ténébreux qui effacent tout et reprennent tout en leur sein :

 

« Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

 

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l'amour infini me montera dans l'âme,

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la nature, heureux comme avec une femme. »

En ces temps de noble surprise, le champ de la nouveauté s’étendait selon tous les horizons et il semblait ne demeurer du passé que quelques haillons suspendus à l’oublieuse mémoire des hommes. C’est bien l’un des traits du changement que de fossiliser tout ce qui n’est lui, de plonger hier dans une brume et faire de demain un songe flou encore inaccessible mais vers où l’on tend irrésistiblement au motif que la mode qui vient dépasse toujours la mode antécédente. Ainsi, marchant au hasard des avenues, des rues et des places de Paris, pouvait-on découvrir, tels des enfants ravis par leurs cadeaux de Noël, un visage inconnu dont, bientôt, l’on ferait son ordinaire pour, un jour prochain, n’y plus prêter attention. Mais poursuivons notre périple, il est bordé d’or et semé de vertes émeraudes. Nous arrivons maintenant en vue de la Place Maurice Barrès rajeunie en Place des Ecrivains. Bien évidemment, il serait bien trop long d’énumérer la kyrielle des Diderot, des Montaigne, des Chateaubriand, des Ronsard, mais qu’il nous soit seulement permis d’évoquer ce beau texte dédié à la mémoire d’Etienne Pivert de Senancour, extrait tiré de son roman « Oberman », LETTRE II :

 

   « J’étais sous les pins du Jorat : la soirée était belle, les bois silencieux, l’air calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile ; et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j’eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s’étendait jusqu’au lac se trouvait cachée pour moi sur le tertre où j’étais assis ; et la surface du lac très-inclinée semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes. La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace : il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité.

   Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle : j’en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main : les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l’éloigner ; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j’ai mieux senti.

   Près de Nyon j’ai vu le mont Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes ; mais l’heure n’était point favorable, il était mal éclairé. »

 

   Adossée à l’une des colonnes corinthiennes  de L'église Notre-Dame-de-l'Assomption (on avait un peu de mal à en cerner la nouvelle forme, des grappes de raisin recouvraient les canelures de pierre), une Jeune Femme vêtue d’un ample péplos aux plis pareils à ceux d’une pierre antique ayant pris forme sous le ciseau d’un sculpteur, lisait avec attention (de belles inflexions dans la voix suivaient le rythme du texte, le rendaient vivant, presque palpable), les phrases teintées d’un beau lyrisme qui font la charme d’Oberman. Attirés par cette voix aussi mélodieuse que sensuelle dans ses sinuosités, quelques Personnes nouvellement venues convergeaient en direction de ce murmure littéraire lequel, mesuré à sa juste valeur, se donnait sous la forme d’une réelle incantation. Telles de légères abeilles, les mots de Senancour glissaient sur le lisse de la peau, y semant le trouble délicieux d’un pollen. Nul ne se fût décidé à partir avant que le point final n’eût été posé. C’était vraiment nouveau sous le ciel gris de Paris, cette ferveur des Quidams à se rassembler là où fleurissait l’émotion, là où la sensibilité brasillait avec discrétion à même le massif de la chair.

   Ceux, celles à qui était destinée la lecture percevaient-ils les messages codés qui y figuraient ? Ou bien, captivés par le son de la voix, n’étaient-ils ouverts qu’à l’esthétique du texte, à ses harmoniques soyeux, à ses subtils poudroiements ? Nul n’aurait pu dire à ce sujet, si ce n’est évaluer du dehors l’apparente fascination qui intimait l’ordre, immédiatement consenti, de demeurer en soi, là au pli le plus intime de la sensation. Nul ne bougeait. Nul cil ne battait. Nulle impatience n’activait quelque acte que ce fût. Ce qui était vraiment beau à voir, cette adhésion totale au geste du lire, cette écoute sérieuse, réfléchie, cette soudaine disponibilité à faire se lever en soi l’essence même du langage, à en faire déployer les élytres là même où le cœur battait et trouvait le lieu de sa pulsation.

   Sans doute fallait-il penser que ce texte n’avait nullement été choisi au hasard par la Lectrice et cette impression devenait d’autant plus vive lorsqu’on focalisait son attention sur les passages mis en relief par une habile diction. « Létat de rêverie » évoqué par le narrateur, n’était-il une invitation au songe qui, depuis bien longtemps avait déserté les têtes ? Et ces montagnes qui s’élèvent et se séparent de la terre, ceci ne voulait-il indiquer la nécessaire hauteur dont chacun devait se doter afin de ne nullement demeurer dans les lourdes contingences terrestres ? Quant à la belle énonciation posant comme seule alternative le fait qu’il « n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité », comment ne pas y entendre la totale solitude de la condition humaine toujours confrontée aux limites de sa propre finitude ? Comment ne pas y repérer le dard de la vacuité qui troue toujours la toile du réel, y ouvre de continuels abîmes ? Comment, enfin, ne pas y saisir que toute joie profonde, que toute découverte de Soi en son abyssale profondeur ne peut jamais résulter que d’un face à face du Soi avec sa propre dimension ? L’autre est toujours de surcroît qui, certes nous tend la main, nous réconforte mais au plus fort de la tempête nous sommes embarqués sur notre esquif solitaire que viennent battre les flots mauvais. Mais nous ne noircirons davantage le tableau, ce qui se passe est si admirable qu’il convient sans doute de rester au silence et de méditer longuement en soi les faveurs qui se donnent sans répit, sans compter.

 

Oui la Vie Nouvelle est une bien belle chose !

  

   Partout, dans les rues de la Capitale, se manifestait une curiosité, mais une curiosité saine qui touchait à la nature même de ce que nous rencontrons chaque jour comme la part de réalité qui nous est allouée, dont nous devons, à force d’opiniâtreté, déflorer le sens. Un lieu parmi tous brillait de son habituel éclat, mais rehaussé par le prestige de la modification. La Butte Montmartre, ce genre de Mont Olympe pour les Parisiens, semblait tenir en sa récente manifestation tout ce que promet habituellement de félicité une Mythologie digne de ce nom. Sans doute son nouveau nom n’était-il sans causer quelque étonnement. Ouránios Lófos (Ουράνιος Λόφος qui se traduit par « Colline Céleste »), tel était le récent toponyme qui désignait la Butte, les habitants de cette dernière ayant quelque mal à se définir tel les « Ouraniolofiens », mais il est maintenant grand temps d’aller voir de plus près ce qui, ici, se donne en tant que Nouvelle Réalité.

   Ce qui était tout à fait digne de regard, c’était la Nouvelle Configuration des lieux. En une certaine manière tout était semblable à soi mais dans la différence. Nous voulons signifier par-là que les rues étaient toujours les rues, les places étaient toujours les places mais c’était la notion de temps qui avait trouvé l’espace de sa métamorphose. Déambulant au hasard des sites  d’Ouránios Lófos, on apercevait bien des fragments de l’ancienne Butte, mais plongés dans une perspective historique qui ramenait en droite ligne à la splendeur de la Grèce Antique et il n’eût guère été étrange de surprendre, sur les agoras disséminées ici et là, une foule muette  attentive aux dires de quelque orateur Attique : Antiphon enflammant l’agora, Andocide faisant le récit de sa propre vie, l’éloquent Démosthène haranguant la masse des Curieux, leur exposant ses convictions politiques ou bien encore Isocrate tricotant quelque habile philosophème. Si la plupart des endroits avaient gardé leur aspect initial, seulement quelque détail architectural en changeant la façade (ici une frise florale, là un tympan richement armorié, plus haut le surgissement d’un somptueux triglyphe, le surplomb d’une corniche, le fût crénelé d’une colonne), c’est bien la partie la plus élevée de la Butte qui avait subi les transformations les plus visibles.

   En lieu et place du Sacré Cœur, de son étrange architecture byzantine, se dressait un édifice faisant penser au Temple de la Concorde d’Agrigente. Ses hautes colonnes étaient d’un blanc éblouissant, tympan, métope et triglyphes colorés d’un rouge ponceau, d’un bleu de France, teintes si douces qui se confondaient presque avec le gris du ciel de Paris. Ce magnifique Temple fascinait tellement les Ouraniolofiens que ceux-ci, en longues processions, venaient de tous les azimuts montmartrois, de la Place du Tertre, des Vignes du Clos Montmartre, du Moulin de la Galette et le Cabaret du Lapin Agile n’était nullement en reste. Tous étaient vêtus à l’antique, les femmes enveloppées dans de larges péplos de couleur safran, les hommes arborant des chitons blancs décorés de frises architecturales. Tous étaient chaussés de sandales de cuir à lacet qui conféraient à leur marche une allure à la fois souple et altière.

   Tout ce peuple joyeux convergeait en direction du Temple de la Concorde en de longues grappes qui, dans les rayons dorés du soleil, faisaient penser aux fruits mordorés de la vigne. Le but de la déambulation était l’ample parvis qui se développait sur l’ancien site de la Basilique, il figurait, en quelque manière, un proscenium sur lequel devaient se dérouler, pour le plus grand bonheur de tous, les « Anthestéries », fêtes de la fin de l’hiver dont on souhaitait qu’il s’achevât, l’hiver, sur une sorte de feu d’artifice et qu’il conduisît à une ivresse bien méritée. Là, sur la corolle de pierre blanche, allait avoir lieu, dans le plus festif des caractères, « l'ouverture des jarres », laquelle ouverture, habituellement, se déroulait près du Sanctuaire de Dionysos (mais les Ouraniolofiens n’étaient guère regardants et les détails importaient moins que l’extase qui succédait à ce rite païen).

    Les jarres couronnées de fleurs, emplies à ras bord du capiteux Vin Nouveau, allumaient des étincelles dans les yeux des fêtards et quiconque eût admiré la scène de l’extérieur, se fût toujours présenté trop tard. Des agapes, sur le parvis taché de vin, il ne demeurait guère que ces témoins d’une large exultation collective. Mais le culte de Dionysos n’était nullement le seul à être porté au pinacle. Ainsi pouvait-on voir indifféremment, selon les saisons, les jours et les heures, des manifestations dédiées à Zeus, à Héra, à Athéna, à Apollon, à Aphrodite, à Hestia, toutes ces divinités envahissant de leurs singuliers attributs le Nouvel Espace qui leur revenait de droit. Ainsi se mêlaient, en un joyeux tohu-bohu, sceptre et foudre, grenade et paon, chouette et olivier, arc et lyre, colombe et rose, feu et corne d’abondance. Si les Résidents du lieu avaient presque perdu la totalité de la mémoire des jours anciens, cependant, parfois, au milieu de leur étonnant pandémonium, surgissait le souvenir d’une fête religieuse dans la grande Basilique blanche, l’image d’un baptême ou bien d’un mariage, mais ce qui était évident c’est qu’ils n’auraient nullement troqué leurs Jours Nouveaux pour les Anciens. Cette ombre portée de l’Antique sur leur soi-disant modernité, ils l’avaient accueillie au sein même de leur communauté et l’avaient métamorphosée en une nappe de lumière permanente aussi douce qu’un miel. C’est ainsi que se déroulait la Vie Nouvelle, avec ses volutes de joie, ses flonflons enrubannés qui flottaient haut au-dessus de la Capitale. On eût pensé à de facétieux ballons dirigeables dont le Pilote, pris d’amour, aurait laissé voguer son aéronef au gré de ses caprices et des voltes primesautières de sa volubile humeur.

   Mais la nouveauté ne s’arrêtait nullement là et il nous faut poursuivre notre voyage en direction de quelque surprise dont on pourrait penser, à juste titre, qu’elle ne résulte que de l’invention d’un monde surréel, hors de portée des yeux, éloigné de tout geste de préhension. Or ne regarde avec justesse, on ne saisit avec bonheur, que Celui, Celle qui s’y disposent selon la voie de leur souple volonté, peut-être à la force latente et insoupçonnée de leur désir. Alors comment pourrions-nous omettre de parler de ces Edéniques Arcadies (en lieu et place des habituels espaces verts de Paris : Buttes Chaumont, Parc Monceau, Bois de Boulogne, Jardin des Tuileries, Jardin des Plantes, Jardin du Luxembourg, Bois de Vincennes - Un seul exemple suffira à fixer les idées, le superbe Jardin des Tuileries se nommait « EPIGEIOS PARADEISOS », ΕΠΙΓΕΙΟΣ ΠΑΡΑΔΕΙΣΟΣ, qui signifie, comme chacun sait « Paradis sur Terre »). Mais refermons ici la parenthèse. Tous ces jardins, qu’à peine l’imaginaire pouvait concevoir, étaient reliés entre eux par un réseau de « Chemins Verts » que les Nouveaux Citadins fréquentaient assidument au motif que la vie y était sereine, que la chlorophylle s’y étalait en larges nappes, que les abeilles y butinaient les immenses grappes de fleurs qui partout s’y épanouissaient. Tantôt les chemins s’élevaient au plus haut du ciel, semés des touffes mauves des glycines, tantôt c’était la vive couleur d’héliotrope des fleurs des bougainvilliers qui exultait.

   Parfois les chemins descendaient selon une pente vertigineuse, conviant leurs Passagers à une visite des anciennes carrières ayant servi à la construction de la Capitale. Des corolles de marbre s’y révélaient, des champs de blanche calcite lançaient les rayons brillants de leur cristallisation dans tous les azimuts. C’était, ici, le lieu des floraisons minérales que chacun admirait à la hauteur de leur étonnante pluralité. D’autres fois les sentiers se réunissaient en étoiles, s’enlaçaient à la façon de rubans de Moebius, se lançaient dans l’espace sur des passerelles vertigineuses, se démultipliaient en volées d’escaliers, enjambaient des boulevards depuis l’arche de leurs très hauts viaducs, d’autres fois flottaient au-dessus d’un canal, d’un port, au-dessus des toits gris des immeubles de Paris. Le Lecteur, la Lectrice auront compris combien cette Nouvelle Architectonique de la ville constituait, pour l’âme, un baume souverain.

   Mais, avant d’entreprendre ce périple, il nous faut observer combien ces Temps Nouveaux ont changé les mœurs des Humains aussi bien que des Animaux. Sur une petite butte de terre, de jeunes enfants, grimpés sur le dos de tigres et de jaguars noirs, jouent au bilboquet, la boule de bois, parfois, s’égaillant au milieu de la foule de macaques à queue de lion qui se font une joie d’aller la dissimuler à l’ombre de quelque bosquet. Un jeune caracal (ce félin-chat aux oreilles pointues à la diable), grimpé au sommet d’un rocher prend la pose devant le chevalet d’un Peintre, ne distrayant parfois son attention que pour émettre un rapide bâillement. Des panthères nébuleuses et des neiges glissent en criant de plaisir sur de longs et joyeux toboggans. Le ciel est bleu d’azur avec des trouées de blanc où se montrent de doux séraphins. De hautes falaises de calcaire d’une neige éblouissante sont couronnées de sapins aux larges ramures. Des nuées d’oiseaux colorés s’y posent en babillant tels de jeunes bambins. Un couple de Nouveaux Venus, rats des nuages perchés sur leurs épaules, devisent joyeusement avec un vieil Ermite vêtu d’une houppelande pourpre, les fils de sa barbe traversés d’une nuée de papillons.

   Tout, ici, se donne dans le naturel, dans l’immédiate simplicité. Rien ne demeure hors de soi. Tout conflue en tout et nulle différence n’isole plus ici tel homme, là tel autre qui lui serait hostile. A l’évidence, ce que le Peuple des Nouveaux a appris, la tolérance, le respect de l’autre en sa singularité, sa propre modestie à proposer plutôt que cette morgue hautaine qui, dans l’Ancienne Vie, était la seule et unique monnaie d’échange. C’est comme une Nouvelle Morale qui sortirait des tapis de fleurs, animerait le cœur des marguerites, comme une Nouvelle Harmonie qui ferait du loup le compagnon inséparable du mouton, du mangabey couronné avec sa touffe de poils de couleur rouille au sommet de la tête, avec ses oreilles bleues, sa frimousse fripée, ses yeux noisette, le double inséparable du merveilleux caméléon. Chacun, ici, serait le frère, l’ami de cette Belle Grande Fille à l’éclatante beauté, la modestie animale se reflétant dans l’exception humaine enfin mise à portée, enfin perçue tel un atteignable.

Des bouquets d’arbres à la toison vert bouteille arborent, dans la nuit de leurs feuilles, de somptueux fruits, à n’en pas douter des pommes d’or des Hespérides, ces pommes offertes par Gaïa la Terre, à Héra, afin de célébrer son mariage avec Zeus en personne. Oui, cet ancien Jardin des Plantes est fécondé par la riche Mythologie, on en sent l’empreinte mystérieuse à chacun de ses pas, à chacun de ses souffles. C’est ceci, être porté au Sacré, se glisser dans la peau céleste des Dieux et des Déesses, se vêtir de leur haute stature, insuffler dans son âme humaine, simplement humaine, ce nuptial zéphyr qui, d’emblée, relie à ce qui est Beau, à ce qui est Bien, à ce qui est Vrai. Demeurer sur Terre, c’est bien là le lot humain pour de simples raisons de pesanteur. Strictement physiques, la Terre nous attire tel l’un des siens. Strictement psychologiques, nous ne nous estimons nullement capables de dépasser notre frontière de peau, de transcender le réel, de nous immiscer dans quelque haute venue à nous d’Idées Sublimes, de plurielles Substances, de libres Esprits qui nous diront notre possible naissance à la fête plénière de l’exister. Non, ceci n’est nullement le songe flou d’une mystique. Non ceci n’est nullement un coupable égarement de l’imaginaire. Tous, nous portons en nous cette fleur qui ne demande qu’à éclore, à essaimer dans le luxe de l’air les spores d’une félicité. Ainsi aurait-on pu décliner à l’envi l’étonnante rencontre du cercopithèque de l’Hoest avec le chat angora domestique, contempler le surprenant commerce des Hommes en cols blancs avec l’orang-outang de Bornéo, se laisser surprendre par tous ces rapprochements qui étaient la vivante traduction de l’arc-en-ciel des affinités, des genres et des espèces diverses qui peuplent la terre.

   Mais maintenant, il s’agit de franchir un grand pas en avant, de découvrir ensemble combien cette fin d’un monde était tout à la fois tissée des plus belles surprises, ouvragée des plus beaux projets dont l’imaginaire humain eût bien été en peine de dresser le tout début d’un inventaire. Là où les choses prenaient une singulière ampleur, nous n’allons guère tarder à en découvrir les mystérieux arcanes. Mais, tout d’abord, ayez présente à l’esprit la majestueuse Cathédrale Notre-Dame de Paris avec sa large esplanade qui s’ouvre devant l’édifice. Représentez-vous ses deux tours carrées puissantes comme des rocs lancés en plein ciel, ayez en vous, en pleine présence, les trois portails du soubassement, faites venir, tout contre l’étrave de vos yeux, l’immense rosace portant la statue de la Vierge à l’Enfant, entourée de ses belles fenêtres géminées. Puis, soudain, à la façon d’une trombe d’orage, de la survenue d’un cataclysme, que vos yeux s’emplissent de l’embrasement de la flèche lors de l’incendie survenu en avril 2019. Vous assistez, avec stupéfaction, à son écroulement, à la chute des toitures de la nef qui entraîne la chute de la croisée du transept. Vous êtes sidérés comme le sont tous les amateurs d’art religieux, tous les connaisseurs d’architecture, tous les gens, croyants ou bien athées, il n’y a nulle différence devant l’atteinte mortelle d’un immémorial patrimoine. Puis, grâce à un saut dans le temps, retrouvez Notre-Dame totalement rénovée, sa belle flèche neuve trouant de nouveau le ciel gris de Paris. Voilà, vous y êtes entièrement, mais pour autant, vous n’êtes nullement au bout de vos peines, loin s’en faut !

   Avril 2025. Les travaux ont été terminés à temps. Sur le parvis se tient la foule des Notables que la foule entoure, située derrière des barrières. C’est le jour tant attendu de l’inauguration. Le parvis est constellé des robes pourpres des Hauts Magistrats, les Dignitaires de l’Eglise ont revêtu leurs vêtures d’apparat, les Corps Constitués s’échelonnent en grappes compactes. Chacun veut voir le spectacle en son entier, personne ne veut se distraire du moindre détail. Les yeux sont fixés, attentifs. A 18 heures 20, en souvenir de l’incendie meurtrier, au moment où le Président de la République, assisté de l’Archevêque de Paris, s’apprête à couper le ruban tricolore, doublé d’insignes religieux éminents, un grand bruit se fait entendre. Aussitôt les yeux des Curieux se portent sur Notre-Dame : l’incroyable, l’inimaginable se produit, la flèche que des armées de Compagnons du Devoir ont mis des années à édifier, la flèche qui porte tous les vœux des gouvernants, des ecclésiastiques, des passionnés d’Histoire et de Patrimoine, la flèche s’écroule sur elle-même à la manière d’un château de cartes, entraînant avec elle la presque totalité du bâti. Les lourdes pierres de la façade volent en éclat, rejointes par les arcs-boutants, les débris de la rosace, les éclats colorés des vitraux. Je vous fais grâce de tous les détails qui suivent cette Nouvelle Tragédie. Nombreux sont les inconsolables, les affligés, les désespérés. Mais inutile d’insister sur ce lourd pathos, il ne nous apportera guère qu’une ineffaçable mélancolie.

   Avril 2026 - Notre-Dame n’existe plus que dans le souvenir, dans les cœurs. Une armée mondiale d’Experts de tous ordres a décrété la fin de l’édifice religieux. Sur le plan de la réhabilitation de l’ancien monument, rien d’autre n’est possible que de procéder à son entière démolition. Durant une année entière, bulldozers, scrapers, excavatrices et autres grues travaillent sans arrêt. A l’issue du chantier, ne demeure qu’un trou béant, un large cratère qui fait penser à celui laissé vacant par la destruction des Halles en 1972-1973. Bien évidemment un Concours International d’Architecture est lancé simultanément afin que ne demeure visible cette immense cicatrice laissée dans le sol, en même temps que dans la psyché des Hommes et des Femmes de ce temps. A l’issue du Concours et bien que les Sommités Mondiales aient planché sur le projet, rien ne sort des plans que du conventionnel, des plats réchauffés : de hautes cathédrales néo-gothiques, des édifices étranges surmontée de bulbes colorés, pourvus de tours semblables à celles des minarets, de hautes élévations qui font penser au débridement architectural d’un Gaudi édifiant le monde imaginaire de la Sagrada Familia avec ses gargouilles en forme de bestiaire, escargots, grenouilles, salamandres, lézards, caméléons, enfin tout un musée surréaliste dont la rhétorique paraît inépuisable. Donc, au grand dam de ces peigneurs de comètes éteintes, seule demeurait la cendre poussiéreuse du passé, on lança un Nouveau Concours destiné aux enfants âgés de huit à treize ans dont on supputait que l’imagination ferait merveille alors que la tête des ci-devant Constructeurs n’avait accouché que de bien tristes projets. Comme l’on peut s’en douter, nombreuses furent les propositions des Jeunes Impétrants et le choix se fût révélé délicat, si au milieu de tout ce fatras de signes embrouillés, un plan ne s’était nettement détaché de la masse.

   Bientôt les savants experts furent unanimes à désigner le projet d’un enfant de dix ans, nommé Thávma (Θαύμα), nom qui, traduit du grec, signifie « Prodige ». Oui, Thávma était l’un de ces rares enfants qui essaimaient la planète, une manière d’enfant-fée si l’on peut s’exprimer ainsi, une fleur précocement ouverte d’où surgissait, à foison, le pollen luxuriant du génie. A son âge si près de sa propre origine, le Jeune Prodige avait lu la plupart des Grands Traités Philosophiques et les autres disciplines n’en étaient pour autant nullement négligées. Pour lui l’astronomie, la chimie, la physique, les mathématiques n’avaient plus guère de secret et il ne se passait de jours qu’il ne fit quelque découverte majeure. Ses interprétations, au piano, des oeuvres musicales classiques se donnaient dans la joie et les moins mélomanes des humains eussent été totalement conquis d’entendre une si sublime maîtrise des notes et des rythmes. Oui, je sais combien vous serez étonnés de découvrir cette Jeune Vie, un genre de mirage flottant au-dessus des dunes du Désert ! Parfois est-il urgent, parmi toutes les apories distillées par notre civilisation technique, de se laisser emporter par de tels surgissements, ils donnent à quelques uns le privilège de relever le socle de la condition humaine dont le marbre est singulièrement lézardé.

   Maintenant, sans délai, venons-en à l’exposé de la sublime nouveauté architecturale mise à jour par le très inventif Thávma. Donc il y avait, en lieu et place de l’ancien parvis, un immense trou dont il fallait combler l’insupportable vide. C’est ainsi, l’homme supporte le plein mais guère son contraire. Si, à partir d’ici, votre imaginaire peut suffisamment se déployer, alors vous allez vivre l’un des moments les plus intenses de votre existence. Pouvez-vous installer, au centre de votre psyché, une forme en tout point semblable à un obélisque ? Dans l’affirmative, nul doute qu’il s’agisse d’un facsimilé de l’Obélisque de la Concorde, ce pur chef-d’œuvre taillé dans un bloc de syénite, cette roche rose cousine des granits, dans laquelle sont gravés les merveilleux hiéroglyphes dont ceux, admirables, de Ramsès II faisant une offrande au dieu Amon-Rê. Mais ce qui devient aussitôt indispensable, vous détacher de cette image de pierre qui, malgré la finesse de l’ouvrage, lui donne encore trop de pesanteur. C’est en direction de la légèreté qu’il nous faut aller, en direction de la transparence, en direction de la diaphanéité. Car notre Constructeur de génie, en plus de posséder d’une manière innée, en soi, les clés de l’architectonique, est doué d’une conscience éveillée à la beauté de toute esthétique pourvu qu’elle soit conduite avec toute la finesse requise. Imaginez donc un Obélisque taillé dans le plus pur cristal, seulement parcouru de quelques lignes d’acier qui en nervurent la forme. La base de l’Obélisque repose tout au fond de la cavité laissée vacante par la disparition de Notre-Dame. Les premiers travaux dirigés par Thávma ont consisté à draguer le lit de la Seine, à disposer sur son fond des strates successives de pierres de granit et de treillages d’acier finement torsadés, de manière à ce que la structure dispose d’appuis suffisamment stables. Donc la base de l’édifice est entourée de larges plaines d’eau, une eau filtrée à la clarté étonnante. Y évoluent, en toute tranquillité, dauphins et autres cachalots ainsi que des poissons de toutes les sortes, si bien que les Visiteurs, lorsqu’ils gagnent le sous-sol de l’Obélisque de verre, peuvent s’installer tout à leur aise afin de voir les évolutions gracieuses et légères de cette belle faune fluviale.

   L’Obélisque (To vélos - Το βέλος -La Flèche) est incliné à quarante-cinq degrés, si bien que sa flèche se lance à l’assaut du ciel et que son extrémité, le plus souvent, se perd dans le ciel laiteux de Paris. Les nervures d’acier dont il a déjà été parlé, sont les liaisons qui assurent la jonction des pavés de verre. A la hauteur du Parvis (nommé présentement « Parvis de la Flèche »), situées de plain-pied, deux larges ouvertures permettent d’accéder à la colonne de verre translucide. La Porte Ouest est celle par laquelle les Visiteurs pénètrent à l’intérieur, la Porte Est étant celle que l’on emprunte pour sortir. Avant de poursuivre la description, il convient de faire entrer en scène les Protagonistes qui sont les acteurs de ce Nouveau Monde. La Porte Ouest est aussi nommée « La Porte Hespérique », celle qui se perd dans le labyrinthe touffu des ombres humaines qui envahissent les contrées occidentales.

   Ici, s’assemblent en masses compactes les Existants qui traînent derrière eux les boulets de l’existence. Il n’est pas rare de voir un Homme affublé de péchés qui altèrent son visage, ce dernier prenant l’allure de la suie. Il n’est pas rare de voir une Femme dont la vie dissolue lui confère des traits inquiétants. Ce qui est remarquable en tous points, c’est la longue patience dont les Ténébreux font preuve, attendant que leur tour vienne. C’est un peu une manière de pénitence avant l’heure. De part et d’autre de l’entrée, sur des tables juponnées de coutil neutre, sont posées d’amples chasubles blanches dont les Visiteurs doivent se vêtir avant de pénétrer dans l’enceinte inondée de lumière. Blancheur contre blancheur, pureté contre pureté. Mais ne voyez ici ni le clair-obscur de quelque mysticisme, ni l’ombre portée d’une religion. Mais il faut faire une parenthèse et préciser quels sont les concepts du jeune Prodige en la matière.

   La Flèche n’est nullement un édifice religieux. Bien plutôt elle est une synthèse de la beauté, une sorte de fusion en un seul lieu de ceci même qui élève les Hommes et métamorphose leur destin en un regard qui se hausse au-dessus du niveau de la triste factualité. Chacun, chacune s’interrogera à bon droit de savoir pour quelle raison s’est opérée la substitution du religieux en profane. Si Thávma connaît la valeur du fait religieux, pour autant il n’en tolère guère les excès. Tant que les religions vivent en mode unitaire, tant qu’elles demeurent en soi à l’intérieur de leur propre foi, rien n’est plus beau que cette pieuse ferveur, elle grandit les âmes et porte à la mansuétude. Seulement les religions sont rarement sages et le problème se pose dès l’instant où leur pluralité s’oppose, se confronte. Alors chacune revendique la justesse de ses propres vues. Alors chacun des Croyants prétend que sa religion est la seule voie d’accès à la Vérité. Ainsi naissent les dogmes, prolifèrent les intégrismes, se développe la figure insupportable de l’intolérance. Thávma a lu suffisamment sur les guerres de religion pour que son point de vue s’ancre à de plus objectives valeurs qu’à celles de l’opinion immédiate que l’on prend pour argent comptant. Non seulement la religion n’est pas à condamner mais elle doit occuper la place qui lui revient de droit. Hegel, en son temps, n’a-t-il postulé l’accès au Savoir Absolu après que la conscience a franchi les trois étapes ultimes de l’Art, de la Religion, de la Philosophie ? Thávma pense qu’il faut vivre en Esprit, aussi l’un de ses livres préférés est-il « La phénoménologie de l’esprit », cette immense œuvre hégélienne, sans doute l’un des sommets de la littérature philosophique mondiale. Parfois, dans le massif laborieux de sa tête, penché sur quelque plan complexe d’architecture, des phrases de « La phénoménologie » et quelques autres œuvres célèbres du Philosophe hantent-elles les coursives de son intellection. Par exemple ceci :

   « L'art, la religion et la philosophie ne diffèrent que par la forme ; leur objet est le même »

   Ou bien encore :

    « En disant que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule      et même chose. »

   Ou bien encore :

    « L'Art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible. »

      Ce qu’il méditait le plus souvent, la césure qui plaçait d’un côté le Sacré, de l’autre le Profane. Thávma établissait nettement la différence entre l’Esprit chrétien éternel, infini et l’Esprit humain infiniment mortel. Parfois, une note de Hegel tirée d’une interprétation du mythe évangélique, traversait sa pensée sans pour autant le distraire de sa tâche :

   « Ce n’est pas cet homme-ci qui meurt, mais le divin en tant que tel ; c’est précisément à cause de cela que ce divin devient Homme. »

   Subitement l’on chutait de la Théologie pour rejoindre le sol concret de l’Anthropologie.

 

De l’Homme on pouvait être sûr.

De Dieu l’on ne pouvait que douter.

 

    En réalité, c’est ceci que disait « La Flèche » : elle ne se hissait du sol humain en direction du Ciel que pour mieux rejoindre cette Terre dont elle était un simple prolongement. Cependant, ce qu’il fallait c’était que cette surrection fût poinçonnée à l’aune de la Beauté. Et, assurément, elle l’était !  

   Maintenant le temps est venu d’accompagner les Nouveaux Elus en direction de ce qui se donne tel leur lumineux avenir. Ce qu’il faut savoir, c’est ceci. Ce que les Hommes Nouveaux, les Femmes Nouvelles vont entreprendre, c’est la plus étonnante des métamorphoses ontologiques qui se puisse imaginer. Partis de la Porte Occidentale-hespérique, celle qui les détermine en tant que les Ombreux, les Peccamineux, ces lourdes destinées plongées dans le déclin qui les désigne tels les Automnaux, voici qu’ils pénètrent dans le vaste atrium où la lumière les traverse comme elle le ferait d’une boule de cristal. Si bien que la clarté entrée en leur corps les rend semblables à des photophores.

Survenue d’un Nouveau Monde

Au centre de l’aire de haute vastitude, un Parallélépipède de Pierre Blanche, sans doute une Pierre de Lune sur laquelle semble flotter, tel un nuage, une Sphère, sans doute de pure Agate. La Sphère, dite « Sphère de l’Harmonie » est si fascinante en soi que tout regard qui s’y accorde ne parvient à s’en détacher qu’au prix d’un effort surhumain. Tantôt elle paraît affectée d’une densité incroyable, tantôt elle s’allège de soi et paraît flotter une coudée au-dessus de la Table d’Offrandes qui en constitue le support. Oui, nous avons dit « Table d’Offrandes » car l’unité assemblée Table/Sphère ne fait que chanter la belle fête de l’Être. Tout ici est doué des plus hautes valeurs. Tout ici conflue en direction de l’Infini, tout se donne selon la verticalité de l’Absolu. Bien entendu, les Lecteurs, les Lectrices éclairés auront deviné la liaison de cette Sphère avec le bel imaginaire du Philosophe présocratique, pythagoricien, natif d’Elée. Oui, ici, il y a référence à la cosmologie platonico-parménidienne où le monde est donné telle cette « sphère à la belle circularité, étant partout étendue à partir du centre ». Et la raison en est simple qui se résume en ces quelques mots : « figure qui entre toutes est la plus parfaite et la plus semblable à elle-même ». Alors, vous étonnerez-vous encore que le don purement visionnaire de Thávma se soit porté sur cette figure géométrique qui dit en son entier, la parfaite coalescence Monde/Être en sa « multiple splendeur » ?

   Vous étonnerez-vous que les Nouveaux Elus entreprennent, tout autour de la Table d’Offrandes où règne l’éclat souverain de la Sphère, une très lente et très respectueuse circumambulation, cette pratique magico-rituelle chargée d’un hiératisme qui demeure incompréhensible pour qui n’est Pèlerin assidu à accomplir le rite de sa foi. Comment comprendre en effet l’événement du Tawaf, ces sept tours que les Musulmans effectuent autour de la Kaaba, adorant la fameuse Pierre Noire dont on ne sait s’il s’agit d’une météorite tombée tout droit du Ciel, d’une simple pierre de verre, d’une gemme non identifiée ? Comment comprendre l’énergie inépuisable que manifestent les Bouddhistes, se prosternant de tous leur corps, tous les trois pas, en faisant le tour de la Montagne sacrée Kailash, pensant obtenir au terme de la Kora, ce nirvana qui brille tout au bout de leur conscience tel un névé inondé de soleil ?

   Thávma a une intuition aiguë de la valeur du symbolisme, de sa puissance, de sa force d’effectuation des tâches les plus harassantes qui soient, lesquelles reportées aux lumières de la Raison, ne se donnent que sous la figure de quelque égarement aux racines plongées dans les veines les plus diffuses des mystérieux archétypes. Le but de Thávma, édifiant cette Haute Tour de Verre en laquelle brillent quelques étranges épiphanies, son but donc ne consiste nullement à convoquer un mythe contemporain tissé de la présence cachée de dieux devant lesquels il faudrait se prosterner, effaçant de soi tout libre arbitre. Non, ce que vise Thávma au travers de cette Table, de cette Sphère, de cet Obélisque, lequel résonne en écho avec la Pyramide de verre du Louvre, c’est bien de se ressourcer à d’anciennes fontaines, de s’abreuver à l’eau d’une Sagesse Antique dont nos frères humains, à commencer par nous-mêmes, semblons avoir effacé le chemin, restant, si l’on peut dire, en rase campagne. Ici est un horizon à ouvrir, une Voie Nouvelle à tracer parmi l’échevèlement du monde et sa diaspora selon des milliers de sentiers qui se perdent en de confus et d’illisibles layons. Ce qui est en tant que possible effectuation de l’humain, s’y retrouver d’abord avec soi, ensuite avec les Autres, enfin avec le Monde.  Pour le Jeune Prodige, il n’y a d’autre solution que de se placer face à de hauts Signifiants, de manière à ce que, de cette confrontation, émergent ces Signifiés qui impriment sens et orientation à chaque vie.

   Ce que ce périple accomplit au sein de ce monde de cristal n’est rien de moins qu’une prise de conscience qui doit aboutir à un seul et unique résultat : gagner sa propre liberté et s’y maintenir au gré de cette giration infinie qui pourrait bien ressembler, en son contenu intime, à la danse des Derviches tourneurs, cette pratique soufie si étrange pour nous Occidentaux figés sur nos biens matériels, ces Hommes qui suivent la Tariqa, la Route, faisant vœu de pauvreté et d’ascétisme, de simplicité en sa mesure première. La finalité : parvenir à cet état de conscience modifiée, à cette extase qui, pure expansion de l’être, le porte au plus haut de soi, devant son Dieu même. Si la démarche de Thávma peut bien être qualifié, au sens strict, de « religieuse », ce n’est nullement en raison d’une quelconque dévotion devant une figure divine, mais au seul motif d’éprouver cette expérience unitive au terme de laquelle, l’individu recentré, rassemblé en soi, se trouve disponible pour accueillie le tout autre que soi. Ce qui veut dire : parvenir à la pointe extrême de son être.

   La circulation des Elus (entendez élus par la Vie, non par une divinité), s’accomplit selon le sens inverse des aiguilles d’une montre comme s’il s’agissait de vivre à rebours le phénomène du temps, d’éprouver au fond de soi les étapes existentielles en leur valeur essentielle. Après la Porte Occidentale-hespérique, voici venue la « Porte Nocturne » ou « Porte du Nadir ». Le déclin qu’avait entamé La Porte Occidentale  en son automnale saison, voici que cette Nouvelle Porte en accomplit la tâche, faisant du déclin des Vivants, le cœur de son jeu mortifère. Ce que les feuilles d’automne symbolisaient au titre d’une sorte de dénégation de l’existence, ici, les feuilles trouées hivernales en reprenaient le refrain d’une manière quasi lugubre. La lumière, la belle lumière fondatrice des plus beaux émois, baissait à tel point qu’elle n’était plus qu’un vague tison qu’éteindrait bientôt la première bourrasque venue. Tout s’abîmait dans une glu compacte et les Elus, frôlant de leurs aubes blanches cette Porte Maléfique, se trouvaient soudain bleuis, comme saisis d’un froid polaire et leurs yeux soudés de givre se perdaient dans d’étranges corridors émettant des plaintes pareilles aux « sanglots longs / Des violons / De l’automne » et alors la mélancolie verlainienne était dépassée et c’est le souffle acide de la Mort elle-même qui s’imprimait sur le limbe tremblant de l’âme. Heureusement pour tout ce Peuple parti à la recherche de sa complétude, chaque passage n’était qu’une réactualisation symbolique du sens inclus dans les choses. Nul ne doutait, qu’au terme du voyage, ce serait la Félicité elle-même qui se présenterait comme Don Ultime.

   Cependant, on entend l’eau de la Seine battre les flancs inférieurs de l’édifice et ce clapotis est, en quelque sorte, la juste mesure qui scande la marche en avant de ces Inquisiteurs de l’Inconnu. Et voici que s’annonce, dans un heureux nimbe de clarté, « La Porte Orientale-Aurorale », celle qui se donne en tant qu’Origine, Printemps, Naissance, Éclosion, Germination. Cette porte rayonne sous le régime de l’adret, elle est solaire en son ascension mais non encore parvenue à sa maturité. Tout au long de leur montée le long de la Flèche, les Elus découvrent avec ravissement l’ineffable beauté de la ville. Cette dernière ne les distrait nullement de leur tâche, bien au contraire elle en réalise la lustration comme si, chaque nouveau degré atteint, était accomplissement baptismal de l’Homme en tant qu’Homme, le Féminin y étant bien évidemment associé. Au travers de la pellicule cristalline des parois, « Les Pèlerins » emplissent leurs yeux des pures merveilles de la Ville Capitale, de la Ville Magique, de la Ville Maternelle.  Ce que voient les Visiteurs : les coupoles blanches comme neige de la Basilique du Sacré-Cœur ; les hautes tours de la Défense identiques à des vaisseaux d’acier hissés sur l’océan du ciel ; les toits vert-de-grisés de l’Opéra ; le dôme doré des Invalides : la dentelle de fer de la Tour Eiffel ; les quatre livres de verre de la Bibliothèque Nationale de France ; le génie ailé de la Bastille brandissant le flambeau de la Liberté. 

   Et c’est bien vers cette Liberté que se destine la marche des Elus, que se déploie circulairement la progression attentive de leur avancée. Avançant dans le temps et l’espace, ils ne ressentent nulle fatigue, ils n’endurent nulle douleur, comme si leur marche, elle aussi, était ailée, comme si leurs pieds étaient chaussés des sandales d’Hermès, ces magnifiques talaria dont le sublime Homère disait : « [Hermès] noua sous ses pieds ses divines sandales, qui brodées de bel or, le portent sur les ondes et la terre sans borne, vite comme le vent. » Oui, c’est bien cette impression quasiment éolienne que ressentent en eux ces « Bienheureux », cette exaltante sensation qui les transcende et les rend légers tel le nuage.  « Les Bienheureux », s’il nous est permis d’user de ce terme aux connotations fortement bibliques qui fait signe vers une possible rédemption des péchés dont nul ne pourrait s’exonérer qu’au titre du mensonge. Mais, peut-être, inconsciemment, ne sommes-nous que des pêcheurs devant l’Eternel Souci du Monde ?

   Sans doute le Lecteur, la Lectrice s’étonneront-ils de cette référence constante à la sphère de la Grèce Antique. Le génie de l’Enfant Prodige s’y abreuve en permanence, s’y nourrit et c’est cette provende qui constitue, sans doute, le mystère le plus constant dont cette Jeune Existence est tissée. Thávma, en quelque sorte, est un Exilé. Il est foncièrement Grec et ce sont les linéaments de sa propre grécité qui infusent son âme et lui procurent de si belles réverbérations. Que Thávma médite, lise, écrive, trace des plans sur une feuille de papier et ce sont de Hautes Figures Grecques qui se profilent à l’arrière-plan de sa pensée. Avec Thalès de Millet il pense que l’eau est à l’origine de toute chose, avec Héraclite que le temps s’écoule sans fin, avec Parménide que tout a toujours déjà existé, avec Socrate que la maïeutique est la façon la plus adéquate de connaître, avec Platon que seules les Idées sont Réelles, avec Aristote que l’intellect s’organise selon le paradigme des catégories. Et pour tenter de cerner d’un peu plus près les traits essentiels de ce Virtuose, il faudrait encore citer les grandes prouesses artistiques et architecturales, faire venir à nous les superbes amphores à figures noires, évoquer la Terrasse des Lions à Délos, faire s’élever le Temple d’Artémis à Corfou avec son chapiteau richement orné, imaginer les hauts fûts de pierre du Temple d’Apollon à Corinthe. Et puis faire venir la divine Mythologie, parler d’Héra et du Mariage, d’Aphrodite et de l’Amour, d’Hermès et des Voyages, d’Apollon et de la Lumière (c’est à ce dieu solaire que Thávma vouait un véritable culte, il en était lui-même, tout illuminé), enfin d’Héphaïstos et du Feu.

   Bien évidemment, chacun aura compris que la littérature n’aurait pu être passée sous silence et que les Tragédies, ces assises fondatrices de la psyché humaine, devaient trouver leur place dans son panthéon : Sophocle et son Antigone, Euripide et son Andromaque, Eschyle et son Prométhée enchaîné. Et que, faire l’impasse sur les merveilles d’Homère, eût constitué un « péché » impardonnable. Sur sa table de chevet se tenaient, telles des figures tutélaires les deux volumes de « L’Iliade » et de « L’Odyssée » dont il eût pu déclamer de nombreux vers sans se référer à quelque autre source que ce soit qu’à la fidélité de sa mémoire toujours en dette de la période Classique. Ainsi pouvait-il évoquer sans peine quelques phrases issues de de la Rhapsodie XIII de L’Iliade, où il était question des aventures de Poseidaôn :

   « Et là, il attacha au char ses chevaux rapides, dont les pieds étaient d’airain et les crinières d’or. Et il se revêtit d’or lui-même, saisit le fouet d’or habilement travaillé, et monta sur son char. Et il allait sur les eaux, et, de toutes parts, les cétacés, émergeant de l’abîme, bondissaient, joyeux, et reconnaissaient leur roi. Et la mer s’ouvrait avec allégresse, et les chevaux volaient rapidement sans que l’écume mouillât l’essieu d’airain. Et les chevaux agiles le portèrent jusqu’aux nefs. »

   Mais aussi bien se fût-il empressé d’enchaîner avec un bel extrait tiré de L’odyssée, Rhapsodie III :

   « Hèlios, quittant son beau lac, monta dans l’Ouranos d’airain, afin de porter la lumière aux Immortels et aux hommes mortels sur la terre féconde. Et ils arrivèrent à Pylos, la citadelle bien bâtie de Nèleus. Et les Pyliens, sur le rivage de la mer, faisaient des sacrifices de taureaux entièrement noirs à Poseidaôn aux cheveux bleus. Et il y avait neuf rangs de sièges, et sur chaque rang cinq cents hommes étaient assis, et devant chaque rang il y avait neuf taureaux égorgés. »

    Chacun, ici, aura compris combien le Jeune Thávma vivait dans un culte permanent des Anciens, combien il cultivait les germes d’une obsession de tous les instants. Mais vous n’êtes pas sans savoir combien l’obsession nervure le trait distinctif essentiel du génie, combien sa fulguration lui est redevable de ses plus belles efflorescences.

   Cependant que nous devisions gentiment sur les mérites les plus apparents de l’antique civilisation grecque, les Elus poursuivaient leur hiératique cheminement. Les voici maintenant parvenus tout au sommet de La Flèche, à « La Porte Zénithale », celle qui trace la voie de la maturité, celle qui exulte au plein de l’été, celle qui, à l’acmé de toutes choses, se sent en soi comme l’un des rayons de l’Eternité, comme la force surpuissante, « L’Heure du Grand Midi », l’heure nietzschéenne portée à son absolu éblouissement mais il faut faire ici amende honorable et laisser la parole au Grand Zarathoustra :

    « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhomme, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. »

   Oui, combien il est étonnant de constater que la route tracée par Thávma semble se superposer, à un iota près, à celle définie par le génie de Nietzsche. Rencontre des génies en un même point ultime ? Sans doute ce genre de coïncidence existe-t-elle. Toujours les hautes pensées rejoignent les hautes pensées, ce qui explique que le langage du génie soit si peu accessible au commun des mortels. C’est une manière de sémantique hiéroglyphique, laquelle demande une initiation suivie d’une longue maturation. S’exposer sans précaution aucune aux idées du génie, c’est prendre le risque de se confronter à la déflagration du tonnerre, à la brusque fulguration de l’éclair. Le génie, tout génie est de nature céleste et, peut-être, seul Zeus pourrait-il en faire l’épreuve sans dommage ?  Le livre « Zarathoustra » est de cette nature qu’il frappe en plein cœur et foudroie les âmes trop sensibles, cloue au pilori ceux dont la spéculation est trop courte.

   « Un livre pour tous et pour personne », est-il dit de cet ouvrage. Alors comment comprendre cette formule énigmatique qui sonne à la manière d’un oxymore ? Ce livre est en effet « pour tous », si « tous » l’abordent à la façon d’une simple narration, suivant Zarathoustra à la trace, éprouvant avec lui, au premier degré, la vie d’un ermite et sans doute d’un illuminé courant au hasard du monde. Mais ce livre n’est assurément « pour personne » tant qu’au Dernier Homme n’aura nullement succédé la haute figure du Surhomme, car c’est bien lui, le Surhomme, emblème de la surpuissance du génie, qui peut éprouver la totalité du réel et s’affranchir aussi bien des contraintes de la Morale que de la Religion, que de la Socialité ambiante. Être en tant que Surhomme c’est être libre, déterminé par son propre chemin, choisissant les voies autonomes au gré desquelles arriver à Soi par l’exercice de la Volonté de Puissance, laquelle a été définie, par Heidegger, comme « Volonté de Volonté ». Comment mieux dire ici l’effort « surhumain » d’autodépassement de Soi ? Véritable travail semblable à celui, mythologique, d’un Héphaïstos forgeant lui-même l’airain de sa propre sculpture ? Après avoir décrété la « mort de Dieu », véritable paradigme de la culture contemporaine, comment, en effet, ne pas s’en remettre à cet Homme du Devenir, s’affranchissant de toute contrainte, édifiant à « la force du poignet », les conditions d’une Vie Nouvelle ?

    Si les ambitions de Thávma ne s’abreuvent nullement aux sources nietzschéennes, cependant il convient de reconnaître une similitude des chemins empruntés. Il faut ci reprendre la phrase plus haut citée :

   « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhomme, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. »

       Ici, j’ai évité de reproduire l’un des premiers brouillons de Thávma, pour la simple raison que le Jeune prodige, le plus souvent emporté par son enthousiasme, dont chacun connaît la belle étymologie : « avoir Dien en soi », délivre un travail qui souffre de bien trop de vivacité. Aussi, lui ai-je préféré un schéma clair (plus bas reproduit), dont j’espère que les Lecteurs, l’abordant en une manière de synthèse, parviennent à y voir plus clair dans l’étonnante perspective de ce Nouveau Monde.

   Mais mainenant, reprenons mot à mot l’énoncé nietzschéen, le reportant au schéma qui trace la progression dans le temps et l’espace spirituels de la quête des Elus. « le grand midi » évoque bien évidemment, sans l’ombre d’un doute, la Porte Zénithale qui est bien le « milieu de sa route », puisque nos Elus n’ont encore terminé les quatre trajets de leur circumambulation. Pour ce qui concerne la position « entre la bête et le Surhomme », comment ne pas la référer, quant à la bête, au chaos nocturne de la Porte du Nadir, quant au Surhomme à la transcendance qui se dévoile tout en haut de la Flèche sous les auspices de la Plénitude, du Déploiement, autres noms pour l’actualisation de la Volonté de Puissance ? Une Volonté de Puissance succède à une autre. Notre-Dame qui paraît maintenant si loin dans l’ordre de nos préoccupations, n’était-elle la mise en œuvre de la Volonté de Puissance des hommes qui, du reste, culminait symboliquement dans l’érection de la Flèche de Viollet-le-Duc ? Etranges polarisations. Etranges confluences. Jamais l’Homme ne sort du sillon de l’Homme. Telle est sa destinée. « son chemin qui mène à un nouveau matin »,  nous en suivrons maintenant les dernières sinuosités, parvenus au terme de notre recherche lorsque les derniers Elus, allégés de leur poids initial, franchiront la Porte Orientale-Aurorale pour connaître un Nouveau Jour, celui qui les arrachera aux lourdeurs de la Terre pour les remettre aux nuées légères du Ciel. Cependant il n’y aura eu dans la démarche des ci-devant, ni allégeance à quelque dogme que ce soit, aliénation à quelque religion, remise aux injonctions de quelque régime politique. Non, seulement une libre Venue de Soi à Soi sous l’effet d’une bienveillante volonté dont le caractère de puissance n’était relatif qu’à assurer son propre être de plus hautes valeurs ontologiques.

Survenue d’un Nouveau Monde

(NB : Pour des commodités de lecture du schéma,

celui-ci ne tient pas compte de l’inclinaison à 45 °

de La Flèche.)

 

***

 

   Alors que les Elus parcourent dans leur robes blanches telles des corolles leur pèlerinage circulaire, une haute lumière venue à la fois du Ciel, à la fois de la Ville, rend La Flèche aussi brillante, aussi phosphorescente qu’un vaisseau posé sur un océan d’argent, sous les traits d’une Lune bienveillante, sous les milliers d’yeux aiguisés des étoiles. Certes, les Urbains ont été décontenancés lorsque, pour la première fois, ils ont vu, surgissant de la terre, en lieu et place de Notre-Dame, ce pur cristal dressé au plus haut de l’espace. Puis, graduellement, leur vue s’était accommodée à cette nouveauté, tout comme ils avaient faite leur, en son temps, la Pyramide édifiée par Ieoh Ming Pei. En ce temps présent, beaucoup qui la critiquaient, se fussent offusquées si, du jour au lendemain, on les en avait privés. C’est ainsi, la pâte humaine est une pâte infiniment ductile, sujette à tous les changements, une nature-caméléon si l’on veut, c’est elle qui explique la multiplicité des idées et des formes, les périodes de l’Art, la mutation des Civilisations.

   La flèche d’argent on la voit de partout à la fois. Depuis les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, depuis le Mont-Souris, la Butte-aux-Cailles, Ménilmontant, Belleville, Montmartre, la Colline de Chaillot, la Butte Bergeyre, depuis Passy, Charonne, les Buttes Chaumont et Montparnasse. Mais on la voit aussi depuis les rives de la Seine, depuis le Jardin des Tuileries car la Flèche est partout présente et elle illumine la nuit de son index levé en direction de Sirius, d’Andromède ou d’Arcturus. Mais elle est aussi présente au creux des rêves des dormeurs, dans l’imaginaire des Artistes, dans les dessins d’enfants, dans les songes fous des Amoureux.

   Mais suivons la dernière ronde des Elus. Une ultime fois, ils ont dépassé la pointe de la Porte Zénithale, en ont perçu la totale plénitude. Une dernière fois ils ont descendu les degrés de verre qui conduisent à la Porte Occidentale-Hespérique (celle par laquelle entrent les Nouveaux Impétrants), ils ont écarté des ombres mais pour en retrouver la cruelle densité lorsque, parvenus au niveau le plus bas, ils tutoient la Porte du Nadir, y éprouvent un long frisson qui glace leur dos, le souffle mortel de l’Hadès est si proche, la Mort si incarnée qu’on pourrait la toucher du bout de ses doigts révulsés. Une dernière fois ils progressent le long du plan incliné qui conduit à la Dernière Porte, la dernière avant la Grande Délivrance, avant la Grande Joie Libre de toute attache. La joie en son absoluité. Chaque passage jusqu’ici réalisé les a métamorphosés en des manières d’entités si légères, c’est à peine si la plante de leurs pieds effleure les pavés de cristal. Ils ont acquis la consistance des éphémères, ces étonnants insectes qui viennent à la mort avant même d’avoir vécu. Mais regardez-les donc ces Elus franchir la Porte Essentielle, la Porte Orientale-Aurorale, celle qui préside à leur re-naissance, celle qui se donne dans la belle clarté de l’adret, celle qui dit la croissance de chaque existant sur Terre, aussi bien la végétale, que l’animale ou l’humaine, celle qui, en même temps, vous ôte à qui-vous-êtes et vous y reconduit mais avec l’assurance dédiée aux Belles Âmes.

   Mais regardez donc ces Natures portées au plus haut degré du Simple, immergées dans le lac luxueux de la Vérité. Elles connaissent la plus belle des allégies qui soient. Elles sont de purs songes au large d’elles-mêmes, des pluies d’argent, de fins brouillards, des nuées si hautes, elles se confondent avec le gris du Ciel, cette teinte qui n’en est une, cette teinte qui est la couleur même de la mélancolie lorsque, portée à son incandescence, elle confine aux vertus de l’Esprit. Oui, Lecteurs, Lectrices, vous l’aurez compris, ce que les Elus auront réalisé au terme de ce Voyage, un vieux et immémorial rêve de l’humanité, transcender la douleur profuse du monde, traverser son propre corps de chair et se retrouver de l’autre côté des choses, là où la Matière devient Esprit, où le Fini se transforme en Infini, où le Relatif s’agrandit aux dimensions de l’Absolu. Oui, ils ont gagné l’Autre Rive, celle qui ne connaît ni les imprécations de la Nécessité, ni les lois inflexibles du Destin. Ici, tout s’élève de Soi, revient à Soi après avoir parcouru des infinités de temps, des lieues et des lieues d’espace. Ici est le silence qui retentit tel une parole. Ici est la Conscience qui se connaît en tant que Conscience. Ici est le Libre à lui-même identique. Ici est le sans-distance qui place toute mesure hors de soi, dans un inimaginable lointain. Ici est le repos infini, celui par lequel accéder à Soi dans le plus exact rayon de félicité. Combien il est substantiel de pouvoir faire l’épreuve d’un fondement qui n’a nul besoin de fondement. La pure gratuité d’être allouée à la manière d’une grâce remise par la Nature elle-même en son inépuisable ressource.

   Ainsi, sur la face de la Terre, vivons-nous pareils à des somnambules fildeféristes privés de leur perche, ne redoutant que de sombrer dans les plis vénéneux de l’abîme. Toujours nous cherchons une échappatoire, nous dissimulons derrière quelque subterfuge dont nous pensons qu’il nous dispensera de sonder plus avant l’inconsistance d’une condition toujours aporétique en son fond. Toujours nous évitons de nous confronter aux angles vifs du réel, lui préférant la douceur d’une fuite vers d’autres horizons plus accueillants. Toujours nous voulons nous dépasser et, d’un seul bond, d’un seul, franchir la distance qui nous sépare de notre essence. Toujours nous armons notre volonté, décuplons nos forces afin de franchir sans encombre cette Porte Orientale-Aurorale dont quelque chose dissimulé au plus profond de nous nous dit qu’il s’agit de la seule Porte de Salut. Toujours nous évitons l’effort qui, partant de cette Porte, nous intime l’ordre de nous confronter à la hauteur de la Porte Zénithale, puis, descendant par degrés successifs nous demande de visiter la Porte-Occidentale-Hespérique, puis au prix d’un effort encore plus grand, de nous plier aux exigences ténébreuses de la Porte du Nadir dont, à l’avance, nous nous effrayons à l’idée qu’elle pourrait nous conduire jusque devant le cruel Tartare. Alors nous tergiversons, nous négocions avec notre couardise, alors nous mouchons le lumignon de notre conscience de ce chapeau de métal qui, la faisant vaciller, nous octroie encore quelques minutes avant que le Bourreau ne dispose notre tête sur le billot. Et ceci, nous ne le faisons qu’au motif que notre vue est trop basse, que nous refusons de regarder au-dessus des herbes de la savane tels nos lointains ancêtres de la préhistoire, que nous demandons à la Terre et encore à la Terre de nous serrer dans ses sillons de glaise. Mais regardez donc Ceux qui ont franchi tous les obstacles, mais regardez donc la grande beauté de cette Flèche de Verre qui nous indique la direction à suivre : elle est fixée sur le Grand Nord, sur la lumière bleue des Grands Icebergs (ils sont nos dieux les plus immédiats), sur la lueur verte des Aurores Boréales. Là, seulement, dans ces Hautes Latitudes se trouve le germe de notre bonheur. Puissions-nous le faire éclore à la mesure de la beauté de la Terre, de la vastitude du Ciel. Nous ne possédons que ceci, mais ceci est IMMENSE !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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