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13 avril 2021 2 13 /04 /avril /2021 17:22
Paysage de la sagesse

Source : ‘Paysage de la sagesse’

Photographie : Charles Luke POWELL

 

***

 

   Le paysage est là, étendu devant soi, dans la plus grande sérénité. Est-ce une espèce de mimétisme qui nous accorde à son rythme si lent ? On est là depuis l’éternité même, comme si les choses n’avaient nullement commencé, comme si elles attendaient l’instant de leur venue, une profération pareille à un murmure. On est là, seul au monde, traversé d’un infini silence. On ne saurait bouger, de peur de quelque effraction, de quelque temps qui quitterait son socle originel et se mettrait en quête d’un possible devenir. Il suffit de demeurer dans cette antique présence, celle par exemple qui se donne sur la certitude de beauté d’une tablette d’argile mésopotamienne. Quelques signes, quelques poinçons sur le réel d’une terre et tout est dit de l’humaine aventure, de son avancée dans le long corridor de l’Histoire. Depuis toujours ces signes devaient avoir lieu. Depuis toujours ce paysage devait arriver à soi dans sa vérité première qui est la parole exacte, le langage inaugural, la demeure première de la Poésie.

   Ce qu’il faudrait : regarder, emplir ses yeux de ce qui ne saurait recevoir de nom puisque, encore, tout est dans l’attente, dans les limbes, dans l’inaugural qui sera pour plus tard, lorsque le mesure du jour, quittant son mystère nocturne, déploiera la couronne étincelante du réel. Toujours se tenir sur la margelle du monde, toujours préserver, en soi, au plus secret, cette puissance inavouée qui nous porte en avant de nous et dessine l’étrave de notre destin. On est là, en-deçà de sa propre forme, simple buée bleue à la lisière de l’aube. Il nous faut demeurer dans ce signe avant-coureur de toute effusion, dans la marge d’ombre d’où tout devient visible dans la phosphorescence, dans l’éclat de métal, dans le luxe de la feuille qui se pare de ses reflets les plus accomplis.

   Nul effort à produire. C’est, tout autour de soi, l’aura d’un haut vol, l’écho libre de la conscience, la symphonie d’une inentamable liberté. C’est ceci que nous avons à faire, aussi bien face au sublime d’une œuvre que face à la simplicité de la Nature, demeurer en nous si près de la faille de l’exister, en estimer la valeur d’abîme, se retenir de sauter et jouir de cette joie ineffable de celui qui connaît, qui éprouve en son fond le génie érotique opposé à celui de la finitude. Alors nous connaissons l’ivresse de l’immortalité, alors nous connaissons la dimension tragique de la chair portée à l’acmé de sa combustion.

   Le chemin de pierres blanches avance avec douceur, pose son empreinte singulière qui est de conduire l’homme vers ce futur qui le hèle, l’arrache à son passé, le fixe au présent qui bourgeonne. L’homme est une silhouette au loin, un genre de brindille égarée parmi les hasards du monde. Son ombre est si courte, elle se confond avec la mince lame de son esprit, se coule dans l’interstice de ses rêves. Aussi bien il pourrait ne pas exister, être une simple bulle de l’imaginaire, un personnage biblique inventé par quelque Prophète. Il a si peu d’épaisseur dans les strates de clarté, si peu d’autorité quant à ce qui lui est extérieur, ces pierres, ces arbres, ces murets de pierres en quoi il apparaît différent mais aussi à égalité de desseins. Les pierres s’usent sous la poussée de l’érosion, les arbres vieillissent et s’écorcent, les murets s’écroulent sous les coups de boutoir de la lumière. L’homme est et devient dans la ligne qui lui est propre, indivisible, immense solitude que rien, jamais, ne pourra combler. Ni l’amitié la plus sincère, ni l’amour le plus exact car tout passe et retourne au tapis de rhizome qui lui a donné lieu, cette invisible contrée d’où nous venons, vers laquelle nous nous dirigeons, telle la flèche qu’attend sa cible.

   Des roches usées affleurent, portant les stigmates du temps, des champs bruns semés de cailloux brillent avec une sorte de ferveur muette, les touffes vert-de-gris des oliviers flottent au-dessus des troncs torturés, traversés de nuées de vent ; on imagine le peuple souterrain des racines, leurs blancs et sinueux trajets dans la pénombre du sol, leur entêtement à poursuivre leur itinéraire aveugle. Une aire d’herbe usée s’adosse à un muret de pierres ; en elle le dessin des branches qu’un soleil pâle projette sur cette mare immobile venue du plus loin de la mémoire. Tout ici est soudé en un genre d’étonnante unité. Rien ne fait tache, rien ne surgit au détriment de quelque autre présence. La belle lumière, un genre de poudroiement, se répand sur toute chose, en lisse l’être, en harmonise les contours. Tout dialogue avec tout. Tout est en tout dans une naturelle évidence.

   Dans un cercle de moellons hasardeux, un cheval broute avec application. Ancestrale mastication, millénaire rumination ; que nous dit-elle de la permanence des fortunes existentielles, du sens à donner à ce qui, peut-être, n’en a pas ? Un animal pense-t-il ? Et dans l’affirmative, est-il satisfait de son sort d’herbivore condamné à boulotter chaque pouce carré de terrain ? Puis mourir, au bout du compte, sans rien avoir compris de cet étrange voyage. Ceci se nomme ‘absurde’ et chacun dispose de sa propre pierre à pousser tout en haut de la colline, puis la remonter indéfiniment sans en connaître la raison. Voyez-vous, l’interrogation métaphysique est indissociable de notre relation à la Nature, de notre confrontation à la Beauté. C’est bien là le paradoxe, plus une chose se donne avec évidence, plus elle nous inquiète et nous place face à l’irréductibilité de notre être. Et pourtant la sagesse devrait être le lot de celui qui regarde un paysage de si parfaite complétude. Mais la lumière a toujours son revers, la plaine immense le vertige de ses gouffres que, parfois, dissimule une luxuriante végétation dont nous n’apercevons que le généreux foisonnement.

   Plus loin, le même chemin blanc, après quelques sinuosités, poursuit son ascension, entouré de champs d’oliviers qui tremblent dans la levée du jour. Un haut peuplier lance sa torche claire dans la mare émeraude du ciel. Une certitude se dessine au milieu de l’infiniment disponible, de l’inaccompli. Magnifique hiérogamie du principe masculin et du réceptacle féminin. Oui, cette image est ‘sacrée’ au seul motif qu’elle symbolise l’union de la Terre et du Ciel, installe l’amplitude de toute mythologie, déploie la majuscule aventure des hommes et des femmes en ce temps, en ce lieu, ici, comme si toute vérité se disait au terme de ce fastueux symbole. De hautes bâtisses de ciment gris, un genre de curieuse citadelle, avec ses hautes portes fermées, ses toits lustrés de clarté, ses murs d’enceinte, termine la scène sur la toile de fond d’un versant de montagne avec ses cultures en terrasse, ses sentiers où l’on croit deviner la trace des moutons, leur lente transhumance.

    Tout ceci est un tel bonheur. Fragile comme tout bonheur. Sans doute la raison pour laquelle ce texte de pure description s’est entrelacé de considérations parfois songeuses et métaphysiques. Oui, tout paysage, tout fragment de Nature ont toujours leur revers, cette nuit qui court derrière l’horizon et attend notre sommeil, fait sourdre nos rêves au pli le plus secret de qui nous sommes. Mais rien n’aura été vain qui aura été contemplé en son essence même. Au moins aurons-nous eu cette courte joie. Une étoile accrochée au firmament. Rien, jamais, ne saurait dépasser cette unique lumière. Non, elle n’est pas d’origine divine. Elle est humaine plus qu’humaine. De ceci nous pouvons faire l’hypothèse, toute autre croyance serait irraisonnée et arrimée à quelque désespoir. C’est déjà bien d’être un Passager sur Terre et d’écrire sa propre fiction, mot après mot, heure après heure, minute après minute. Le Temps est notre bien. Il est le paysage de notre âme.

 

 

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