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29 avril 2024 1 29 /04 /avril /2024 17:11
D’un chaos originaire

Peinture Léa Ciari

 

***

 

   Quand tout va bien pour Soi, le tout du Monde vient au-devant avec souplesse et naturel comme si l’on vivait une existence, somme toute, sortie d’un Conte de Fées. Tout est joyeux. Les oiseaux pépient dans les haies semées des étoiles blanches des fleurs. Le soleil lisse votre peau d’une onde de clarté bienfaisante, maternelle. La mer bat au loin avec ses flux et reflux, on dirait un jeu d’enfants. La rue est pimpante, les trottoirs ruissellent de lumière. Les Passants vous sourient auxquels vous tendez un visage ouvert, accueillant. Tout dans l’évidence, tout dans le trait droit sans brisure aucune, tout dans la clarté épanouie du ciel. Entre Soi et le Monde, nulle distance. La rivière est là, toute proche avec ses lames d’argent. La montagne est altière qui se détache sur fond d’horizon. Les gens sont heureux, à l’aise dans leurs tuniques de soie, ils glissent infiniment en eux-mêmes comme visités d’éternité.

   Seulement, voici, ce qui se donnait dans le lumineux, le sans-retrait, s’obombre de bien funestes teintes. La rivière est boueuse, lourde, ses rives semées de noires racines. La montagne disparaît sous la taie dense du brouillard. Le soleil se voile, devient blanc, ses rayons repliés au centre de sa fournaise. Ceci est arrivé si soudainement, la nuit a succédé au jour sans même qu’un crépuscule ne s’interposât entre les deux dans la manière d’une transition qui en eût atténué cette brusque métamorphose. Et tout ceci, ce chamboulement a eu lieu à l’ombre des consciences humaines, à l’insu du savoir, au revers des lucidités. Le surgissement d’une aporie au plein d’une immarcescible joie dont on pensait qu’elle n’avait nulle limite. Partout l’on est saisis de stupeur. Partout l’on cherche un refuge, un angle de clarté, un mot visible dans le palimpseste confus des choses. Rien ne fait sens qu'un sentiment d'absurde rivé aux marges de l'infini. L'on se questionne sur la possibilité d’une involution du temps, l'on s'interroge sur sa propre place dans l’Univers, sur la finalité de ce qui vient, de l’avenir, sur Soi. Nulle réponse cependant, sauf parfois les borborygmes d’un langage devenu inconnaissable.

   Qu’est-il advenu de l’Homme ? Ceci : L’Homme, la Femme, l’on ne sait plus très bien à qui l’on a affaire dans cette étonnante physionomie qui vient à nous depuis le plus éloigné du temps. Peut-être la figure de l’androgyne, peut-être la face de quelque mutant en son incompréhensible genèse. « Inquiétude » sera le nom attribué à cet être qui n’en semble nullement un, juste un métabolisme, un mouvement confus, une à peine sortie des limbes. Parler de lui, revient en quelque sorte à évoquer le Néant en personne. La broussaille des cheveux se dissout dans un fond de nuit. Ce qui tient lieu de visage (plutôt une épiphanie barrée), une sourde masse grise qui fait penser aux feuillets d’une ardoise, aux toits de zinc sous un ciel d’orage, aux boulets d’anthracite, enfin tout, sauf une note de bonheur, bien plutôt l’annonce d’une perdition en de bien obscurs abysses. Seul un œil dont on ne voit que la paupière close est visible. Une manière d’Oeil-Tombe si vous voulez, de vue scellée dans son douloureux cénotaphe. La barre du nez s’efface sous une ombre qui en envahit la racine. Deux mains (mais s’agit-il encore de mains, ces larges battoirs pourvus de griffes en leur extrémité, n’est-ce l’émergence de la pure animalité, l’emblème d’une sourde violence ?), les mains donc, encagent le visage, les barreaux des doigts sont la geôle dont nulle parole ne pourra sortir, nul cri émerger puisque le merveilleux langage semble être condamné à trépas.

    La vêture, dans le prolongement du non-visage, est de la même teinte lugubre de schiste, rien ne s’y distingue qui pourrait indiquer une possible sortie, l’éclosion du plus mince espoir. Å côté, le bon Sisyphe est exultation de joie, rayonnement de félicité. Vous pensez que je force le trait, que je noircis à plaisir la scène qui se présente à moi pour lui donner la physionomie d’une Tragédie Antique ? Eh bien, s’il en est ainsi, vous aurez raison au motif qu’en ce jour de Novembre, mois des feuilles mortes et des Morts dont on honore le souvenir, mon projet le plus immédiat est de dépeindre l’Humaine Condition, sous les auspices les plus fâcheux qui se puissent imaginer. « Qui aime bien, châtie bien », dit le proverbe et je ne veux pour l’humain que le Destin le plus heureux, que les joies les plus évidentes. Et, afin de brosser le portrait d’Inquiétude avec un souci de précision, je dirai qu’il pourrait être semblable, en bien des points, aux figurations tout en chantournement, anamorphoses diverses, pliures, chiasmes et autres fantaisies formelles qu’un Francis Bacon a peintes en son temps dans ses célèbres  « Autoportraits » dont chacun se demande bien quelles sombre motivations inconscientes l’ont conduit à produire autant de chefs-d-œuvres qui, en même temps, figurent l’Humain en ses plus navrantes et effrayantes représentations.

   Et maintenant va débuter une « Fable Biblique » dont bien des aspects seront à verser au compte du Réel le plus pur. Adam et Ève, tout juste chassés du Paradis après qu’ils ont mangé le fruit défendu de « l'arbre de la connaissance du bien et du mal », se retrouvant en de riantes contrées terrestres, vont de-ci, de-là, insouciants, grapillant ici quelques baies de délicieuses framboises, là des mangues à la chair odorante ou bien des mets inconnus qui flattent leurs palais, leur donnent un vif plaisir et finissent par fouetter au sang la lame de leur incorrigible désir. Aiguillonnés par une audace constitutive de leur état, poussés par leur gourmandise sans fin, ils se sustentent à toutes les fontaines et cormes d’abondance terrestres. Et, bien entendu, selon leur propre logique interne, un plaisir en appelant un autre, une curiosité s’ouvrant sur une autre, ils consomment à satiété tout ce qui leur tombe sous la main.

   Sous la férule d’un inextinguible progrès, ils n’ont de cesse d’explorer des territoires inconnus, d’extraire de leur sein tout ce dont ils pensent qu’ils pourront tirer quelque profit. Les années passent, les siècles passent, les millénaires passent et Adam et Ève, respectant à la lettre l’injonction divine :

   « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là ; ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout ce qui est vivant et qui remue sur la terre. »

   Adam et Ève donc, crûrent et multiplièrent, donnant le jour à la ribambelle des Seth, Enos, Cainan, Mahalaleel, Jared, Enoch, Methuselah, Lamech, Noah, Shem, lesquels, à leur tour, enfantent et enfantent à nouveau, si bien que, sur la Terre, il ne demeure plus un seul pouce carré qui ne soit investi de la présence humaine. Et le « mal » se serait limité là si les descendants d’Adam et Ève n’avaient eu, chevillé au corps, un insatiable désir de « soumettre » la Terre, en effet, de la dépouiller jusqu’à l’os des infinies richesses dont elle était prodigue. Ainsi au cours de la suite interminable des jours, ils se livrèrent à un pillage en règle de cette généreuse Fontaine, la laissant à son étiage, un mince filet d’eau coulait entre d’étiques racines. Les Héritiers de l’Éden n’eurent de cesse de piller les Océans, de les vider de leurs poissons d’argent ; de mettre le feu aux forêts, d’incendier la moindre parcelle de garrigue ; n’eurent de cesse de rouler en tous les sens sur la Planète au volant d’automobiles qui crachaient leurs nuées de fumées délétères ; de manduquer la chair des animaux les plus divers ; d’inventer des machines qui foraient le sol jusqu’en d’insondables profondeurs, extrayant cet « or noir » qui les enivrait ; n’eurent de cesse de sillonner les vastes travées du ciel dans de puissants aéronefs aux sillages écumeux ; de pianoter des journées durant sur de minuscules écrans qui étaient leurs Nouveaux Dieux et qui, à la vérité, les rendaient FOUS ; de se presser selon des foules compactes dans des Parcs d’Attraction qui n’étaient que les Temples de l’Argent ; n’eurent de cesse de prendre la Planète qui les accueillait avec gentillesse et douceur pour un vulgaire agrume dont ils pressaient les flancs jusqu’à ce qu’ils fussent sur le point de se rejoindre. Enfin, en un mot, ils n’avaient cessé de « scier la branche sur laquelle ils étaient assis », si bien que leur Chute était un facsimilé de la Chute Originelle que, du reste, ils n’avaient plus en vue, s’interrogeant sur la raison de leur précipitation de Charybde en Scylla. Je vous avais prévenus, je voulais brosser un portrait de l’Humaine Condition en ses plus extrêmes valeurs, persuadé cependant n’y être parvenu que très partiellement, les mots, parfois, étant malhabiles à traduire la complexité du réel.

   Cette rapide épopée humaine se veut en tant qu’allégorie d’une inconscience généralisée, d’une manière d’hébétude dont la toile de Léa Ciari pourrait figurer un possible emblème. Rien de plus précieux, en effet, que le visage humain, ce magnifique porte-enseigne de la conscience des Hommes lorsque, porté à ses plus hautes qualités, il détermine leur Destin tel un lumineux trajet de comète qui illumine le ciel et lui donne sens. Certes, bien des vertus encore brillent au firmament : de Grands Chercheurs innovent dans tous les domaines, des œuvres d’art surgissent ici et là, des gestes d’oblativité se donnent à travers le Monde. Mais combien toutes ces vertus sont contrebalancées par des comportements inconscients qui mettent la Planète dans le plus grand danger : celui de mourir. Le Poète et Visionnaire Paul Valéry (mais c’est un seul et même état), disait en un temps qui n’est guère lointain :

 

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

 

   Toutes les civilisations, ou presque, ont connu leur fin sous de funestes figures. D’elles, ces sublimes créations des Hommes, que demeure-t-il ? Des Moais aux yeux vides qui scrutent énigmatiquement le ciel de l’Île de Pâques ; quelques fresques de la Civilisation Minoenne à Cnossos ; des temples Khmers envahis de végétation à Angkor ; quelque bas-reliefs Assyriens ; le Temple Maya des Inscriptions à Palenque au Mexique. Que demeure-t-il sinon des cendres, une fumée qui se disperse à tous vents ? Ceci est d’autant plus dommageable que tout ce que ces hautes Civilisations avaient crée en matière de connaissance, d’art, de manière de vivre, tout ceci a été balayé par on ne sait quel typhon dont, sans doute, l’Humain possède le secret au plus haut point.

   Alors, faut-il désespérer ? Faut-il enfouir sa tête d’autruche dans le sable et vivre d’inconscience ? Faut-il démultiplier les « prodiges » d’un Progrès sans fin qui nous aliène bien plutôt qu’il ne nous élève et nous place au faîte de notre Condition ? Ces questions sont par nature interminables, tout comme la Dimension Humaine semble illimitée dans la voie de son Destin ? Y a-t-il une fatalité, une Volonté abstraite, qui nous dépassent et nous intiment l’ordre de toujours plus avancer en direction de ce foisonnement qui nous fascine, dont nous sommes, à l’évidence, partie prenante ? Pouvons-nous demeurer en qui-nous-sommes, c’est-à-dire éprouver la profondeur de notre liberté à seulement nous situer dans un temps lent, à ne connaître que l’espace qui nous est proche, renonçant à nous approprier le Tout du Monde, cette mesure étant, bien entendu, pure illusion ? Aurons-nous la force d’évaluer les enjeux de notre fuite en avant et, en conscience, faire de la sagesse, du repos, de la sérénité les lignes selon lesquelles nous retrouverons les lois imprescriptibles de notre Essence ?

   Il en va de notre avenir, de ceux de nos Descendants, de l’avenir du Monde, du contenu de la Civilisation qui sera notre miroir. Certes, le propos est sérieux et comment ne le serait-il ? Il est question de l’Homme s’inscrivant ou non dans la perspective d’une éthique. La Belle Image commentée ici, de par son caractère inquiet, me fait naturellement penser aux Grotesques de la Renaissance, ces visages mi-humains, mi-végétaux versant en direction d’une minéralité quasi préhistorique, Grotesques qui ornaient les parties les plus secrètes, les plus ombreuses des jardins.  Est-ce ceci que nous voulons, perdre notre épiphanie humaine et sombrer dans quelque obscure grotte dont, jamais, nous ne ressortirons ? Est-ce ceci ? Non, nous avons bien mieux à faire, suivant la Voix de notre Conscience !

 

 

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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 09:36
Le Doute comme esquisse de Soi

Le doute

Huile/ papier

Peinture Léa Ciari

 

***

  

   L’Artiste n’aurait-elle nommé son œuvre que nous l’aurions fait à sa place, dans la pure évidence, inscrivant le Doute à la cimaise de son œuvre. Si le doute est hésitation manifeste, le nôtre n’aurait duré que l’instant d’en reconnaître le signal parmi le destin pictural des formes plastiques. Cette belle image dit son contenu, nous le livre sur le mode d’un immédiat retrait. Cette venue de la léthé recouvrant l’alèthéia est un motif récurrent dans mon écriture, comme si l’exister n’était qu’un étrange clignotement entre deux blancs. Et gageons qu’il en est ainsi, ce que voudrait montrer la suite de l’article.

 

La tête. Mais quelle tête ?

Le visage. Mais quel visage ?

 

   Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. Car vivre est sortir de l’ornière de glaise primitive. Car exister est tâcher de répondre à la question fondamentale de notre présence au Monde. Car faire son chemin est chanter sur le mode de la fugue, sans doute du mélancolique adagio, dans tous les cas de figure inscrire des mots sur l’écorce rugueuse de la Terre. Signifier !

   Le monticule des cheveux est semblable à un bronze antique, lequel ne profèrerait même plus son nom. Une étrange fixité clouée à même l’immémorial d’un temps sans avenir. Une mèche, le long du plâtre du visage, fait son motif doré de laine cardée, encore emplie d’un lourd suint. A moins qu’il ne s’agisse que du lambeau d’un suaire dont nous peinerions à définir les vagues contours. Formes informelles qui s’informent dans la lourde, dans la pénible pâte existentielle. Dans cette manifestation il y a du Roquentin, de la noire et rugueuse racine se perdant dans l’immobile tellurisme du Jardin Public de Bouville.

 

Il y a la poix de la contingence.

Il y a le lest de la déréliction.

 

   Il y a le tissu emmêlé de l’angoisse primaire, lequel ne semble pouvoir s’effacer. Il y a le Rien qui partout bourdonne, qui partout suinte, l’invisible matière du corps du Monde qui s’invagine en notre intime matière, laquelle est sourde, aveugle, muette. En nous, au plus profond de notre conque anatomique, cela se dit en langage d’abysses, cela murmure en fosses ténébreuses, cela chante nuitamment une complainte à laquelle nous ne saurions avoir accès qu’au titre de notre inconscient, d’un éternel lapsus infiniment répété, manière de sourde écholalie à elle-même son alfa et son oméga. On est alors livré aux quatre vents, exposé à la tourmente de la confusion, remis aux hésitations d’un flottement, balloté d’incertitudes, pris dans les mailles de l’irrésolution, livré aux multiples tâtonnements, égarés parmi les tourbillons de la vacillation.     

   Évoquant ici « flottement », « irrésolution », « vacillation », je n’invente rien, je ne fais qu’égrener, tel un antique chapelet, les grains de buis de la proxémie lexicale qui gravite tout autour du mot « doute » et qui ne sont que ses variations, ses successives inclinations ou bien ses inclinaisons. Car rien de stable ne se produit jamais dans l’orbe du doute, tout y est parsemé de soucis, de soupçons, de vagues suppositions. Terrain marécageux dans lequel nous avançons à grand peine, sables mouvants qui font à nos chevilles des gaines résistantes, les entourent de guêtres identiques à des gueuses de fonte Ainsi faisons-nous du surplace. Ainsi, croyant avancer, nous piétinons le sentier équivoque de notre destin.

   L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité, à un bloc non encore dégrossi par le maillet du sculpteur, à l’incarnation d’un clair-obscur, à la concrétion d’une ombre, à la perplexité elle-même faite matière à incompréhension. Et que dire d’une possible sensorialité, sinon qu’elle, tel le reptile au printemps, a retourné sa peau, ne laissant de sa récente exuvie qu’un tableau de chairs meurtries, qu’un portrait semé d’ombres, labouré d’insignes contradictions. Autrement dit, le surgissement du non-sens là où bien plutôt, devrait scintiller, rayonner la gemme éclatante d’un sens accompli. Fermeture. Repli. Invagination de ce qui, promis à l’être se dissout dans la figure inarmoriée du non-être. Et cette main ou ce qui en tient lieu, cette griffe, cette herse qui se dressent devant le fabuleux, le quintessencié langage, que viennent-elles ôter à notre vue si ce n’est l’essence de l’Homme en sa plus grande profondeur ? Ou pourrait résumer ce Tout du Rien par une formule lapidaire du genre :

 

la plus haute possibilité de l’Homme réduite

à son plus petit dénominateur commun.

  

   Écrivant ceci, nommant tour à tour ce flottement à l’infini, cette irrésolution surgissante, cet irrémissible plomb, cet illisible tubercule, je n’ai fait que décrire des orbes tout autour du Néant. La force de cette peinture est d’en dresser le terrible inventaire à partir d’un Positif qui, toujours, fait signe vers un Négatif, un Négatif fondateur de l’être des choses. Tout n’apparait, tout ne fait Phusis, tout ne se manifeste que sur fond de Néant. Voyant ce qui vient à nous sous la forme d’un hiéroglyphe décrypté, force nous est requise de l’envisager (de lui donner visage) sous le processus configutateur de la néantisation.

 

Avant même d’apparaître,

le Soleil appartenait au Néant.

Avant même notre naissance,

nous ne pouvions connaître

que les limbes du Néant.

L’amant hallucinant,

dans ses rêveries éveillées,

l’Amante, l’arrache au Néant

qui la retient captive.

 

   Tout, dans l’exister, toutes les ressources, les configurations, les formes, les lignes proviennent de ce fond sans fond, de cette inépuisable Corne d’Abondance qui est le lieu même, innommable, de la venue en présence de ce qui est, à partir, sans doute de cet espace que Platon nommait la « Chôra », cette zone d’indétermination où les choses sont œuvrées afin de sortir de l’anonymat intelligible pour figurer dans l’épaisseur incarnée du sensible.

   Dès lors comment comprendre cette toile, y faire effraction avec le plus d’exactitude possible, la percevoir en son fond telle une habile métaphore qui ouvre le Rien, le décèle, le rend vacant pour une lecture possible de la Présence qui, en toute rigueur, n’est qu’effectuation d’une originelle absence ? Ce qui, je crois, est à repérer dans la venue de l’œuvre à elle-même, nullement une esthétique qui solliciterait l’émotion du Voyeur. Nullement une éthique qui nous enjoindrait de pratiquer une morale du retrait. Nullement une forme qui appellerait d’autres formes en abyme et, ceci, à l’infini. Cette œuvre est entièrement livrée à un processus de néantisation autonome, manière de boucle refermée sur elle-même, autisme métaphysique de la plus haute teneur. Et c’est bien en ceci, sa situation sur le bord du méta (méta-réel, méta-langage, méta-sensorialité), sa fuite de lisière, sa frange aurorale, sa vibration faiblement crépusculaire, sa proximité de l’aura corporelle (ce mystère), son effritement visuel nous conduisant à une sorte de myopie, sa perte dans les cendres du silence, c’est bien ceci qui nous tient captifs, sur la margelle d’une hallucination, à l’extrême limite d’un cri intérieur. De stupeur. D’étonnement. De supplique. Car, à bien parler, nous devenons des êtres dépourvus de demeure, privés de sol, mutiques, laissés à même le fardeau d’une lourde et équivoque pesanteur. Nous qui faisions l’hypothèse de l’envol au contact de la toile, de notre sûre allégie, de notre flottement en de hauturières altitudes, nous voici reconduits, tels de prosaïques et antiques Figures, à n’occuper que des positions de Cariatides supportant la charge de chapiteaux invisibles.

   Ici, l’art de Léa Ciari a consisté à ouvrir une meurtrière scindant les mots, pratiquant leur nécessaire intervalle signifiant. A consisté à glisser la lame de l’outil dans l’intervalle silencieux de toute parole. A consisté à faire surgir les blancs de l’œuvre afin qu’un rythme s’installant, s’instaure quelque chose de lisible issu du pur mystère. Et, afin de filer la métaphore plus avant, il me semble que nous pourrions éclairer notre réflexion à l’aide du fameux Ruban de Möbius.

 

 

Le Doute comme esquisse de Soi

Ruban de Möbius

Source : Wikipédia

 

*

 

   Sa face avant, face de la Présence, de la manifestation, de la visibilité serait le simple reflet de sa face arrière néantisante, celle de l’Absence, du Rien, du Vide à partir de quoi tout s’essentialise, prend chair, devient chiffre, devient signe, devient sens. Et l’opérateur de cette métamorphose se situerait au point exact d’inversion du Réel et de son contraire, l’Irréel (voyez le retournement de la peau du reptile, la renaissance à Soi, le prolongement d’un destin), au point qui se nomme « chiasme », là où doivent nécessairement se porter notre esprit, notre jugement, notre lucidité, point d’équilibre situé à mi-chemin de notre Conscience (la Présence) et de notre Inconscient (l’Absence), Néant en tant que toile de fond sur laquelle se détache l’exister.

   Nous sommes nous-mêmes cette Charnière Dialectique, ce point de fusion alchimique, cette ouverture de pleine focale de la mydriase (cette exception du voir proprement sidérante), ce projet jeté en avant de Soi qui, s’extirpant des ombres fuligineuses de la myose (cette réduction de la vision au lieu commun, à l’image d’Épinal), cette charnière donc qui ouvre l’horizon étréci du Doute, le désopercule, distend ses membres le temps d’une vision avant, que de nouveau, les membranes du Néant ne se referment sur notre étique chrysalide, rejoignant le site même de notre venue, épousailles lumineuses et définitives avec ce Néant qui signe la singularité de notre humaine condition.

 

Merci à vous Léa Ciari

qui avez posé sur la toile

cette belle et persistante Physique

que la dimension du Méta

est venue bousculer pour notre

plus grand profit Méta-Physique.

 

 

 

 

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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 11:11
D’un continent l’autre

 

Roadtrip Iberico…

Al Sùr del Sùr…

El Estrecho de Gibraltar

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On a beaucoup roulé, on a sillonné de longs chemins de bitume, on a franchi des cols, longé de blanches cascades, on a aperçu des chapelles romanes, leurs toits de pierre ; on a glissé le long de rivages bleu Outremer, de longues voiles faseyaient au large ; on a dormi dans d’antiques hôtels blanchis à la chaux, d’immobiles moulins à vent montaient le long de sombres collines ; on s’est faufilés parmi les troncs fibreux des palmiers ; on a traversé les gorges des villes que dominait la silhouette ocre de l’Alcazaba ; on a vu les plages d’Aguadulce couvertes de tapis de chiendent ; puis on a plongé vers le Sud, aussi loin que l’on pouvait aller car c’est de notre identité d’Hommes finis dont il s’agissait, de la possibilité d’un futur immédiat, car on était appelés à être en Soi, à  expérimenter les seuils, les passages, les transitions, autrement dit mettre à l’épreuve nos propres limites.

   

   Tels des poulpes resserrés au fond de leurs grottes marines, il fallait lancer les lianes de nos tentacules en direction de ce qui n’était nullement nous et nous appelait urgemment à la hauteur de cet inconnu qui nous fascinait et nous mettait au défi d’en connaître la troublante énigme. Il fallait grapiller, hors de Soi, tout ce qui nous questionnait, cueillir la myrtille sauvage, cueillir l’acide prunelle, cueillir toutes ces baies à portée du regard, en faire des nutriments à portée de la main, s’accroître de leur dimension, se dilater à la mesure de ces fragrances qui n’étaient jamais que nos propres fragments disséminés dans le vaste Monde avec lesquels notre Destin, existentiellement, devait nous mettre en présence.

   Un jour de grise certitude, on a su, irrémédiablement, que l’on était arrivé au terme du chemin. Tout là-haut, le ciel tenait son immuable toile noire, identique à un étendard qui disait à la Terre le lieu inimitable de sa lointaine venue. Des nuances de gris descendaient vers la terre, comme si le ciel, adoucissant sa nuance, avait voulu poser sur le sol sa légendaire légèreté. Un fin liseré de nuages doucement pommelés s’étirait au-dessus de la ligne d’horizon. Et cette ligne d’horizon était lointaine, étrangère en quelque sorte, venue d’une illisible contrée, pareille à ces songes duveteux qui talquent nos rêves des plus délicieuses rêveries qui soient. L’horizon était une montagne, des plissements de rochers, des failles, peut-être des gorges à la noire profondeur, l’horizon étai tel qu’en lui-même une pure évidence mais, pour nous, les Étrangers, les Nomades sans but, il n’était que singulières ténèbres, charade dont nous n’avions nullement la réponse, fable dont nous ne pouvions ni percevoir le début, ni imaginer la fin, genre d’histoire sans paroles qui ne pouvait que rencontrer notre propre mutité. Un silence contre un autre silence.

  

   Nous étions sur le point le plus éloigné, sur cet étrange finisterre, comme si, sur le bord de nous-mêmes, nous étions parvenus à notre plus grande ouverture, mais aussi la plus inquiète, la plus fragile. Du promontoire qui nous offrait son sol étroit, nous découvrions, en avant de nous, tel notre probable futur, la large bande blanche de la Mer, cette manière d’étalement uniforme qui scindait le monde en deux : en deçà, un territoire connu bien que non entièrement décrypté ; au-delà, un territoire qui, pour être totalement visible, n’en recelait pas moins sa part obscure, sa part de mystère. Sous nos pieds, en quelque sorte, la lame précise de notre conscience (ce site infini d’éclairement), devant nos yeux, l’étrangeté de notre inconscient (ce lieu nocturne et de songes lourds), et cet inconscient montrait ses plis et ses replis, ses entailles hermétiques, ses vastes couleuvrines dont on devinait les bizarres desseins à défaut d’en percevoir le troublant message. Sur la dalle claire de la Mer, simple glissement de suie sur la blancheur, un simple trait noir, une anonyme embarcation avec, sans doute, dans ses soutes, des objets innommés, des provisions illisibles et, peut-être, d’obscurs Passagers occupés à des tâches sans nom.

  

   Alors, comment demeurer sur la lisière de sa conscience, n’être nullement happé par ce violent désir de connaître, sinon de posséder, tout ce qui, à l’horizon, résiste, parfois se cabre, refuse de nous appartenir ? Mais, vers cet au-delà il faut oser aller, comme l’on s’aventure en sa propre profondeur pour en sonder les rêveries, les fuyants linéaments, tâcher d’en percevoir le sens, fût-il éphémère, intangible, sur le point de s’évanouir. D’un continent l’autre. De Soi, hors de Soi. De la parole doucement proférée en son intérieur, vers cette parole inaudible, extérieure, qui nous requiert et se donne comme notre nécessaire prolongement. Bander l’arc de ses sensations, en faire des tremplins, qui, nous exilant de nous, ne font que procéder à cet accomplissement dont, toujours, nous rêvons, comme de galets dont il nous faudrait saisir la grise texture avant même que l’écume n’en efface l’image subtile à nos yeux.

   

   Partir de ce continent-ci, découvrir ce continent-là, voici notre trajet existentiel le plus vraisemblable, celui auquel, lui accordant quelque crédit, notre vie se fardera des mille signes qui la rendent singulière, incomparable.

  

   VOIR les ruelles bleues et blanches des kasbahs, la lumière y ruisselle, pareille à celle qui

   court au fond des gorges.

   VOIR le quartier des Tanneurs avec ses cuves rondes tachées de rouge Brique, de marron   

   Châtaigne, de Tangerine ou d’Abricot.

   VOIR la ville sainte de Moulay-Idriss, ses collines plantées d’oliviers et d’aloès.

  

   ENTENDRE le vent glisser parmi les feuilles vives des palmiers, une mince chanson, douce      

   aux oreilles des Nomades et des Ermites qui hantent de leur belle présence l’immensité du   

   Désert.

   ENTENDRE les coups alternés des marteaux des Dinandiers qui dressent le cuivrent, y

   dessinent des signes d’un alphabet abstrait plein de ressources secrètes, ésotériques.

   ENTENDRE l’outre de peau qui percute l’œil aveugle de l’eau au fond de la bouche étroite

   d’un puits.

  

   GOÛTER la saveur complexe du curry avec la touche légèrement anisée de la coriandre, la    

   note fortement épicée du gingembre, la puissance aromatique, citronnée, de la cardamome.      

   GOUTER la texture moelleuse de la datte Deglet Nour, son délicat goût de miel.

   GOÛTER le thé royal, subtil mélange de cannelle, de cumin, d’anis étoilé, de menthe, un   

   univers entier dans un de ces verres d’argent finement ciselés.

  

   TOUCHER le sable lisse des dunes, le laisser s’infiltrer dans la résille souple des doigts.     

   TOUCHER la peau usée des dromadaires, ce cuir des barkhanes,

   TOUCHER les boucles laineuses des moutons, on dirait de fins nuages cardant leur belle

   complexité.

   TOUCHER les murs de crépi jaune des forteresses de glaise du Haut Atlas.

  

   SENTIR les odeurs fortes, mêlées des Souks, celle d’essence et d’huile des cuirs,

   SENTIR la texture serrée des tissus,

   SENTIR les nuages âcres des forges.

   SENTIR l’air iodé, salé, l’odeur du grand large fouettant les murs des fortifications

   d’Essaouira.

   SENTIR la lourde fragrance des bouquets de menthe brûlés par le soleil.

  

   Voir, Entendre, Goûter, Toucher, Sentir, au-delà du promontoire de notre habituelle appartenance, tous ces signes qui ne franchissent le Détroit qu’à nous enseigner une autre manière de vivre, à nous transmettre les codes d’une culture différente de la nôtre (nous en perdons habituellement la valeur insigne), à nous arracher à nos immémoriales polarités afin que, touchés par une sorte de grâce étonnante, nous puissions devenir autres que nous sommes sans, pour autant, renier en quoi que ce soit la condition qui nous a été remise à l’orée de notre existence.

 

   Franchir le Détroit veut dire : s’accroître d’un degré qui, jusqu’alors, nous était inconnu.   

   Franchir le Détroit veut dire : sortir hors de Soi, butiner tout ce qui passe à porter puis regagner

   sa propre enceinte riche de nouvelles visions, habité de nouvelles saveurs.

   Franchir le Détroit veut dire : jeter son propre Soi parmi le tissage serré de l’altérité, en

   ramener un long fil de soie au terme duquel nous serons des Hommes en partage, des Hommes

   fécondés par cette invisible ligne immatérielle qui se nomme Connaissance, Amitié, Amour.   

   Franchir le Détroit veut dire : abattre les apories contemporaines (guerres, famines, génocides,

   violence, domination, aliénations) et leur substituer un profond savoir de l’Humain en son

   essence au gré duquel nous serons, selon la belle expression de Francis Cabrel, dans sa

   chanson éponyme :

 

« Des hommes pareils

Plus ou moins nus sous le soleil »

 

   Ce qui, ici, est à retenir, certes « des hommes pareils », certes, « sous le soleil », mais ce qui nous paraît décisif, c’est bien « nus », cette nudité qui préside à notre naissance, à notre venue parmi les Mortels dans le plus grand dénuement qui soit.

 

NU : nulle différence.

NU : adoubé au Simple et à lui seul.

NU : jamais la Vérité n’a été aussi près.

 

   Ce à quoi nous invite le Chanteur-Humaniste se retrouve dans le propos du Photographe, ce dépouillement, cette évidence inscrite au cœur même du Soi.

 

D’un continent l’autre,

il nous faut trouver le juste milieu,

l’équilibre,

la voie sublime

 de la Raison.

Hors de ces choix,

hors de ces décisions,

erratiques parcours seulement,

figures de la tragédie,

catapultes du Non-sens

qui nous réduisent à Néant !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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6 février 2024 2 06 /02 /février /2024 10:29
Ce qui, d’avance, est perdu

 Photographie : Susana Kowalski

 

***

 

   On est là, comme perdu en Soi, flottant dans son linge de peau, ne sachant plus réellement où trouver son orient, on est, en quelque façon, orphelin de Soi et, corrélativement, orphelin de l’Autre, de Tout Autre, femme, paysage, art, littérature, philosophie, toutes ces hauteurs au gré desquelles on est Soi plus que Soi, Soi en avant de Soi, Soi de lumière, expulsé des ténèbres. On est là, pure hésitation du jour, fine lisière tremblante de l’aube, inaudible grésillement parmi le tumulte du Monde. On est Soi privé de Soi, on est le Soi de la négativité, toute positivité, toute effectuation, toute détermination s’annonçant tels de simples mots, nullement à la manière d’une réalité, d’une chose tangible-préhensible. On est là sans y être et l’on se pose l’étrange question :

 

« Pourquoi y a-t-il Rien,

plutôt que quelque chose ? »

 

   Et, dans les travées libres de la matière grise, dans la bizarre complexité des neurones, dans les fines dentelles des dendrites, dans les réseaux blancs d’axones, dans la moindre fibre s’allume et s’éteint, en cadence, cet étonnant feu de Bengale qui, une fois exulte dans l’approche d’une vérité, tantôt s’étiole dans la forme du mensonge.

 

« Pourquoi y a-t-il Rien ? »

 

   et l’écho, le cruel écho renvoie la réponse néantisante, clouant le Soi au pilori :

 

« Pourquoi y a-t-il l’Absence, la Perte,

 le Manque, la Vacuité,

l’Horizon dévasté ? »

  

   Le Soi se cabre, se révolte, essaie de s’assembler autour de ce qui lui reste de réalité : une pellicule, un léger grésil, un expir avant même qu’un respir soit possible qui donnerait l’espoir d’un nouveau cycle, d’une re-naissance à Soi, d’une palingénésie promise depuis l’aurore des Temps. Soi face à Soi comme le pire des Destins qui se puisse imaginer,

 

donation-retrait,

offrande-lacune,

faveur-préjudice,

 

   comme si exister n’était qu’une absurde dialectique, le second terme annulant le premier, sans espoir de retour, sans attente de quelque rétribution. Soi-aux-mains-vides qui ne parvient même plus à s’étreindre lui-même, à reconnaître son épiphanie dans le miroir, Narcisse-oblitéré, Orphée privé de son Eurydice, Esquisse s’estompant à même chaque acte, chaque figuration sur la scène vide du Monde.

  

   Ce qui d’avance est perdu, le Soi en son intégrité. Le Soi comme sens pour Soi. Le Soi comme certitude de Soi. Alors, quel recours afin de retrouver son Soi, si ce n’est de le quitter, de se projeter loin vers l’avant, en ce lieu de curieuses hypothèses, peut-être l’une d’entre elles se donnera-t-elle comme espace de possibilité et d’actuation, de re-nouvellement, une Nouveauté surgissant du Rien qui donnerait appui au Soi, le projetterait dans la dimension de l’à-venir, de ce qui, n’ayant encore eu lieu, s’ouvre telle une Corne d’Abondance où plonger ses mains et badigeonner son corps d’un baume, sinon de félicité, du moins oindre sa peau d’une touche lénifiante, émolliente. Recoudre son épiderme, repriser son âme, donner un nouvel essor à l’esprit. Ce qui, d’avance est perdu, le Tout du Monde si le Soi fait défaut, si le Soi s’annule et s’écroule sous le poids même de son manque-à-être. Que reste-t-il à faire, sinon jouer de son Soi, y ménager des respirations, y creuser des lumières, y inclure des meurtrières par où s’infiltreront de neuves significations, se déploieront des golfes, se multiplieront ces criques propices à l’abri, au ressourcement, à la lustration d’un corps qui n’était promis qu’aux ténébreux abysses ?

  

   Toutes ces hypothèses, on les bâtit à l’intérieur de Soi, mais hâtivement, mais impatiemment, telle une Tour de Babel branlante, une Tour lézardée des mille langues qui en traversent les murs de glaise et de pisé. Et, cherchant à accomplir un pas en avant, c’est-à-dire à annuler nos doutes les plus fonciers, les plus irréductibles, on avance, cependant dans l’inassurance de qui-l’on-est, dans l’incertitude, le pessimisme, le tremblement et les frissons qui s’enroulent, tels des lierres envahissant les rameaux des jambes. Que fait-on afin de sortir du gouffre, afin de s’extraire de sa tunique de lourde écorce, afin de porter son propre aubier à l’éclat du jour, à offrir son limbe au luxe inouï du Monde ? On se poste sur la margelle de Soi, figure avancée de Sentinelle et l’on observe le Différent (qui, le plus souvent est un différend, une polémique, une lutte intestine), et l’on scrute ce qui nous est Étranger, et l’on s’essaie à déchiffrer le sourd et têtu hiéroglyphe du Monde, ses étonnantes gesticulations, parfois ses mimiques de Mime, ses sauts de Polichinelle.

  

   On est là, au bord le plus périlleux de ses yeux, sur la frontière de sa peau, au sein même de cette aura invisible qui n’est que notre Soi en partage, la partie de nous en commerce avec ce qui n’est nullement nous. L’air est gris-bleu, un air de dragée et de glace, de banquise. Un air qui nous hèle et, en quelque sorte, nous pétrifie. Inconsistant, perdu d’avance, nous n’avancerons guère dans notre effort pour en définir les contours. On est là, sur la fièvre de Soi, on est là, happé par l’en-dehors, frappé du flamboiement de cuivre d’une Chevelure Inconnue, un ruissellement frappant nos rétines, une illumination se cognant aux parois de notre Être, s’exonérant de lui appartenir jamais. Une illusion. Un simple feu follet. Un dépliement mystérieux d’écharpe boréale. L’étincelle d’un arc électrique. Un éclair entre deux électrodes. Un ciel d’orage zébré de lianes bleues.

  

   Perdus d’avance, tout, ce ruisseau de cuivre et Celle, la Précieuse, qui le dérobe à notre naturelle curiosité, l’ôte à notre vibrant et tellurique désir. Dérive des Continents. Dérive immense. Écartèlement violent de la Pangée, en naissent deux fragments, le Gondwana et la Laurasia, qui ne sont eux-mêmes qu’à être séparés, qu’à s’exiler de la Pangée originaire. Architectonique métaphorique de l’Exister, tout, déjà au départ, est divisé, tout déjà au départ est éparpillé, disséminé, émietté. Nous ne nous possédons qu’à être perdus, identité dérobée, singularité plurielle, antinomie de nos principes fondateurs.  

  

   Un bouquet d’arbres au milieu de la banquise. Il est Lui, à défaut d’être Nous. Et pourtant nous voudrions tant ne faire qu’un avec lui, couler dans ses veines de bois, devenir simple trajet de sève dans ses ramures, nous diviser en mille ruisselets-frères dans l’estompe sans nom qui en reçoit la subtile donation. Tout ceci, cette fusion dans l’Autre est perdue pour Nous, perdue pour Lui, le végétal échevelé qui ne connaît plus ses limites, mixte d’air et de brume, mixte d’Aigue-Marine et de Fumée, de Menthe et de Jade. Le pluriel a gommé l’unique, le divers a aboli le rassemblé, a effacé l’ajointement, a dissous l’attache, a raturé la suture.  

  

   Et l’eau cette masse liquide informe (des bulles, des écharpes, des gazes en traversent l’illisible matière), elle n’est là qu’à être Elle, à s’approfondir en son essence retirée, à poser devant le globe sourd de nos yeux cette énigme bleu-Céleste dont nous eussions voulu qu’elle nous libérât de nos chaînes terrestres ; ce bleu-Charrette, bleu qui nous eût emportés loin de nos soucis nocturnes ; ce bleu-Pervenche, la caresse appliquée de ses pétales veloutés nous eût réconcilés avec nous-mêmes. Mais dans cette disjonction des Bleus, dans ce flux qui, une fois nous assure de son être, une fois s’en absente, nous sentons la totalité de notre corps vaciller, nous éprouvons, avec douleur, l’arrachement des choses, leur perpétuel charivari, leur infini glissement qui n’est, à bien y regarder, que le miroir du nôtre.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout est tellement traversé de finitude !

Tout est tellement empreint

du grésil du non-retour !

  

   Et cette bande de terre jaune, de sable couleur de deuil et de longue tristesse (la vêture noire de l’Inconnue en est le répons le plus sûr !), nous sentons bien, dans le bourbier de notre chair, son acide prurit, son invagination en nous, comme si son destin n’était que de nous réduire à l’immobilité d’Hommes et de Femmes de sable. Et ce sable que nos mains convoquent à des fins de saisissement (entendons, saisir en son acte de préhension, mais aussi bien, et sans doute plus, cette commotion de l’esprit, cet ébranlement de l’être, cette stupéfaction d’être-au-monde avec sa charge de dénuement), eh bien, en leur conque, parmi nos doigts tentaculaires, juste un peu de pierre résiduelle, à peine une trace, comme si ces témoins aveugles, nous les avions tirés de notre imaginaire comme on tire l’eau noire et muette de l’étroite gorge d’un puits.

  

   Nous regardons l’image comme elle nous regarde et, dans cette vision double, s’inscrit un étonnant flottement, l’exact contraire d’une affinité, la bouche d’un écart, la faille d’un intervalle, la rupture d’un éloignement et, pour parler en toute vérité, la dimension trouble, délirante de l’égarement, « action de se perdre », selon sa valeur étymologique.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout comme les mots de cette fable.

Tout comme ses phrases, simples

somnambules à l’orée du Monde.

Comme ce texte qui, une fois lu

(mais l’est-il réellement ?)

retourne dans les limbes

dont il provient

et meurt de n’être

plus fécondé.

Autrement dit

compris

et métabolisé.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Rien ne subsiste que du

non-être plaqué sur de l’être

 ou, plutôt, de l’avoir-été.

 

Plus rien !

 

 

 

 

 

 

 

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3 février 2024 6 03 /02 /février /2024 09:21
La mondo estas freneza

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « La mondo estas freneza » propose le titre sur le mode du Langage Universel qu’est l’Espéranto. L’Espéranto, cette langue véhiculaire supposée combler l’abîme langagier entre les Peuples, cette Langue de l’Espérance, rêvée, sinon utopique, qu’en reste-t-il aujourd’hui à part de vagues traces qui s’évanouissent dans les fumées et vapeurs babéliennes ? Ici, nous n’en retiendrons guère que l’allure générale, l’étrangeté et, surtout, cette « freneza » sous laquelle chacun reconnaître notre vocable français « frénétique », nous focalisant essentiellement sur ses différentes valeurs étymologiques :

 

« atteint de délire furieux » ;

« animé d'une passion excessive » ;

« violent, hardi »,

 

   la « violence » des définitions nimbant « la mondo » d’une auréole pour le moins fort peu glorieuse, pour le plus d’une manière de flèche de curare visant en plein cœur Ceux, Celles qui en éprouvent la dureté de fer et l’inflexible volonté de détruire tout ce qui vient à l’encontre.

  

   Alors, à défaut de pouvoir toujours demeurer dans les ténèbres profondes de la cécité, il nous est existentiellement demandé de porter notre regard sur « la mondo » et de chercher à y déceler parmi ses touffeurs de mangrove, son désordre de savane, sa nudité de steppes courues de vent, quelque indice qui nous incline en direction de cette « freneza », laquelle, pléthorique, ne se soustraira nullement au scalpel de notre lucidité. C’est, encore une fois et toujours, sur le mode métaphorique que cette jungle luxuriante sera abordée, Explorateurs, Exploratrices d’une réalité si emmêlée, si labyrinthique, si hiéroglyphique que le travail de nos neurones n’en sera guère facilité, que la tâche du concept s’en trouvera confuse, que les motifs de notre perception se dissoudront à la manière des superpositions colorées des kaléidoscopes.

  

   « La mondo » ne se laisse saisir que sur fond rouge, rouge de braise, rouge d’hémoglobine, rouge ardent de la passion. Nul repos dans cette déflagration écarlate, nul blanc, nul intervalle qui viendraient (comme dans les touches cézaniennes de la Sainte-Victoire) apporter quelque respiration, disposer une halte, ménager un espace de méditation. L’Incarnat jouxte la chair plus soutenue du Nacarat ; le Nacarat, dans les fonds, connaît le sombre, l’oppression de l’Amarante ; l’Amarante ne s’espacie que dans un Corail natif à peine sorti des limbes et prêt, semble-t-il à y retourner. Mais quel est donc le motif de ce retour, le paysage Humain est-il si terrible à affronter, son lexique si complexe que nul n’en percevrait le confus discours ? Cependant « la mondo » tourne et sa giration est une ivresse, un tourbillon de feu et de sang, une permanente explosion, un craquement de ses jointures, un déchirement de ses plus belles passementeries. Cependant « la mondo », dans sa rubescente effectuation, moissonne des millions de têtes, creuse dans le derme affligé de la terre ses mille sillons où pourrissent les chairs de Ceux qui se sont risqués à vivre, de Celles qui, voulant honorer la Nature, ont mis au monde de fragiles et innocentes vies, certaines condamnées avant même d’avoir pu exister. Partout sont les rivières d’humeurs pourpres, les lacs de lymphe, les cathédrales ossuaires, les nœuds livides de ligaments, les tissus entrecroisés d’aponévroses qui battent dans le vide, tels d’inutiles drapeaux de prière.  

 

    Et ce qui, ici, devant nos yeux enduits de cataracte, se donne pour une chevelure, avec ses boucles, ses plis, ses dépressions, ses anfractuosités, ne serait-ce l’image de ces grottes primitives, antédiluviennes dont les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui ne seraient encore sortis, leurs ombilics soudés à la germination primitive de « la mondo », leurs oreilles emplies de la rumeur des rhombes, os, métal, cordelette, qui vrombissent dans l’air tendu, torturé, rouet de Magicien chargé de la séduire, « la mondo », puis de la violenter, de la posséder dans la suprême exultation des corps ? Un corps dominant l’autre et le plaçant sous la férule d’une implacable servitude. Partout des remous de glaise jaune Soufre, des sentiers au bord des ravins, d’étranges Silhouettes décharnées, font mouliner au-dessus de la broussaille de leurs têtes les lames étincelantes des shurikens, nul ne doit échapper à leur soif de vengeance héréditaire, à leur appétit de violence atavique, à leur volonté de puissance congénitale. Ces Caricatures humaines n’ont de présence qu’à tuer l’Autre, d’autre justification qu’à détruire (« Détruire, dit-elle »), qu’à réduire à néant les prodiges que d’habiles civilisations ont mis des siècles à construire.

   

   Partout on abat des « Murs de Jéricho », partout on lacère des toiles de Maître, partout on descelle les pierres monumentales du Peuple Inca, partout on scalpe les tribus des Navajos et des Comanches, partout on incendie la forêt, on abat les colonnes millénaires des Menaras, ces arbres géants de plus de cent mètres de haut. Partout on creuse de larges entailles dans la terre pour y capturer ces précieuses gemmes qui brillent, fascinent et tuent, aussi bien Ceux qui les cherchent que Ceux qui les possèdent. Partout, comme dans la chevelure bigarrée, chamarrée du Modèle de l’image, sont les convulsions de l’hubris, les soubresauts de l’envie, les ébranlements de l’orgueil, lesquels se donnent comme le Mal incarné.

 

Å se demander si le Bien existe de soi,

d’une manière naturelle.

 Si, bien au contraire,

chaque parcelle de Bien

n’est la résultante d’une usure,

d’une abolition, d’une érosion

d’un Mal incurable dont « la mondo »

serait atteint de toute éternité,

traînant derrière lui,

tel un boulet de Sisyphe,

l’exténuante et irrémissible charge.

 

  Oui, métaphoriquement, ces hautes vagues spasmodiques, ces flux mouvementés, ces lames affectées de multiples distorsions sont la syntaxe distendue de « la mondo », en laquelle s’illustrent les afflictions existentielles, les tourments humains, le poids des calamités dont Chacun, Chacune ressent les violets effets à défaut d’en pouvoir maîtriser les terribles et mortifères mouvementations. Au plus profond des forêts pluviales, on creuse de noires galeries dans l’espoir d’y découvrir ce métal jaune qui rend fou, ces pépites qui sont comme les concrétions de la démence la plus paroxystique. Au plus haut des montagnes, sur la lisière revendiquée de telle ou de telle frontière par des pays antagonistes, on entend le claquement des balles suivis de cris, suivis de rivières d’hémoglobine, suivis d’une tristesse, d’une souffrance sans fin. Dans les ténébreux coupe-gorges des cités tentaculaires, des corps sont saisis sans ménagement, placés dans de mortelles encoignures, écartelés par des sexes furieux de n’être point aimés et l’holocauste a lieu loin des regards, et des existences partent en lambeaux, ventres mutilés en des gestes abortifs qui ne connaissent même plus le lieu et la raison de leur violence.

 

Violence à l’état pur,

violence pour la violence.

  

   Sous la terre, tels des rats que l’on chasserait, on gaze des peuples entiers, cohortes de cloportes ; on écrase tout ce qui vit, on mutile tout ce qui, encore entier, se donne comme menace, les bras sont armés de vengeance, les yeux sont des braises ignées, les mains des crochets venimeux tels les queues courbes des scorpions. Oui, c’est un peu ceci que suscite en nous la vision de ces boucles jaune Mimosa auxquelles se mêlent d’autres boucles brunes de Cannelle, comme une clarté, une pureté que viendraient souiller de sombres désirs de crime, une Humanité ne se levant qu’à s’euthanasier, à détruire la partie opposée, ce qui n’est nullement soi.

 

Principe de Mort excédant

le Principe de Vie.

 

   Partout des charniers, des lambeaux de chair, des fosses communes où, telles les flèches de la désolation, de l’ultime souffrance, du supplice gratuit, les intelligences sont réduites à zéro, les consciences élimées, les sentiments vendangés par des hordes sauvages.

   Cependant, à la surface de la Terre, sur de lisses rubans de bitume roulent de longues limousines chargées de la mégalomanie humaine, de la paranoïa la plus indécente. Ici, les volutes, les tourbillons, les vortex sont ceux de luxueux « Havane » répandant leur fragrance musquée sur des sièges de cuir rare, tout contre les vitres fumées derrière lesquelles s’abrite l’incroyable morgue existentielle. Une haute invisibilité synonyme de pouvoir, de puissance, de volonté, d’actes perpétrés au motif d’une polémique sanglante trouvant son explication dans le simple fait que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’irrationnel, partout, en tous lieux, en tous temps, agitant, tel un furieux sémaphore, la vindicte de ses bras aveugles.

    

   Jusqu’ici, seule l’image de la chevelure nous a occupés. Mais, focalisant notre vision, combien cette représentation de la main, blême, livide (on dirait celle d’un cadavre), nous interroge et nous inquiète jusqu’en notre tréfonds, à l’endroit où grouillent encore des figures monstrueuses inexpliquées venant sans doute de notre haute généalogie, lorsque nos ancêtres n’étaient que de vagues moignons, de simples excroissances d’humus en attente de devenir des Sapiens, ils n’étaient alors que des genres de bêtes gorgées de frénésie, envahies du suc acide de la  véhémence, ils n’étaient que de vagues matières serties en des plis de frénésie, seulement occupées de profanations, commis à de violentes destructions.

  

   Geste de la main perçu, par nous, Hommes et Femmes à demi-civilisés, selon une agressive automutilation dont la valeur symbolique, à n’en pas douter, pose l’hypothèse que l’Homme n’a de cesse de se détruire, de semer les spores de la Mort partout où fleurit l’espoir d’une Vie. La joue de la Figure est lacérée, qu’indique une large trace de sang.

 

Main mortelle, la blanche, greffée

sur une main assassine, la rouge.

 

   Le visage en est biffé, son épiphanie totalement abolie, si bien que l’Esquisse est plongée dans une irréversible cécité. On le voit clairement, le Mal a terrassé le Bien et cette vision manichéenne que d’aucun pourraient juger simpliste, archaïque en quelque manière, éclate à la façon d’une vérité s’imposant à nous sur le mode d’une gifle, d’un camouflet, d’une flagellation.

  

Vue insupportable du vice de forme de notre Condition : sous l’apparence joyeuse, édénique, sous la peau douce et lisse, sous la soie épidermique, ce ne sont que tumultes de sang, réseaux de nerfs exacerbés, lames de canif prêtes à entailler.

 

C’est l’Enfer qui attaque à l’acide

le paysage fleuri du Paradis.

 

   Les lions affables, les licornes bienveillantes, les girafes aimables, les éléphants courtois, les tigres affectueux, les renards pleins d’attention, les singes serviables, les corbeaux pris d’amitié pour leurs ennemis héréditaires, tout ce petit monde lustré de beaux sentiments, toute cette joyeuse confrérie fêtant la félicité de la convivialité, eh bien cette noble assemblée retourne un jour sa face mondaine, ne laissant plus paraître que griffes et crocs, sabots affutés, trompes vengeresses, becs crochus tels les nez des Sorcières. Oui, c’est ainsi et c’est navrant au plus haut point, la Grande Galerie de l’Espèce Humaine est habitée d’étranges spécimens qui, sous des traits apparemment stables, immobiles, confiés aux lois éternelles du Temps, sembleraient sédimentés, reclus en un destin momifié, alors que le feu couve sous la cendre, toujours prêt à resurgir, à semer, sur la surface de la Terre, les pires cyclones et tempêtes qui soient, à répandre la famine, à assécher la gorge des puits, à diffuser la vermine à l’ensemble des territoires, à assurer la pullulation des virus, à faire de la peste et du choléra les deux seules figures possibles pour l’Homme pour la Femme.

  

   Bien entendu, ici nous arrivons à l’exténuation du sens métaphorique de la peinture, nous la désignons comme la représentation de nos pires cauchemars, nous l’envisageons sous les traits des rêves les plus délirants, nous l’abordons telle la danse de saint Guy affectant les pauvres diables atteints de cette terrible chorée de Sydenham qui, aux yeux des Quidams, des Étourdis, des Inattentifs passe pour le degré le plus haut de la folie. Certes l’état de décomposition avancée du Monde actuel est pour beaucoup dans la tonalité particulière de notre interprétation mais, pouvons-nous échapper en quelque manière que ce soit, à ce violent sabbat qui s’abat sur l’ensemble des continents et les installe au sein d’un remous dont, encore, nul ne peut voir, ni les terribles conséquences à long terme, ni apercevoir le miracle qui fera se métamorphoser le Mal actuel en Bien futur. Si quelqu’un parmi vous a la réponse, tel Zarathoustra, qu’il sorte sur le seuil de sa caverne et annonce au Peuple rassemblé, la Bonne Nouvelle. Oui, la Bonne Nouvelle !  

 

 

Au lieu de « La mondo estas freneza »

 

Bien plutôt et avant tout

 

« La mondo estas savita »

 

« Le Monde est sauvé »

 

« La mondo estas bela »

 

« Le Monde est beau »

 

« La mondo estas malavara »

 

« Le Monde est généreux »

 

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23 janvier 2024 2 23 /01 /janvier /2024 09:20
De l’Autre, quel fragment ?

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Ceci, que je savais, vous ne pouviez le savoir. Eussiez-vous simplement été alertée de mon existence qu’un sentiment d’étrangeté vous eût saisie en l’instant même de votre découverte. En réalité, je pouvais, à vos yeux, aussi bien à votre cœur, n’être qu’une manière de Néant, tout au plus une brume se dissipant dans les froides rumeurs des fragrances hivernales. Tout comme vous, chaque matin qui passait me découvrait dans ce cône d’ombre si discret, genre d’encoignure du « Café du Nord », à l’opposé de la place que vous y occupiez. Sorte de Passager clandestin (mais n’étiez-vous, simplement, mon écho ?), je me livrais à mon jeu favori, celui qui, depuis toujours, poinçonnait ma nature discrète à l’aune d’un regard caché, dérobé à l’attention des Autres ; si vous voulez, une vision en boucle, partant de Soi, retournant à Soi, dans l’image approchante de ces superbes Rubans de Moebius qui, depuis l’enfance, m’avaient tellement fasciné. Je crois qu’aucune autre alternative ne s’offrait à moi que cette manière d’architecture courbe, pareille à celle de ces merveilleux nautiles fossiles, rainures dans lesquelles, parfois, se perdait mon regard rêveur à l’affût d’y découvrir quelque mot mystérieux qui manquait à mon écriture. Ainsi, lové au sein de qui j’étais (et que je suis encore), j’assimilais toute chose rencontrée au hasard de mes errances, bien plutôt que je ne cherchais à m’y accommoder en quelque manière : le Monde était trop vaste que mon monde intérieur n’aurait pu découvrir qu’au risque de lui-même. Il me fallait, il me faut toujours cette réserve, cette boucle d’eau m’entourant, il me faut cette géographie insulaire, elle seule me maintient en ma propre nécessité.

    Cependant, depuis l’orbe de mon inclination interne, rien ne m’interdit de venir jusqu’à vous, de tracer votre portrait sur l’ardoise de ma mémoire, lignes que viendront bientôt effacer les mille événements quotidiens dont l’insistance dissout jusqu’aux plus belles images, délave jusqu’aux plus belles pensées. Entre vous et moi, une sorte de paravent discret orné de signes, ils me font penser aux peintures rupestres, à ces relevés polychromes aux teintes de sanguine, soigneusement archivés par de consciencieux Archéologues. Si bien que ces panneaux de toile ne révèlent de vous que la partie droite de votre corps, alors que le mien disparaît totalement à votre vue et que je n’essaie nullement de le rendre davantage visible. Une demi-présence pour une totale absence. C’est comme si vous étiez un livre à demi ouvert et moi, un illisible palimpseste se dissipant dans l’intime floculation du temps. Je suis celui qui vous observe à votre insu, celui qui se livre à un inventaire certes partiel, mais combien précieux pour ce que mon imaginaire peut archiver qui le rend vivant, animé de couleurs claires.

   Je ne sais pas, pour vous, puisque je ne vous connais pas, mais pour moi toute vie se déroule sous l’action des Moires fileuses du Destin. Non, nous ne sommes là nullement au hasard. Notre présence à l’insu de l’Autre devait, de toute éternité, trouver le lieu et le temps de son effectuation. Tels les brandebourgs illustrant les plastrons des Hussards, nous vivons chacun notre vie de dentelle, la partie supérieure ignorant l’inférieure, comme si, univers totalement différents, nous cheminions de concert dans la plus profonde indifférence de ce qui n’était nullement nous. Un itinéraire singulier, nullement une rencontre. Voue êtes l’opposé au gré duquel je trouve ma propre justification. Dans le crépuscule de la pièce, dans la lenteur du jour, dans le silence cotonneux des secondes, la broussaille diffuse de votre visage, votre chandail couleur de bitume sécrètent un dolent mystère, impriment au présent une venue qui, en même temps, est retrait.

   Votre avant-bras est partiellement dénudé que prolonge l’éclat de porcelaine de vos doigts. Une tasse blanche est posée sur le miroir de la table. Une sous-tasse, blanche elle aussi, sur laquelle se dessine le trait mince d’une cuillère en argent. Certes votre portrait est étroit comme s’il n’était que la partie visible d’une miniature qu’une ombre soustrairait à sa propre manifestation. Et c’est bien ceci qui me plaît, pour encore user d’une métaphore ornementale, vous ne livrez de vous que ce galon relié, je n’en doute guère, à quelque rideau faseyant dans la soie, à quelque tenture de précieux cachemire, de troublant organdi. Sans nul doute, la partie de vous que vous dissimulez à mon regard est semblable à ces terres vierges pourvues des plus fascinants pouvoirs. Vous le savez bien, rien n’est autant convoité que le sibyllin, le dissimulé, ce qui, hors de portée, crible nos doigts des mille démangeaisons d’un possible bonheur.

   Donc je ne peux vous déduire que de ce que vous me donnez à voir sur le mode de l’opaque, de l’équivoque. La mousse onctueuse qui flotte tout en haut de votre tasse, je la suppute issue de l’un de ces mokas d’Éthiopie dont le caractère unique, notes florales de jasmin, de fruits, d'agrumes, d'abricot, le désigne parmi les plus subtils breuvages qui se puissent imaginer. Et, voyez-vous, c’est le geste même d’une sensualité épanouie, bien que se donnant dans la réserve, qui, pour moi, vous relie à ce choix d’une boisson aussi riche que généreuse. L’arôme musqué  vient jusqu’à moi, invitation, peut-être, à un voyage exotique en direction de ces baies rouges que vous semblez particulièrement affectionner, chaque jour en reconduisant l’indispensable cérémonial. Alors, comparé à cette gerbe infinie de saveurs, que représente ma tasse de Darjeeling, avec ses notes légères de pêche mûre et d'amande ? Je me sens si aérien, que le moindre vent pourrait disperser, alors que votre belle assise terrestre paraît vous rendre réelle, plus que réelle, incarnée en quelque manière, me reléguant au motif de simple Voyeur de qui vous êtes. Voyeur d’un fragment dans lequel, à l’évidence, se reflète l’entièreté de votre être.

   J’aime ces situations ambiguës, ces indécisions, ces flous en lesquels mon esprit se perd. Imaginons un instant qu’une vraie rencontre entre nous ait eu lieu. Quels événements plausibles s’en fussent suivis ? Une aimable conversation mêlant les touches fruitées de moka et de Darjeeling ? Un dîner autour d’une bonne table ? Des échanges d’affinités ? Une nuit dans un de ces modestes hôtels jouxtant le « Café du Nord » ? Somme toute, de la pure contingence, la reconduction de rendez-vous, la réitération de gestes amoureux.  Puis, bientôt, inévitablement, existentiellement, si je puis dire, l’installation dans la routine, la reproduction de conventions sociales et, au terme de tout ceci, rampant à bas bruit, le sombre marigot de l’ennui, les liens qui s’y diluent, les passions qui s’y abîment. Peut-on s’exonérer de suivre ces sentiers « humains, trop humains » qui tracent dans la glaise du quotidien ces irrémissibles empreintes, elles disent notre dette vis-à-vis du temps qui passe, la fragilité de tout sentiment, l’usure dont ce temps a le secret, ces suites d’instants qui, bientôt, insensiblement, nous font nous incliner vers notre sort terrestre, pour ne pas dire terrien, chargé d’un humus primitif dont notre mémoire s’est ingénié à effacer l’origine, à biffer la genèse ? Nous avançons sur le chemin de la vie, sans jamais vraiment sentir que le sol se dérobe sous nos pieds, que la poussière soulevée par nos pas est, en quelque sorte, notre propre poussière, ce pollen que nous distribuons à l’envi sans même savoir qu’il s’agit de notre propre substance, de sa dissolution parmi les gouttes de pluie et les blizzards venus du Nord, ceux dont la lucidité ne laisse rien dans l’ombre.

   Fragmentée, privée d’entièreté, c’est en réalité pur don de votre personne, pure offrande en direction de l’Exilé que je suis, de l’incurable Solitaire, oui, c’est ceci que vous effectuez bien malgré vous, certes, mais s’appartient-on jamais ? N’est-on, constamment, l’objet d’un rapt ? Les Autres ne nous saisissent-ils selon la forme et l’humeur qui déterminent leur propre trajet ? D’être dans la coulisse vous met bien plus en scène que vous ne pourriez jamais l’imaginer. En quelque façon, depuis le repli d’ombre de la pièce, je suis, tout à la fois, le Régisseur de vos actes, le Metteur en scène qui vous dicte votre rôle, le Chorégraphe qui inscrit dans l’espace, le moindre de vos déplacements. Oui, je le reconnais, c’est un peu contre nature, je me substitue à l’action des Moires toutes puissantes, je m’inscris en Démiurge de votre destin en même temps que je calque le mien sur celui que je vous attribue. Un peu comme ces Hommes des ténèbres, ces éminences grises qui disent aux Puissants l’essence même de leurs actions et orientent, en seconde main, l’aventure de ceux qui en dépendent. De cette manière et successivement, puis-je vous halluciner sous les traits les plus divers, et voici les possibles silhouettes que je me plais à vous attribuer, comme ceci, pure fantaisie heureuse de soi.

  

   Tantôt sous les traits de Jane Eyre, elle qui se grandit sans cesse au mépris des multiples humiliations qui lui sont infligées.

    Tantôt simple halo de « Boule de Suif », cette Prostituée qui hante les chambres de « La Maison Tellier ».

   Tantôt imaginée telle « Lady Susan », femme sujette à plonger sa vie dans les intrigues les plus audacieuses.

   Tantôt vous dissimulant sous la conduite d’une Bourgeoise romantique, telle Madame Bovary.

   Tantôt, telle la belle Consuelo, courageuse et attachante, préférant les rigueurs de la vérité aux fastes de la gloire.

   Tantôt femme libre de Soi, fière, indépendante, Petite Fadette annonçant la mouvance féministe.

   Tantôt adolescente amoureuse faisant signe vers la belle Graziella.

  

   Et, voyez-vous, précieuse Icône de l’image, encore eussiez-vous pu figurer sous mille visages différents, tellement la variété humaine est riche, tellement elle possède de facettes insues, tellement ses ressources infinies peuvent se décliner selon tel ou tel mode dont même une imagination fertile eût peiné à dresser les possibles esquisses.

 

« De l’Autre, quel fragment ? »,

interrogeait le titre de ce texte.

Oui, seulement un fragment,

mais combien ouvert

aux délices de la rêverie !

Oui, aux délices.

 

 

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4 janvier 2024 4 04 /01 /janvier /2024 09:20
Ce chemin dans la neige…

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

                                                                                        Ce II/I/XXIV

 

 

                          Très chère Sol,

 

 

   Il ne m’est guère ordinaire, à l’initiale de mes lettres, d’utiliser les chiffres romains en lieu et place de ceux, arabes, qui me sont plus familiers et signent, en quelque manière, rien que du banal et du quotidien. Alors, ces graphies romaines, simple fantaisie ? Jeu anodin ? Ou bien marque, par pure diversion, d’une originalité qui me distinguerait de la suite morne des jours ? « Morne » dont les synonymes « fade », « monotone » disent, chacun à sa façon, simple irisation du sens, l’écoulement des jours et des heures qui ne sont que l’éternel recommencement du même. Sans doute, en cette Nouvelle Année, me trouveras-tu un brin désabusé, tel que pourrait l’être un Chemineau assoiffé qui ne découvrirait, en lisière de son chemin, qu’une source tarie, à peine quelques gouttes qu’un soleil naissant ferait déjà s’évaporer. Oui, parfois le réel a une naturelle tendance à se reproduire à l’identique, l’instant d’après n’étant que le facsimilé de l’instant d’avant. Mais, attentive aux choses de l’exister, telle que je te connais, je ne doute guère que tu aies éprouvé, en ton for intérieur, ces moments de vague à l’âme dont, même le plus subtil des Poètes serait bien en peine de tirer quelques vers qui ne soient autre chose que le pur constat du cycle naturel de la vie, de son bégaiement, parfois de sa fixité.

   Ici, le large plateau de mon Causse est saisi de blanc au motif de ses pierres, de ses amoncellements de « cayroux » qui, toujours, me font penser à cette pure et abstraite architecture des « trulli » des Pouilles italiennes, avec la pente de leurs toits de lauzes, leur chapeau blanc surmonté d’un épi de faîtage en forme de boule. Vois-tu, je voyage à peu de frais, sans nulle fatigue et je m’évite la nostalgie d’un cruel retour. En un genre d’écho multiple assemblant le proche et le lointain, le semblable et le dissemblable, me voici le spectateur privilégié de la blancheur :

 

celle que ma vue découvre

chaque jour qui passe,

depuis ma fenêtre d’écriture ;

celle de ces paysages arides

de la botte italienne et, bien évidemment,

celle surtout qui poudre les mélèzes

de ton Septentrion d’une teinte neutre

qui ramène tout au foyer d’une belle unité.

  

   Oui, en cet hiver atteint d’un début de rigueur, c’est bien ce genre de lactescence que nos yeux rencontrent, manière de page naissante sur laquelle inscrire de nouveaux signes, du moins les envisageons-nous tels alors qu’une transparence, dans le filigrane des jours, laisse remonter jusqu’à nous les traces ineffacées de notre passé, palimpseste dont nous aurions bien du mal à effacer la réminiscence, nous ne venons pas de rien, nous ne sommes nullement de simples efflorescences surgies de nulle part qui revendiqueraient, soudain, leur droit à l’existence. Tels ces madrépores attachés par leurs pieds à leur massif de corail, notre passé nous retient, ballons captifs qui, jamais, ne pourront rompre leurs amarres. C’est pour ce motif que ces fameuses « résolutions du Nouvel An », ne connaissent qu’un avenir éphémère, que les intentions d’amender son propre comportement, loin d’être des actes de pure volonté, ne sont guère que des « miroirs aux alouettes » : l’art de se berner en toute conscience, « servitude volontaire » eut proféré en son temps l’Humaniste Étienne de la Boétie. Mais je ne citerai nul autre faiseur de mots, toi la férue en littérature qui aurait tôt fait de me réduire au silence !

   Ce que je voudrais seulement, en ce « Nouveau Départ » (il n’est qu’un faux départ, tu l’auras compris !), c’est méditer un instant sur cette belle image découverte au hasard de mes errances médiatiques. Quiconque lui confiera son regard sera, d’emblée, livré au silence, pris sous le boisseau du recueillement. C’est tout de même fascinant ce pouvoir des images dépouillées que de nous ramener, sans délai, à notre intime, à évoquer en nous, au plus profond, des sensations que je qualifierai de « balsamiques » même si ce terme conviendrait mieux à une méditation apothicaire. Aperçois-tu, comme moi, cette belle teinte grise du ciel, elle nous renvoie à de douces rêveries. Un gris variable, parfois plus soutenu, parfois plus estompé, tout comme peut l’être l’esprit d’un chercheur de vérité, de nuances subtiles, d’un tissu « romantique » si ce vocable peut encore présenter quelque sens en notre siècle surtout préoccupé de sourde matérialité. Puis, descendant vers la terre, le gris vire au blanc mais en conserve le souvenir, comme si le passé résistait, refusait en quelque sorte de se diluer dans le présent, ce temps sans réelle consistance. Au plus loin de l’horizon visible, dans un genre de brume, la silhouette incertaine d’arbres se perd dans d’illisibles contrées.

  Êtres qui profèrent à bas bruit le rythme inaperçu de leur essence. Certes endormie, pareille à notre inconscient dont nous ne soupçonnons guère l’existence alors que, sans doute, il nous tient par la bride et nous emmène là où bon lui semble selon l’aveugle volonté de ses caprices. Puis ce chemin sinueux, ses traces de passage, métaphore d’une existence en devenir, mais aussi, mais surtout, existence devenue, bourgeonnant au large de Soi, chemin pareil aux images des rêves que nos doigts tutoient, incapables d’en éprouver le toucher de soie, d’en apprécier la texture toute maternelle, accueillante, libre disposition que notre naturelle aliénation révoque, sans même qu’une conscience n’en trace le fil ténu, ce don advenu en même temps que sa perte. Oui, Sol, je sais que tu le ressens, nous sommes des êtres qui, jamais, ne parvenons au bout de nous-mêmes, retenus que nous sommes en d’inconsistantes pensées, ligotés que nous sommes en d’inaccessibles rêveries, elles tissent, tout autour de nous les fibres d’un cocon, lexique de notre infinie solitude. En réalité, ce moment que nous partageons, existe-t-il vraiment, possède-t-il plus de consistance que ce fin grésil qui, chez toi, cerne le regard d’une taie blanche, opaque où tout ressemble à tout, où le rien est égal à un autre rien ? La vie grignotée, boulottée de l’intérieur, simples figures de sable qui menacent, à chaque instant, de s’effondrer à la mesure même de chaque souffle. Il faut du courage pour poser ses pieds sur le sol, le marteler de la volonté de ses talons, lui imprimer cette force sans laquelle notre avancée devient risible, telle la marche sur place des Mimes, ces paroles du corps qui se substituent aux bruits de la voix !

   Et, vois-tu, ces pieux de la clôture, ces sortes de bâtons noirs qui balisent nos trajets erratiques, combien ils nous rassurent au motif de leur présence, mais aussi, combien ils nous inquiètent, témoins qu’ils sont de ces amers sans lesquels, Seuls au Monde, nous serions perdus à jamais au compte de notre humanité. Je dépends de toi qui dépends de moi, nous qui dépendons d’autre chose que de notre propre dessein, et ainsi d’aliénation en aliénation, nous ne parvenons plus à inscrire nos destins respectifs à l’intérieur d’une ligne qui en définirait le site. Aussi sommes-nous au Monde en-dehors du Monde, le nôtre surtout qui faseye, telles les voiles des goélettes que l’on affale sur le pont parcouru d’eau, semé d’embruns. Alors la navigation se fait à l’estime, dans l’incertitude de qui l’on est, de qui sont les autres, de la quadrature du Monde qui fuit, loin au-devant, comme si elle voulait nous confondre, nous ramener à l’infime du simple fétu de paille.

   Nous étions partis de la blancheur afin, par ellipses interposées, d’y mieux retourner. « La page blanche de la Nouvelle Année ». Combien cette expression fleure bon l’image d’Épinal, la promesse non tenue, la fausseté et l’hypocrisie mêmes, car nul ne croit un seul instant à la solidité de ses « bonnes résolutions ». Par une série de fils emmêlés, nous sommes trop reliés à notre tubercule originel, trop d’adhérences nous rivent à nos expériences vécues. Se croire libre est l’utopie la plus confondante qui soit, nous qui n’avons rien choisi de notre parcours de vie. Bien plutôt une succession de simples hasards, de rencontres inopinées, de bifurcations inattendues, se surprises de l’instant sitôt remises en question au gré de la première pirouette venue. Ce qu’il faudrait (et, déjà ce conditionnel fausse le jeu !), ouvrir une réelle Page Blanche saturée de virginité, une page pure de tous signes, autrement dit « re-naitre » à qui nous sommes, Phénix n’ayant plus nul souvenir de ses propres cendres. Car, si les cendres sont inertes, elles n’en témoignent pas moins d’une mémoire qui subsiste en quelque mystérieux secret de l’infiniment petit, tout événement pouvant resurgir à la conscience avec son éternel coefficient de dévastation.

   Si le souvenir est précieux, et sans doute l’est-il en bien des cas, il porte en lui les germes d’une possible contamination qui est synonyme de privation de notre liberté. En vertu du cycle de l’éternel retour qui est celui du temps historique aussi bien que du temps humain, nous ne ferons jamais que procéder à notre propre « re-création », à emprunter d’identiques ornières, à prendre telle décision ubuesque pour la marque de notre authentique autonomie. Énonçant ceci, ne suis-je déjà en train de tracer la voie d’une unique désespérance ? De donner la préséance au Mal sur le Bien ? Å choisir la corruption des choses au détriment de leur accroissement ? Certes mes assertions s’inscrivent dans le plus sombre des scepticismes mais au moins, à mes yeux du moins, cette attitude « stoïque » dresse le constat d’un réel incontournable. Je ne te ferai nullement l’injure, pour terminer ma missive, de faire l’inventaire de la litanie qui affecte actuellement le Monde des plus funestes tableaux qui soient. Partout la Folie se répand, partout se laissent entendre ses sifflements aigus, ses agitations de crécelle, se laisse deviner ce funeste pandémonium qui agite la pieuvre planétaire. Me contredire sous les espèces du Bien malgré tout subsistant en quelque endroit de la Planète n’atténuera en rien le sentiment de profonde déréliction qui s’est insinué en moi au seuil de cette Année Nouvelle qui, en toute vérité, n’est nouvelle qu’au titre de ses tragédies, du non-sens qu’elle sécrète comme la Veuve Noire déroule son fil derrière elle, sans autre souci que d’elle-même et des proies dont elle tirera son profit : Vivre malgré tout.

 

Depuis la blancheur de mon Causse

vers la blancheur de ton Septentrion.

Que la Vraie Blancheur soit !

Tu es Celle qui allège ma peine

Tu es Blancheur faite Poème.

Solveig : « Chemin de Soleil »

Puissent tes rayons éclairer

une Humanité en quête

d’elle-même,

si elle l’a jamais été !

 

 

 

 

 

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29 décembre 2023 5 29 /12 /décembre /2023 08:49
Du Rouge, du Noir, du Blanc

 

« Fille »

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   « Du Rouge, du Noir, du Blanc », porte le titre en son étrange figure. Comme si Tous, Toutes, n’étions qu’un assemblage de couleurs, une palette de teintes qui diraient une fois notre Passion, une autre fois notre Tragique, une autre fois encore, le vertige d’une Pureté. Qui donc, au hasard de sa vie, n’a nommé telle femme, « La Rousse », telle autre, « La Brune », sans intention péjorative cependant, le prédicat coloré suffisant, à lui seul, à déterminer l’être en sa totalité. Certes ceci n’est que la traduction d’une facilité, sans doute notre paresse de voir, sous la surface, de plus amples profondeurs. Le plus souvent, qu’il s’agisse de paysages, de personnes rencontrées au hasard de nos pérégrinations, de fragments de ciels, d’étendues de terre, nous nous immergeons en leur donation première, nous satisfaisant de butiner ces corolles venues à nous dans leur plus grande simplicité. Mais ce premier regard, cette anticipation originaire, ne demandent qu’à être désoccultés car les choses, sous couvert de silence, veulent parler, veulent être reconnues à la hauteur de leur énigme. Nulle chose ne peut se contenter d’être là, étendue devant, pliée dans sa tulle de momie, mutique pour la suite des siècles à venir. Tout comme vous êtes vivant, une chose, un arbre, un rocher, la pellicule d’eau sont vivantes, peut-être plus que vous ne l’êtes vous-mêmes, calfeutrés dans le mystère que vous offrez au monde sans que quiconque ne se métamorphose en Champollion pour vous déchiffrer plus avant.

   Je ne suis ni Joueur par nature, ni Parieur par essence mais, le plus souvent, au cours de mes multiples errances, il ne me déplaît nullement, rencontrant une Inconnue, de l’halluciner en quelque manière, d’en faire un personnage de roman ou, plus vraisemblablement, une vague irisation onirique, variable au gré du temps qui passe, insaisissable à l’aune de mes humeurs changeantes. Vous que j’ai croisée dans le corridor en clair-obscur d’un hôtel modeste -le vent sifflait aux angles, le brouillard nappait plage et cabines de bain -, vous m’êtes apparue selon ces trois notes - Rouge, Noir, Blanc -, comme si l’entièreté de votre histoire pouvait se résumer à ce bref alphabet, à cette étique mesure dont il me plaisait

 

que votre Passé pût coïncider avec un Rouge Andrinople, foncé, mystérieux ;

votre Présent avec un impénétrable Noir d’Aniline ;

 votre Futur avec un illisible Blanc de Saturne.

 

   Oui, je reconnais, ceci est pour le moins fantaisiste et ce jeu totalement gratuit ressemble aux anticipations toujours erronées du Jeune Enfant qui, palpant fébrilement sa pochette-surprise, en déduit le contenu : la découverte est toujours déception et l’espoir reporté à la prochaine palpation.

   Néanmoins, assumant la fausseté de mes hypothèses à votre sujet, je n’en poursuis pas moins un rêve qui depuis longtemps m’habite, semblable à celui de l’Archéologue, reconstituer à partir de ces quelques fragments colorés l’Étrangère que vous êtes et demeurerez, mais prenant corps, si j’ose dire, dans le précieux de mon « cabinet de curiosités ». Que me reste-t-il donc auprès de l’ombre que vous avez essaimée dans cette coursive d’hôtel qu’à vous décrire, vous reconstituant ainsi au prix d’un travail de mémoire ?

   C’est bien la dominante Noire qui se donne en tant qu’essentielle. Curieusement ce Noir, non seulement ne vous endeuille nullement, mais vous rend cent fois plus désirable que vous ne l’eussiez été si, d’aventure, une palette haute en couleurs avait fait rutiler votre visage dans des rougeoiements de Feu et de Rouille. Votre chevelure est une longue chute d’eau, une ombre dense tapissant le côté gauche de votre visage, tellement pleine de cette pluie qu’on la penserait sans fin, pareille à ces ramures d’eau des lagunes qui n’en finissent jamais de rejoindre le lieu de leur dernier séjour. Et le côté gauche n’est pas en reste. Il joue, par rapport à l’autre, en un rythme alterné, simple harmonique, simple rappel mais combien complémentaire, mèches rebelles glissant le long de l’arête de votre nez, obturant totalement le globe de votre œil, prenant un appui discret sur l’ovale de votre joue, reparaissant sous l’angle de votre menton, contre la ligne grise de votre cou.

   Ces signes, dont la plupart des Quidams penseraient qu’ils attestent votre tragique (combien ils auraient tort, combien ils se tromperaient quant à votre nature !), ne vous voilent qu’à mieux vous livrer à la justesse d’un regard attentif. Noir qui vous porte à Vous- même et vous livre aux Autres, certes sur le mode d’une retenue, mais cette retenue n’est-elle vif désir d’être reconnue ? Sourcils Noirs. Œil, le seul qui soit visible, intensément Noir : une bille de charbon sur laquelle ricoche la lumière. Et cette trace noire sur votre joue, est-elle souvenir d’une griffure ancienne, d’une cicatrice, de l’âme, peut-être ? Et cette bouche Noire, ce double bourrelet nocturne en lequel s’abîme l’espace offusqué de vos mots, ne dit-il, en mode silencieux, votre volupté intérieure, bien mieux que ne le ferait le Rouge Grenadine, cette image d’Épinal appliquée à l’efflorescence de l’Amour. Telle que vous êtes en cette Effigie tutoyant le tragique, vous ne faites qu’affirmer la parenté de l’Amour et de la Mort. On ne frôle jamais de si près le domaine de la ruine définitive que dans l’acte d’amour qui n’est que dévoration mutuelle. Deux Mantes dressées l’une contre l’autre dans un combat à l’issue fatale. En ressortir ou non a même valeur, question de temps, question de sursis seulement. Question de Mort.

   Alors, sous la poussée invasive du Noir, sous sa marée qui semble ne connaître nulle fin, que reste-t-il aux autres couleurs pour témoigner de qui vous êtes en votre troublante singularité ? Le Blanc, symbole de pureté, de virginité par excellence, n’est lui-même que par défaut. Défaut d’un Futur qui peine à s’envisager sous la figure de la clarté, la spirale du rayonnement, la bogue ouverte de la joie. Le Blanc, cette effusion de bonheur, des traces de Noir y transparaissent dans une sorte de mélodie passée comme si le Rouge Andrinople que je vous destinais s’était usé au rythme des jours, il n’en paraîtrait-plus que des cendres éteintes. J’avais deviné juste en vous attribuant ce Présent de Suie, ce Présent Aile de Corbeau, funestes oiseaux rayant de leur affligeante faucille un ciel à la Van Gogh. La Folie rôde qui n’attend qu’un faux-pas, une distraction, l’entre-deux surgissant à la charnière de deux Amours. Certes de votre adolescence empourprée, persiste ce haut de votre robe, ce Rouge que je présume Amarante (quelques lettres biffées, l’avez-vous remarqué, métamorphosent « Amarante » en « Amante » ?). Ne serait-ce là, toute fantaisie mise à part, un signe évident du lent et invasif retrait d’une Passion qui vous animait au plus plein de qui vous étiez, dont ne témoigneraient plus, tels leur envers, que ces traits fuligineux, ténébreux, pareils aux nuits boréales désertées d’étoiles ?  Tels leurs opposés, ces neiges tachées, ces porcelaines meurtries, ces biscuits oubliés de n’avoir connu l’épreuve du feu ? N’êtes-vous pas, Être de déshérence, née de la sombre gorge d’un hôtel, dans la lumière hésitante de l’aube, cet étonnant Spectre cloué sur la dalle de ma mémoire, qui, jamais, n’en pourra sortir ? Les Couleurs sont si puissantes en leur cruel symbolisme, parfois !   

 

 

 

 

 

 

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27 décembre 2023 3 27 /12 /décembre /2023 09:43
L’étonnement esthétique

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

  

 

   Tout ce qui est, tout ce qui fait phénomène ici, dans l’aire de cette toile en gestation, tout ce qui se dirige vers la belle épiphanie humaine s’enfonce dans l’illisible marais d’une teinte Mastic dont la lourde densité, le constant anonymat semblent l’ôter pour toujours à la postulation de l’exister.  Ce qu’ici nous tutoyons,

 

le Non-Être,

le Rien d’Étant,

 le Néant

 

   en leur plus livide et confondante figure. Or, si nous réfléchissons au lieu même d’où vient cette curieuse toile, la réponse est aussi nette que saisissante :

 

du Pur Néant.

 Avant d’Être :

Non-Être et rien

d’autre que ceci,

 

autrement dit ce qui, pour nous, est franchement « in-envisageable », privé de visage.

 

    Si nous nous plaçons, en pure objectivité, face à ce qui, il faut bien l’avouer, nous provoque à exister, autrement dit à tirer du sens de toutes choses venant à notre encontre, alors nous nous apercevons d’emblée que le contenu est strictement sidérant,  

 

que c’est le Rien qui se donne

en tant que Tout,

 

   que ce que nous avons nommé « L’étonnement esthétique » correspond, point par point, à ce que nous pourrions désigner en tant « qu’Étonnement pré-ontologique », ce Vide Sidéral, Abyssal qui précèdent toute naissance, toute apparition et que, toujours nous sommes en peine de nommer, au motif que l’Être aussi bien que le Non-Être sont des catégories rebelles à la désignation, à la représentation, à la nomination

 

puisque la Métaphysique est,

par essence,

l’Innommable,

l’Indémontrable,

l’Ineffable,

l’Inconceptualisable,

seulement l’Intuitionnable

 

   si, toutefois cet habile vocable ne dissimule en son sein l’impossibilité en laquelle nous sommes de décrire d’une manière satisfaisante tout ce qui est

 

de l’ordre du « méta » :

méta-logique,

méta-rationnel,

méta-langagier,

 

   une sorte de non-lieu, une manière d’utopie dessinant l’espace flou de nos rêves, posant le sable mouvant de nos hypothèses dès l’instant où, nous exonérant du Réel, par définition et simple logique, nous occupons la vaste inexactitude de l’Irréel, cette fuite de ce qui est consistant, dans une manière d’ébauche permanente qui ne fait que saper ses propres fondements, genre de reflux qui efface le flux dans un éternel retour du même qui néantise ce qui pourrait surgir dans la forme de l’Être.

    Et si, après toutes ces précautions oratoires, après l’instauration de tous ces prolégomènes, armés d’une sorte de pré-raisonnement, de pré-compréhension, nous revenons à la peinture initiale, une simple description de l’événement pictural suffira à en tracer les nécessaires contours. En réalité une hypothèse est sous-jacente à toutes ces méditations : le supposé « Étonnement esthétique » ne résulte pas de la découverte du « quelque chose » de l’œuvre mais, de manière diamétralement opposée, de son envers,

 

à savoir de ce « Rien »

 

    qui perce sous la manifestation et menace, à tout instant, d’ôter à notre regard ce début d’émerveillement qui n’est, en toute approche authentique, que le prodige d’exister face à ce qui en confirme la nécessité. Dans l’instant étincelant du regard, nous ne sommes que par l’œuvre qui, elle-même, n’est que par nous, par le rayon de sens que nous lui attribuons afin de l’extraire des griffes du Néant. Pour ainsi dire, le travail, l’effectuation de notre vision néantise le Néant de l’œuvre afin que quelque chose de possible pour nous, une présence se mette à fulgurer et alors, tels des Funambules avançant l’un en direction de l’autre sur le mince fil de la venue à Soi, chaque Être, le Nôtre et aussi bien celui de la Peinture se fécondent mutuellement, sortant de leur silence, tressant les mots du Poème dont toute rencontre essentielle constitue l’étonnant déploiement. Nous n’existons, paradoxalement, qu’à aliéner notre Être en l’œuvre et, au terme d’un juste retour, l’œuvre n’est qu’au regard de notre conscience, c’est-à-dire, s’abîmant en Nous, pour Nous.

   Que voyons-nous sur cette toile ? D’une manière aussi évidente que semée de doute,

 

nous voyons le RIEN.

 

   Le Rien des murs dont la teinte « mondaine », ciel et eau réunis ne nous place guère en une situation de pur enthousiasme.

   Le Rien des cadres puisque, en leur enceinte, ne se donne à voir que le fond sur lequel ils sont posés, simples hasards d’une vie bien « domestique ».

   Le Rien du sol en son écume blanche qui semble ne rien tenir de ce qui lui est confié.

   Le Rien exultant de la Toile vide que tient l’Artiste, on dirait qu’elle scrute son propre Néant.    

   Le Rien de la mimique de la Silhouette rouge dont la main en herse condamne la bouche au silence.

   

Il y a donc comme une giration du Rien,

une germination du Néant

 

   qui viennent dire aux deux protagonistes de la Toile, aux Voyeurs que nous sommes, juste ce que dure l’éclair d’un regard, le saut du Silence et du Vide dont la concrétion est cet exister que nous ne tenons jamais dans le creux de nos mains, que nous piégeons dans le chiasme de nos yeux qu’à en halluciner la belle et fragile présence. En ceci et pour bien d’autres raisons encore, 

 

Vivre, Regarder, Aimer

sont de purs prodiges

dont le Rien, le Néant

sont les opérateurs

les plus remarquables.

 

   Ne serions-nous adossés à ces Entités fuyantes, notre passage sur Terre ne serait qu’un long et mortel ennui.

 

C’est toujours le risque,

 risque de vivre,

de regarder, d’aimer

qui façonnent en nous

les aiguilles du Désir.

Nous ne possédons jamais mieux

que ce qui, toujours, nous échappe.

 

 

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17 décembre 2023 7 17 /12 /décembre /2023 11:22
Du Blanc, l’originelle parution

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Certes l’on pourrait entrer dans cette photographie à la suite d’un saut et s’y immerger au plein de sa réalité, sans qu’aucune pré-compréhension n’en ait posé les fondements. Mais, ce faisant, de qui-nous-sommes - cette manière de Nuit intérieure qui cherche le Jour de son possible -, nous serions demeurés sur le seuil d’une porte, apercevant la soie d’un mystère mais n’en éprouvant nullement le doux chatoiement, en estimant seulement ce flottement au large de nous, et la caresse serait passée que nous demeurions au seuil de nous-mêmes, comme nous sommes demeurés au seuil de cette porte visible/invisible, nous immergeant en sa Matière, à défaut d’en saisir le vivant Esprit. Toujours soudés à la réassurance du Visible, nous aurions occulté cet Invisible qui nous aurait été précieux si nous nous étions donné la peine d’en saisir, au moins dans un essai, l’inestimable et singulière venue.

   Mais ce que nous exprimons, de cette manière malhabile, parce qu’insuffisamment conceptuelle, force nous est imposée d’en demander l’ouverture auprès de deux Auteurs qui en ont formulé, dans la clarté, le mode essentiel, la signification intime. Oui, « intime » car les choses ne se donnent jamais d’emblée, identiques à ces coques de noix dont il faut briser la paroi afin d’en connaître les cerneaux, là où l’essence paraît toute lumière qui coïncide avec la plus grande exactitude de leur être, ces cerneaux crépusculaires qu’il convient de faire nôtres.

 

« La poésie –

par des voies inégales et feutrées –

nous mène vers la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

Andrée Chedid, Extrait de Terre et poésie

 

***

 

« Tout poème naît d’un germe,

 d’abord obscur,

qu’il faut rendre lumineux

pour qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

René Daumal - Poésie noire

et poésie blanche

 

***

 Ici, l’essentiel, comme toujours,

est contenu dans l’espace

de quelques mots simples :

 

« la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

« qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

   Donc, le tissu même de la Poésie est une manière d’aube, de clarté qui survient originairement, mais toujours le « fruit de lumière » ne s’enlève que sur un fond d’obscurité, ne vient à l’œuvre qu’après s’être extrait de sa nuit. La nuit, c’est ce qu’expriment le « feutré », « l’obscur », dans une manière de dire allusif qui ôte ce qu’il exprime à même sa diction. Car toute Poésie est de nature essentiellement fragile, elle dont les mots de cristal ne font leur tintement qu’à contre-jour de l’exister, au sein des agitations mondaines et du tourbillon vertigineux de l’Univers. Mais il faut un abri, mais il faut un secret et le dépli discret de ce qui ne peut s’effectuer qu’à l’aune d’un merveilleux clair-obscur.

    C’est bien sous le sceau d’une dialectique Noir/Blanc, Nuit/Jour, Ombre/Lumière que les mots du Poète, s’extrayant de leur gangue naturelle - tel l’imago, au terme de sa métamorphose, se hissant de sa tunique fibreuse en direction de la transparence -, que les mots traceront le processus qui, de la lourde Matière, de son opacité de glaise, monteront vers cet Éther qui, depuis toujours, était la promesse d’une allégie, d’un surgissement dans le monde inouï des significations. Tout ceci est excellement synthétisé dans un extrait prélevé dans « René Daumal - Poètes d’aujourd’hui - Seghers », lequel pointe en direction de ce travail d’essence  alchimique, partant de la nature sourde et indéterminée, occluse des mots (une manière de primitivité, d’archaïsme), les portant à leur illumination, à leur floraison, à leur épanouissement sous la voûte immense du Ciel, cet illimité, cette infinité que ne sauraient connaître nulle contrariété, uniquement le dépliement sans fin d’une Liberté. Mais écoutons les mots de Jean Biès, auteur de cet essai :

   « Daumal ne prétendra rien d’autre, désormais, que transmuer « l’œuvre au noir » - domaine des angoisses et des illusions, des ténèbres visqueuses de la materia, où les eaux mercurielles restent congelées - en « œuvre au blanc » - royaume de luminosité ; - faire passer sa poésie du Solve au Coagula ; ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel. »

   Tout ceci, et singulièrement l’inclusion de l’âme du Poète en cette « cosmologie » à usage personnel, en cette chaotique présence primitive, tout ceci crée le Poète-Démiurge en quelque manière (ou Alchimiste si l’on préfère, l’analogie est évidente), lequel s’inquiète de façonner le Monde (le Poème) à la mesure exacte de qui il est, à savoir cette exigence de mettre fin au Désordre (le Poème doit exprimer une langue compréhensible), de donner vie à une pure beauté qui, si elle est d’ordre esthétique, ne saurait se dispenser de prendre visage lexico-sémantique, message transitant directement de cœur en cœur, de raison en raison, de sensibilité en sensibilité.

   Car c’est ceci, l’ordre du Monde, mettre en relation, produire un sens commun, faire se conjoindre deux existences séparées en les fusionnant en une identique cornue métamorphique. Alors, la clé de voûte du système lexique confondra, en une seule et même unité, en une dyade insécable, le Poète, le Lecteur (celui qui élève, celui qui récolte les « fruits de lumière »), même moisson osmotique de ce qui, sublimement formulé, connaîtra immédiatement son propre coefficient d’éternité. Si le vieux rêve idéaliste de la fusion Sujet/Objet peut trouver ici illustration, gageons que ce qu’il faut bien nommer « extase poétique » est bien l’opérateur qui, en une seule et même dimension, réunit Poète/Lecteur/Langage dans la plus effective des joies qui se puisse imaginer. Une ambroisie est partagée et le monde des dieux Olympiens n’est guère loin qui nous tend la coupe d’ivresse, Dionysos tempéré par la sagesse apollinienne, Apollon dilaté de l’intérieur par la fougue dionysiaque. Subtil équilibre, conjonction des opposés. La Raison disciplinant le Polémos, le Polémos s’assagissant sous le baume de la Raison.

   Il n’en faut ni plus, ni moins pour donner au Poème sa forme pourrait-on dire « performative », il accomplit, à même son dire, ce à quoi il était destiné à l’ombre de toute conscience : ouvrir un espace dans le derme sourd de l’exister, dans ce confondant nihilisme dont la parole est le Rien, dont la promesse est le pur Néant. Tout Poème venu à lui dans la faveur est de nature cathartique, il nous sauve de nous-mêmes, il apaise nos inquiétudes, il nous abstrait des formes contraignantes de l’Espace et du Temps. Il confère à notre essence d’Hommes et de Femmes cette assurance de tracer dans la terre un sillon fertile, d’y déposer des graines, d’en récolter, dans l’entaille d’un infime bonheur, la moisson future qui illumine notre présent, le rend, sinon radieux, du moins suffisamment touché de clarté, peut-être même d’espérance, de douceur de vivre. D’exister près du ruisseau, de la source, de l’étoile, ces étincelles qui habitent la nuit de la Poésie et la transcendent au gré de leur inimitable vivacité, de leur éclat, de leur incommensurable fidélité car, toutes ces choses, nous les portons en nous, que le génie du Poète nous rend lisibles afin que, notre soif étanchée, nous ne demeurions en plein désert, désert de nous-mêmes.

   Et maintenant, il s’agit de se poser la question de savoir en quoi, cette belle photographie d’un paysage de neige, porte en elle, tel le Poème, cette forme de passage alchimique du Nigredo primitif (ce Noir calciné) à son opposé l’Albedo (cette blancheur de cygne), en quoi elle porte les traces d’un Chaos originel devenu un monde ordonné, un Cosmos.

   Cette image, si subtilement équilibrée selon l’ordre du Cosmos, son arbre planté à l’endroit exact de son être (il ne pouvait, en toute logique, occuper que la place qu’il occupe), les arbres poudrés de neige dessinant un subtil horizon accueillant la totalité du paysage, la frise légère des chalets de bois venant jouer avec l’horizontalité de l’arbre (dans une manière de relation orthogonale qui est simple mais évidente métaphore de la Raison), le champ blanc immaculé disant sa singulière perfection, en même temps qu’il constitue le socle idéal sur lequel le tout de l’image vient se mettre en place, genres de constellations trouvant le lieu de leur infrangible Loi. La vision de cette photographie est pure réassurance pour tout esprit en quête de sens.

 

Ici, tout s’enchaîne dans l’harmonie.

Ici, tout vient de soi.

Ici se présente le lieu même de l’épure.

 

   Rien n’est de trop qui serait une fausse note dans cette fugue légère. Rien ne fait tache. Rien n’est étranger. L’œuvre photographique se fond dans l’œuvre alchimique et c’est la pure conscience qui émerge là,

 

et c’est l’être qui se spiritualise,

et c’est l’âme qui connaît

la plus grande lucidité,

 et c’est le dépassement se soi

vers le hors-de-soi, l’infini.

  

   Puis, par phénomène de simple opposition, l’image abordée dans son lexique plus précis, s’y laissera apercevoir, dans l’approximation il est vrai, dans l’à-peine insistance (comme si le Corps se sentait honteux de n’avoir point encore rencontré l’Esprit), quelques prédicats relatifs au Chaos de l’Oeuvre au Noir, cette Nigredo symbolisée par tous les affleurements de Noir, la partie sommitale du ciel, les lignes foncées qui courent le long du tronc et des branches, les façades d’ombre des chalets, le chemin qui traverse le champ virginal de la neige, la bande grise au premier plan. Tous ces stigmates, toutes ces substances lourdes trahissent la présence du Corps lesté de tous les maux dont il est le sombre réceptacle :

 

noir des processus de corruption de la chair,

noir de la tyrannie de l’ego,

noir des cruelles passions,

noir des désirs cachés,

des peurs ancestrales, archaïques,

noir des ambitions invasives.

  

Il convient maintenant de reprendre le geste daumalien

tel que suggéré par Jean Biès :

 

« faire passer sa poésie du Solve au Coagula ;

ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel »,

 

   tel est ici le seul moyen de synthétiser l’image, de l’accomplir en sa signification la plus entière. Subtil cheminement de la Poésie Noire à la Poésie Blanche.

 

Les Idéalistes épris d’Esprit se fixeront sur le Blanc.

Les Matérialistes versés dans la complexité du Corps choisiront le Noir.

Les Sceptiques qui doutent de tout, aussi bien du Blanc que du Noir,

s’immergeront dans les plis du Gris.

 

   La perception du Réel est ainsi faite qu’elle suppose cette polychromie, chaque gradient déterminant les êtres que nous sommes selon leurs propres affinités, qui, certes, ne sont des vérités que relatives, mais des vérités tout de même. Sans doute la vérité de toute œuvre, qu’elle soit picturale, photographique ou bien œuvre du Verbe, consiste-t-elle en ce mode de passage d’une réalité à une autre, autrement dit au sein même de son propre métabolisme, là où le point des rencontres tisse ce chiasme en forme de Ruban de Moebius, cette représentation d’un Infini parfait, absolu en son essence. Image d’un point nodal indépassable, pareil à l’Idée platonicienne, à cet Archétype qui ne saurait trouver d’autre fondement qu’en lui-même. Domaine des entités absolues, éternelles, immuables, de nature substantielle, que Descartes définissait de la manière suivante : « ce qui est conçu immédiatement par l’esprit ».

 

Du Blanc, l’originelle parution

Ruban de Moebius

Source : JC LE JALLU

 

   Alors, de manière visuelle, donc métaphorique, et pour en revenir à la qualité symbolique de cette image de l’arbre et de ses entours sombres ou bien lumineux, nous pourrions synthétiser les différents concepts abordés sous un tableau à double entrée,

 

la gauche correspondant à la lourdeur terrestre du Corps,

la droite indiquant l’allégie céleste de l’Esprit :

 

NOIR   BLANC

 

NIGREDO   ALBEDO

 

TERRE   CIEL

 

CHAOS   COSMOS

 

OBSCUR   LUMINEUX

 

SOLVE      COAGULA

 

DISSOLUTION    LIBERATION

   DES CORPS      DE L’ESPRIT

                                          

                                           MORT DE L’EGO         ÉMERGENCE

                                            et des PASSIONS      de la CONSCIENCE

 

***

 

Telle la ligne zénithale sombre du Ciel

Tel le rideau d’Arbres à l’horizon

Tels les Chalets de bois

Tel le Chemin dans la neige

Telle la Bande grise tout en bas

Tel l’Arbre irradiant au

centre de l’image

Å Chacun, Chacune

de trouver sa place

sur l’une des extrémités

de ces boucles

du Ruban de Moebius

 

Å moins que le centre

ce point de continuel

Aller-retour d’une

réalité à l’autre

Ne soit la seule

  position possible

Simple balancement

 

Du Beau au Vil

Du Bien au Mal

Du Vrai au faux

Du Jour à la Nuit

De l’Être au Non-être

Du Tout au Néant

 

Ne serions-nous, dès lors

Qu’Oscillation ?

Que Fluctuation ?

Que Variation ?

Raison pour laquelle

L’Immuable fléau de l’Idée

Sur la balance de l’exister

Serait le seul remède

A nos contingentes

Contradictions

 

*

 

  

 

 

 

 

 

 

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