Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 janvier 2024 7 14 /01 /janvier /2024 09:32
Blancheur, Silence & Solitude

Source : Photos en noir et blanc

***

« Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection.

Pour ma part, je n’ai jamais souffert que de la multitude. »

 

Friedrich Nietzsche

 

“Ecce Homo” (1908), II, « Pourquoi je suis si malin »

 

*

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Tout repose ici dans la perfection de soi. Tout paraît dans l’entièreté de son être. Tout conflue en un seul et unique endroit. Le Ciel est une immense glaçure, le jeu du Blanc sur le Blanc, autrement dit l’aire d’une exactitude, le peu d’éloignement de soi, la superposition de la pure Beauté et de toute chose belle qui ne peut provenir que de l’intérieur, de cette infrangible amande qui est le lieu même du sans-partage, de la joie amassée en elle-même, cristal dont la vibration est certes inaudible et d’autant plus précieuse au titre de ce retrait. Le ciel est partout à la fois et pourtant il est bien Ce ciel et nul autre qui viendrait partager son essence. Il est lui et le Tout Autre et ceci n’est nul paradoxe car, fondé essentiellement, il contient en lui le Tout du Monde, chaque chose lui est redevable d’exister. Il est l’Unique Foyer à partir duquel les Choses les plus diverses, les plus multiples connaissent l’offrande infinie de leur floraison. C’est sur ce fond du Ciel, en tant que fondement, que toute chose s’appuie et déploie sa prétention à paraître de telle ou de telle manière.

 

Le Ciel est l’unique faveur

qui donne aux Choses leur mesure,

leur octroie un espace,

les installe dans leur temporalité.

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Jusqu’ici, il n’a été parlé que du Ciel et, bien entendu, il a été parlé de Tout. Puisque le Ciel est le Tout. Le Ciel est la Blancheur. Du centre de qui elle est, la Blancheur, cette Blancheur, et toute autre faisant sa tache claire, scintille, rayonne, efface les ombres, disperse la nuit tout au bout des pointes extrêmes de la Rose des Vents.

 

Blancheur du Mistral.

Blancheur de la Tramontane.

Blancheur du Grec,

 

   ces trois souffles du Septentrion qui portent en eux la respiration vitale du Monde. Purgé de ses défauts, vidé de ses miasmes, débarrassé de ses impuretés,  le Vent Blanc est pureté de soi dont tout être accompli voudra être la pointe avancée, la flèche libre d’atteindre sa cible, ce Soi qui fait son feu diaphane au centre de l’Être, genèse se ressourçant à sa propre origine. Quand le Blanc atteint son acmé, son point de non-retour, c’est tout simplement l’Absolu qui se donne en tant que la seule réalité possible. Tous ses entours ne sont que fantaisistes diapreries, mirages et reflets à l’infini.

   Blancheur germinative de la Neige, tissage de fins cristaux, assemblage du Simple avec le Simple. Tautologie du Sens, la Neige est à elle-même sa propre confirmation, tout à la fois son esquisse et sa forme ultime, indépassable. Neige, blanc manteau et tout repose sur elle dans l’exacte confiance. Nul piège qui s’ouvrirait. Nul dessein qui biaiserait le réel. Naturel abandon de chaque grain blanc avec le grain contigu. Osmose qui fond en l’Unique l’exubérance du multiple. Neige est fugue en sourdine, mais seulement fugue à elle-même, son qui sourd de son propre mystère. Ici, quelque part, dans la vacuité boréale, tout n’est que glissements blancs :

 

du renard polaire à la fourrure abondante ;

du lièvre variable, ce timide nommé « Monsieur Blanchot » ;

de la Perdrix blanche dissimulée sous ses voiles de plumes ;

de l’Hermine au mince pelage, aussi vive que discrète.

 

Neige en tant que neige

et Silence tout autour.

  

   Silence, le mot magique, le mot-flocon, le mot-plume, le mot-écume se dit sur le mode de l’infinie retenue. Ne peut déborder de lui sous peine de s’écrouler sous la meute pressée des harmoniques venant des choses même les plus dissimulées. Silence est une bulle transparente à la façon d’une diatomée, à la manière d’une paramécie, flottant entre deux eaux, cils vibratiles agitant l’onde dans l’imperceptible trace d’une impulsion à peine donnée.

 

Silence est texture

impalpable

de l’Âme,

feu sourd

de l’Esprit,

recul et méditation

de la sublime Raison.

 

   Les mots tels les tirets de l’alphabet Morse et leur espacement, ces Vides, ces Riens, ces Silences qui tressent la matière inépuisable du Sens. Entre les Mots, beaucoup de Silences, cela signifie beaucoup de compréhension, le début d’un merveilleux déchiffrage des signes ici et là répandus à foison.

   Et l’Arbre, mais est-il simplement arbre à l’essence définie, par exemple peuplier, aulne ou bouleau ou bien est-il, tout à la fois ce qui, du peuplier, de l’aulne, du bouleau peut être extrait afin que, regroupé sous la forme d’une seule et même unité, d’une généreuse et inimitable IDÉE, se puisse camper ici, au centre même de l’absolue Blancheur, sa fermeté, sa puissance, son inépuisable énergie ? Nous sentons bien qu’il dépasse toute rencontre ordinaire à l’angle d’un bois où au milieu de la futaie, qu’il nous convoque à l’essentiel, qu’il relativise le contingent, apparaît selon l’altière figure de la nécessité. Il est l’Unique qui nous fait signe depuis l’ouverture même de son inépuisable Destin, tout comme ce Banc, cette assise au gré de laquelle nul ne trouve ni sa halte, ni son repos, ce Banc dit le précieux de sa présence insolite dans ce décor de Fin du Monde ou, plutôt, de son Origine. Car tout semble sur le point de s’ouvrir, dépli de talc de la corolle, songe d’écume des pétales, jet dans l’espace au-devant d’un Silence qui pourrait bien devenir Parole si quelque chose devait se dire d’une possible effectuation en germe, d’une pulsation retenue en-deçà des lèvres du Réel. Tout est disposé là dans la forme idéale et idéelle d’une Liberté dont nulle entrave ne pourrait compromettre la manière d’éternité.

   Å l’évidence, il y a liaison indéfectible entre Blancheur, Silence et Solitude, comme si la présence de l’une ne paraissait qu’à la lumière, à la félicité de l’autre. Et puis il y a la subtile venue à nous de ces trois pieux noirs qui ne disent rien d’autre, en mode plus contrasté, que ces trois natures qui nous occupent : Blancheur, Silence, Solitude, comme s’ils voulaient en un simple écho, constituer le diapason de leur Sens quasi invisible. Nous ne sommes partis de l’aphorisme de Nietzsche que pour y mieux revenir : éternel retour du même. Il semblerait que l’essence même du Génie, ce don inépuisable de ressourcement, n’ait nul besoin d’aller chercher hors de Soi la justification de son multiple rayonnement. Ce qui, pour l’homme ordinaire, se donne sous le genre du diffusif (chercher mille ferments qui le situent dans le Monde et auprès des Autres), se traduit chez l’homme de Génie à l’aune de la brièveté, de la concision. Ainsi en est-il des Grands Esprits dont l’acte créatif (démiurgique, pourrait-on dire), s’origine à la simple triade Blancheur, Silence, Solitude. Toujours il nous faut avoir en mémoire ces trois pivots qui sont le sol même du suressentiel surgissant à même le tissu du chef-d’œuvre. La relation du Génie à ces trois clartés, se dit de la manière suivante :

 

Blancheur comme puissance

de l’Origine, du virginal

Silence comme anticipation

de la Parole juste

Solitude comme condition de possibilité

 de l’effectuation du geste artistique.

 

   Imaginerait-on un Jean-Jacques Rousseau qui, dans sa « Cinquième Promenade » autour du Lac de Bienne, se laisserait guider par la Noirceur, émouvoir par le Bruit, distraire par une Compagnie aussi nombreuse que bavarde ? Parlant du Pays qui l’accueille, ne dit-il :

   « …mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

   Évoquerait-on Nietzsche décrivant la forêt où vit le vieil Ermite à la mesure de cymbales qu’agiterait son Zarathoustra, le convoquerait-on animant un vibrant colloque devant une foule qui ne comprend nullement son message ?

    « Alors Zarathoustra retourna dans les montagnes et dans la solitude de sa caverne pour se dérober aux hommes, pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. »

   Solitude du Génie dans son éternel et lucide face à face avec lui-même, il est l’Universel à lui tout seul, il est la trace non inscriptible sur l’ardoise ordinaire des jours, il lui faut une sorte de falaise marmoréenne utopique sur laquelle graver, ce qui, tout à la fois, est sa pure Joie, à la fois sa chute la plus Tragique. Par essence, la vision du Génie est hyperbolique, c’est en quoi elle dépasse le regard étriqué, circonscrit que nous, humbles Mortels, destinons à ceci même qui nous fait face.

 

Le regard génial inverse l’ordre des choses,

il transfigure le réel,

il crée de nouvelles catégories

où se métamorphosent, l

es uns en les autres,

le règne animal,

végétal, minéral.

  

   Et ce qui est le plus confondant, c’est bien cette permutation permanente qui s’effectue de l’Homme à l’Animal. Le chameau, le lion, l’aigle, la colombe, le serpent, sont aussi bien la figure zoologique d’un Nietzsche déjà en prise avec sa propre folie, préfiguration de la scène bouleversante au cours de laquelle la vue d’un cheval torturé par son cocher, ce 3 janvier 1888, signera les premières atteintes de la démence. La folie devient pure confusion des règnes, mêlant un Nietzsche-Colombe à la recherche de la paix, à un Nietzsche-Serpent figure du Mal, à un Nietzsche-Aigle succombant sous le faix trop lourd de la Volonté de Puissance. Il n’est pas aisé de devenir le Surhomme lui-même, fût-on l’un des plus profonds Philosophes du siècle !

   Irrémédiablement, foncièrement, le Génie est un Être d’un Blanc-Silence-Solitaire. Le Philosophe inspiré qu’était l’Auteur du « Zarathoustra » eût inversé l’ordre même de son propre Destin s’il avait introduit, parmi le foisonnement de ses idées, parmi la foule de ses centres d’intérêt, ce qui, certes était inconcevable mais dont l’avoir lieu aurait totalement bouleversé son existence, à savoir l’amplitude d’un Amour, eût-il possédé simple valeur métaphorique, s’il avait introduit donc, à même le plein de son existence, cette Figure d’exception qu’était Lou-Andréas Salomé. L’Altérité creusant sa niche dans le pur massif Solitaire. Mais ceci était inconcevable au motif que Lou, fascinée par le génie du Philosophe du « Gai savoir » (tout comme elle l’était du génie de Freud, de Rilke pour lequel elle éprouva, sans doute, plus un amour poétique que réellement sentimental), Lou donc se situait sur le plan des idées plus que sur celui d’une possible sensualité, promesse de relations amoureuses.

   Alors, relier cette idée du Génie à cette photographie blanche, dépouillée, si profondément géométrique qu’on la penserait pure création de l’esprit, se justifie de manière essentielle. Le lieu de vie du Génie ne saurait être ni équatorial, ni tropical, voué aux exubérances, aux dilatations et expansions de toutes natures. Il faut, au Génie, dans sa recherche constante de l’Absolu, s’assembler autour d’une unique exigence, d’une puissance créatrice bien délimitée, condensée, là où les idées se cristallisent, là où les images, fussent-elles celle d’un imaginaire animal et chimérique puissent prendre la consistance d’un réel compact, tout comme le sont les terres boréales corsetées de frimas, prises dans leurs congères. Car, jamais le Génie ne peut se distraire de sa marche obsessionnelle en direction de sa solitude constitutive.

   Seules les concrétions hyperboréales, seuls les glaciers aux arêtes vives et tranchantes, seules les hautes colonnes de gel, seuls les labyrinthes d’eau translucide le rapprochent de ce dont il est en quête, à savoir tutoyer la résolution de son propre mystère. Bien évidemment, cette recherche obstinée, incessante, ascétique, ne se couronne, le plus souvent, qu’à l’aune de la constellation étincelante de la folie. Voyez Hölderlin enfermé dans sa tour à Tübingen. Voyez Artaud isolé dans sa camisole de force chimique à l’asile d’aliénés de Rodez. Voyez Lautréamont et sa disparition tragique autant que solitaire dans son nouveau domicile de la Rue du Faubourg-Montmartre.

   Que dire au terme de cet article, si ce n’est citer quelques phases de Léon-Paul Fargue tirées de « Haute solitude », cette solitude que l’on essaie vainement de circonscrire, sinon de jeter aux oubliettes dans la nuit et les vapeurs de l’alcool :

   « Ce soir, un grand ressac de squelettes et de rafales humaines secoue l’esquif. La table est triste, molle la fenêtre. Les os du silence craquent. Je croyais que la solitude était une sorte de steppe surnaturelle, un grand désert de soif qu’allongeaient encore d’interminables délires. Non. C’est un monde qui se resserre, comme de la terre à blé autour d’un corps de soldat abandonné. La solitude, l’isolement, l’ennui, ce sont des pelletés de vide sur un cheminement de taupe. »

   Oui, « un monde qui se resserre », tout comme ce pergélisol qui fixe à jamais les désirs nomades des Hommes, circonscrit leur naturelle boulimie des Choses et du Monde. Oui, « des pelletés de vide » que ne peuvent dessiner, dans le froid le plus vif de la Condition Humaine, dans la tête dévastée du Génie, que  

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

Certes cette triade

monochrome,

sans voix,

sans Monde

 ne peut s’inscrire

en nous qu’à la manière

 

du Mistral qui transit le corps,

de la Tramontane qui pétrifie les pensées,

du Grec qui dépouille jusqu’à l’os.

 

Mais c’est de là seulement,

de cette nudité qu’une chair

peut se tisser et

donner Sens à la vie.

 

Alors Couleur aura Sens.

Alors Voix sera audible.

Alors Multitude pourra

venir à nous.

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
30 octobre 2023 1 30 /10 /octobre /2023 11:20
Etonnante pluralité de l’être-au-monde

                                                                 Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

 

   Cette image n’est pas seulement belle d’être belle, de rayonner du plein de son exacte esthétique. Cette image est belle au seul rythme de ses multiples significations. Imaginez donc quelqu’un, peu importe qui, au centre d’un labyrinthe de cristal où mille miroirs brillant tel le soleil recevraient et amplifieraient la silhouette dont ils seraient les seuls et uniques témoins. C’est troublant, tout de même, de pouvoir saisir d’un seul geste de la vision, aussi bien la figure multiple d’une spatialisation que les phases successives de la temporalité. Bien évidemment, ici, nous faisons immédiatement signe en direction de cette représentation cinétique de Marcel Duchamp, « Nu descendant l'escalier », lequel, dans un étonnant saisissement du réel, nous remet d’emblée à un vertical vertige ontologique. Ainsi l’existence, condensée à la pointe de l’instant, en un site formel immédiatement accessible, se donne avec tant de spontanéité que nous nous interrogeons sur le lieu véritable de notre être et de son hypothétique vérité.

   Par un effet de simple projection de notre propre identité, regardant « Nu », ou bien l’image proposée par Léa Ciari, nous devenons, inévitablement, l’une de ces esquisses temporelles, si bien que c’est notre passé qui surgit en nous et nous demande quelle fut la position la plus essentielle qui nous visita. Reformulée au présent, l’interrogation consiste en ceci : Quand arrivons-nous à l’acmé de qui nous sommes, à savoir dans la manifestation absolue de notre essence ?  Jeune enfant dans notre innocence native ? Adulte dans la « force de l’âge » dont Simone de Beauvoir parle si bien dans le livre éponyme ?  Dans la sagesse de la vieillesse qui blanchit nos tempes, y grave les rides du souci de vivre ? Voyez combien ces deux images ploient sous une charge sémantique qui les déborde et les accomplit en même temps. En effet, elles ne sont signifiantes qu’à la mesure de l’excès dont elles constituent le socle.

   Il y a, dans ce clair-obscur, comme un glissement continu de la chorégraphie existentielle. Non seulement les personnages existent au centuple mais ils le font d’une manière subtilement dialectisée. Procès d’une négativité constante qui efface l’antécédent pour mieux révéler, donner lieu au subséquent. Négativité donc qui se métamorphose en la plus précieuse des positivités. On croirait, ici, soudain naviguer en régime de toute puissance, l’être se multipliant à volonté selon l’heure et le temps qui passe, sinon sous l’appui léger de quelque frivolité, de quelque insouciant caprice. Voici que l’existence contingente, aporétique, se dépouille de ses vêtures étroites pour gagner la demeure d’une libre exposition au carrousel du monde. Telle ou tel qui se croyaient disparus, les voici qui surgissent là où l’on ne les attendait nullement, doués d’une énergie vitale qui gommerait les ombres, ferait briller une mince lumière d’éternité. Assurément, il y a là l’exposition d’une joie tout intime, d’une félicité agissant à bas bruit, d’une latitude de l’être portée au degré le plus haut de sa longitude. Tout ce qui était nadir se donne en tant que zénith. Merveilleuse faculté de fécondation de l’image lorsqu’elle se dote de l’apparence du beau, de ce qui ouvre le sens et le maintient sur quelque promontoire où il brille, la nuit soit-elle venue.

   Si cette représentation, comme il a été précisé plus haut, s’envisage sous les traits de la double figure canonique de l’espace/temps, c’est bien son coefficient de moment, de durée qui retiendra prioritairement notre attention. Combien Eve, Adam (nommons-les ainsi au seul souci d’une nécessaire universalité), s’adonnent à parcourir leur chemin de vie. Ils sont, tout à la fois dans leur ici-présent et dans leur avoir-été, dans ce lieu génétique qui les crée et les recrée au rythme de leurs figures successives. Pourrait-on alors s’abstraire d’évoquer le devoir de souvenance et le bonheur qui lui est coalescent, de rapprocher ainsi des événements autrefois vécus que le songe réactive afin que, de cette synthèse, un présent soit possible se ressourçant aux résurgences qui furent, aux jaillissements qui seront. Cette belle photographie est porteuse d’une délicate réminiscence proustienne. Elle glisse du maintenant de Paris à l’autrefois de Combray, elle installe le « Temps retrouvé », celui de la « Petite Madeleine » qui efface le « Temps perdu », celui des mondanités dont la tâche artistique était absente. Sublime fusion du temps de l’enfance, « Swann », « Guermantes », avec celui de l’âge de la maturité où s’élabore l’une des œuvres majeures du XX° siècle. Oui, c’est ceci le prodige de la mémoire reconstructrice, assembler les fragments épars du temps, porter à la conscience les événements sans lesquels elle ne serait qu’un corps privé de mains, qu’un outil sans tranchant, qu’un ruisseau connaissant la douleur de son étiage.

   « Etonnante pluralité de l’être-au-monde ». A partir d’ici se justifie ce titre qui pouvait se donner en tant qu’énigme. Nous ne sommes au monde que totalement munis des textures et des fils qui ont tissé notre passé, que le présent reprend, que le futur portera en avant de nous. Comme si l’entièreté de notre existence pouvait défiler sur l’écran du réel autrement qu’à l’aune de ruptures, de biffures, de retraits. Comme si, l’œil rivé à la boîte d’un kaléidoscope, se montraient à nous, non seulement notre esquisse mais les milliers de fragments colorés qui en dressent la trame complexe, toujours en dette ou en excès d’elle-même. Oui, nous sommes des êtres de l’ombre et de la lumière, du miroitement et de l’obscur, de la présence et de l’absence. Bien plus qu’un long et savant discours, cette œuvre métaphorise notre sensation d’incomplétude, de manque, de désirs qui, parfois, s’actualisent uniquement sous le sceau de la privation, du dénuement, de la chose dont nous eussions souhaité qu’elle fût à portée de notre main alors que nos yeux n’en fixaient que la fuite à jamais sous l’horizon des incertitudes.

   Nous sommes des êtres du divers et du chamarré, notre vie n’est qu’habit d’Arlequin avec ses risibles empiècements, nous sommes, tout à tour, des Zanni, oiseaux à la cervelle creuse ; des Pantalon au fort caractère ; des valets bouffons à la Brighella ; des Pierrot candides aux yeux tristes ; nous sommes des Pedrolino comiques ; de touchantes et amoureuses Colombine. Nul repos, nul répit, notre trajet existentiel est le lieu de mille modifications, de mille retours, de mille sauts de carpe, les acteurs de facétieuses et étonnantes dramaturgies. Nous empruntons à tous les personnages de « La Comédie Humaine », nous rejoignons les ambitions d’un Rastignac, nous prenons les mille visages d’un Vautrin qui, à notre façon, se dissimule sous une foule de noms d’emprunt, nous marchons dans les traces d’un Père Goriot assoiffé de possessions, nous nous glissons dans la peau d’une Félicité des Touches visitée par la grâce de la réussite.

   Nous sommes des êtres composites, des alliages complexes, nous sommes des produits alchimiques mêlant la materia prima à la pierre philosophale, nous pratiquons, aussi bien et simultanément, l’œuvre au noir, au blanc, au rouge. Nous sommes des arcs-en-ciel. Jamais nous ne connaissons ni le lieu exact de notre être, ni sa destination et nous serions bien en peine de dire à quel degré de l’échelle des tons psychiques nous nous situons, de décrire la couleur de nos états d’âme, d’anticiper la terre de notre destination. Ce qui se joue dans l’individuel se reflète identiquement dans l’universel. L’histoire personnelle joue en écho avec la Grande Histoire. Nos êtres, si infimes, si insignifiants, rejoignent la cohorte sans fin des hommes célèbres et méritants qui ont essaimé le long de toutes les Civilisations. Nous faisons tous partie de la même « humaine condition », Montaigne dans ses sublimes « Essais » en a suffisamment assuré la belle mise en musique.

   Nous sommes traversés des feux des orages multiples, puis surviennent de soudaines accalmies. Nous sommes des Sujets semblables à ces girouettes que le Noroît, l’Autan ou le Mistral font tourner à leur guise selon telle ou telle direction. Notre substance de SUJETS est atteinte de ce vertige, désorientée par ce constant et infrangible tourneboulis. Voyez l’image ouvrant ce texte. Elle dit en mouvements suspendus, en réitérations de présences, en clignotements ontologiques ce que les mots, ici, s’essaient à traduire avec hésitation, maladresse. Rarement y a-t-il coïncidence de la phrase, du texte, avec la réalité qu’il s’agit de montrer. Peut-être la manifestation visuelle, en certain cas, lui est-elle préférable, elle qui montre en un seul empan la totalité de ce qu’elle a à dire.

   Regardons maintenant, avec Michel Serres, dans « Eloge de la philosophie en langue française », l’apparition, au cours des âges, de ces moirures, de ces diapreries, de ces subtiles et infinies nuances qui jalonnent notre nature et l’affectent continûment, sans cependant altérer notre essence. Nous sommes nés hommes, femmes et le demeurerons. Donc le Philosophe dit ceci à propos de la métamorphose de l’idée de SUJET dans l’histoire de la philosophie : (un calque pourrait être appliqué au devenir particulier de chaque homme, de chaque femme) :

    « Chaque siècle, en France, réinvente et campe la conscience ou l’identité forte de cet individu singulier, canonisées par la philosophie : Montaigne, moi ; Descartes, ego ; Rousseau juge de Jean-Jacques, sans exemple et sans imitateur ; Auguste Comte, le mécanicien, le naturaliste, le grand prêtre, moi positiviste en trois personnes ; Bergson, ma durée intérieure ; Sartre, ma liberté située… »

   Or, s’il s’agit toujours de cette même subjectivité, véritable pivot intérieur de la conscience, les contenus, loin de se fondre dans le même creuset, s’écartent sensiblement au regard de leurs significations internes.

   Ce qui est le plus remarquable dans « Les Essais », c’est cette pensée novatrice du moi qui le pose en tant que centre d’une fiction, mêlant hardiment deux notions pourtant infiniment contradictoires, l’imaginaire d’un côté, le réel et le vrai de l’autre. Ceci, le lecteur le sait et ne fait que s’en réjouir. Le moi de Montaigne est donc résolument moderne, lui que le roman contemporain copie sans vergogne afin de confectionner des vies pourtant bien moins passionnantes que celle de l’humaniste bordelais.

   Chez Descartes, philosophe rationaliste s’il en est, le moi ne se relie plus à la fantaisie qui règne chez Montaigne. Si Montaigne joue, Descartes se veut sérieux. Si de ce cogito qui lui crée quelques insomnies, il veut venir à bout, il lui faudra s’appuyer sur des certitudes, étayer son raisonnement, donner au Sujet souverain le sol nécessaire de la Vérité. Pour ce faire il s’appuiera sur le doute, son propre doute dont il déduira que c’est lui qui le pense et, le pensant, il ne peut qu’exister lui-même. Ensuite faisant l’hypothèse d’un malin génie qui se joue de lui et le trompe, il développera une hypothèse semblable, suspendant son jugement, donc prouvant sa propre existence au seul motif de son vouloir. On s’apercevra ici, combien le moi de Montaigne et l’ego de Descartes se situent dans des perspectives radicalement différentes.

   Quant à « Rousseau juge de Jean-Jacques », l’on perçoit aussitôt sans peine l’irruption de la psyché dans le moi et des ravages qu’elle peut y créer. Rousseau se pense la victime d’un complot qui aurait été fomenté à son encontre. Ceci l’angoisse si fort qu’il arrive tout au bord de la dépersonnalisation. Il se réfugie derrière un pseudonyme : « Monsieur Renou ». Dès lors, « je est un autre », la formule rimbaldienne ne semble avoir été écrite que pour lui. Le moi n’est plus ce jeu de Montaigne, ce concept cartésien, le moi est moi-pathos, moi-assiégé, moi-aliéné.

   Avec Auguste Comte s’opère une révolution copernicienne.  Les anciennes relations du moi avec la métaphysique sont soldées. Le moi n’est plus cette intimité avec soi, pas plus que cette étrange constellation qui le mettrait en relation avec le fictif ou l’imaginaire. Ce sont le réel, le palpable qui se substituent aux errances intellectuelles et aux plans sur la comète. De son statut étroitement singulier, l’ego se voit revêtu de l’auréole de l’universalité. L’idée d’individu, donc de sujet, se dissout dans un grand être social qui abolit tous les particularismes.

   Bergson, lui, prend le contrepied de Comte dont il critique le positivisme matérialiste. Dès lors il s’agit de se distancier du réel, de laisser ploace aux « données immédiates de la conscience », de privilégier l’intuition. Le moi s’adonne avec confiance et sérénité au phénomène de la durée pure qui est en même temps liberté au motif qu’elle congédie les conventions sociales, les automatismes, les conditionnements de tous ordres. Le moi est libre de lui-même dans la durée qui est sienne.

   Chez Sartre, à l’opposé de Bergson qui fait de l’intuition le moteur de la liberté, c’est l’existence elle-même qui est la substance à partir de laquelle se donne, pour l’homme, la possibilité d’être libre, de choisir, de s’engager. Le moi humain se construit au milieu des choses, en situation, c’est lui qui imprime sa marque, impose son sceau à l’ordre du monde. Nulle essence ne précède l’existence. L’existence a à se constituer au centre de cette pâte visqueuse et racinaire de la contingence.

   Cette brève histoire de la philosophie, telle que proposée lapidairement par Michel Serres, est à l’image de ce que nous sommes nous-mêmes en tant qu’individus, sujets, consciences. Nos cogitos successifs sont pareils à ces gemmes qui dorment dans l’ombre de la terre, gemmes aux mille et changeants reflets dès l’instant où la lumière de la conscience tâche d’en découvrir la plasticité, l’infinie modulation. Notre moi est tantôt intimiste à la Montaigne, tantôt rationnel à la Descartes, confit d’angoisse à la Rousseau, horloger à l’Auguste Comte, ineffablement intuitif à la Bergson, volontairement libre à la Sartre. Si la philosophie est le macrocosme, nous sommes le microcosme en lequel se reflètent toutes les parures, les cosmétiques, les vêtures chamarrées selon lesquelles notre vie s’ordonne, notre existence se crée au gré des courants marins, des vents alizés, des circulations de surface ou de hauts fonds. Nous sommes des océans en miniature agités au rythme de leurs propres marées, flux et reflux incessants. Ne le serions-nous et alors notre condition d’homme nous échapperait, notre moi se dissoudrait et nous n’aurions même plus le recours à la magie de l’intuition pour nous soustraire aux funestes desseins de Charybde et Scylla !

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
1 septembre 2023 5 01 /09 /septembre /2023 16:52
Fin de nuit.

« De la naissance des couleurs… »

« Fin de nuit

Quand le noir se dissipe

Quand on guette le Jour Nouveau

Et la naissance des couleurs… »

Bas Armagnac/Gers.

Ce mois de mai 2016.

Photographie : Alain Beauvois

***

  Fin de nuit

 La nuit a-t-elle une fin, une extrémité à la manière d’un cap ? La nuit, à partir d’un finistère, plongerait-elle dans un vaste océan où elle se perdrait telle une source gagnant la densité ombreuse des abîmes souterrains ? La nuit, un jour, s’arrête-t-elle pour ne plus jamais paraître et alors les Poètes seraient fous et les Astronomes livrés à la chute des étoiles ? La nuit existe-t-elle vraiment ou bien est-ce nous, les hommes, qui l’avons inventée pour donner espace à nos rêves, déplier un lit à nos fantasmes ? Nuit fugitive dissimulée dans les plis étroits de l’inconscient. Nuit aux voiles noirs dans lesquels nous glissons nos douleurs mais, aussi, arrimons nos songes si proches d’un simple vertige. Sur nos couches de toile nous déplions longuement nos désirs de possession. Telle Passante que nous avons aperçue à contre-jour du ciel, nous en faisons cette image infiniment mouvante, voluptueuse, qui glisse le long des parois de plâtre, que nous saisissons dans le clair-obscur de notre imaginaire. Ces mots que nous portons en nous, qui font leur gonflement, leurs longues irisations, nous les confions volontiers à la nasse blanche des draps. Là, dans cette liberté, dans ce domaine infiniment ouvert ils font leurs caravanes insolentes, ils grésillent à la manière des élytres des scarabées, lissent leurs tuniques mordorées et apparaissent dans la pure évidence d’être. C’est cela, la nuit, à la fois la grande peur qui glace la parole mais aussi la rend fluide dans le mouvement même qui l’anime depuis son secret. Tout peut se dire dans le corridor d’ombre, aussi bien l’aveu que, depuis longtemps l’on retenait en soi, aussi bien le projet lancé dans l’avenir à la manière d’une gerbe d’étincelles. Les idées sont blanches. La réalité est noire dans laquelle il faut creuser son tunnel. Exister c’est cela, donner des coups de pioche dans la matière sourde et, soudain, surgir au ciel du monde avec, dans les mains, encore un peu de ces miettes qui collent aux doigts et deviennent mémoire, souvenir nocturne par lequel s’attacher au passé.

 Quand le noir se dissipe

 Là est l’heure inquiète, celle qui, faisant notre deuil, nous remet à la peine, abandonnant l’antre chaud, la grotte native qui nous retenait en son sein. C’était si rassurant la pliure de cendre et d’encre qui nous attachait à la cellule avec laquelle nous faisions corps. Pouce-pied collé à son rocher avec la certitude d’y pouvoir demeurer toujours, d’y vivre sa symbiose comme l’on coule dans la fluidité de quelque symphonie sans même s’apercevoir que l’on fait partie d’elle comme elle se fond en nous dans la plus naturelle des évidences qui se puisse imaginer. Mais voici que nous sortons de la chambre avec des hésitations de marmottes, avec des ruses de renardeau que l’aube surprendrait dans le luxe de sa rosée matinale. Voici que nos yeux se décillent, que le globe de nos yeux se lustre. Sur l’infinie courbe de notre sclérotique, pareille à la lueur de quelque céladon dans le calme d’une alcôve, s’allume la première certitude du jour. Ce que nous voyons, là, dans cette sorte de temps suspendu, est-ce simplement le paysage de la réalité ou bien un aménagement que notre fantaisie y a glissé avec quelque malice ? Tout est si calme, léger, si proche d’une grâce que nous croirions avoir devant les yeux le poème réalisé, l’œuvre parfaite qu’une douce volonté aurait posée devant nous afin que nous en soyons le spectateur privilégié. L’eau, encore gonflée d’obscurité, est pareille à une nappe de mercure qui n’aurait nullement trouvé son rythme, seulement une dérive paresseuse si peu assurée de son être. Sans doute, en son sein, les carpes aux ventres lourds, les nœuds d’anguilles telles des cordes de bitume, le glissement inaperçu des loutres dans leur pelage gris. Le silence est si grand qu’il siffle aux oreilles et vrille la cochlée de mille notes cristallines. Il n’y a plus que cela, les reflets sur la nappe liquide, les massifs d’arbres indistincts pareils à de vaste territoires inconnus, encore impossibles à déchiffrer. Plus que ces griffures noires qui lacèrent la plaine du ciel et ces nuages lourds comme pour dire la persistance de la nuit, ce langage qui ne veut pas mourir avec la clarté et veut porter témoignage du rêve.

 Quand on guette le Jour Nouveau

 Alors s’allume un grand espoir en même temps que disparaît l’orbe des images silencieuses arrimées à nos silhouettes hésitantes comme le lierre se suspend aux branches qu’il enlace pour mieux les faire siennes, les mettre en son pouvoir. Les lianes du jour se déplient et la nuit s’y dissimule ne laissant plus paraître que quelques ramures, quelques nervures par lesquelles manifester ce qu’elle est, cette matrice originelle dont le jour s’est nourri pour se déployer et gagner la vision des hommes. Les hommes à la courte mémoire qui boivent le soleil, qui s’abreuvent à la nappe de clarté dont ils ont oublié l’origine, n’en gardant que quelques lambeaux de rêve, quelques copeaux de désirs, quelques limailles d’envie. Mais cela fourmille en eux, juste en dessous de la ligne de flottaison, comme des milliers de trous d’épingles invisibles qui, venant de l’obscurité du corps, voudraient témoigner encore de la densité du monde intérieur, de son urgence à regagner les mystérieuses ondes nocturnes. C’est pour cette unique raison de la persistance de l’ombre dans le territoire du jour que nous demeurons comme figés devant les représentations, telle cette photographie, qui jouent en mode dialectique, jeu alterné du mensonge et de la vérité, écho infini de ce qui parle et se tait, ricochets que la vie fait sur l’insoutenable réalité de la mort. Car tout ceci est présent dans l’image à titre de symboles latents, il suffit de se laisser aller aux significations secondes, à savoir contempler en silence et se laisser envahir par les pulsions fondatrices auxquelles notre être est, par essence, l’évident réceptacle, cette certitude fût-elle voilée.

  Et la naissance des couleurs

 C’est là, au ras de l’eau, à la limite du jour, cela fait ses touches de couleur. Modestes au début, estompées, de simple esquisses préparatoires à l’œuvre future. Il est si difficile de passer de l’inconnaissance nocturne à la révélation de l’heure nouvelle. On était dans les limbes il y a peu, les yeux soudés comme ceux des jeunes chiots et voici que cela demande le dépliement, l’ouverture, la dilatation du diaphragme afin que notre camera obscura, notre chambre noire, s’illumine des vives présentations du monde. Nous avons à révéler ce qui est, à la manière des sels d’argent qui, sous l’effet de la lumière, vont se métamorphoser d’abord en spectres, puis en halos perceptibles pour finir en significations. Bientôt les couleurs qui diront la beauté des choses, des paysages et des hommes, la belle efflorescence des femmes, le grain de la pierre, la courbe de la mer que parcourent les milliers d’étincelles de l’instant en train de naître. Alors nous ne verrons plus que cela, les couleurs, le luxe polychrome faisant ses multiples chatoiements. Sous les images, dans leur envers illisible se dissimuleront les notes fondamentales dont les rouges, les bleus, les outremers ne sont que les harmoniques, s’abriteront les notes du blanc et du noir par lesquelles sont aussi bien la nuit que le jour. Aussi bien les joies que les peines dont nous, les hommes, sommes les détenteurs à défaut, le plus souvent de le savoir. Oui, que vienne la nuit ! Oui que vienne le jour ! Nous ne sommes que l’intervalle entre les deux !

Partager cet article
Repost0
17 juillet 2023 1 17 /07 /juillet /2023 17:25
Echo d’une parole.

« Les oiseaux noirs ».

Georges Braque.

Source : www.maeght.com/éditions

[Libre méditation dur le poème

de Nathalie Bardou].

***

Logis de sable

« Je te parle d’une Nuit

Assiégée de morceaux de mots

Et rideaux de lignes.

Alors que des hirondelles

Aux ventres de sel

Voltigeaient

Autour des Visages

Je t’ai posé la Question.

La lumière du jour

N’est-elle que le gant du Rêve ?

C’est à l’écho de ta chambre

Que je sais

Qu’il nous reste à habiter

Les logis de sable

Pour conserver

Aux tamis de nos yeux

L’essentiel de nos paroles. »

Nathalie Bardou - 13 janvier 2106.

***

  (Fléchage du sens : J’ai souvent exprimé, dans mes textes relatifs au poème, la quasi-impossibilité de le commenter le poème, de l’interpréter, d’en supputer la signification car cette dernière, toujours cryptée, nullement nécessairement visible par son auteur ne saurait évidemment l’être par une conscience qui ne le vise qu’en mode différé et d’un lieu extérieur. Comme une récurrence dans mes prises de position théoriques de la nécessité d’aborder chaque chose (l’œuvre picturale, le poème, la réflexion philosophique, le paradigme esthétique) à partir de ce qu’ils sont en propre, de leur essence. C’est dire toute la difficulté de la démarche qui ne saurait aboutir qu’après de longues descriptions de nature phénoménologiques afin d’en percevoir le fond apparitionnel, ensuite porter ces prémisses à la réflexion et en tirer un possible enseignement. Cependant, la tâche fût-elle remplie avec une constante rigueur, ce mode d’appréhension de l’objet à connaître ne déboucherait que sur des hypothèses et au mieux se traduirait par la mise au jour d’un concept. Mais la réalité d’une poésie est de nature si complexe, si polymorphe, cernée de doute et entourée d’imaginaire qu’une intellection se risque toujours à n’en saisir que l’écume à défaut de s’introduire dans le cœur vibrant qui en décide l’existence. Pour cette raison et pour bien d’autres qui tiennent au fait qu’aussi bien le créateur de l’œuvre que la créature qui en résulte entretiennent des liens si complexes qu’il serait osé de prétendre en dévoiler le secret. En réalité, le langage porté à son acmé au cours de l’acte créatif est la seule condition de la genèse d’une expérience unitive qui fait se fondre dans un même creuset Le Poète et « l’enfant d’une nuit d’Idumée ». Tout essai de dire à leur sujet, à savoir la dyade Chair-Mot, cet inexprimable tissé de sons inapparents et de caractères fuyants comme sur le palimpseste, ne saurait apparaître que sous la figure d’une hésitante assertion qu’aussitôt le mystère reprendrait en son sein. Car l’on ne peut jamais faire irruption au centre du couple Amant-Aimée afin d’en surprendre la mystérieuse coalescence, laquelle s’appelant Amour ne fait sens qu’à être contemplé, nullement approché dans sa concrétude. Au regard de ce motif qui ne saurait être transgressé, j’ai proposé successivement, comme mode d’approche de la poésie, soit de réaliser avec son auteur une « écriture à 4 mains », entrelaçant les mots de l’un et de l’autre ou bien de laisser aller mon texte à un genre de dérive songeuse uniquement affiliée à la ressource de la seule intuition ou bien un mixte des deux. Je ne crois pas que la fibre du poème puisse se laisser deviner à l’aune d’une autre approche, la rationnelle, par exemple, qui détricote d’une main ce qu’elle bâtit de l’autre).

   Pour dire sur la lisière intuitive avec les mots Nathalie Bardou.

  [C’est ici le mode du « ON » qui sera retenu. Le « ON » qui, habituellement fait signe vers un langage prosaïque sans recherche aucune, ici, son indétermination, son flou volontaire, son ambiguïté serviront à porter le texte dans une façon de valeur universelle, comme si toutes les consciences humaines s’accordaient à fusionner dans une seule et même communion dans l’essence du langage, non celle de communiquer - ceci n’en est que l’aspect le plus commun -, mais créer une dilatation qui soit la condition même d’une ouverture à l’être-des-mots].

  ON parle d’une Nuit, d’une Nuit fondatrice que, sans cesse, menace l’irrésolution du dire, sa probable disparition dans les plis d’ombre et les recoins d’une conscience assiégée. Oui, assiégée, la conscience, tout comme le langage qui recule, cherche les recoins, se dissimule car paraître est subir la lumière du jour, entailler la chair qui, nuitamment s’est régénérée, ressourcée à la fontaine de l’obscur. Oui, les mots sont une chair fragile, une pulpe que, longtemps, ON retourne dans la conque de sa bouche. Il faut les maintenir dans l’espace étroit afin que le massif de notre langue, la physiologique, infuse dans la langue du poème ce que l’ON est en soi, cette attente de paraître avec la cimaise du front cernée des richesses de l’indicible. Seulement une lueur, seulement le jaillissement de l’étincelle, seulement le feu de l’intelligence et les mots peuvent regagner leur antre, là, dans la diagonale de suie où dorment toutes les significations du monde. Oui, TOUTES, ON les porte en nous les significations. Oui ON les abrite en-dedans les sèmes de la parution humaine. Mais l’art. Oui, l’art, cette manifestation qui s’exhausse des corps, de nos corps, pour témoigner du miracle d’être. Car les mots sont des morceaux, des fragments de la conscience. Car les mots sont des cristaux qui brillent de leur inextinguible flamme. ON le sent en arrière du front, le peuple des mots, ON les devine impatients de faire leur grésillement d’amadou dans la nuit des hommes. Ils portent les hommes. Ils les font tenir debout. Ils s’enchaînent au tube de leurs lèvres pour se dire en mode essentiel, par exemple, rosée, pierre, oiseau, nuage, femme, amour. Les mots sont des gemmes qui nous éclairent de l’intérieur, longues effusions qui crépitent le long de nos axones, subtils diamants à l’éclat infini qui parcourent l’eau de nos cellules, les ruisseaux de notre imaginaire, les cataractes de notre esprit.

  Et ils s’assemblent en phrases, longues, souples, polyphoniques, ils chantent, ils font leurs rideaux de lignes, c’est sensible les mots, cela se cache, cela demande des soins, cela requiert l’attention. Cela murmure dans la conque des oreilles, cela vogue juste au-dessous de la peau et parfois ON en voit le subtil remuement, ON en aperçoit le lacis au travers des pores, ils attendent de sortir mais ils veulent qu’on les prie un peu, qu’on les amène à la présence, qu’ON profère à bas bruit afin que, rassurés à la fontaine de nos yeux, ils puissent éclore et participer à la belle efflorescence universelle. Rideaux, dentelles, boucles et fils de lin qui tissent dans l’air le nuage du poème, font venir le vent et flottent infiniment au-dessus des soucis et des peines. Ils sont un baume, une caresse, un effluve de douceur qu’il faut savoir reconnaître et porter à la dignité de Parole, de Parole Majuscule. Alors, les ayant aperçus à l’orée de leur cachette, parfois ON lève les yeux et c’est eux qu’ON voit, ces Hirondelles aux ventres de sel, ces irisations, ces rapides trajets, ailes noires qui tracent dans l’air les hiéroglyphes du savoir. Le nôtre, la seule connaissance que nous aurons sous le ciel, sur la terre, en attente des dieux longs à venir, en attente de la mort prompte à arriver. Les mots-hirondelles faseyent à l’ombre des nuages, tendent les voiles des syllabes, déplient la flûte des voyelles, martèlent l’air du bruit compact des consonnes. Les mots, inlassablement posent la Question, la seule qui soit, celle de l’exister sur Terre avec la courbe de l’horizon comme ultime paysage et l’incertitude de ce que nous sommes alors que le voyage est une épreuve dont on ne connaît pas le but. La seule question : pourquoi être et n’avoir nulle réponse ? Alors ON se tourne vers les Visages, les autres visages, les Porteurs de Questions et on les interroge longuement mais leurs lèvres sont muettes et leurs yeux vides, cercles inquiétants qui scrutent le cosmos avec leurs prunelles noires de moaïs. Enigme qui résonne longuement et le battement est une immense clameur qui court à la vitesse de l’éclair et gronde tel le tonnerre. Alors, désemparés, ON se livre au jeu des questions sans réponses tout comme le Sphinx le faisait sur les terres de Béotie. Par exemple ON dit : La lumière du jour N’est-elle que le gant du Rêve ? ON sait qu’il n’y a pas de réponse. On fait semblant. On joue au jeu des apparences, des tromperies, on se dissimule sous la première affèterie venue, sous la première feuille dont on pense que la sagesse immémoriale de l’arbre pourrait nous sauver du désastre. Oui, toute lumière est un rêve puisque la lumière est le principe par lequel échapper à notre condition. La lumière de nos yeux en est l’écho affaibli. La lumière nous soustrait à l’angoisse primitive, celle qui nous rive encore aux destinées pariétales de nos grottes natives. Oui nous sommes encore des tubercules mal dégrossis, des moignons que visite trop rarement la lumière des mots. Puisque les mots sont la lumière, mais cela ON l’avait compris depuis des temps immémoriaux mais on butait à le dire, on se réfugiait derrière la pure matérialité, les jambes des lettres, leurs ronds comme des ventres, leurs dos comme celui des bossus, leurs clameurs pareilles au son du cor.

  Nous les hommes, ON est dans une chambres aux murs aveugles et ON tend ses mains vers l’avant à la façon des somnambules. Nos oreilles sont occluses, emplies de cire et de doute. Malgré tout on dilate le pavillon de ses oreilles au cas où l’écho des mots voudrait bien y déposer la belle formule qui nous assurerait de notre propre liberté. Être oiseaux, oiseaux noirs comme ceux de Georges Braque, oiseaux fendant l’air de l’irrésolution et nous ouvrant à la compréhension de notre condition, l’humaine, celle par laquelle nous paraissons sur l’immense scène du monde, feignant de ne retenir de notre présence, que ce corps, ces mains, ces jambes, ces pieds portant sur le limon l’empreinte de notre passage. Oui, nous passons mais voulons habiter. Habiter le monde en Poètes, au moins pour les Attentifs. Car habiter de cette façon c’est accepter de reconduire le « ON » à ce qu’il aurait toujours dû être, l’essentiel de nos paroles ou pour le dire en mode premier, la Parole en tant qu’essence de nos propres effigies humaines. La plupart, nous habitons des logis de sable. Des logis-sabliers qui ne nous disent que notre mesure temporelle, la scansion qui vibre dans nos membres et anime notre cœur, à défaut de nous montrer la clairière au travers de laquelle nous pouvons assumer notre destin comme promesse d’éternité. Les mots sont éternels. Il suffit, une seule fois, d’en avoir prononcé l’incroyable puissance pour savoir que, les prononçant, nous aussi sommes éternels. Oui, nous bâtirons et nous bâtirons loin sur des Logis de sable !

Partager cet article
Repost0
16 juillet 2023 7 16 /07 /juillet /2023 17:04
Ce Lieu.

« Etude 2014 – 2015 »

Photographie : Gilles Molinier

***

Ce Lieu

 

  On avait beaucoup marché, ne regardant même pas la trace de ses pas dans le sol de poussière. On avait étréci l’arc de ses paupières afin de ne pas être ébloui par quelque attroupement ou bien un spectacle inopiné qui nous eût distraits de notre route. On avait foré le puits de ses pupilles, le disposant, par avance, à accueillir Ce Lieu. On ne s’était nullement arrêtés. On avait traversé des lagunes d’eau putride, des champs de désolation, des marécages de cendres, on avait plié l’échine, rôdant sur les hauts plateaux parmi les coulures du vent et les brûlures du soleil. On avait franchi des passerelles de lianes, flotté au-dessus de la marée verte de la canopée, chaloupé entre les dunes du désert, traversé d’étroites gorges emplis de doute et d’effroi. On avait giflé l’air de ses mains, on avait accusé le climat, invoqué les dieux, on avait prié, imploré, on s’était amenuisés à la taille du modeste ciron, mais rien n’y faisait. Ce Lieu, cette Tour de Babel, ce mythe élevant jusqu’au ciel le vertige de ses spires ascensionnelles, cette incroyable ziggourat, on voulait non seulement l’apercevoir, mais l’enfouir au sein de soi dans la pure merveille. On voulait être Babel et distiller les mots, les alambiquer, les métamorphoser en pure essence jusqu’aux confins du monde, dire la beauté verticale des choses puis laisser place à l’immense empire du silence. Une fois, seulement, on voulait goûter cette ivresse de l’ambroisie et savoir ce qu’habiter sur Terre voulait dire. Dans le site immense de la poésie. Ce Lieu !

Ce Lieu

 Voilà ce que des voix, venues de nulle part, avaient rythmé comme chant du monde, comme dernière supplique avant que la mort n’anéantisse tout dans le refuge de la peur originelle. Partout, des failles de la terre, du creux moussu des arbres, de la tunique verte du caméléon, des plumes longues des pailles-en-queues, du nombril des femmes, des sources d’eau claire, du rideau de nuages, de partout donc s’élevait l’hymne à la beauté, à cet étrange qui fondait comme neige au soleil et les mains demeuraient roides et désolées de n’avoir pu saisir et sentir la grâce du jour. On disait, et les paroles flottaient longuement dans l’espace alangui, pareilles à des écharpes de brume.

  On disait l’avenue d’eau claire, ses irisations à peine perceptibles, les yeux qui l’habitaient sous le miroir reflétant un ciel aussi blanc que neige. On disait les loutres au ventre soyeux, leur longue glissade dans l’élément si lisse qu’il paraissait simple vapeur, simple hallucination faisant sa caresse sur le dôme des yeux. On disait les milles reflets qui faisaient de la réalité un songe ouvert, une fable inépuisable. On disait le peuple des racines, leur tumulte que la rivière reprenait en son sein comme pour exorciser tout ce qui pouvait troubler l’harmonie, effrayer le pic-vert, faire fuir la tache de métal bleu du martin-pêcheur. On disait tout ceci et c’est tout juste si les mots s’élevaient au-dessus du sommeil des hommes, les effleuraient avec le même mystère que le vent met à traverser l’olivier sans que nul ne s’en aperçoive. Tout dans la profération discrète. Tout dans l’évanescence et la fuite si mince qu’elle ne s’annonce que sous la forme de la présence invisible.

  On disait les arbres aux troncs bulbeux, leur grande sagesse, leur ressourcement dans les eaux lustrales qui les portaient bien au delà d’eux-mêmes dans la contemplation des étoiles. On disait le tremblement des aulnes, leur finesse, la souplesse de leurs ramures se balançant dans le rien et l’inaperçu. On les devinait, bien plus qu’on ne les percevait. Tout comme les ides belles qui brillent au firmament et font leurs clignotements si intelligibles pour ceux qui ont appris à déchiffrer les hiéroglyphes. On disait le fin rideau des taillis que tressait l’à peine insistance de grains de lumière en suspension dans l’air. On disait le bonheur de vivre, là, sur cette Terre, dans la souplesse inventive du temps, dans la quadrature heureuse d’un espace quintessencié. Il suffisait d’être là, dans Ce Lieu et de ne rien faire qui puisse troubler le merveilleux ordonnancement des choses. Car, voyez-vous, lorsque la joie déplie ses rémiges, nul besoin de s’agiter, nul besoin de troubler ce qui ne saurait l’être. Joie de l’homme dans l’accueil du simple. Joie du simple dans la réception de l’homme. Double ouverture en miroir, en écho de tout ce qui grandit jusqu’à l’horizon du sens et fait toujours retour à soi dans la plénitude. Tout est accueil pour qui sait y consentir. Sentir ce qui advient ne consiste pas à percer l’opercule des choses sous l’empire de sa volonté. Tout se montre dans l’évidence à qui sait attendre LE LIEU d’une révélation. Non d’une mystique ou bien d’une religion. Simplement le dépliement d’un paysage, l’ouverture d’une corolle, la course arquée du soleil, l’élan de l’arc-en-ciel pour franchir la vallée, le saut du menhir, la courbe de l’épaule, la soie d’une joue, l’ébruitement du temps dans la parole se faisant.

  Oui, tout est langage, tout s’éploie et signifie jusqu’à la démesure. Oui, tout est disposé devant, il suffit de tendre la main. Oui, tout est infiniment disponible. C’est nous qui ne savons pas voir et demeurons dans l’enceinte de nos corps, apeurés d’être et de devenir.

Ce Lieu

  Ce Lieu, oui, Ce Lieu dont nous rêvons comme d’un possible Eden, jamais nous ne le saisirons mieux qu’à le trouver en nous, quelque part bien enfoui, mais ne demandant qu’à connaître et à débuter sa vie nomade. Nul besoin, du reste, de s’éloigner de soi afin de rencontrer les lieux du monde. A partir de notre propre socle, du sein de la sculpture que nous élevons dans l’espace, nous sommes à même de posséder tout ce qui vit et rutile et scintille, aussi bien que tout ce qui se dissimule et croît dans l’ombre. Imaginer, voir, sentir, être attentif à ce qui se dévoile, c’est sortir de son ombre et entrer dans la lumière. Ainsi, Ce Lieu immortalisé par le photographe, si nous l’avons visé adéquatement, Ce Lieu ne s’effacera jamais de notre mémoire. Il sera ancré, quelque part, dans une crypte pour la joie. C’est pour cela, l’adhésion à l’intime du monde, que partout se disaient en mode discret, l’eau et son miroir, l’arbre et ses racines, le ciel de neige et le tremblement de soi que requièrent les choses justes. Nous sommes Ce Lieu !

Partager cet article
Repost0
11 juillet 2023 2 11 /07 /juillet /2023 17:23
Ce manteau de blanc silence

Forêt suédoise en hiver

 

***

 

                                                            Depuis mon Causse ce Lundi 25 Janvier

 

 

                         Très chère Sol

 

 

   En note liminaire de ma lettre, sans doute ne seras-tu guère étonnée que ce soit une citation de Selma Lagerlöf, tirée de ‘L’empereur du Portugal’, qui y figure, tellement cette langue de ta compatriote est belle :

   « Là-haut, les sapins étaient vieux comme le monde et tout chenus. Lorsqu’on les voyait à la lueur de la torche, avec leurs branches couvertes de grosses masses de neige, on ne pouvait s’empêcher de remarquer que plusieurs d’entre eux – qu’on avait toujours pris pour des arbres – étaient en réalité des trolls. Des trolls aux yeux aigus sous leurs blancs chapeaux de neige, aux longues griffes acérées qui perçaient l’épaisseur blanche dont ils étaient couverts. La terreur qu’ils inspiraient était supportable tant qu’ils se tenaient tranquilles, mais songez à ce qui se passerait si l’un d’eux, étendant un bras, allait saisir un des passants ? »

    C’est bien de merveilleux dont il s’agit, de ce genre de dentelle si aérienne qui tresse les contes de ton pays de légende. Je ne sais si, lorsque tu vas faire tes promenades au bord du Lac Roxen, tu aperçois ces fameux trolls, ou bien ces étranges personnages de la mythologie nordique, ces géants (Jötunn), ces elfes (Alfar), ces nains (Nidavellar), dont il me plaît de donner les noms en suédois, ils ne font que mieux me dépayser et me transporter auprès de toi sous la lumière verte des aurores boréales. Lorsque tu répondras à ma lettre, parle-moi donc de tes errances sylvestres, dis-moi le rouge brique de ces chalets de bois qui se reflètent dans l’eau (ou bien la pellicule glace ?), la grâce des bouleaux, leur à peine insistance sur le bleu du jour. Dis-moi la rive des eaux, son feston de clarté, son dessin que sans doute perçoit le fabuleux Nils Holgersson depuis son ciel, escorté de ces oies éblouissantes qui cacardent de joie à simplement admirer le paysage sublime qui file sous leurs ailes à la vitesse d’une feuille glissant dans les lames du vent du Nord. Raconte-moi tout ceci, la beauté du jour lorsqu’il s’irise des teintes neuves du ciel, le silence se courbant à l’infini de la forêt, quelques bruissements parmi les bruyères dont on ne sait si c’est quelque animal sauvage qui en a dérangé l’ordonnancement, si c’est un animal en maraude qui en a traversé la blanche toison. Il y a tellement de vie partout répandue qui se dissimule derrière le tronc d’un saule, sous les aiguilles des genévriers, à l’abri de la robe sombre des pins et des épicéas.

   Je te sais si proche des animaux, tu dois en épier la course parmi les arbres de la forêt, en deviner la présence au sein de tous ces massifs de neige, ces lourdes congères qui bordent les sentiers. Dans cet hiver qui n’en finit pas de dérouler ses ondes de froid, aperçois-tu parfois ces hardes de rennes, leurs bois se découpant sur le mystère du brouillard ? As-tu déjà surpris la fuite d’un ours brun, as-tu observé, blanc sur blanc, la silhouette menue d’un renard arctique ? Les pygargues à queue blanche sillonnent-ils toujours le ciel de leur vol invisible ? C’est bien tout un art de la dissimulation qui, en hiver, habite tes vastes contrées. Comme une vérité qui voudrait se dire, mais dans la légèreté, l’approximation, l’approche. Peut-être n’est-ce que ceci, la vérité, un tremblement à l’horizon des yeux, une parole assourdie, une étincelle qui brasille au loin et ne dit son nom qu’à demi ?

    Mais que je te dise plutôt la façon dont tu m’apparais en cette fin de saison qui se traîne et ne semblerait vouloir renoncer à son prestige qu’à regret. Qu’a donc à nous dire le froid ? La qualité d’une exactitude, la valeur d’une ascèse ? Que souhaite exprimer la neige ? Le mérite du silence, la nécessité d’un retrait des choses mondaines, le repliement d’un amour dans sa mystérieuse conque ? Vois-tu, le monde est plein de signes que nous ne savons décrypter. Et comme nous sommes en échec, nous inventons trolls et autres elfes, ils nous sauvent de la réalité à défaut de nous exonérer de la dette de vivre. Oui, je sais, toujours cet abîme de la métaphysique qui me questionne et ne me laisse nul repos que j’aie tâché d’en circonscrire quelque nervure signifiante. Sais-tu, l’on ne se refait pas et il nous faut accepter d’incliner dans le sens de nos affinités, sinon nous courons le risque de déserter notre essence et de n’être plus qu’une erreur à la face du monde, une brise ne trouvant nullement le lieu de sa plénitude.

    Depuis cette nuit une fine couche de grésil s’est abattue, ici, sur le Causse. Un simple poudroiement bien plutôt qu’une neige, une manière de floculation qui touche l’âme à défaut de marquer son empreinte sur le corps. C’est étonnant ce qui s’ensuit, un genre d’immédiate félicité, un air de bonheur qui flotte au large des yeux. Alors je n’ai guère d’effort à faire pour exister, suivre ma pente, me laisser émouvoir par le genévrier taché de blanc, par les chênes dont les feuilles paraissent d’argent, les sentiers de cailloux blancs dont on devine la trace sous cette membrane si inapparente, on la croirait issue de l’étoffe même d’un rêve. Tu sais, Solveig, je ne sais si j’aime la neige. Je crois plutôt qu’elle m’indiffère. Plus que sa matière, c’est son symbole qui m’attire, ses valeurs estompées qui me fascinent. Un peu comme la présence d’une Jeune Femme si discrète, elle traverserait ma vie pareille à une dentelle de verre, je n’en verrais que le sillage de lumière, puis plus rien, mais elle demeurerait gravée dans ma chair à la façon d’une chose rare, sublime, une inaccessible œuvre d’art logée au plus haut de sa cimaise.

   Je marche lentement parmi ces collines de calcaire que rien ne vient troubler, sinon le bruit léger de mes chaussures, parfois la fuite d’un passereau que mon passage vient de déranger. Ce jour est une vague blancheur et un air d’heureuse mélancolie flotte sur toute chose. On pourrait en palper la longue douceur, apprécier l’absence de vanité du paysage qui a tout ramené à une identique vision de ce qui s’annonce, pur poème de ce qui est. Ma relation à la nature a-t-elle changé ? Ou bien est-ce la dimension d’un temps enseveli sous ce clair linceul qui s’est métamorphosée ? Oui, Sol, je crois que, nous les hommes, sommes sensibles aux variations de notre environnement proche. Le temps est-il beau et nous sommes en joie. Le temps est-il maussade et nous désespérons de le voir jamais nous offrir la mesure pleine de son être.

   Tout comme les heures, nous sommes frappés de fragilité, poinçonnés d’inconstance. Nous sommes ici, sous ce ciel bleu du Midi et nous voudrions nous trouver sous celui, pur, du Septentrion avec ses eaux qui flottent à l’infini, écrivant dans l’éther le chiffre de notre destinée. Nous sommes de neigeuses solitudes, des flocons que la bise vient éparpiller parmi les hasards du monde. Toi, là-bas, dans l’illisible marée des jours, bien au-delà de la portée inquiète de mes yeux, moi ici, qu’une brume efface du palimpseste existentiel. Nous existons si peu au-delà de notre peuple de chair. Jamais nous ne sortons de nous pour aller vers quelque altérité que ce soit. Nous sommes entièrement inclus dans le cercle étroit de notre peau. Nous vivons telles ces mystérieuses monades qui sont la partie et le tout en un seul et même lieu assemblés. Notre vue ne dépasse guère le globe étroit de nos yeux. Malgré tout il nous faut consentir à aller de l’avant, à progresser dans le blizzard, à affronter les tempêtes, à incliner nos fronts sous les giboulées de neige. Elles nous disent, tout à la fois, le peu de choses qui nous traversent, à la fois la grande beauté d’exister, ici, là-bas, sous la courbe intime de la terre.

    Notre pensée ne s’arrête nullement à ce monde-ci qui nous échoit comme notre plus évidente possibilité. Bien d’autres mondes nous interrogent dont nous ne savons deviner l’urgente présence. Je marche sur cet éperon du Causse qui nage en plein ciel, au milieu de ces buttes blanches, parmi la feuillaison claire des arbres. Que vient donc me dire cette neige ? Elle est plus qu’un signe de la simple nature. Elle est un blanc langage qui fait signe en direction d’une pureté. Afin de l’apercevoir il est nécessaire de déciller nos yeux, de dépasser ce mur d’inconnaissance derrière lequel, la plupart du temps, nous nous abritons des dangers du monde. Une longue tradition interprétative nous donne la neige en tant que sérénité, virginité. Mais est-ce si simple ? Est-ce la neige qui est immédiatement donnée dans cette vertu même ou bien est-ce nous, les Conscients, les Lucides, qui devons lui attribuer ces éminentes valeurs ? Ne possède en soi la quiétude que celui qui, au terme d’un long périple, a fait s’élever son intuition, son sentiment à la hauteur de ceci même que nous attendons des choses, qu’elles nous soient favorables et qu’elles dessinent, dans l’air troué de froid, notre propre silhouette qui soit conforme à nos espérances. 

   En cette matinée de claire parution, je n’ai qu’une idée en tête ma chère Sol, me fondre en toi comme tu pourrais m’habiter au gré de ton âme si généreuse. Une neige rencontrant une autre neige sous l’heureuse sérénité du ciel. Mon Rêve Lapon, mon Elfe Nordique, que ma lettre te trouve en parfaite santé, logée au sein même de qui tu es avec ce naturel du grésil qui vole au-dessus des soucis des hommes, inattentif à sa course, un passage de l’instant vers celui qui le suit et le justifie. Qu’adviendra-t-il de nouveau lorsque la neige aura fondu ? Serons-nous semblables à qui nous avons été jusqu’ici ? Rêverons-nous encore ? Il est si bon de confier son esprit à l’imaginaire !        

Ton éternel discoureur du Sud

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
10 février 2023 5 10 /02 /février /2023 11:00

   [Avant-texteDe l’écriture qui gire autour

 

   Nombre de mes textes en prose ou de mes textes qui s’essaient à poétiser tournent essentiellement autour de deux pivots (qui, en réalité n’en constituent qu’un seul), à savoir la Plainte Orphique dont le naturel mouvement est de partir à la recherche de l’Aimée, cette insaisissable Eurydice dont le sort est de s’absenter toujours, manière d’être ineffable, de projection de l’imaginaire dont il ne demeure jamais qu’une longue tristesse et un sentiment de dépossession. Le second pivot est celui du Romantisme dont il faut bien reconnaître, malgré son éloignement historique, qu’il est coalescent à l’évocation de Celle dont le destin est d’être une simple brume, une inconsistante vapeur, un halo aux contours vagues. Mais que peuvent donc signifier tous ces cercles, toutes ces ellipses qui rayonnant autour de l’Absente et n’en finissent jamais de désespérer de Soi et, à travers Soi, de la Condition Humaine ? Que nous le voulions ou non, que nous l’affirmions clairement ou le dissimulions sous un visage d’airain, Tous, Toutes, nous sommes habités du visage de l’Amour, de la Beauté qui est son reflet, de la Vérité qui est comme son merveilleux couronnement. Mais peu importe l’exposition de ce sentiment, l’essentiel réside en son Essence, laquelle, le plus souvent, redoute la trop vive lumière.

   Si une recherche traverse mes textes et en justifie la venue, c’est bien celle d’une quête permanente de l’Essence des choses, de leur valeur foncière, du lieu de leur fondement, d’une obsession de l’Origine qui, tout à la fois, nous dirait notre être en même temps que l’être du Monde. Afin de saisir cette Essence ou, à tout le moins de s’en approcher, les deux méthodes de la « Réduction » et des « Variations Phénoménologiques » constituent les voies royales dont on ne pourrait faire l’économie qu’à se contenter de l’apparence plutôt que de forer le réel jusqu’à sa chair intime.

 

Car il y a nécessité

à connaître.

Soi,

les Choses,

le Monde,

 

   c’est du reste une seule et même mission pour la simple raison qu’Existant, nous sommes face à une Totalité que seuls les paradigmes conceptuels divisent en une infinité de catégories. C’est à notre union, à notre rassemblement dans notre plus exacte identité que nous devons faire se rejoindre nos forces, faire converger les divers flux de notre méditation. Afin de ne nullement rester dans l’abstraction, faisons appel aux métaphores afin de cerner au plus près le sujet qui nous préoccupe. Au centre de notre réflexion, l’image de l’Arbre et sa puissance naturelle d’évocation, la force de sa symbolisation.

   Alors, qu’en est-il de la « Réduction » ? Dans l’empan de notre vision, un Olivier par exemple nous adresse la complexité de son tronc noueux, la multitude de ses feuilles vernissées, en un mot, l’énigme de son être. Å l’observer simplement se détacher sur la Plaine de la Crau, nous n’en percevrons qu’un vague poudroiement et il sera bientôt hors de notre vue, nous n’en aurons réalisé qu’un superficiel inventaire. Autrement dit, il se sera évanoui dans la profusion de la Nature sans que nous n’en saisissions rien d’essentiel. « Réduire », comme son nom l’indique, procède par soustraction, par éliminations successives. De l’Olivier, planté sur son sol de cailloux, il nous faudra ôter tout ce qui nous paraîtra sinon superflu, du moins nullement nécessaire à la compréhension de sa substance-même. Ainsi, tels d’habiles élagueurs d’arbres, nous détacherons, ici des rameaux inutiles, là des excroissances superflues, là encore de l’écorce en voie de desquamation, puis nous écarterons les tapis de rhizomes improductifs, dépouillerons quelques racines par trop invasives.

   Å l’issue de notre travail d’élagage, il ne demeurera que quelques branches maîtresses, un tronc uni, une seule racine pivot, autrement dit l’Essence de l’Arbre en sa plus exacte monstration. L’opération de « Réduction » est cette activité analytique qui fait du multiple, du divers, du chamarré, cette ligne claire et simple, cette visibilité des Choses en leur extrême dépouillement. Et ce qui est vrai de l’Arbre l’est tout aussi des Hommes et des Femmes, des sentiments pluriels, des impressions polychromes, des pensées hétérogènes et confusionnelles qu’il s’agit toujours de ramener à leur « plus petit dénominateur commun ». Là seulement les Choses se dévoilent sous leur vrai jour, là seulement une vision adéquate de ce qui vient à nous peut s’énoncer dans la lumière de la Raison.

   Et maintenant, qu’en est-il des « Variations Phénoménologiques » ? Filons encore la métaphore de l’Olivier. Jamais une chose ne nous montre la totalité de son être, bien plutôt ce que la phénoménologie nomme « esquisses », autrement dit la chose telle qu’elle est selon l’aventure qui la détermine ici et maintenant, selon l’événement qui lui advient en sa plus singulière présence. L’Olivier est lui-même et un autre à même la multiplicité de ses facettes. Feuilles pareilles à un nuage cendré dans la faible rumeur de l’aube, puis inapparentes sous le lourd soleil du zénith, puis simples pièces d’argent sous le regard de la lune gibbeuse. Et le tronc, ici crevassé, là mince et fragile telle une pellicule, là entaillé de vives blessures. Olivier des quatre saisons retiré en lui au plein du rigoureux hiver ; puis moisson de feuilles vert-clair au printemps ; puis l’été et la nouaison, les fleurs tombent, cèdent la place aux premières petites olives ; puis l’automne et sa véraison, les olives changent de couleur, tantôt vertes, tantôt noires. Toutes ces variations de cet arbre majestueux reflètent la genèse du vivant, de qui-ils-sont, les Arbres, de-qui-nous sommes, les Hommes et les Femmes.

   Ces deux états morphologiques de la Nature, Réduction, Variation, nous en portons en nous la trace la plus évidente, l’empreinte la plus vive. Ne sommes-nous pas, nous les Hommes, les Femmes, une singularité, une réduction de l’universelle Condition Humaine ? Ne sommes-nous pas, nous les Hommes, les Femmes, cette infinie variation, tantôt jeunes, puis adolescents, puis adultes, puis âgés ; ne sommes-nous pas de vivants kaléidoscopes, des genres de caméléons affectés de constantes exuvies, des manières de végétaux métamorphiques qui connaissent, successivement, l’état de la graine, du germe, de l’épi, de la moisson. Rien ne demeure qui, toujours, s’écoule de l’amont en direction de l’aval du temps, qui bourgeonne, flétrit, puis meurt.

   Cette longue digression sur la phénoménologie du réduit et du variable n’avait pour but que de mieux pénétrer, par la médiation de l’écriture, quelque chose qui s’approcherait de l’Essence du Romantisme, de l’Orphisme, ce dernier étant désigné, en son temps, par Guillaume Apollinaire dans son poème « Orphée », comme le lieu de la poésie pure, « langage lumineux » dont sans doute la Muse ferait le don au Poète lorsque, abandonnant à la terre la lourdeur de son corps, il connaîtrait la légèreté tout aérienne de ce qu’il faut bien nommer  « l’extase poétique »  Bien évidemment, loin de moi l’idée d’approcher d’un iota  cette mesure poétique éminente qui ne frappe que les esprits prédestinés à la tâche d’écrire ce qui les dépasse dont ils sont les Terrestres Messagers.

   Je ne crois pas que les Lecteurs et Lectrices puissent percevoir d’emblée cette manifestation de ces deux mouvements phénoménologiques qui, sans doute, pour la plupart, demeurent inapparents. Seuls, peut-être, émergent les visages de la répétition des thèmes, des sujets, le constant souci de faire émerger, de la Figure Féminine, une once de Beauté, le rougeoiement d’un désir, la possible réassurance narcissique de Soi à l’ombre d’une Image Maternelle, cette infinie et toujours présente matrice qui hante tout Vivant puisqu’il provient de cette sombre grotte où la lumière n’est encore qu’un faible bourgeonnement. Quoique nous fassions nous portons au front, tel un diadème les étoiles scintillantes de notre Origine.

 

Écrire n’est peut-être que ceci :

se mettre en quête de sa propre Origine.

Tout le reste n'est que pur bavardage,

inanité d’une vêture posée

sur la nudité du corps.

Être Soi, c’est être nu

sous la lumière des étoiles.

Nous provenons de la longue Nuit.

C’est le Verbe Poétique qui fait

se lever la Lumière !]

 

***

 

Que faut-il pour saturer la vision,

l’amener à sa complétude,

assurer son rayonnement ?

Que faut-il ? Faut-il l’éclat

des névés sur la Montagne ?

Faut-il le jeu du soleil

sur la plaine de la Mer ?

Faut-il les rues des villes,

leurs parcs où s’épanouissent

 les grappes blanches

de leurs floraisons ?

 Faut-il un mets délicat

 et le palais ruisselle des

plus nobles saveurs ?

Faut-il la conque où se

multiplient les notes

d’une Sonate ?

Faut-il au moins

quelque chose ou bien

le Rien conviendrait-il mieux,

lui dont le Silence, la Blancheur,

sont la réserve de toutes

les Paroles, le recueil de toutes

les Lettres, la page où s’inscriront

tous les Mots du Langage ?

Faut-il attendre patiemment

 qu’un événement ne surgisse,

 que la surprise d’une rencontre

ne déplie les pétales de son Être ?

Questionner est déjà attendre

et ménager une place à qui

voudra bien faire

 acte de présence

 et se donner à la croisée

même du Destin,

cette pierre blanche

qui brille de tous les

 feux de la promesse.

  

   Voyez-vous, Vous la Silencieuse, Vous l’Absente du geste que je pourrais proférer en votre direction, Vous la Mystérieuse qui hantez mes nuits avant même que le Songe, ne vous délivre des Ombres, ne vous dévoile à mon angoisse, elle tapisse le parcours de mon existence, des braises les plus vives, d’immarcescibles peines.  Elle allume aussi les feux d’une joie immédiate qui met longtemps à s’éteindre, des étincelles brasillent dans les ténèbres qui me disent le lieu de mes espérances les plus folles, le lieu de ce vertige qui se nomme Vivre et m’attache

 

à ce flocon dans le gris du jour,

à cette feuille d’argile,

 à ce vent qui est comme

ma respiration, la confluence

 intime de qui-je-suis.

 

   Avez-vous au moins saisi la nature des tirets-entre-les-mots, cette étonnante mesure médiatrice qui m’assemble alors que la dispersion est menace qui gire autour à la manière d’un funeste oiseau de proie ? Avez-vous perçu, moi qui suis loin de vous, l’urgence de me relier à votre image, à en habiter le centre, à m’immerger au plein de vous avec le bonheur de n’en jamais sortir ? Oui, mon Romantisme se diffuse dans le genre d’une huile à la surface de l’eau. Il fait tache, il attire l’attention comme le mouton noir au milieu du troupeau de toisons blanches. Il surprend et parfois transit Celle qui le rencontre, l’estimant une bizarrerie, un vestige du Passé, une antienne usée jusqu’à la corde.

   Plus d’Une m’a dit cette étrangeté qui m’entoure à la façon d’une aura dont je ne pourrais jamais me défaire qu’à renoncer à qui-je-suis, à teinter de marron le bleu profond de mes yeux. Voyez-vous, nul ne saurait se refaire. Il faut consentir à cheminer en Soi, parfois dans le plus mince écart, puis regagner, sans délai, la hutte de son corps, il y fait si doux, et c’est belle réassurance que d’en hanter les coursives en clair-obscur. De s’y immoler en quelque sorte puisque, ne nullement différer de Soi, c’est parfois pur bonheur, c’est parfois haute tristesse et c’est le réduit d’une geôle qui enserre votre peau, qui devient peau de chagrin.

   Mais je ne saurais davantage m’apitoyer sur mon sort qui n’est nullement enviable. Qui, aujourd’hui, voudrait se vêtir du linceul d’une vie triste, écrire d’illisibles Poèmes, se couler dans le flux d’une Folie, voulant imiter le très célèbre Gérard de Nerval, n’en pénétrant au mieux que les haillons flottant « au vent mauvais » d’un Gérard Labrunie, autrement dit d’un homme ordinaire que son génie ne protège nullement des morsures du temps, bien plutôt en accroit le furieux abîme. Et, tout au bout, c’est la souveraine Mort qui grimace et vous entraîne dans les sombres catacombes d’un terrible pandémonium.

   Oui, j’en suis conscient, la plainte s’écoule de moi comme les gouttes chargées de calcaire résonnent dans le vide des espaces souterrains, dans ces grottes méticuleuses qui en amplifient le bruit, on n’entend plus que cela, ce refrain mortifère qui vous ronge tel un acide. Il y a beaucoup de ruine dans ce que j’écris là et nul Lecteur ne poursuivra sa découverte au-delà qu’au risque de se perdre lui-même. Mais, au juste, Quelqu’un sur cette Terre s’est-il jamais exonéré de chuter de Charybde en Scylla, de briller à l’adret puis de plonger dans la nuit de l’ubac en moins de temps qu’il n’en faut pour en énoncer l’étourdissante, l’incontournable aporie ? Que faut-il faire pour être en paix avec soi ? Se poster tout en haut de sa grotte, tel Zarathoustra, et clamer aux oreilles du Monde entier, cette supplique dont on penserait qu’elle pourrait nous sauver :

 

« Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse,

comme l’abeille qui a amassé trop de miel.

J’ai besoin de mains qui se tendent. »

  

   Mais qui donc pourrait faire l’économie de cette main tendue, comme s’il s’agissait de sa propre main partie cueillir quelque pollen, en ramenant le miel de l’Autre, cette provende sans laquelle, ni aucune chose n’existerait hors de Soi, ni le monde n’existerait, pas plus que nous n’existerions et l’admirable Solitude, celle dont nous flattions quotidiennement le col, cette Solitude  signerait notre perte et nos mains s’agiteraient dans le vide sans que rien, jamais, n’en vienne frôler l’inutile présence.

 

Un Néant se révélant à

 même l’écho d’un autre Néant

   

   Mais voici qu’il devient urgent que je dise à votre propos, que je fasse se lever de l’absurde cette possible esquisse, que je donne forme et matière à Celle-que-vous-êtes, pleine et entière, pareille à ces jarres antiques vernissées, gonflées, dilatées de l’huile généreuse dont elles sont le contenant. A seulement les regarder on est au plus haut de Soi et l’espoir se lève de toute cette indétermination qui nous entoure et nous dépossède du plaisir subtil d’être-au-Monde, d’en savourer les cruelles délices. Certes, j’énonce ici un paradoxe qui dit, une fois le ravissement, une fois son opposé, don d’une main qu’aussitôt, l’autre retire. Mais ceci n’a rien d’étrange au motif qu’à chaque instant qui passe, nous naissons et mourrons à la fois à qui-nous-sommes et que rien ni personne ne pourra inverser cette logique existentielle. Alors, que faire devant cette massive vérité ? La dissimuler ? La hisser tout en avant de Soi à la manière d’une oriflamme ? Le mieux, ne rien faire et laisser le temps accomplir l’acte qui, depuis longtemps, lui est dévolu comme son essence même. Ainsi serons-nous en paix relative, inconscient des fourches caudines sous lesquelles nous plions, la tête basse et la vue embuée de courts plaisirs, de satisfactions situées juste à l’horizon de nos yeux.

  

Comment vous dire autrement

qu’en mots,

 en phrases ?

Les mots vous tiendront

 lieu de corps.

Le Langage vous tiendra

lieu d’Image.

L’eau est grise, calme,

pareille à une tristesse

 qui n’aurait nullement trouvé

encore le rythme de sa venue,

simple brume au large de la vue.

L’eau est votre matière,

la densité par laquelle

vous venez à la vie.

L’eau vous féconde que

vous fécondez à votre tour.

Votre chair ou plutôt votre

peau est cette onde claire qui joue

 avec cette onde qui vous porte

et vous accueille tel le prodige

que vous figurez à mes yeux,

aux yeux des Absents aussi,

aux yeux du Monde aussi.

Car nul besoin de vous voir

pour tresser quelque

gloire à votre front.

Vous êtes à vous-même

le soleil et la joie,

vous êtes à vous-même

cette lustration qui vous porte

au seuil du jour, vous installe

dans l’heure native, vous fait être

ce Rare dont, nous les Humains,

nous exceptons

 bien trop souvent.

 

L’eau est grise, calme

que votre corps

multiplie à l’infini.

 L’eau est grise, calme,

 elle est le miroir dans lequel vous

 vous reflétez au point de vous

confondre avec le flux,

avec les gouttes,

avec le fin brouillard des choses.

Vous êtes un Dessin né de l’eau.

Vous êtes Sculpture née de l’eau.

Vous êtes pure faveur née de l’eau.

 

   Et que mon insistance ne vous surprenne guère, je suis identique à l’obsession d’une Pénélope qui retisse le jour ce qu’elle a détissé la nuit. Dans le corridor de mon esprit s’agite une navette perpétuelle dont j’aime à penser que c’est votre main qui imprime son mouvement et, parfois, au plein de mes nuits fiévreuses, c’est comme le geste d’amour qui vient poser, sur la dalle lisse de mon front, les lauriers d’une immédiate félicité. Voyez combien l’imaginaire est chose précieuse. Vous existez quelque part, en cette Mer Inconnue, le galbe de votre corps tout en douces ondulations, la lumière lente de votre peau, la fugue que vous êtes dans cette clarté d’aube, tout vient à moi dans le projet d’une évidente plénitude. Vous êtes, à votre corps défendant, réelle plus que réelle, surréelle si je puis dire, semblable au roc de granit qui regarde l’éternité de son œil fixe, exact que rien ne saurait entamer.

   L’eau est grise, calme, vous en êtes l’esprit même, vous en êtes la Déesse à laquelle, jamais, je ne cesserai de faire le don de-qui-je-suis, comme si ce simple geste me portait en vous et m’y laissait jusqu’à la fin des temps,

 

impérissable Poésie

qui se lèverait de vous,

de l’eau, de votre chair

que j’imagine nacrée,

de votre peau que

je sais précieuse,

 l’évoquer est déjà l’effleurer

et, en quelque manière,

en prendre possession sur

le mode de la légèreté.

 

   Mais, un jour, à une certaine heure, peut-être au centre d’une giboulée de neige ou bien dans le chaud rayonnement de l’été, il faut bien accepter de se distraire de cela même qui vous fascine et replonger dans le cours de ce quotidien qui vous fait incliner la tête vers le sol de terre et de poussière. Aussi, n’en dirais-je plus sur vous, confiant au silence le soin de vous protéger, de vous disposer dans le pli de ma mémoire, telle une fleur dont je déplierai doucement la corolle, ne désespérant nullement d’y trouver le chiffre d’une souveraine beauté.

 

L’eau est grise, calme,

vous en êtes l’esprit même

Partager cet article
Repost0
5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 09:54
Face à Face

« Histoire brève »

 

Barbara Kroll

 

***

 

[Mon écriture : une histoire toujours à recommencer

 

Exister, c’est toujours exister la même histoire

Aimer, c’est toujours aimer une unique Amante

Écrire, c’est toujours écrire les mêmes mots

 

   Ma postulation est-elle au moins exacte, fondée en vérité ? Ou bien est-elle, au contraire, pure fantaisie ? Nombreux Ceux, Celles qui se ruent avec délice sur la première expérience venue, en épuisent le sujet et meureut à eux, à elles, afin que, rénovés, ressourcés, ils puissent expérimenter à nouveau, mais sous d’autres latitudes, sous d’autres horizons, privilégiant la surprise, le changement, l’innovation, la fraicheur, enfin tout ce qui présente visage inconnu et sature jusqu’à l’excès leur désir d’emplissement de Soi. Toujours une nouvelle épiphanie, toujours un nouveau continent qu’ils n’auront de cesse de défricher jusqu’à la prochaine et excitante exploration. Question de tempérament sans doute, question de ressenti, de vitesse de Soi par rapport au rythme du Monde. Car à vouloir posséder le tout du Monde, l’altérité en son visage pluriforme, on ne parvient qu’à dessiner le cadre d’une utopie, on s’oublie soi-même, on s’annule en quelque sorte à même la multiplicité, la dispersion, à même une scintillation qui nous conduit bien plutôt à la cécité qu’à l’exercice de la lucidité.

   Notre Monde contemporain est trop pressé, trop fasciné par les fragments polychromes d’un kaléidoscope fou. Le très bel Écrivain qu’est Milan Kundera, faisant « L’éloge de la lenteur » dans le roman-essai éponyme, ne trace-t-il la voie d’une certaine sagesse qui se donne sur le mode de la retenue, du silence, d’un recueil en Soi, d’une nécessaire modestie qui, faisant le choix de tracer toujours le même chemin, nous invitent à la profondeur, à l’intime exploration de Soi (cette joie sans pareille), rejetant l’éparpillement qui, correctement analysé, n’est que le symptôme d’une fuite éperdue devant le tragique de notre Finitude. Une citation, extraite de son livre, situera la mesure exacte d’un mérite qui, aujourd’hui, se trouve enseveli sous les strates d’intérêts multiples, de rituels nombreux, pléthoriques dont notre civilisation est le miroir, mais un miroir sans tain qui ne parvient plus à refléter sa propre image. Sous sa phrase :

 

« la discrétion qui, de toutes les vertus, est la vertu suprême »,

 

   entendons l’écho d’une manière d’exister qui, loin de s’abreuver à mille sources, n’en privilégie qu’une seule, préférant une eau pure et simple à une boisson frelatée au motif que les mille usages que l’on en fait lui ôtent l’essence dont elle bénéficiait originellement. Bien plutôt que de s’éparpiller dans la fascination de mille sillons, en tracer un seul et l’approfondir afin qu’une vérité se révélant, celle-ci pût nous convoquer aux purs délices d’un creusement de Soi, du Monde, de l’Autre. Sans doute existe-t-il une ivresse de l’éparpillement, de l’éclat scintillant, de la multitude. Sans doute existe-t-il une profonde joie à tracer son propre sillon dans l’Unique, à en parcourir mille fois la glèbe lisse, lumineuse, à faire fructifier le grain que nous logeons en son sein, la belle moisson est au bout qui nous dit le lieu intime de notre être. Bien plutôt dans le sobre de l’unité que dans l’excès de l’éparpillement.

   Mais ici, il convient de reprendre le titre de ce paragraphe : « Mon écriture : une histoire toujours à recommencer ». Oui, je crois profondément que nous, Hommes, Femmes, ne faisons que tracer inlassablement la même ornière, tout comme notre respiration, notre alimentation réitèrent leur trajet physiologique.  Toujours nous enfonçons le coutre de notre conscience dans le derme têtu du réel, tâchant d’en extraire, sinon une vérité définitive, du moins quelque nourriture pour le corps et l’esprit, du moins quelque certitude qui rougeoiera tout au bout de notre vision, qui sera un fanal brasillant à l’extrémité du tunnel ténébreux dont, parfois, souvent, notre existence est le cruel symbole. Car avancer sur le chemin de l’exister, bien loin de s’émietter sur mille voies multiples, nécessite, je crois, la manifestation d’un unique Orient selon lequel diriger l’hésitation de nos pas.

   Ceux, Celles qui parcourent les lignes de mon écriture y retrouveront, dans le silence de la glaise, le plus souvent, d’identiques ferments. Des thèmes y reviennent. Des obsessions s’y déploient. Des manies s’y illustrent. Car l’écriture, si elle possède bien quelques vertus a ceci de précieux, qu’elle trace la voie de notre Être, pose, au hasard des chemins, mille cailloux blancs qui disent notre aventure, si peu étrangère aux  pas que fait, dans l’exister, le Petit Poucet. Par définition, nous sommes des êtres de la multitude, du morcellement, aussi cherchons-nous la voie qui nous recentrerait sur une unique tâche, nous connaître nous-même en tant que possible unité.

   Alors, que faire d’autre, pour rassembler les tessons épars de la poterie que, métaphoriquement, nous sommes, si ce n’est de s’abreuver continûment à la même source, de manière à ce que notre être, enfin rassemblé, puisse connaître sa propre logique interne et progresser sur un unique chemin. J’ai la conscience aiguë, mais nullement désespérée cependant, que mon écriture, pareille à une eau de pluie, ruisselle toujours dans les mêmes gorges étroites, s’épuise à poursuive d’identiques chemins de poussière. Qu’en reste-t-il au final, si ce n'est une résurgence, ici et là, au hasard des consciences qui s’y arrêtent un instant, y papillonnent, y butinent, ici et là, une phrase, un mot, puis volent vers d’autres nectars, les sources auxquelles s’abreuver sont tellement multiples, tellement chatoyantes. Nul ne s’arrête jamais longtemps sur une provende, il y a profusion et La Vie bat la chamade qui n’aime ni les haltes, ni les visions trop prolongées, l’aiguillon est là qui fore la chair et demande son dû d’autres nourritures terrestres, il y a tant de fruits à cueillir à portée de la main, à portée de l’acuité du désir.

   Aussi, tout Lecteur, toute Lectrice qui s’aventureront dans la lecture du texte qui suit, fouleront certainement des terres connues, reconnaîtront des paysages déjà rencontrés, peut-être des êtres familiers. Pour ce qui est de la tâche d’écrire, laquelle est de nature quasiment obsessionnelle, le soc fouille et retourne constamment la même glaise, parfois selon des images qui ne se renouvellent qu’à évoquer d’identiques sources. Une même eau de fontaine coule à laquelle s’abreuve Celui, Celle qui consentant à la tâche de lire. Oui, car lire est une tâche, une épreuve et c’est bien en raison de ce motif que la plupart des textes disparaissent sous les images qui les annoncent puisqu’en notre contemporaine « culture », nul écrit ne saurait s’exonérer du « spectacle » qui le porte et le justifie, ce dont les Réseaux Sociaux sont friands à l’excès. L’image se donne comme la pointe avancé de la création, le texte ne venant à sa suite qu’à titre de décoration. Aussi le Langage, le sublime Langage est-il en grand danger de ne plus reconnaître, dans le visage qu'il tend au Monde, que l’artefact déformé de son essence, donc un produit consommable et jetable comme tout autre objet de consommation.

   Bien évidemment cette vision étroite du Langage, en pervertit la fonction, en travestit la nature même qui est du ressort de l’Être, nullement d’un produit qui trouverait, ici et là, au hasard des événements, les lois de sa manifestation, à savoir la réification d’une Idée, la cristallisation de ce qui ne saurait l’être, les motifs de la pensée ne pouvant jamais se réduire à l’objet qui en tiendrait lieu. Mais qu’attribuer en tant que prédicat à l’Écriture dans ce monde foisonnant qui défait chaque jour ce que le jour précédant avait élevé au mérite d’une vérité ? Les choses de la Pensée, de l’Art, de la Raison semblent n’avoir plus de centre et volent ici et là, tels des phalènes fous de n’être point reconnus. Paraphrasant le mot de Martin Heidegger, substituant au mot « Pensée » placé à l’initiale de la phrase, lui substituant le mot « Écrire », ne conviendrait-il pas de dire :

 

« Écrire, c'est se limiter

à une unique idée,

qui un jour demeurera comme

une étoile au ciel du monde. »

 

*

 

[De l’Écriture et d’elle seule,

 dépouillée de tous ses colifichets

libre de toute image

qui en soustrait le sens

bien plutôt que d’en augmenter

la ressource.]

 

*

 

Sur l’image de Barbara Kroll,

 s’il faut, parfois, céder aux Sirènes

des Réseaux Sociaux,

là où la fonction iconique

supplante le Langage

et en tient lieu le plus souvent.

Une « révolution Copernicienne »

dont sans doute il convient de penser

 qu’un pan entier de la Culture

s’effondre sous nos yeux,

tel un attristant « Château de cartes »

dont, bientôt, il ne subsistera plus

que des cendres. si cependant

une « renaissance »

est encore possible.

Quel  Phénix en renaîtra

en notre siècle

préoccupé bien plus

de Matière que d’Esprit ?

Ceci, cette « braderie

du Langage »

au profit de ce qui

n’est nul Langage,

qui en atténue le sens,

en pervertit la forme.

 Il faudrait le graver

en lettres de feu

à la cimaise du Monde

sur l’écorce des arbres

sur la peau encore disponible

des Enfants

eux qui tiennent l’avenir

au plein de leur Conscience

de leur CONSCIENCE :

 

Le Langage est une exception

Le lieu de la manifestation

D’une Pure Essence

Ou bien il n’est

RIEN

 

*

 

(Donc à partir de l’Image,

Non en tant qu’Image, seulement

Comme motif prétexte à écriture

Nullement en tant que fondement

Le Langage est à lui-même

Son seul et unique fondement.)

*

 

Que faut-il pour arriver à l’Être ?

Il faut une grande pièce blanche.

Mais blanche d’une pure Blancheur.

Aucune trace n’y doit être visible.

Une manière de Zone Boréale

 qui vivrait en Soi,

uniquement en Soi.

Pièce semblable

 à la cellule du Moine.

Rien n’y arrive qu’atténué.

Rien ne s’y montre qu’à l’aune

d’une mince persistance.

Rien n’y fait signe

qu’à s’absenter de Soi.

 Au travers de l’étroit guichet

 de la fenêtre (plutôt une meurtrière)

le tremblement inaperçu de fins bouleaux.

Ils se dissolvent dans la rigueur du blanc frimas.

La Grande Bâtisse est une falaise de craie.

Rien ne s’y imprime que la fuite du vent,

la course libre de la lumière.

On est au centre de la

minuscule pièce,

 immergé dans sa propre chair.

On est dans l’étroitesse du jour.

On est dans le pli immatériel de l’heure.

On est dans la faille intime de Soi.

On respire à peine, deux fuseaux blancs

partent de Soi, retournent à Soi.

Le sang est alangui, il dort

dans ses stases blanches.

 Les nerfs sont de fines

nervures blanches

Les ongles, dessin de

simples lunules blanches.

Tout est BLANC

qui dit le retrait

en son originelle nudité.

 On est assis sur une

simple planche de bois.

On est assis en Soi,

dans la position

native de l’œuf,

dans l’allure à peine tracée

d’une étroite matrice,

 on est Naissance

avant la Naissance.

On est venue à Soi

 dans une longue attente.

On est Soi hors-de-Soi,

dans l’attente d’Être.

D’Être au jour, à l’instant,

à la dérive

inaperçue du Temps.

On est le temps

du Sablier, écoulement blanc

 dans la gorge étroite de la seconde.

Que faut-il pour

arriver à l’Être ?

Il faut se maintenir sur

la lisière blanche du Néant.

Il faut longer les voiles blanches

du Langage avant qu’il ne s’élève.

Il faut se fondre dans

l’écume du Silence.

Il faut s’annuler et renoncer

à la tyrannie des Idées.

Il faut ne rien vouloir d’autre

 que ce frémissement

d’aube sur la rive blanche du lac.

 

Les Mots, les divins

Mots se taisent,

se dissimulent quelque part

dans l’étrave du corps.

 Leurs museaux fouissent

 la chair et la chair

se rebelle de ne pouvoir

 les porter au jour,

de ne pouvoir les

 métamorphoser

en feu de Bengale.

 On appuie sur le

corps des Mots,

on les flatte à l’encolure,

on les retient de piaffer,

de caracoler, de ruer dans

l’espace libre des agoras.

 On les enveloppe

 de sa ouate de chair,

on les tient à

distance du Monde.

Arriver à l’Être,

 c’est arriver au Langage.

Dans le retirement

même de son corps

 on écrit le sublime postulat :

 

ÊTRE = LANGAGE

LANGAGE = ÊTRE

 

En une mystérieuse formule

 en forme de chiasme

qui dit le Tout de ce que

nous pouvons Être,

il ne saurait y avoir

d’autre Vérité.

On est là, sur

 le banc de bois,

dans la pure

immobilité,

on est attente

d’une Venue,

d’une Parution.

Parution de Soi

 dans le poudroiement,

le nectar des Mots,

l’éblouissement

des Mots.

 

   Qui n’a jamais éprouvé l’impatience des Mots à se manifester, ce prurit qui ronge tel un acide, n’a rien vécu de l’urgence du Langage, ce pur motif qui nous façonne du-dedans et nous dit le Lieu même de notre présence parmi les Mers, les Plaines, les Déserts de vaste amplitude. Nous qui avons oublié la terre de notre provenance, nous ne sommes que des Êtres de blancheur qui naissent à eux-mêmes dans l’étonnement du paraître. Le blanc est comme traversé d’infimes mouvements, des manières d’invisibles points, de tirets, de parenthèses qui s’illustrent, au plus profond, de quelque chose qui pourrait ressembler à l’initiale d’un sourire sur les lèvres d’un Enfant se surprenant à vivre.

 

C’est ceci même l’Être,

l’impatience sereine de figurer

en quelque endroit

de pure faveur,

 d’y lire, comme sur la

face brillante du lac,

le reflet de la pure lumière,

d’y surprendre le vol

libre de l’Oiseau,

les étincelles du Soleil,

l’empreinte d’une brume

sur la dentelle du jour.

L’Être, c’est de

 nature invisible,

c’est caché au plus

 profond de nous,

cela fait son doux chant,

 un à peine ébruitement,

cela vit de Soi,

cela se sustente de solitude,

cela s’abreuve à la source

la plus limpide,

 cela brasille mais dans

la plus haute discrétion.

 

Ce sont les Mots,

les sublimes Mots

qui traduisent le mieux l’Être,

le portent à la manifestation,

étrange parousie de l’invisible

qui, un instant, s’éclaire,

puis retourne

à la blancheur

qui est leur fondement,

la matière dont ils tissent

les contours de leur présence.

 

Je dis « Vent » et je

donne acte au Vent

 qui fait son doux zéphir puis,

se retire en Soi au plus mystérieux

de son arachnéenne substance.

Å l’Être, au Mot,

il faut cette enveloppe,

cette peau qui les abritent

des trop vives lumières,

des gestes désordonnés,

des syncopes d’un Monde

trop occupé de Soi,

d’un Monde trop installé dans

 les manigances de tous ordres.

Les Mots, l’Être,

sitôt évoqués,

il faut les inviter

 à regagner sans délai

l’écrin de silence

dont, un instant,

ils se sont distraits

pour dire aux Hommes

la beauté que le plus

souvent ils ignorent,

la douceur de la pêche,

la profondeur d’un regard,

le velouté des lèvres

de l’Amante.

 

Oui, Mots, Être sont

des actes d’Amour

et c’est pour ce motif

qu’il faut prendre

 garde à ne pas les ignorer,

à assurer les conditions mêmes

de leur rayonnement,

 du merveilleux

déploiement du réel

qu’ils permettent.

Sans EUX, rien ne serait dit

des merveilles du Monde.

Sans Eux, rien n’arriverait

entre les Existants.

Sans Eux, rien

ne ferait signe

qu’une longue

et infinie désolation.

 

Que faut-il pour arriver à l’Être ?

Il faut une grande pièce blanche.

Mais blanche d’une pure Blancheur.

Aucune trace n’y doit être visible. 

On est là sur la traverse de bois,

bras croisés en signe

de recueillement.

Face à Soi dans le blanc

réduit monastique,

un fauteuil que n’habite

nulle présence.

Face à l’Être,

face aux Mots,

face à Soi.

La ronde est infinie,

la giration est belle

qui convoque,

tour à tour,

dans la justesse

du Silence,

l’Être,

le Mot,

le Soi.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
27 novembre 2022 7 27 /11 /novembre /2022 09:47

 

   Noir plus que Noir. Peut-on jamais énoncer plus grande confusion que ceci, plus profonde affliction ? Lorsque le Noir se dépasse lui-même, lorsqu’il ne recherche nullement quelques volutes plus légères qui en atténueraient la portée, mais bien au contraire le refuge dans un absolu, un non-voir, une cécité sans fond, un cèlement à toute lumière, un refus de toute clarté. Voyez un chaudron empli de bitume, le feu en accentue l’essence, quelques bulles crèvent à la surface qui sont la matière même d’un innommable désespoir. Oui, le Tragique s’invite dans toute destinée humaine, il y fait ses nœuds de goudron, ses hérissements d’épines, il perfore le derme de ses milliers de piquants d’oursin. Nul n’en ressort indemne, bien plutôt terrassé, porteur de la lourde pierre de Sisyphe, condamné pour l’éternité à l’absurde tâche de recommencer mille fois un identique geste privé de sens. Seulement, l’Homme n’apprend jamais son métier d’Homme qu’à être confronté à l’abîme, à en sonder les profonds abysses, à s’y immerger en quelque façon. Puis à remonter au jour, lesté de lourdes semelles de plomb, figures en quelque façon inversée de l’agile Hermès aux sandales de vent.

   L’Homme qui, pourtant se considère selon de hautes valeurs, n’est le Messager que de sa propre Finitude, elle est toujours présente dans la coulisse, veillant le moindre faux-pas. Å l’Existant, il faudrait plus de modestie, une avancée dans les ombres, si l’on veut, qu’il devînt l’Amant de la sublime Nuit, qu’il s’effaçât afin de libérer ce qui fait le plein de sa condition : accepter d’être Mortel. « L’apprendre à mourir » des Sceptiques devrait être sa Loi, celle selon laquelle inscrire ses propres pas. Il n’y aurait guère meilleure façon de faire se développer une propédeutique du Bonheur. Du Vrai, de celui qui mérite une Majuscule au motif qu’il s’est approché de la Mort, en a estimé la Grandeur, cette mesure d’Absolu, peut-être la seule que les Erratiques Figures rencontreront à l’horizon de leur être.

   Mais il faut sortir des généralités qui, toujours, s’évadent en empruntant les chemins de l’abstraction et alors on a l’impression de ne plus entendre que des paroles de vent que l’éther reprendrait en son sein. Le plus souvent, confronté à ces assertions qui nous paraissent vides, nous n’avons de cesse de nous détourner de ces dentelles de l’intellection, leur préférant la consistance des certitudes ancrées dans le réel, minérales en quelque sorte. Dès cet instant, je voudrais vous parler d’une rencontre que j’ai faite, de la découverte d’une image dans les pages glacées d’une Revue. Son nom m’échappe mais ce n’est là nullement l’essentiel et, au reste, cette soi-disant « Revue » n’est-elle, peut-être, que la vapeur dont mon imaginaire s’est saisi pour porter au jour la silhouette d’une Jeune Femme entièrement vêtue de Noir, cette si belle couleur (en réalité elle n’en est pas une, elle est simplement l’une des plus belles effusions de la Métaphysique), de noir donc, dans une robe longue comme en portaient les Élégantes de la Belle Époque. Sorgue, tel est son nom, est une bien mystérieuse personne. Ce que j’en sais, m’est venu comme dans un songe, ce réel plus réel que tout réel.

   Donc ce que j’ai vu, à la brune, dans les plis d’une lumière déclinante, au sein même d’une clairière habitée des fûts de hauts mélèzes, allongée à même la colonne de l’un de ces arbres majestueux, selon une envoûtante diagonale, Sorgue telle qu’en elle-même mon esprit s’est complu à la livrer à mon regard intérieur, Sorgue, plus vivante que tous les Vivants du Monde. Sorgue dont vous aurez compris, Lecteur, Lectrice, que son beau prénom ne rime nullement avec « morgue » (je veux ici parler de l’attitude hautaine, aristocratique, méprisante en quelque sorte), mais plutôt avec « Orgue », comme si les fûts assemblés des gris mélèzes n’étaient que les tuyaux métalliques de ce sublime instrument dont le timbre sans égal emplit les nefs des cathédrales des rumeurs les plus belles de l’âme. Car, oui, Sorgue, tout comme vous, tout comme moi, dispose d’une âme qui est le principe actif qui l’anime et la maintient en qui elle est tant que son Destin s’accordera à lui octroyer un futur.

   Imaginez ceci : la lumière est grise, dense, pareille à une cendre qui poudrerait l’air depuis la nuit des temps. Une manière de floculation qui ne connaîtrait ni le lieu de son origine, ni celui de son terme. Un genre d’éternité, de point fixe brillant dans l’immensité du cosmos. Sorgue est couchée sur le tronc qu’elle embrasse, certes de ses bras, certes de ses mains, mais aussi de son invisible cœur.

 

Son cœur contre le cœur de l’arbre,

le cœur de l’arbre contre le cœur du Monde.

Tout à l’unisson, tout

dans la douce effusion,

dans l’intime fusion du Soi

à ce qui n’est nullement Soi,

mais le devient dans

l’intervalle de l’étreinte.

 

   Sorgue, vous l’aurez compris, est cette âme ténébreuse, laquelle vient du plus loin de son enfance. Elle est une petite orpheline de la vie, cette vie qui toujours bondissait devant elle alors que, toute émue, toute tremblante elle s’efforçait d’en saisir le tissu de soie, toujours il fuyait au-devant ou bien se déchirait entre les résilles souples de ses doigts. C’est ainsi, il est des êtres de faible complexion, des êtres de fragile constitution, on croirait leurs corps de verre ou de cristal. Toute tentative d’exister, parfois, pour certains, certaines, est une course exténuante après Soi, ils en aperçoivent la fuite au loin et ils ne peuvent nullement se rejoindre, leur course fût-elle effrénée, semée d’espoir, tissée d’une douce volonté.

   Cependant nous sommes au Monde. Sans doute inconscients de l’être, mais sentant au plein de Nous, ses vibrations, ses pulsations pareilles au rythme immémorial du nycthémère : un Jour, une Nuit, un Jour, une Nuit et ainsi pour toujours dans une fluidité qui ne serait que le Temps enfin connu, placé en Nous comme la Source naît de la Terre en sa plus belle faveur, dans l’insu du jour, dans la radiance de l’heure. Alors, « Sorgue », « Noir », « Tristesse », ce lexique serait-il seulement celui de la désespérance tel que pouvait le laisser supposer l’initiale de ce texte ? Non, c’est d’un évident contraire dont il s’agit. Depuis que les Hommes sont Hommes, et tout le temps que durera leur humanité, ils seront habités de cette pensée qui relie entre eux ces inépuisables Universaux :

 

Le Beau - Le Bien - Le Vrai.

 

   Car rien de ceci ne pourrait être dissociable qu’au prix d’un retournement de l’essence des choses, d’une mauvaise foi, d’une perte des valeurs qui tissent nos consciences.

   Allongée là, dans la clairière, lissée de cette belle et étrange lumière grise, cette Étrangère nous devient soudain familière, un peu comme si elle était Nous, Nous placés tout contre le cœur du Monde. Sorgue est Belle, non d’une beauté désespérée, uniquement d’une beauté qui est à elle-même son propre fondement, sa raison ultime. Belle parce que Belle. Cette vérité incontournable, évidente, que les Philosophes nomment « apodicticité ». « Certitude absolue d’une nécessité logique ». Oui, ceci est indépassable. Ceci est admirable.

 

Lorsque je vois

la Montagne belle,

la Mer belle,

l’Arbre beau,

Sorgue belle,

 je ne puis douter de ces beautés

qui rayonnent et disent

leur être dans la Joie.

 

    Alors, je suis moi-même empli de cette beauté, elle sature mon corps jusqu’en son extrême, elle dilate mon esprit et le porte aux confins de l’univers, elle fait de mon âme cet air léger qui voit l’entièreté du Monde depuis sa mesure d’invisibilité.

   L’évidence de la beauté de Sorgue, sa sombre évidence n’est nullement gratuite, elle n’est ni acte de magie, ni manipulation d’alchimiste, ni rêve d’enfant, elle est entièrement contenue dans ce genre de geste sacré qui la relie à la Terre, aux Étoiles, au mouvement infini des Planètes. Elle a la beauté tragique de Phèdre qui est immolée dans les rets de son tragique destin. C’est bien au motif que sa vie n’a plus aucun jeu (au sens de la mobilité), que Phèdre nous émeut et rayonne de cette aura des existences d’exception. C’est bien là l’essence de l’humaine condition de ne connaître sa grandeur que sous le boisseau du malheur. C’est toujours la distance infinie d’avec le soleil qui signe les odyssées les plus remarquables, mais aussi les plus douloureuses. La tristesse de Sorgue se mesure à cette cruelle distance d’avec la clarté, mais c’est aussi cet écart qui la porte devant notre conscience avec le plus grand mérite qui soit, avec la plus effective considération.

   Cette image d’une « revue imaginaire », cette soudaineté de la révélation d’une esthétique douloureuse montrent à quel point, nous les Hommes, sommes aliénés à nos propres conceptions de la félicité qui, le plus souvent, tutoient la rigidité d’un dogme : nous fermons nos yeux sur le réel qui vient à notre encontre afin de le remodeler à la mesure de notre subjectivité. La félicité, dont nous attendons qu’elle nous visite sans efforts, nous la contemplons à la manière d’une icône enchâssée dans la niche intime de son être propre. La félicité, nous la souhaitons incluse dans les limites d’une belle Arcadie avec ses moutons laineux, ses collines vertes, les corolles épanouies de ses fleurs. Seulement la terre d’Arcadie n’est qu’une joyeuse utopie dont il n’y a rien de plus à tirer qu’un rêve floconneux qui, jamais, ne rejoint le sol. Nous sommes des Rêveurs debout. Le mérite de cette image est de nous placer face à qui nous sommes ou, à tout le moins, en regard de qui nous devrions être, de simples mesures habitées du souci de vivre.

   L’image de Sorgue allongée sur son tronc, comme elle le serait, petit enfant, tout contre la poitrine bienveillante de sa Mère, tout comme elle le serait, blottie tout contre son Amant, comme elle le sera plus tard au terme du voyage en son ultime perdition, tout contre le Néant, tout ceci parle d’une seule voix, tout ceci consonne dans un subtil équilibre dont nous ne percevons jamais que les harmoniques.

 

Toujours il nous faut percevoir,

sous l’apparence,

le Ton Fondamental,

il est le Ton de notre Être.

Il n’y en a pas d’autre.

Notre « liberté » est à ce prix.

Merci de m’avoir suivi jusque-là,

le chemin est long, tortueux, semé d’épines.

C’est bien en ceci qu’il est précieux !

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
23 novembre 2022 3 23 /11 /novembre /2022 10:15
Seule, une Ligne

Plage de L'Espiguette

Photographie : Hervé Baïs

 

***

« la ligne gravissant la chute,

Ensevelie dans son ombre

Dans le surgissement de l’arête, s’éclaire d’un bond. »

 

Tal Coat - « Vers ce qui fut/est/ma raison profonde/de vivre »

Cité par Henri Maldiney dans « L’Art, l’éclair de l’Être »

 

*

 

Nous avons toujours beaucoup

de choses à démêler parmi

la confusion originelle du Monde.

Trop de flux et de reflux.

Trop de confluences diverses.

Trop d’éparpillements

et notre vue ne sait plus

où s’orienter afin que notre être

s’arrime à quelque chose

de sûr, de stable.

 

Bien sûr, nous ne demandons

ni l’immuable, ni l’éternel.

Le règne des idéalités

est bien trop élevé pour que

nous puissions en saisir

autre chose qu’un flocon,

une poussière grise que le réel

reprend dans la densité

de sa confuse crypte.

Sans doute ne le savons nous pas,

mais notre intime lui le sait,

cette nécessité d’un calme à établir,

d’un repos à trouver,

d’une Ligne à isoler des autres lignes

afin qu’en quelque endroit de la Terre,

le Simple se lève et nous dise

la belle singularité qu’il est,

la lumière qu’il projette en nous,

l’éclat dont il nous fera le don,

 il sera notre guide le plus sûr,

 une manière de ne nullement

nous égarer dans le labyrinthe

sibyllin du divers.

  

   Mais alors, par où commencer, il y a tellement de sentiers tortueux, de chemins semés de cailloux, de longs rubans de bitume qui sillonnent collines et vallées, se perdent dans les corridors sinueux des villes ? Où inciser le réel, à la manière dont on scarifie une écorce, y déposant une greffe dont on espère qu’elle multipliera, fera son éclosion blanche au milieu du tissu des préoccupations des Hommes ? Où se dire en tant que cette Unité visant cette autre Unité :

 

cette Montagne de schiste,

cet Horizon si lointain,

cet Arbre planté dans la terre

dont on n'aperçoit que le faîte

oscillant dans le vent ?

Où ?

 

   Mais, sur-le-champ, il faut cesser de questionner, substituer à nos vaines interrogations une manière de jeu, par exemple celui d’une réduction phénoménologique ramenant le divers à de bien plus exactes considérations.

 

La Montagne, couvertes de prairies,

semée de chênes-lièges,

armoriée de clairières,

ramenons-là à

l’essentiel de sa forme,

cette simple Lisière

qui court entre adret et ubac,

ce mince fil qui l’exprime aussi bien

que ne le faisaient ses bavardages végétaux,

le luxe de ses frondaisons,

les dessins de ses espaces différenciés.

 

L’Horizon, cette aire où se rencontrent

nuages et lames de vent,

cette séparation sur laquelle s’illustrent

les bateaux aux voiles blanches,

où glissent les fumées,

où s’irisent les crêtes des vagues,

demandons-lui de se  rassembler

autour d’une unique nervure

d’un trait net et serein

ils seront le lien autour duquel

nous nous rassemblerons

et trouverons le lieu d’un mot

pareil à la beauté du Poème.

 

L’Arbre qui déploie ses ramures

à l’encontre du ciel,

l’Arbre qui montre toutes les faces

de son écorce rugueuse,

l’Arbre qui devient forêt,

dépouillons-le de ses vêtures

et nous aurons successivement,

un tronc blanchi par le vent,

le peuple emmêlé des racines

devenant une seule racine,

un lacet nu,

une évidence parmi

l’éblouissement du limon.

 

Ainsi aurons-nous ramené

le Multiple à l’Unique

le Confus au Clair

le Prolixe au Silence

 

UNIQUE-CLAIR-SILENCE

Traceront alors la Voie

d’une Unique Essence

en deux Êtres assemblée :

celle du Vaste Monde,

la Nôtre. 

 Jeu infini de Miroirs,

réverbération

du Simple

dans le Simple

Ineffable faveur

 

   Nous avons beaucoup dit et, cependant, nous n’avons encore rien dit. Nous sommes en arrière de notre Parole, dans cette merveilleuse zone en clair-obscur où les choses ne se donnent jamais qu’à être reprises, c’est-à-dire qu’elles flottent dans une indéterminité qui est leur singulière liberté. Et pourtant, c’est notre tâche d’Hommes, il faut porter ce qui vient à nous au Langage, mais sur le mode de la discrétion, du recueil en Soi, seule position d’être qui convienne face à la pure beauté de l’Image. Alors nous disons

 

Seule, une Ligne

Le ciel noir, il vient de si loin,

sa lumière grésille à peine,

sa joie s’immole dans le Gris,

dans le Gris médiateur,

il est la sublime jonction

du Proche et du Lointain,

il est le mode de Passage

de ce-qui-n’était-pas et

de ce-qui-est-devenu,

ce subtil phénomène,

cela même qui « s’éclaire d’un bond »,

et vient nous dire l’illisible motif

de notre Présence sur Terre.

L’horizon est une large bande blanche

que souligne et rehausse une langue d’argile,

pure vibration de l’instant à venir qui, déjà,

est au-delà même de nos imaginaires les plus féconds.

Et la Plage, la vaste étendue de sable uniforme,

ce minuscule Désert, ce territoire

des Méditatifs-Contemplatifs,

cette aire de silence est ceci à quoi

nous étancherons notre soif

de perfection, d’harmonie, de finesse.

C’est le surgissement de l’Illimité,

 c’est la donation sans partage

des choses lissées de générosité.

C’est l’Universel qui vient

à la rencontre du Particulier,

de l’Individuel.

Dès lors l’on ne s’appartient plus,

on est livrés à l’entièreté du Monde,

on est Fragment et Totalité.

On déborde de Soi,

on se mêle au Ciel, à la Terre,

 à l’Eau, au Sable.

On est en Pays de connaissance,

on comprend le Langage de l’Univers,

on vibre au rythme du chant des Étoiles,

on flotte au plus éthéré du divin Cosmos,

on est juchés tout en haut du Mont Olympe.

 

Et cette LIGNE Majuscule,

cette soudaine apparition,

 ce subit étoilement au cœur de l’ombre,

 cette mince nervure « gravissant la chute »,

celle qui eût pu nous affecter en son absence

mais Ligne qui, déjà, à peine entr’aperçue,

est en notre corps, y trace son trajet lumineux,

y devient l’amer selon lequel notre chemin

trouvera le signe de son Destin.

Comme une Ligne de la main.

Ligne de cœur, de Mars, de Vénus,

que sais-je encore,

le monde des Astres est si étendu,

nous voudrions seulement y deviner

un sillage pareil à celui de la Voie Lactée.

Un lait venu du ciel qui serait

notre miel quotidien,

notre espoir le plus visible,

la seule chose dont notre regard

 ne puisse jamais être assuré :

avancer en direction de l’Infini

sans l’atteindre jamais,

sauf Soi dans l’inquiétude d’en connaître

l’unique l’éblouissement,

un éparpillement de constellations

semant à notre front les pétales

d’une fuite à elle-même

 sa propre signification.

  

   En définitive, peu nous importe le réel de la ligne : longue branche de bouleau argenté pris dans les lèvres du sable, corde marine échouée là, surgissement minéral venu d’on ne sait où. La Ligne en tant que Ligne suffit à notre approche avec toute la charge symbolique qui peut s’y attacher, partage du territoire, sentier de notre propre avenir, sens d’une lumière opposée aux zones d’ombre. Cette Ligne est esthétiquement belle. Cette Ligne nous indique que le choix du Minimal, du Simple, s’il est toujours difficile à repérer, à isoler du bavardage de la Nature et de celui des Hommes, que ce choix donc est le seul qui ici, sous ce Ciel noir, sur cette Plage grise prend tout son sens. Cette confrontation de la Ligne avec la vastitude du Monde nous fait inévitablement penser au concept pascalien des « deux infinis » et nous ne saurions mieux clore cet article qu’à citer les merveilleuses conclusions du génie pascalien au terme de sa profonde méditation :

      

   « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. »

  

   Oui, à l’évidence, cette Ligne nous place devant ce mystère si bien traduit par l’Auteur des « Pensées », nous situer en tant qu’Hommes au sein de cet Univers qui ne laisse de nous interroger et nous ouvre les voies infinies de la belle Métaphysique. Car, « métaphysiques », oui, nous le sommes indubitablement,

 

dans notre corps,

hors de notre corps.

 

   Le SENS ne s’inscrivant que dans le trajet, la relation du dedans au dehors, dans cette errance infinie qu’est toute existence humaine.

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher