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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:43
Elle sortait de mes rêves.

Œuvre : André Maynet.

 

« Le Rêve est une seconde vie.

Je n’ai pu percer sans frémir

ces portes d’ivoire ou de corne

qui nous séparent du monde invisible.»

Gérard de Nerval - Aurélia.

***

[Note de lecture : Le narrateur, un journaliste, part au bord du lac de Lugano pour y écrire un article sur Gérard de Nerval. Il voyage en compagnie lointaine d’une passagère que, dans son imaginaire, il nomme « Ephémère ». Arrivé à l’hôtel où descend également son « accompagnatrice », il rédige son papier alors que la nuit bascule, que les songes l’envahissent au point qu’il en perd toute notion de réalité, mêlent indistinctement paysages, Aurélia, Ephémère, devenant Gérard Labrunie lui-même que son sort tragique rattrape. Il rejoindra Paris sur l’ordre d’Ephémère qui lui désigne la corde de son destin : pendu Rue de la Vieille-Lanterne en janvier 1855. Ainsi, parfois, le sort des « poètes maudits » est-il de faire s’épancher « le songe dans la vie réelle » au point de lui vouer un culte mortel. NB : en fin de texte se trouve une « écriture à quatre mains » faisant alterner la belle prose de Nerval (en italique) avec la mienne (en graphie normale). Belle lecture en territoire fantastique !]

***

Avril bourgeonnait à peine, l’air commençait à tiédir, avec encore quelques empreintes d’hiver et, déjà, l’amorce du printemps. C’est le Lac de Lugano dans le Tessin que j’avais élu pour y trouver un peu de repos et, je l’espérais, la brume nécessaire, le flou au-dessus du miroir de l’eau m’autorisant à pénétrer le mystère d’Aurélia, le monde si étrange de Nerval. J’avais promis un article à ce sujet à un Journal avec lequel j’entretenais des relations épisodiques. Dans le train qui me conduisait à ce lieu élu à la façon d’une retraite volontaire, je relisais la longue nouvelle de l’auteur de « Pandora » , soulignant ici un morceau de phrase qui me semblait révélateur de l’ambiance romantique … il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies … là la dimension onirique de l’écrit … un être d’une grandeur démesurée - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l’espace (…) il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie, d’Albrecht Dürer, là encore ce qui me semblait le mieux en résumer l’étonnante singularité … Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle

   Le convoi longeait de hautes et verticales parois, se reflétait parfois dans les eaux vertes d’un lac proche, traversait d’obscurs et humides tunnels qui déposaient sur les vitres leur constant ruissellement comme un fin brouillard inclinant à la plus heureuse des rêveries. Tout ceci tissait les fils d’une étrange toile, participait à un continuel clignotement en tout point semblable à celui qui se glisse entre rêve et sommeil et signe de sa palme discrète le passage de l’état d’inconscience à celui de la lucidité. C’est donc dans cette transition crépusculaire, dans cette lueur d’aube grise que se terminait mon voyage alors que Lugano, maintenant, n’était plus qu’à moins d’une heure de trajet. C’est dans cette ambiance alternée de lectures songeuses, de rapides endormissements, d’alternances d’ombre et de lumière qu’allait prendre fin mon voyage avant de retrouver ce Monte San Giorgio auquel je vouais un genre de culte, tant la vue y était belle, ouverte sur la face lisse de l’eau, la chaîne de montagnes qui, tout au fond, se perdait dans le moutonnement bleu des arbres et l’inconnu du lointain. Lors du déplacement, à plusieurs reprises, celle que j’avais nommée « Ephémère », tant son apparition était aussi fréquente que son évanouissement subit - fumer une cigarette dans le couloir, lire une revue, rehausser son teint pâle d’une touche légère de rose -, « Ephémère » donc laissait tout juste apercevoir un casque de cheveux platine, une frêle anatomie pareille à la pose hiératique de quelque aigrette à contre-jour du ciel, puis c’était, aussitôt, comme si elle n’avait paru que par inadvertance, nuage glissant sur la vitre lisse du ciel. Je ne sais si, alors, dans le parcours terminal, cette jeune femme m’intriguait, me rassurait ou bien se tenait par rapport à ma propre personne dans une position quasiment indifférente, ces constantes éclipses de la voyageuse ne m’avaient guère laissé le soin de l’observer avec suffisamment de pertinence.

Comme à mon habitude, lors de mes séjours alpins, descendu à l’Hôtel « Belles Rives », de ma chambre donnant sur les crêtes, je regarde la face immobile du lac, sa lente plongée dans les eaux nocturnes. Les premières étoiles y dessinent les figures du lointain cosmos avec la même innocence que la main d’un enfant traçant à la règle les esquisses naïves de son organisation du monde. Après un repas léger je me suis installé à ma machine à écrire, commençant l’article sur Nerval. Parfois, cherchant la fraîcheur ou bien l’inspiration - ce qui est la même chose -, je sors fumer une cigarette, air bleu qui se dissipe vite dans l’air qui fraîchit. En contrebas, un étage au-dessous, un mince rougeoiement au milieu duquel je crois deviner la passante du train, toujours aussi ineffable dans la nuit qui vient et l’enveloppe dans son suaire noir comme l’aile du corbeau. Il se fait tard quand je vais me coucher. Les constellations ont giré et il n’y a plus, maintenant, que des milliers d’yeux minuscules regardant la Terre, des milliers de points placés au hasard dans la dérive hauturière de l’infini.

Mon sommeil est constamment traversé de lueurs bleues que de grandes flammes couleur de lave viennent balayer de leur envahissante écume. Comme si mon repos ne pouvait trouver de halte, se site où se recueillir et se mettre à l’abri des songes, peut-être des cauchemars. Curieux maelstrom faisant se percuter les images : du train, de ses vitres où glissent les dentelures des sapins, de visages supposés connus si semblables aux multiples esquisses « d’Ephémère », du portrait de Gérard Labrunie posant devant l’objectif de Nadar, vêtements sombres comme la tragédie qui rôde, regard perdu où pointe déjà le mysticisme, peut-être la supposée folie, puis les portraits superposés, terriblement mêlés, des différentes Aurélia qui illustraient les couvertures de mes livres successifs -j’étais nervalien en diable -, mais, à vrai dire, à qui ressemblait-elle sinon à la démesure d’une absence définitive, à l’image d’une morte puis de la Vierge chrétienne dont Nerval nous livrait les traits hiératiques dans une de ses ultimes illuminations ? Il est si difficile de saisir un personnage tissé de rêves, traversé de symbolisme, dont on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’il constitue l’obsession permanente du Poète, genre de mythologie mentale, de cristallisation spirituelle qui le conduira au-delà de ces portes d’ivoire ou de corne qui seront la sortie du réel en direction d’un délire visionnaire, puis encore plus loin, condamné définitivement par la tyrannie d’un imaginaire sans bornes et par celles de la finitude.

Je crois que c’est tard dans la nuit, au moment où commence à se dessiner le fin liseré de l’aube, que mon rêve se déchaîne, saisi de vives hallucinations dans lesquelles se mêlent, sans possibilité de distinction, les personnages de Nerval et surtout celui d’Aurélia qui se métamorphose sans cesse, prenant parfois l’apparence troublante de l’Inconnue du train, en renforçant, en quelque sorte, l’énigme, la posant comme douée de vertus aussi étonnantes que le pouvoir d’ubiquité : une fois dans le compartiment, lisant « Aurélia », précisément, puis s’absorbant dans « Les Filles du feu » , puis dans sa chambre d’hôtel, citant quelques vers de « Fantaisie » : … Puis une dame à sa haute fenêtre,/Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens … Que dans une autre existence, peut-être,/ J’ai déjà vue – et dont je me souviens ! … réitérant la croyance orphique à la métempsychose de Gérard, soulignant le creuset alchimique des rêves, souvenirs et réminiscences des vies antérieures, comme si, jamais, nous ne devions mourir qu’afin de mieux revivre.

   C’était cela même que j’avais écrit dans mon article, juste avant de sombrer dans le sommeil. Autour de moi, les murs bougeaient sans cesse comme sous l’effet d’une marée, la nature venait à ma rencontre alors que j’allais à elle, « Ephémélia » (mélange d’Ephémère et d’Aurélia) entrait chez moi, transportant avec elle …dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetasune longue tige de rose trémière … dont je pensais qu’elle était une offrande à la poésie, … puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière … et je me disais qu’enfin tout ceci trouverait son épilogue, que la Mystérieuse se donnerait à moi pour mettre un terme à ce qui ressemblait à une fiction ou bien à un rêve de dément, … peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements … qui, bientôt chuteraient au sol car, assurément, cette Fille n’était venue là que pour incendier ma tête, y faire s’allumer le plus vigoureux des pandémoniums qui se pût imaginer ; les Poètes sont toujours fragiles qui ont l’âme qui s’embrase et l’esprit qui combure … ses bras imprimaient les contours aux nuages pourprés du ciel. Je pensais qu’elle était l’une de ces Filles du feu, peut-être Sylvie, ma fascination enfantine ou bien Adrienne la séductrice, ou bien Octavie qui me sauva de moi-même et de bien des déboires. C’est si secret une femme, tellement difficile à cerner que, parfois il vaut mieux renoncer. Mais où est-elle celle qui, maintenant, occupe l’entièreté de mon esprit, à tel point que je n’y ai plus de place pour le simple sujet que je suis. Comme si cette Lointaine, cette Ténébreuse avait pris en elle la totalité de mon âme et me guidait, à mon insu, vers mon incontournable destin. … Je la perdais de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces (la nature avait pénétré ma chambre comme ma chambre avait investi la nature), comme pour mieux saisir l’ombre agrandie qui m’échappait (ma raison devenait éphémère à l’aune de ma Visiteuse d’un soir), mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. Et le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien … celui d’Aurélia, ma chère morte qui, jamais, ne devait revenir. Ou bien s’agissait-il de « la Nocturne » de l’hôtel qui m’avait jeté un sort, m’avait attiré ici, au milieu des montagnes pour procéder à ma propre perte ? Ce rêve si heureux à son début, je ne voyais qu’un petit parc, des grappes de raisins, le flottement de la robe de la dame qui m’accompagnait, ce rêve donc me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? C’est alors que quelqu’un frappa à la porte de ma chambre. Je me levai avec quelque difficulté. « Ephémère » était postée devant moi, dans la même vêture que la veille. Sa bouche, largement ouverte, à la manière d’une orbite vide, articula posément, à la manière d’une condamnation ou bien d’un jugement dernier : « Monsieur Labrunie, assez joué. Suivez-moi. Votre heure est enfin arrivée ! » Je ne le savais pas encore mais Rue de la Vieille-Lanterne, près du Châtelet, une corde m’attendait. Je pris le train de Paris. La capitale, en ce matin de janvier 1855, avait un air sinistre. Il faudrait que j’en prenne mon parti. La vie n’était pas éternelle !

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5 janvier 2024 5 05 /01 /janvier /2024 17:55
ONIRIA

Source : Doctissimo

 

***

« Les salamandres habitent la région du feu ;

les sylphes, le vague de l'air ;

les gnomes, l'intérieur de la terre; 

et les ondins ou nymphes, le fond des eaux.

Ces êtres sont composés

des plus pures parties

des éléments qu'ils habitent. »

 

M. Caron, S. Hutin

 « Les Alchimistes »

 

*

 

   Le soir, après avoir accompli nos tâches quotidiennes, après avoir lu des ouvrages, après avoir regardé les images de la Planète Cybernétique, nous regagnons la plaine livide de nos draps dont nous souhaitons qu’un paysage onirique s’en détache, effaçant les images du jour, ou plutôt les synthétisant, ou bien encore, et c’est ce qui est le plus plausible, en inventant de nouvelles, insues, inédites, inouïes, inconcevables en quelque sorte. Car c’est un univers bien étrange qui hante nos rêves, où se mêlent, pêle-mêle, en un genre de tohu-bohu mi-joyeux, mi-tragique, des icones que jamais notre imaginaire, fût-il fertile, n’eût jamais supposées, au motif que c’est notre inconscient qui a la main et n’en fait qu’à sa tête. Et cette formule « en faire à sa tête », n’est nullement gratuite. Que Celui, Celle qui ont déjà guidé leurs rêves, les infléchissant de telle ou de telle manière, y faisant figurer tel ou tel personnage connu (projection de quelque fantasme entretenu à l’état de veille), veuillent bien se signaler, nous en aurons vite réalisé l’inventaire. Car ici est bien l’essence de tout rêve en sa plus juste autonomie, en sa liberté la plus efficiente. Certes, des choses y figurent que nous connaissons, ce qui nous inclinerait à penser qu’il ne s’agit que d’une liberté relative, en réalité attachée à notre existence, manière de queue de cerf-volant flottant à la suite, et non domaine exilé de tout contact avec qui-nous-sommes.

   Et pourtant, je crois qu’il faut faire la thèse soit d’une surréalité, soit d’une méta-réalité qui seraient hors de toute pensée déterminative, un genre de satellite dont l’orbite est si éloignée de sa planète, qu’il lui devient totalement étrangère. Et c’est bien pour ceci que toute activité onirique est fascinante et qu’au sortir d’une nuit agitée le sol terrestre nous semble si paradoxal que notre marche ressemble bien plutôt à celle de quelque automate qu’à la progression d’un individu conscient de ses propres moyens. Loin d’être seulement instinctif, attaché à une fonction symbolique inconsciente possédant des attaches avec le réel, il me semble utile d’attribuer au Songe, en sa plus profonde signification, une abyssalité cosmologique, autrement dit, c’est un Monde Nouveau qui se crée dont nous ne connaissons, ni le mode de fonctionnement, ni les codes secrets, pas plus que le langage crypté qui pourrait se comparer à ces signes sumériens, à ces étranges inscriptions cunéiformes qui ornent les pierres mésopotamiennes, leur conférant une étrange puissance d’aimantation.

 

Être entièrement au Songe est ceci :

métamorphoser son corps,

 en faire une matière souple, ductile,

une sorte d’argile infiniment malléable,

capable des formes les plus diverses,

des pliures les plus étonnantes,

des chorégraphies les plus acrobatiques.

  

   Car, s’il s’agit bien d’une « représentation de l’esprit », selon la définition canonique, mais il existe en cette formule un vice de naissance au terme duquel nous affirmerons qu’il ne s’agit nullement d’une « re-présentation », autrement dit d’une simple réverbération d’une expérience antérieure (ce qui supposerait la présence d’un lien concret, démontrable à l’aune du principe de raison, entre l’état de veille et l’état de léthargie qui est le nôtre lorsque nous flottons sur les rives aériennes du rêve), alors que rien ne relie le Monde Réel au Monde Halluciné, si ce n’est un soi-disant Inconscient qui, par nature, ne saurait nullement se confondre avec quelque tâche de liaison que ce soit. Si nous pouvons supposer que l’Inconscient « existe », et sans doute existe-t-il à titre de thèse, il ne peut qu’être foncièrement coupé du Réel, faute d’en être partie prenante. Or, en fonction du principe de non-contradiction, une chose ne peut être elle-même et son contraire. Je poserai donc, comme foncièrement non-miscible, Conscient et Inconscient, accordant à la seule dimension cosmologique le pouvoir de pénétrer et animer nos rêves à la façon d’un processus originaire venu du plus loin des âges, se déclinant sous les espèces de l’Archétype, ce « Principe antérieur et supérieur en perfection aux choses, aux êtres qui en dérivent. »

   Car c’est seulement en vertu de son indétermination que l’Archétype sera libre de revêtir toute forme, de s’exprimer selon le langage qu’il aura choisi, de nous imposer les images qui seront les siennes, dont nous serons les Voyeurs éblouis. Là seulement est la souveraineté du Rêve en sa plus parfaite illimitation. Limiter le rêve, c’est lui ôter la partie la plus noble de son essence et donc le ramener à la simple condition d’un faubourg du réel. Posant ceci, nous ne faisons que décrire une autre réalité, à savoir celle du « Rêve éveillé » dont les attaches avec l’empirie est évidente, acte demi-conscient, demi-inconscient. Or, si ceci possède une réelle valeur en matière de thérapie (surtout d’auto-thérapie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom), ce pseudo-rêve ne peut entretenir nulle parenté avec le Vrai Rêve, avec le prodige du Songe en sa chimérique substance. Car la valeur du « Vrai rêve », sa vertu, sont bien fondées sur de telles Irréalités. Raison pour laquelle j’adhère totalement aux propos des deux Auteurs des « Alchimistes » lorsqu’ils désignent la réalité élémentale sous les formes visionnaires, hautement fantaisistes, hallucinatoires, de la Salamandre, des Sylphes, des Gnomes, des Ondins et des Nymphes.  Comme si, successivement, le Feu, l’Air, la Terre, l’Eau ne pouvaient trouver à se dire que sous le lexique d’un bestiaire fantastique qui nous plongerait, d’emblée, dans la zone opaque, nébuleuse, fuligineuse d’une troublante Origine dont seulement des feux affaiblis de luciole viendraient jusqu’à nous avec toute leur charge de mystère et de sombre attirance.

   Parvenant sur les rives du Songe, c’est comme si, à la force du soudain, du moment subit, sous le brusque surgissement de l’instantané, de l’exaíphnēs, ἐξαίϕνης platonicien nous nous trouvions « subitement », « hors de », c’est ceci que donne à penser le mot en sa décomposition morphologique. Car ici, nous quittons notre sol habituellement terrestre pour gagner ce que je nommerai, à défaut d’autre vocable, « éthéré », « céleste », non dans une optique religieuse mais simplement dans une dimension ontologique, de changement d’un territoire connu, pour un territoire inconnu. Dans cette Nouvelle Contrée qu’il faudrait définir à l’aune d’un langage renouvelé, plus aucun paradigme antérieur de compréhension n’aura plus cours. Il s’agira au sens le plus immédiat, le plus fort de « dépaysement », un Nouveau Cosmos sera désormais le cadre de nos percepts, de nos affects, de notre intellect. C’est maintenant ce « subitement hors de », que je voudrais essayer d’aborder, ou plutôt d’effleurer, en ayant recours à l’allégorie d’un Songe, uniquement traversé d’imaginaire.

  

Rêve-Songe dans sa plus étrange étrangeté

 

Quiconque s’aventure ici court le danger

de ne nullement se retrouver

 

   La pièce est grande, dans les tons bleutés. Dans les tons, à la fois célestes, à la fois maritimes. Des notes de milieu de gamme, Saphir, que traversent des Bleus Électriques, qu’obombrent des Bleus de Nuit. Des Bleus Spirituels, on les dirait venus de nulle part, n’allant nulle part. Je suis au milieu de la pièce, hors la Pièce. Je suis le Voyeur-Vu. Je suis incarné au-dehors, désincarné au-dedans. Je suis Lumière hors cadre, Ombre dans le cadre. Je suis la pièce qui est moi. Je suis les Figures Féminines présentes et Moi plus que Moi en la conscience attentive de mon Être. Une étrange musique monte de mon corps.

 

Une fugue, de mes doigts.

Un adagio, de mon centre.

Une complainte, d’une zone illisible

de mon anatomie flottante,

uniquement flottante.

  

  Je sens les doigts de l’air qui glissent sur ma peau. Je sens la brûlure de la fièvre qui glace mon âme. Le jour est un jour d’aube qui n’en finit pas de monter de la nuit. Des cris, parfois, des hululements. Sont-ils ma Parole ?  Ou bien la voix du Monde en sa diffuse clarté ? Quatre, oui Quatre, comme la quadrature des Choses. Oui, Quatre taches de chair. Sensuelles, troublantes, plus vraies que vraies. Mes doigts-ventouses s’échappent de moi, forent l’espace, forent les corps des Suppliciées. En chœur, elles gémissent-jouissent et leur souffrance-félicité avive la flamme de ma joie. Serais-je soudain devenu le Maître de ces corps infiniment disponibles ?  Je suis leur Loi, elles sont les Servantes de la Loi.

 

Harem, leur servitude,

Harem ma torture,

mon tourment, ma croix,

 c’est elle qui me fait avancer,

c’est par elle que j’évite de chuter.

 

   Mais je sens que je chute infiniment au creux le plus ténébreux des abysses, je suis l’Aliéné qui ne se relève jamais qu’à mieux retomber. Ce sont les Quatre qui sont les Maîtresses et moi celui qui subis leur Loi.

  

Les Quatre de la Quadrature :

 

   Femme-Compotier aux jambes de bois noir exotique. Yeux grands, ovales, ils fixent le Rien avec une étonnante acuité.

   Femme-Miroir en laquelle mon reflet revient vers Moi et accomplit la partie manquante de qui-je-suis.

   Femme-Sofa aux bras relevés derrière la tête, Femme au compas des jambes ouverts, à la toison pubienne hérissée, pour quel étrange rituel ? Serais-je de la fête, de la Nuptialité ici consommée pour l’Éternité ? Oui, l’Éternité est là en sa Nature la plus réelle, la plus incarnée, le sexe est le centre du brasier. Je m’y abreuve comme à la Source Plurielle.

   Femme-Cariatide, elle tient haut les fruits de ses seins, des perles de résine incarnat en étoilent les aréoles. Le corps est pure argile, donation de soi au plus près de soi, réceptacle de l’Amour et les jambes fécondées, les jambes-nectar coulent doucement vers le sol de planches. Disjointes, éminemment disjointes. Serait-ce le trou du Souffleur par lequel il nous dirait le Rôle Terminal qui nous est imparti de toute éternité ? Parfois, les Quatre de la Quadrature entonnent des chansons de Mortelles et leurs chants résonnent longtemps, montent vers les étoiles, frôlent les dieux absents et regagnent l’horizon incendié de la Terre.  Elles sont les Mortelles-Immortelles au lieu de leur plus haute présence.

   Dans le plein du luxe immémorial, lustres de cristal de Bohème, plafonds de stuc chantournés, armoriés, plancher de chêne poli par les siècles, dans l’immobile du temps, des traversées d’Automates-Humains,

 

le Verbe se fait Chair,

la Chair se fait Verbe,
 

   des trajets de draisiennes en forme de reptile, des visages rieurs s’échappent des portes dorées des coches en bois, ils parlent, ils rient et leurs visages sont troués de leurs rires aigus, Cour des Miracles des Boiteux et des Bouffons, hoquets des calèches aux capotes de cuir noir, elles abritent un Peuple de Gueux, Femme-Cariatide laisse sortir de sa poitrine étroite le long sanglot de la misère Humaine, Des grappes de Quidams aux visages de Néant sont accrochés aux porte-bagages des diligences à vapeur, le jour monte dans les bleus, se décolore,

 

vire en gai Tiffany,

en Sarcelle joyeuse,

les couleurs sont à la fête,

en Givré de banquise,

 

des Joyeux Lurons en goguette

festoient bruyamment

portés par les ailes blanches,

 aériennes des torpédos.

  

   Les corps sont au centre du pandémonium, Je suis les Quatre qui sont Moi. Je métamorphose et m’échange avec qui-je-ne-suis-pas. Les murs sont les Quatre que je suis. Je suis les murs qui sont les Quatre que je suis, tout en ne les étant pas. La pelote de ficelle s’emmêle, se brouille, la fin est le début, le début est le milieu et la fin, le milieu est qui-je-suis et aussi les Quatre, chacune à son tour et, parfois en une seule forme réverbérée par les mille miroirs de l’Âme Infinie du Monde.

 

Ô miroir, féconde qui-je-suis,

fais que je sois Moi en mon unité confondu

et que je sois le Monde en son immensité,

en son illimitation, que je sois,

en une seule et unique mesure,

Femme-Sofa et Femme-Cariatide,

tous les Continents réunis,

tous les Tropiques,

tous les Méridiens,

 

Rêve-Souverain, Songe-Merveilleux,

ôte-moi des mors de la contingence,

porte-moi au plus haut,

que je puisse admirer la Terre,

qui-je-suis-sur-la-Terre,

cet infinitésimal,

cette diatomée perdue parmi

le peuple de cristal

des autres diatomées,

Ô Rêve-Songe,

réunis-toi en un Seul

et sois mon Unique Souci !

Mon Unique !

Mais j’entends une Voix,

je perçois le doux susurrement

de mots de miel.

Serait-ce Toi, Lectrice

qui te pencherais

sur le lieu de mon Rêve ?

Serait-ce Toi, Lecteur

qui t’inclinerais

vers mon Songe ?

Il fait si doux dans

ce monde duveteux !

Ne le crois-tu, Lectrice ?

N’en es-tu pas

convaincu,

Lecteur ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 08:37
Au milieu de nulle part

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Toutes les conditions sont réunies pour que mon titre « Au milieu de nulle part » soit celui-ci et nullement un autre. Comment ne se serait-il imposé à moi ? Il s’agit bien d’un non-lieu, autrement dit d’une manière d’utopie dressée depuis le site de son improbable parution. Si, parfois, nous hallucinons cet espace sans espace, cette région sans frontière ni coordonnées réelles, bien plutôt le flou d’une surréalité, c’est au motif que notre lieu humain s’est perdu, qu’il s’est dissous quelque part dans un univers imprononçable. Là, en cette aire de forme indéfinissable, il n’est ni parlé, ni agi, pas plus qu’aimé ou bien haï pour la simple raison que le Rien n’est jamais que le Rien et que nul n’en pourra tirer plus qu’il ne peut donner : un sentiment d’infinie vacuité, des orbes de silences girent en tous sens dont on ne peut jamais saisir que le confondant vortex.

   Alors, si mon propos s’adresse à Vous, Celle-de-l’image, comment vous nommer puisque vous vous situez dans cette zone interlope, équivoque, nébuleuse qui ne semblerait appeler un quelconque prédicat. Nomme-t-on ce qui n’a ni espace, ni temps ? Car c’est bien ainsi que vous m’apparaissez, un peu à la façon dont un fin brouillard monte d’un lac dans l’illisible heure de l’aube. Le brouillard n’est pas le brouillard, aussi bien il est aube, fin de nuit, jour dans son hésitation première. Me voici donc devant la difficile tâche de nommer l’innommable. Or, si je vous attribuais un nom, fût-il le plus général, le plus universel qui se puisse imaginer, dans le genre d’Absente, d’Inconnue, de Fictive, déjà je vous aurais attribué un corps que vous n’avez pas, je vous aurais gratifiée d’une présence dont vous ne semblez nullement soutenir l’esquisse. Et, à défaut de vous nommer selon un chiffre clair et déterminé, qu’il me soit au moins permis de vous relier à quelque mystérieux sinogramme. Cette étrangeté qu’il vous confèrera vous rendra étrangère et vous dotera, cependant, d’une forme s’approchant du réel. Voici donc à quoi vous ressemblez au « milieu de nulle part » : 缺席的,ce qu’il me plait de traduire par sa forme grapho-phonétique : Quēxíde, et enfin par sa valeur signifiante : « Absente ». Voyez-vous, 缺席的, combien il est difficile de vous cerner, c’est un peu comme si vous étiez en-deçà, au-delà de Vous en quelque étrange marécage où ne règneraient que la poussière d’une lumière grise, de papillonnantes clartés, par exemple un volètement d’Argus bleu à contre-jour du ciel, tout près de la ligne d’horizon dont on ne sait plus si elle est Ciel, Terre ou bien un Néant s’étirant entre les deux. Oui, je sais combien pour un Lecteur, une Lectrice, mon propos doit être étrange mais est bien plus étrange votre voilement qui n’a de cesse de durer que je n’aie tenté d’en décrypter la matière songeuse, à la limite d’un évanouissement, d’une chute, d’un vertige infinis dans lesquels je pourrais bien sombrer si rien ne se donnait de Vous que cette fuite à jamais.

   Car, ne nullement vous saisir reviendrait, par un simple phénomène d’écho, à ne pas me saisir moi-même et donc à renoncer à décrire qui-vous-êtes, cette substance sans contenu qui jamais ne s’arrête et demeure en une position stable, par exemple telle ou telle femme perceptible « en chair et en os ». Et si je ne veux sombrer en quelque aporie, bien qu’il m’en coûte, je suis mis au défi de vous approcher au gré de mes phrases, de mes mots.

   Vous donc 缺席的 à l’illisible mesure, Vous-la-Fuyante qui désertez les touches de mon clavier, qui vous effacez de ma vue, j’avance dans mon texte comme l’aveugle avance sur le chemin de la vie, mains tendues vers l’avant, si peu assuré de ma progression, à la limite de qui-je-suis, en quelque sorte, mon Destin titubant de concert, les talons de mes chaussures poinçonnant le sol en une manière d’étrange mélopée. Un pas en avant trace Votre silhouette, qu’un autre pas en avant vient contrarier, sinon annuler. Pourrais-je vraiment décrire la scène sur laquelle vous figurez au simple motif d’une fiction ? Déjà elle serait de trop car elle vous rendrait réelle plus que réelle or vous n’êtes que de l’irréel qui feint d’exister.

   Derrière Vous, l’ombre est massive, un bleu-marine virant à une forme « d’outre-noir ». De vagues formes s’y laissent distinguer, mais il faut longuement accommoder au risque que la vue ne se brouille et ne menace de se soustraire à son devoir de vision. Une silhouette noyée dans l’ombre. Ce pourrait être celle d’une automobile dont une portière est restée ouverte, elle me fait penser à l’aile d’un corbeau qui se serait détachée du corps et qui battrait au-dessus du vide. Mais pourquoi cette automobile ?  Elle paraît avoir si peu de lien avec Vous ? Vous 缺席的,Celle qui m’interroge au plus haut point, ce qui risquerait, à terme, de me conduire à la limite des « portes de corne et d’ivoire » de la folie, quel est le motif, j’allais dire de votre « présence », alors qu’objectivement Vous en êtes l’exact opposé, la rumeur d’une Absence qui se dilate à l’aune de sa propre vacuité.

   Derrière Vous, à votre gauche, au point le plus éloigné de la scène, la figure baroque de la guérite d’une sentinelle sur laquelle est apposée une croix, dont je crois plutôt qu’il s’agit d’un catafalque levé dont on ne sait la raison de sa venue, dont on ne connaît nullement le corps qui l’habite ou bien le corps qu’il attend : le Vôtre 缺席的 ? Ce catafalque qui semble vous guetter se reflète-t-il dans le mystérieux chiffre du sinogramme, ainsi :

 

, comme deux formes humaines en partance pour plus loin que soi ?

, comme un étrange gibet qui ne peut que vous tendre le motif léthal de sa corde ?

, comme deux entités non-miscibles, l’une refermée alors que l’autre s’ouvre, figure d’une impossible parution ?

 

   Voyez-vous, combien vous me mettez dans l’embarras, obligé de me commettre dans une tâche herméneutique sans issue ? Comment, en effet, interpréter ce qui n’a nul sens, ce qui toujours se dérobe et ne veut nullement livrer le secret de son être ? Aussi bien aurais-je pu vous représenter sous la forme suivante 秘密 (prononcez : [Mìmì]) dont la traduction est « Secrète », et, à l’évidence, vous n’auriez été que le reflet d’une véritable complexité pour ne pas dire d’un chaos, d’une sourde confusion.

   Le savez-vous, depuis le puits profond qui vous accueille, nommer l’Autre, le dire en termes autrement disposés que dans la banalité mondaine, ceci est toujours une réelle épreuve sinon un projet impossible, une visée simplement absurde. Pour autant, renoncer serait encore pire pour la simple raison que, laissé en son immobilité, plié au sein de sa nébuleuse chair, le motif de l’Autre serait une menace à jamais.

 

Ne point connaître est non-être.

Connaître est être.

 

   Donc je poursuis mon laborieux cheminement. Vous, 缺席的-秘密 Absente-Secrète, Vous que j’ai affublée d’un double nom, que faites-vous posée sur cette flaque de lumière couleur d’argile ? Votre visage est indéchiffrable, un genre d’hiéroglyphe. Votre corps est long et silencieux. Vos jambes sont deux bâtons jaunes fichés dans le sol, vos pieds sont nus. Dans l’angle de vos bras semi-pliés, une chose rouge à l’imprécise identité. On dirait la guenille d’une  poupée de petite fille. A moins qu’il ne s’agisse d’un bout de muleta arrachée des mains sanglantes du toréador ? A moins que ce ne soit une toile de braise tout droit venue de l’Enfer ? Voyez-vous, nous nous approchons de la mystique de Dante et je ne sais quel sera notre lot : Enfer ? Purgatoire ? Paradis ? J’ai de fortes craintes et pencherais plutôt pour la première hypothèse, celle du Tartare avec ses brûlantes réjouissances.

   Vous voir m’a introduit dans une complexité dont les liens se resserrent à mesure que j’essaie de percer les arcanes dont votre figuration est tissée. Et votre ombre, cette simple ligne plaquée au sol avec la violence d’une brusque décision, comment ne me ferait-elle penser à ce gnomon antique avec lequel nos lointains ancêtres mesuraient la hauteur de la lune ou du soleil au-dessus de l’horizon ? La mesure du Destin si vous préférez, la mince empreinte que les Hommes et les Femmes déposent à la surface de la Terre, le vif instant de leur temporalité. Oui, à y bien réfléchir, je crois que vous êtes cette tragique mesure du Destin. Tout en témoigne. Mais, ici, je ne bâtirai guère de fiction, ce qui serait facile aux simples images que votre toile livre à mes yeux. Mais quelle que soit la source de votre détresse, c’est cette dernière en son essence irréductible qui est à retenir. Vous êtes, Vous qui vous détachez à peine du versant nocturne du Monde, qui surgissez au jour dans une manière de verticale hébétude, vous êtes la Figure avancée des apories multiples de notre Condition. Que chacun en médite, en Soi, les lignes de force. Quant à moi, permettez que je me retire sur la pointe des pieds, emportant cependant avec moi la vénéneuse ambroisie de votre Présence-Absence. De Vous, je ne garderai que le souvenir que ces deux signes inscrits sur le blanc de mon écran :

 

缺席的

 

秘密

  

   Ils vous disent en mode d’énigme, bien mieux que ne saurait le faire mon langage « humain trop humain ». Cependant, que je Vous avoue, afin que vous ne désespériez, vous voir, pour moi, a été pure joie. Puisse-t-elle, en Vous, semer les spores de quelque espérance !

 

 

 

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5 juin 2021 6 05 /06 /juin /2021 16:28
Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

Œuvre : André Maynet

***

   Sur Terre cela allait vraiment de mal en pis. Les hommes n’étaient plus les hommes que par défaut. Les femmes faisaient semblant d’être femmes. Les enfants étaient déjà de petits vieux s’agitant sur leurs balancelles d’osier en opinant du bonnet. Enfin, rien n’allait plus que dans la chute et le chaos. Les miroirs ne renvoyaient que des reflets troubles. Les visages étaient racinaires, les torses pliés comme des ceps de vigne, les jambes arquées si bien qu’il fallait le soutien d’une canne afin de ne pas chuter dans le premier caniveau venu. C’était vraiment une aberration que d’exister. Le grand fleuve de la vie était arrivé à son étiage, on ne voyait plus que des bancs de gravier bitumeux qu’enserraient de longues lianes au sein de leurs doigts roturiers. Partout où les foules s’amassaient, on aurait dit de gros paquets de goémon échoués sur quelque crique perdue. Partout était le non-sens. Partout l’étrave du doute entaillait les consciences dont on voyait de longs filaments blanchâtres s’écouler dans les marigots des villes. Les gémissements des humains sortaient de leurs goitres en fusant comme mille solfatares. Les sanglots, les perles des larmes, s’assemblaient en de longs chapelets que buvait l’argile en d’étranges chuchotements comme si la planète nourricière, éconduite par ses enfants, maltraitée, ignorée, avait soudain voulu prendre sa revanche. De gluants caillots faisaient leurs collines pourpres, des giclées d’hémoglobine surgissaient au coin des rues et il fallait s’abriter derrière sa dentelle de peau de manière à ne pas périr dans une rivière pourpre. Ce qui était choquant, c’était de voir les résilles de l’intelligence perdre peu à peu leur consistance, laisser fuir la belle lumière qui l’habitait autrefois. Ce qui était affligeant, assister au dépérissement du feu de l’intellect qui ne brasillait plus qu’à la mesure de pitoyables étincelles. Et le goût, la capacité esthétique à distinguer le beau du laid, voici que tout se mêlait dans un maelstrom dont le moins que l’on pouvait dire était qu’il se voyait reconduit à sa portion congrue, si bien qu’on préférait les colifichets et les mirlitons des fêtes foraines plutôt qu’un tableau de Matisse ou bien de la Renaissance italienne. C’est vous dire dans quel état infiniment délabré la civilisation avait chuté et l’on entendait derrière son paravent orné de colonnes doriques et de chapiteaux armoriés le bruit des armes, les dernières explosions de l’amour qui faisaient inévitablement penser aux bulles crevant dans le mystère des tourbières et la densité des noires mangroves.

Mais je parlais, tout juste, d’art, cette sublime ambroisie par laquelle être au monde dans le ravissement et un toujours possible saut vers la transcendance. C’est justement en m’appuyant sur l’art et ses œuvres que je vais tâcher, maintenant, de vous conter comment la condition humaine avait dépéri au point de ne plus se reconnaître elle-même, si ce n’est dans la plus verticale déraison et une manière d’aporie définitive qui confinait à ce que pourrait être le cul-de-sac de l’absurde si, un jour, il nous arrivait de gésir sous son mortel étranglement. Oh, ç’avait été progressif, ç’avait rampé à bas bruit comme un phlegmon qui se tapit dans l’épaisseur du derme de façon à mieux vous attaquer. Certes, il y avait eu quelques coups de semonce, l’abandon d’une idée ici, la perte d’un idéal là, le renoncement à la morale un peu plus loin, le reniement des valeurs, là-bas à l’horizon, le dédain de la philosophie et le refus d’écouter les discours des hautes consciences, l’aveuglement aux leçons de l’Histoire, l’esprit bafoué au nom d’un matérialisme rampant, la perte du sens civique, le refus conscient ou bien inconscient des libertés et la plongée, tête la première, dans toutes sortes d’aliénations dont la société était si prodigue que la plupart n’en percevaient même pas les confondantes faucilles qui moissonnaient les bustes à hauteur du visage. Oui, ici, le recours à l’art devient inévitable afin de rendre perceptible ce qui ne l’est jamais, puisque tout mouvement de fond d’une communauté humaine s’enlise toujours dans le terreau qui la soutient et concourt à sa croissance. Jamais un enfant ne se sent grandir et pourtant, bientôt, il sera plus grand que son père, sans même s’apercevoir de ce curieux métabolisme qui le porte, de cette sève qui court en lui et gonfle la voile de son destin.

A des fins d’explication et de manière à rendre visible ce qui avait affecté l’humanité, l’amenant au bord du gouffre, maintenant je procéderai par analogie avec l’œuvre de cet artiste majeur du XX° siècle au travers duquel peuvent se percevoir quelques phénomènes et lames de fond qui ont mené le monde à son insu, le déposant là où il est présentement, c'est-à-dire dans le questionnement auquel aucune réponse ne fait plus écho. Picasso sera donc notre cicérone, comme si son œuvre était le reflet de cette civilisation promise toujours, depuis le mot de Paul Valéry, à renoncer aux cimaises qu’elle a élevées dans l’ordre de l’art, de la culture, de la langue : nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles . Et cette mort, cette insupportable finitude, voici qu’elle transparaissait, comme en filigrane, dans l’œuvre du Maître de Malaga, dans ses sublimes toiles dont, parfois, la tension était franchement insoutenable.

Mais voici donc comme les événements s’étaient déroulés. Partant d’une lumière, d’un bel éclat, les choses, progressivement s’étaient obscurcies, s’achevant dans un gouffre ontologique sans issue. D’abord les hommes avaient vécu dans la période bleue, ce genre de plénitude, de ressourcement, d’immersion dans cette couleur tissée de mer et de ciel, qui s’ouvrait sur quelque geste aussi simple qu’essentiel du quotidien, par exemple la toilette d’une jeune femme dans la douceur d’une chambre avec des gestes si alanguis, une attitude si sereine qu’on aurait cru avoir affaire à l’une des premières aubes du monde. Ensuite il y avait eu comme un doux glissement, une translation imperceptible en direction de ce rose pastellisé dont la douceur même convenait si bien à cette Femme en chemise au regard empreint d’une douce quiétude. Puis, soudain, il y avait eu comme une déflagration, un long tellurisme qui avait fait osciller les choses aussi bien que les êtres, un genre de fêlure, de sourde reptation glissant dans les veines de glaise, déchaussant les racines anthropologiques, soulevant les destins en une lame de fond dont on ne savait plus de quelle manière on pourrait lui échapper et retrouver son immémoriale innocence. Car tout girait, car tout se vrillait et l’on sentait cette terrible torsion à l’intérieur même de son corps, tout contre les arêtes vives de l’esprit, dans le feu ardent de la conscience. Cela troublait, cela inversait les perspectives, c’était un défi aux lois de la représentation, un remuement de l’espace, un basculement de la temporalité et l’on ne savait plus où était le présent, s’il avait un rapport avec le passé, si l’avenir surgirait un jour et sous quelle forme. Cela se résumait sous la vision étrange de la Danseuse d’Avignon avec son immense visage, ses yeux pareils à des avens sans fond, l’architecture anguleuse de sa morphologie, ses complexités anatomiques, la révolution de ses membres dont on ne percevait même plus la logique qui les assemblait, la mesure rationnelle qui, par nature, devait présider à leur mise en ordre. Oh, oui, combien l’on était désemparés en ce temps d’insurrection picturale, combien l’on se sentait orphelins des formes renaissantes dans leur belle carnation humaine ! Et encore, on le pressentait dans les rumeurs sourdes d’un orage à l’horizon, le pire semblait à venir qui finirait par clore nos bouches, sceller nos oreilles, faire de notre langue une sorte de limaçon visqueux incapable de proférer quoi que ce soit de juste qui inclinât vers quelque sérénité. Voici qu’à portée des sclérotiques se présentait le paysage de l’épiphanie humaine tel qu’encore personne ne l’avait envisagé. Sans doute s’agissait-il de la présence de l’homme, mais sous quels attributs ! Si peu reconnaissable celui qui se nommait Ambroise Vollard dont le portrait se décomposait en milliers de facettes saisies de lumière, en milliers de fragments animés identiquement aux images emboîtées des kaléidoscopes, aux émiettements d’une corporéité dont l’espace assurait la confondante polémique, comme si la matière, soudain, se fût livrée selon quantité d’esquisses possibles. On regardait la face et, en même temps, on avait le dos, le profil, la vue de dessus, celle de dessous, myriade d’apparitions qui donnaient le vertige et faisaient douter de la réalité. Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu de cette manière analytique, inquisitrice, jamais l’on n’avait saisi une figure humaine de telle façon que, la soumettant à l’empire de sa volonté, on l’offrît aux Voyeurs dans la fantaisiste pliure d’un origami dont on ne pouvait déceler ni le début, ni la fin, ni la subtilité architectonique qui présidait à son étrange parution. Certes le regard s’était inversé, le regard avait subi une révolution et le phénomène ne se limitait pas à un simple procès de la vision selon le mode de la physiologie, cela allait infiniment plus loin, cela bouleversait l’intelligence et bousculait les concepts, cela forait loin dans l’émotivité et remuait l’âme dans son tréfonds et les vagues de pathos n’en finissaient pas de crouler sous le poids d’une nouvelle nécessité. Mais l’humain n’était pas au bout de ses peines - le tragique n’a pas de limites, c’est pour cette raison qu’il est tragique -, et surgirait, bientôt, comme un diable se levant de sa boîte, une représentation si étonnante qu’elle paraissait venir en droite ligne du laboratoire d’un savant fou, d’un alchimiste ayant mélangé dans l’ardeur de ses cornues de verre des principes antagonistes, si bien que les femmes, les jeunes filles étaient devenues méconnaissables, insaisissables, par exemple ce Grand nu au fauteuil rouge, aux formes si étrangement alambiquées, imbriquées selon toute illogique, genre d’excroissance charnelle se débattant dans les mailles mêmes de l’inextricable, de l’innommable car les mots devenaient impuissants à proférer, à dire quelque chose du réel et, encore moins à faire se lever l’esquisse d’une possible vérité. Les couleurs hurlaient, le Nu hurlait du fond de sa gueule dentelée, créneau et merlons des dents, trous des yeux à la visée absente, moignons des mains pareilles à des boulets, diaspora de la poitrine dont les seins, nullement assemblés, se perdaient au hasard des contraintes de la pesanteur, éclaboussure du sexe qui ne portait plus ni désir, ni plaisir, seulement la balafre d’une proche extinction. Enfin voilà l’inqualifiable décrépitude qui atteignait la dignité humaine dont il ne demeurait plus que quelques lambeaux étiques flottant dans le vent acide, tels des drapeaux de prière dont le destinataire n’entendrait jamais le colloque singulier, charpie de tissus que l’air dissolvait de sa lame impérieuse.

Les bas-fonds étaient ici atteints car l’homme, ingénieux à scier la branche sur laquelle il est assis, avait fomenté contre lui-même et ses semblables le pire des complots qui se fût jamais imaginé. L’homme avait inventé les armes de sa propre destruction, le besoin immodéré de gloire, la recherche de la puissance, l’envie immodérée de posséder, les exigences d’un égoïsme foncier, le penchant au lucre et à la domination, l’inclination à la luxure et la conquête d’une vie facile, autant de projectiles, dont il ferait un usage immodéré au cours des siècles, l’acmé étant atteinte avec les horreurs et le charnier de Guernica. Plus rien, alors, n’est interdit. Plus rien ne s’oppose à la barbarie. Les glaives sont partout sortis qui sectionnent les têtes. Le sang gicle en intarissables fontaines. Les corps sont démembrés, un bras ici, une jambe là-bas, une tête ailleurs ne proférant plus que le cri de la douleur, n’émettant plus que l’insupportable vocalise de la souffrance. La ruée est bestiale, le taureau est lâché dans l’arène. Les pouces sont baissés. Les consuls exultent. Ils veulent voir la limite des limites, l’horreur faite chair, le cri fait stalagmite, le désir empalé sur sa propre hampe. Les couleurs sont éteintes, pareilles à des coulées de bitume, à des traînées d’humus. Humus = Homme = Perdition, comme si cette étrange équation résumait le sort de l’humanité depuis sa première manifestation et ses belles traces sur les parois des grottes qui annoncent la précellence de l’homme, son royaume sur les choses, sa victoire sur les forces obscures du mammouth, du sanglier, ces énergies indomptées de la nature sauvage qu’il faut canaliser et porter à la beauté.

Oui, la marche est haute qui conduit l’humanité depuis ses premiers balbutiements jusqu’aux portes de l’abîme après la lumière des grandes civilisations. L’homme est un éternel insatisfait, un grand enfant qui ne rêve que d’une chose, casser le jouet qu’il a tant convoité au cours de sa longue marche hasardeuse sur les chemins du monde. Mais l’Histoire a des secrets, mais l’Histoire se nourrit de sublimes résurgences comme si un manichéisme l’animait de l’intérieur, incroyable mécanisme qui, tour à tour, présentait les vertus du bien, puis, aussitôt, pareillement au rythme d’un balancier, les apories du mal. Coïncidence des opposés, coincidentia oppositorum telle que les mythes anciens décrivaient la divinité, laquelle se manifestait successivement sous sa forme bienveillante et terrible, capable de créer aussi bien que de détruire, manifeste et virtuelle. Insaisissable réalité qui toujours nous fuit, comme si cette fuite, en elle-même, était la seule façon de nous en emparer, continuel clignotement de l’ombre et de la lumière.

Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

   Oui, les hommes ont beaucoup marché mais ont-ils au moins observé cette Déesse dont l’image presque imperceptible à force de discrétion semble à peine émerger de la lagune qui paraît lui avoir donné naissance ? Sur ses baskets blanches elle avance comme portée par son propre esprit ou bien sustentée par un simple souffle d’air. Elle est l’antinomie de tout ce qui fâche, contraint et pullule sous la forme de l’obscurité vindicative, de la tresse nouée de l’angoisse ou de ce qui reconduit l’homme dans les primitives ornières dans lesquelles, parfois, le conduit son aveuglement, sa naïveté à être dans l’immédiate satisfaction, le plus proche profit. Cette belle suggestion sortie d’un clair-obscur comme le vent naît de la plume de l’oiseau, baptisons-la Lucia, ce nom rayonnant de lumière qui resplendit à seulement être prononcé. Alors, ne sentez-vous pas combien le jour est proche, l’ombre effacée où se tapissent les démons et les goules, combien tout, bientôt, va luire dans l’éventail largement déployé des heures. Les faillites de l’humain, les périodes ourlées de haine et de méchanceté seront loin, tellement imperceptibles que nous ne verrons plus que ces lumignons à la tremblante lueur sortant de l’eau comme d’un rêve. Jamais la lumière ne peut trahir, jamais le point d’incandescence ne peut tromper. Les douleurs, les agonies, les faussetés sont sous le boisseau et ne demeure plus que cette pure beauté tellement semblable à Fillette nue au panier de fleurs de Picasso lors de la période rose. Oublié Guernica, oublié LEnlèvement des Sabines, finis les glaives qui tranchent les têtes, les rictus des chevaux confrontés aux guerres des hommes, les corps couchés au sol, les anatomies dénudées, les cris épouvantés des nouveau-nés, la multitude des présences hurlantes qui, bientôt, seront muettes. C’est l’exact contraire dont Lucia est porteuse, cette onction qu’elle délivre à la grâce de sa légèreté, à la simplicité de sa forme de liane, à cette lueur dont son sexe même paraît être la source tellement l’idée de génération lui est intimement attachée. Oui, nous voulons Lucia. Oui, nous voulons la lumière. Oui, nous serons des hommes debout !

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10 avril 2021 6 10 /04 /avril /2021 08:07
Chaperon Rouge

"Solitude" (1955)

Paul Delvaux

Source : WahooArt.com

 

***

 

   Mon Journal m’avait envoyé en Flandre Occidentale pour y réaliser un reportage sur cette immense étendue sablonneuse qui longe la Mer du Nord, surface constamment battue par le vent du large. Un naturel refuge pour âmes romantiques et promeneurs solitaires. Je logeais dans un hôtel à Ostende avec vue sur l’immensité, vaste horizon blanc traversé du vol gris des mouettes. Ce paysage ouvert convenait parfaitement à mon singulier tropisme : la lumière y était longue, impalpable et le regard se perdait constamment dans la brume. Il n’en fallait pas plus pour fouetter mon penchant au songe éveillé. Certains de mes amis me confiaient que j’étais une simple image sortie d’un rêve. Cette sensation impressionniste comblait mon attente au-delà de toute espérance.

   Bergeret, mon Rédacteur en chef, m’avait dit lorsqu’il m’avait accompagné à la voiture :

    « Si tu as cinq minutes, toi l’amateur de peinture, va donc jeter un œil aux toiles de Delvaux à Saint-Idesbald. Ça vaut amplement le détour ! »

   Et, compte tenu du goût infaillible de mon Collègue, que je savais expert en matière d’esthétique, il ne me restait plus, entre deux séances de photographies et de notes, qu’à me rendre au ‘Paul Delvaux Museum’. J’appréciais les œuvres de ce Peintre mais n’en avais encore jamais vu en réalité, seulement sur les pages glacées des revues consacrées aux Beaux-Arts. Du reste, j’avais emporté avec moi un fascicule avec quelques reproductions de ses œuvres et je dois dire qu’elles me fascinaient plus que de raison. J’aimais beaucoup le ‘Village des Sirènes’, les attitudes hiératiques de ces femmes au regard vide se détachant sur un décor en trompe-l’œil ; j’aimais ‘Ombres’, avec sa déesse blonde au premier plan, la mer venant frapper les vagues de sable, son wagon désaffecté sur des rails qui ne menaient nulle part, j’aimais aussi ‘Phases de Lune’ son air bleu de nuit, ses mystérieux personnages tout droit sortis de quelque antique Musée Grévin, êtres de cire et de chiffon dont l’existence paraissait aussi peu affirmée qu’un rêve d’enfant au sortir de la nuit.

    Paul Delvaux, que certains critiques n’hésitaient pas à classer dans la mouvance surréaliste, me paraissait davantage se rapprocher de la Peinture Métaphysique d’un Giorgio de Chirico et, si l’on m’avait demandé mon avis, je l’aurais volontiers rangé dans la pure singularité du ‘réalisme magique’ selon une vue identique à celle de certains connaisseurs et bien plutôt encore dans le domaine de la ‘Peinture Onirique’, selon les termes mêmes qui me venaient à l’esprit dès l’instant où j’évoquais les toiles du Peintre belge. Je pensais, sans doute à raison, que la vue directe des créations entraînerait une plus vive émotion. Rien, en effet ne saurait remplacer cette saisie du réel.

 

    Journal de bord - Ostende - Mercredi 18 Avril 2018

 

   Ce matin l’air est uniformément gris, parfois semé de quelques nuages d’altitude qui glissent le long de la côte. Des lames de vent à intervalles réguliers, des oiseaux marins y planent indéfiniment. Peu de gens dans les rues. Impression de vide et aussi, corrélativement, de liberté. Je ne sais ce que je vais découvrir dans les salles du Museum. J’espère seulement y trouver, non uniquement de la beauté, c’est bien le moins que l’on puisse demander à l’art, mais surtout du dépaysement, de la magie, de l’émerveillement et comme une altitude autre que celle d’un réel immanent qui nous consigne à la lourdeur de la terre. Cela fait tant de bien à l’âme de prendre son envol, de se confier aux volutes ascendantes de l’air, de planer longuement dans la manière d’un oiseau de proie à la vue panoptique. Alors on voit plein de choses étranges au-delà de l’horizon, des étincelles de temps inconnu, des écharpes d’espace qui faseyent tout contre le zéphyr de l’imaginaire.

   La bâtisse du Musée est haute, blanche, façade sertie de pavés de verre, toit pyramidal de couleur saumon. Je franchis la porte voûtée de l’entrée à l’heure de l’ouverture. Je suis le premier visiteur. C’est une habitude, entrer dans les salles alors que le calme y règne encore, que les œuvres et moi pouvons dialoguer à loisir. Le premier tableau que j’aperçois, ‘Jeune fille devant un temple’, me fait inévitablement penser à l’architecture chiriquienne, même pose olympienne, liturgique, de ses personnages qui semblent de simples scènes antiques scellées dans la pierre. Immobilité, postures de l’au-delà, pensées fixes, êtres si étranges et l’on penserait être dans quelque crypte n’autorisant que des présences marmoréennes, des visages burinés par le long écoulement de l’Eternité.

   Alors voici que surgit, sur le mur blanc criblé de stupeur, ‘SOLITUDE’, œuvre de 1955. Unique en son genre. C’est elle dont j’attendais la venue pareille à un mystère sur le point d’éclore, d’ouvrir sa large corolle. Soudain, de façon hypnotique, magnétique, je me sens happé par ELLE qui me fait face, par cette toile qui ruisselle de pure beauté, par cette Sublime Présence Féminine rendue énigmatique au motif que l’Inconnue qui m’attire m’aliène au sens propre, étymologique, à savoir que je ne peux que constater mon propre éloignement de qui-je-suis, presque une manifestation hostile, comme si, dédoublé, mon être pouvait se défenestrer lui-même, procéder à sa propre extinction.

   Moi contre moi dans l’étroitesse d’un pugilat égologique, auto agression, meurtre au premier degré. Suicide pictural. Voyant l’œuvre je m’enlève à moi-même dans la seule assomption possible, celle de disparaître dans le même moment que se déploie un intime ravissement. C’est ceci la puissance de l’Art, arracher à la triple certitude de Soi, du Temps, de l’Espace. Alors on n’est plus vraiment au centre du Jeu, on est à la périphérie, simple spectateur de la totalité de ce qui vient à soi et l’on s’aperçoit, à l’extérieur de sa propre conscience, tout comme l’on prend acte de ce qui nous entoure. On-est soi-hors-de-soi. On est ici et ailleurs. Dans un Rêve Réel, dans une Réalité-Rêvée, à l’intersection du Jour et de la Nuit, à la jointure de l’Imaginaire et de l’Effectif, à la pliure de la Matière et de l’Esprit.

   Celle qui est devant moi, qui s’est emparée de ma volonté, qui a fixé le globe de mes yeux tout contre sa Rouge Esquisse, celle que je nomme ‘Chaperon Rouge’ en raison de sa couleur irradiante, éblouissante, pareille à une large tache de sang, elle donc sur qui tout se focalise, est le lieu même, désormais et pour la suite des jours qui viennent, de mon unique profération, autrement dit de mon silence, de ma parole clouée, le lieu même de mon Néant. Sur le long quai de pavés gris, elle est le point fixe, l’amer qui attire tout, détruit tout. Prodige d’immobilité que tout ceci. La haute bâtisse de la Gare construite en briques rouges, le long bâtiment qui la prolonge, la passerelle d’acier, les lignes télégraphiques, la locomotive et les wagons, tout ceci paraît venir de si loin, fossiles d’un âge sans nom, de coordonnées sans assises. Le ciel bleu recule au-delà de toute diction, le globe blanc de la Lune est un énigmatique et insondable Pierrot orphelin de sa Colombine.

   Je marche tout juste derrière Chaperon, à son insu, dans le peu d’ombre que son élégante silhouette trace au sol. Je ne fais aucun bruit si bien qu’elle ne peut deviner ma présence. Et, du reste, en apercevrait-elle le léger tremblement, je ne crois pas qu’elle s’en offusquerait le moins du monde. Regarder une œuvre d’art, être fasciné par la scène qui figure sur la toile ne saurait constituer en soi un péché, pas plus que cette inclination ne serait la marque d’une curiosité. Être soi et l’œuvre en même temps, ceci n’est nullement contingent, mais voulu. Par le Voyeur, par la Chose vue car cette dernière n’existe qu’à être contemplée, c'est-à-dire portée au bout de son être.

   Chaperon progresse à pas menus, comme si elle voulait tirer de son propre réel un genre de potion magique, si elle voulait phagocyter tout ce qui vient à elle dans le luxe inouï de l’instant. Être elle en la plus vive impression qui se puisse imaginer, être le Monde tout autour qui n’est présentement là que pour elle et, sans doute grâce à elle. Oui, à mesure que la lumière bouge dans le ciel, que les oiseaux s’éveillent au bord soyeux de leur nid, à mesure que les Hommes battent le pavé dans l’enfer libre des villes, Chaperon crée la toile sur laquelle repose son existence.

Elle avance : et c’est la Lune.

Elle avance encore : et ce sont les rails

qui montent au ciel à perte de vue.

Elle avance toujours : et c’est la porte de la Gare

qui communique avec les quais,

qui s’ouvre et s’efface avec grâce.

 

    Chaperon entre dans la salle d’attente aux sièges de bois revêtus de cuir et, l’espace d’un instant, la rivière blonde de sa chevelure disparaît à mes yeux. C’est comme un coup de canif qui entaille ma conscience, comme si mon âme saignait de ne plus s’apercevoir que mutilée, genre de chiffon inutile flottant au vent mauvais d’une infinie tristesse. Elle, Chaperon, je la veux comme un enfant veut un jouet, comme un amant attend son amante avec la lèvre qui tremble et les yeux perdus dans l’infini du ciel. Je la veux telle une partie de moi-même, infiniment disponible au songe romantique qui se love en moi de la même façon qu’un animal plonge dans le tunnel de sa tanière, le corps moulé par ce qui l’accueille et le détermine en qui il est. Nulle distance entre le blaireau et sa tunique d’argile. Nul écart entre Chaperon et celui que je suis devenu dès l’instant où son image a envahi l’horizon courbe de mes yeux.

   Toujours elle a existé en moi, pliée dans les fibres de ma chair, collée au revers de ma peau, spiralée au sein même de ma graine ombilicale, attachée au môle de mon imaginaire, soudée à la coursive de mon esprit. Elle/Moi, dans le creuset unique d’une identique présence. J’étais hanté par Chaperon, ce qui, souvent, expliquait ma climatique orphique, moi toujours en perte de mon double, moi amputé de quelque membre et claudicant sur la vaste scène du Monde, cherchant, ne sachant que la recherche et non ceci même qui la motivait, cette Lueur Rouge au large de mon immense solitude. Mais qui donc, sur cette Terre, n’est un être solitaire ? Jamais de complétude et la poursuite de fantômes qui ne laissent dans nos mains meurtries que la poudre à jamais consolée de la question. Mais ai-je donc le temps et le loisir de ruminer dès le moment où la joie est à portée de main ? Gamin qui a tiré une pochette-surprise et sent au travers du papier glacé la forme entière de son désir. Ses doigts sont mouillés du plaisir anticipateur de la découverte.

   Maintenant nous sommes sortis de la maison de briques de la Gare. C’est un paysage lunaire qui nous attend dont Chaperon Rouge accepte qu’il soit son immédiat quotidien. Elle avance dans la vie avec un charme pareil au vol inventif de la libellule ou du primesautier Argus s’amusant des plis de l’air, des effluves printaniers, de la brise embaumée qui monte des présences florales accrochées aux épines des buissons. La lumière glisse au ras du sol, lustre la pierre des pavés, se fraie une voie parmi les épaisses frondaisons des arbres, luit sur les rangées de rails, on dirait un chemin attiré par les hautes ramures du Ciel. Un instant, Chaperon Rouge s’immobilise sur le bord du quai. Elle regarde fixement la caisse verte d’une draisine. Sur sa partie arrière la braise d’un feu rouge. Image d’un désir ? Symbole du nécessaire rougeoiement de la vie ? Point de convergence des passions humaines ? Il y a tant et tant de significations qui existent à bas bruit, glissent sous la ligne de flottaison de la conscience ! Tant de savoirs insus, de connaissances inconnues. Consternante vérité oxymorique de tout ce qui nous échappe dont nous aurions voulu éprouver le don mais nos doigts ne saisissent jamais que des pépins à défaut de posséder le fruit. Vacuité immense, vertige universel de qui interroge les étoiles et voyage sur les queues des comètes.

   Devant la draisine est attachée une voiture de cette même teinte vert bouteille, tellement semblable aux rivages englués de la mélancolie. Une vitre éclairée de jaune dit la proximité du départ, le pas à franchir afin de sortir de soi et déboucher dans une fiction différente de la quotidienne, celle qui nous arrime à notre propre destin et nous prive de liberté. Chaperon me précède sur le quai transi de clarté lunaire. Les arbres, de chaque côté de la voie, dessinent une double harmonie, une double rangée dont les feuilles, détourées de lignes brillantes, rythment un temps de nature immémoriale, un genre de poix venu du plus loin d’une illisible contrée. Etrangement, dans cette vision d’aquarium, sur fond de ciel pareil à une encre lourde, tout paraît si léger, si aérien que l’on s’attendrait à voir voler des poissons aux nageoires de cristal, à voir les longs flagelles des poulpes tracer à contre-jour de l’heure les figures d’une subtile chorégraphie.

   Montant dans la voiture, Chaperon retrousse sa robe, laissant découvrir des bottines noires à fins talons, des bas résille losangés, une chair délicate pareille au corail des oursins dormant dans la nacre douce de leur coquille. Chaperon n’a nul souci de moi. Ne m’aperçoit nullement. Seulement tissée du songe intérieur qui tapisse son être, seulement occupée de poursuivre son voyage dont, certes, je suis le Voyeur privilégié, dont nul autre que moi ne saurait troubler la précieuse liberté. Parfois, entre deux touches de brosse, le subjectile vibrant sous la pression, j’aperçois le visage de l’Artiste, concentré mais radieux, soucieux mais libre de créer le Monde à sa guise.

   Je m’assois tout juste derrière la banquette en bois qu’occupe Chaperon. La toile de ses cheveux flotte librement et je suis avec attention et même vénération le mouvement du souffle qui l’anime. Parfois quelque pensée intime s’échappe du massif de sa tête, s’enroule autour des barres d’appui, des porte-bagages. J’en devine le rare, j’en suppute le précieux. En réalité ce ne sont nullement des mots que l’on pourrait déchiffrer, ce sont des genres d’hiéroglyphes, de mystérieux sinogrammes, de signes pareils à ceux gravés sur les bâtons percés de la Préhistoire. Ce sont de minces pullulations, d’amusants tropismes, cela a la consistance aérienne des tuniques des chrysalides, la légère persistance à être des feuilles trouées de vent, dont il ne demeure que les nervures. Elle, Chaperon, paraît identique à ses pensées, un indéfinissable, une trame à peine armoriée, un tissu lâche, la texture de l’ineffable, les mailles d’une chimère. Pour ceci elle se donne comme le rare, l’inaccessible mais on peut la regarder à loisir depuis le territoire libre de son imaginaire. Peut-être n’en est-elle qu’un fragment détaché, un grésil se perdant aux confins de la nuit, mourant sur la margelle bleue de l’aube ?

   Notre convoi s’est arrêté en rase campagne. Voyageuse s’est levée, m’a frôlé de sa robe de satin. Elle a descendu les degrés des marches, ses bottines touchant à peine les lames de fer. Je l’ai suivie, toujours dans la discrétion. Face à nous une large clairière entourée de hauts arbres aux ramures minérales. Poudrés d’émeraude et de blanc. Une féerie de Noël. Au sol, une herbe drue, semée de pâquerettes et des clochettes parme des fritillaires-couronnes. Ici et là des touffes végétales aux feuilles dentelées. Chaperon, arrivée au centre de la clairière, a étalé sa robe en large nappe, s’est assise, a longuement observé des meutes d’oiseaux invisibles, les yeux perdus parmi les joues pommelées des nuages, le front lissé de l’eau claire du ciel.

    Tout autour d’elle c’est la pure joie qui irradie, faisceau polychrome de faveurs qui tressent autour de sa tête l’ode des plaisirs illimités.

 

Chaperon respire et c’est le bonheur.

Chaperon ouvre ses mains

et c’est la plurielle donation du jour.

Chaperon lisse ses cheveux

et c’est pluie de félicité

qui se répand alentour

avec son bruissement de dentelle.

 

   Elle est l’Illimité en sa plus belle énigme. Elle est l’Inattendu qui emplit mes yeux des mirages qui m’habitent et n’éclosent qu’à la mesure de ce qui ouvre et resplendit dans l’aura de mon corps transfiguré. Oui, car alors je deviens transparent à moi-même et je lis en moi comme dans un livre ouvert qui me livrerait quelque secret antique et me déposerait dans la Cité Olympienne, bien plus haut que les soucis des Hommes. Le soleil est à mi-distance du zénith et du nadir, il glisse doucement afin de rejoindre l’Hespérie qui l’accueillera avant que l’encre nocturne n’assombrisse le ciel, ne le conduise à son repos.

   Je suis tout au bord de la clairière, dans cette zone intermédiaire du mélange des eaux claires et sombres du jour. Je ne bouge guère de peur que ma présence ne soit dévoilée à Chaperon. Elle, Chaperon vient de se relever. Sa robe ensemence de pourpre les tiges d’herbe, les troncs des arbres et, sans doute, mon visage dont je ne peux saisir l’épiphanie puisque jamais quiconque n’a pu voir sa physionomie dans sa réalité, seulement un rapide halo dans le tain du miroir. Chaperon avance dans le cercle magique avec une telle légèreté, à peine une onction posée sur la nervure d’une feuille. Fasciné, aimanté par ce prodigieux spectacle, je n’ai même pas songé à me déplacer pour laisser le passage qui conduit au convoi. Chaperon est si proche, maintenant, je pourrais effleurer son visage. Etrange visage qui paraît s’effacer à même sa profération. Je n’en pourrais décrire le pouvoir, n’en pourrais préciser la forme. Beauté de la beauté simplement et nul autre prédicat qui fixerait à jamais l’ineffable faveur d’une vision. Je suis logé en moi, au centre invisible de mon corps. Chaperon progresse à pas lents, comme pour un ultime cérémonial. Chaperon traverse ma propre présence. Elle est au bord de qui je suis, puis elle est en moi, totalement immergée, puis elle est hors de moi et je sens la brise de son être qui se dissipe au moment où elle monte dans la voiture verte.

   J’ai encore, en mon intime, un peu d’elle, nullement une touche matérielle, bien plutôt le souffle d’un esprit et mon âme s’emplit de ce vide, de ce creux qu’elle a dessiné en moi. Je sens, au-dessus de la doline de ma fontanelle, les pulsations d’une absence, le rythme assourdi d’une mélancolie en train d’éclore, de fleurir, qui n’aura nulle fin. Jamais l’on ne revient du phénomène invisible de la présence. Toujours, en soi, une vacuité qui appelle et demande la survenue du poème, sa parole originelle, le déploiement de son quatrain dans la simplicité la plus éloquente qui soit. Cela plane tout là-haut dans les rémiges de l’imaginaire, cela fait son bruit de cerf-volant de papier qu’anime la belle clarté de la conscience, cela se pose parfois sur la pulpe des doigts. On croit à un fourmillement, ce sont en réalité les mots qui viennent à soi et délivrent un peu de leur richesse, un peu de leur nécessité.

   Chaperon a repris sa place de Déesse. J’ai repris ma place de Voyeur. Je regarde qui ne se sait nullement regardée. Sent-elle au moins, sur sa nuque, la brise de ma pensée, l’haleine de mon désir ? Elle semble si totalement à elle, si inclinée à sa propre présence. Derrière nous la draisine a repris sa poussée. Toujours une lumière jaune, une lumière de bougie pareille à un nectar se posant sur toute chose. Une lumière de rêve qui métamorphose les personnages en d’étranges entités surnaturelles. On dirait des statues d’albâtre illuminées de l’intérieur. Leurs yeux sont des mares lunaires, leurs mains d’antiques terres à la couleur ossuaire, leurs corps un bloc de résine où bougent les immobiles pensées, des manières de bourgeonnements, de signes avant-coureurs de ce que pourrait être une existence de veille si elle pouvait avoir lieu en dehors des frontières d’une pseudo-conscience nocturne.

   Les proches rivages de la nuit ont glacé de bleu profond les lointains du ciel. Tout est phosphorescent. Tout brille de soi. Tout exulte dans un silence clos sur lui-même. La double ligne des rails, deux longs traits lumineux qui partent à l’infini. De chaque côté de la voie, de hauts peupliers aux feuilles de métal dressent leur immense solitude. Des éclats de lumière poinçonnent nos corps. Celui de Chaperon s’abandonne sous la meute du plaisir, le mien se rebelle de ne pouvoir rejoindre cette félicité si proche, cette douce anse marine où trouver du repos, où connaître le luxe de l’apaisement. Mais le voyage à distance est déjà une telle faveur. Le convoi entre dans un tunnel fait de hauts palétuviers. Entre les mailles de leurs racines aériennes, j’aperçois la Mer, ses courtes vagues d’émeraude, leur bascule dans une théorie de bulles, une blancheur d’écume crépite à leur sommet. A l’opposé de hautes dunes de sable. Les grains de mica jettent leurs étoiles dans l’air, les oyats balancés par le vent sont des genres de harpes cristallines, des galeries traversent le massif de part en part et l’on aperçoit, au travers, les fanaux des villes, presque imperceptibles, étiques sémaphores disant la lourdeur des destins, leurs anatomies de gisants dans les sépulcres étroits de leurs couches de toile.

   De longues lianes de volubilis, pourpre éteinte, imitent la robe de Chaperon, elle qui plonge dans un corridor de pénombre. Des ruisseaux de bougainvillées aux teintes vives cascadent, effleurent les vitres. J’en sens la douce fragrance se répandre sur les sièges, visiter la plaine lisse de mon visage. Les fleurs blanches des clématites éclatent ici et là dans des sortes de bouquets qui me font penser à la Flore du ‘Printemps’ de Botticelli, à sa riche parure florale, aux robes des élégantes aristocrates florentines, qui évoquent aussi en moi l’ombre proustienne, délicate, des ‘jeunes filles en fleurs’ et je ne peux m’empêcher de réciter l’une des belles phrases de ‘La Recherche’ :

« Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. »

  

   Son visage, je n’en pouvais percevoir que quelques rapides reflets mêlés aux lianes, aux vagues souples de l’eau. Elle était un genre d’Ophélie, mais encore située entre deux ondes, entourée d’une haie de pétales blancs, cernée de plantes aquatiques, tenant dans sa main droite cette rose ou bien ce bleuet aux teintes si vives, image encore de la vie en son effusion. Parfois, il me semblait que Chaperon essayait de deviner mon profil dans le miroir de la vitre mais, sans doute, ne s’agissait-il là que d’une projection de mon désir. J’entendais ronronner le moteur de la draisine à la manière d’un gros bourdon et aussi le grincement des roues sur la voie étroite. Je nous pensais partis pour un voyage tout au bout du monde, là où plus rien n’a lieu que le vertige sans fond d’un périple étrange et sans but.

    A peine avais-je médité ceci, que le convoi s’engouffra dans une sorte de tunnel ténébreux, comme s’il était tapissé d’une couche de suie. Les sons ne me parvenaient plus qu’étouffés comme si l’on descendait dans un gouffre aux parois humides tapissées de mousses et de lichens. Des orifices creusés dans les parois, imitaient des oculus. Une lumière infiniment blanche en traversait toute la longueur. Donc, à intervalles réguliers, pareilles à un clignotement régulier dont un démiurge diabolique aurait mesuré le rythme, de grandes balafres de clarté inondaient la voiture, révélant jusqu’à une sorte d’excès la vêture pourpre de Chaperon, la silhouette de son visage qui se fardait d’étonnantes lueurs cosmiques.

   Je ne pouvais m’empêcher de projeter sur l’écran de mon imaginaire une fin proche, laquelle ôterait toute possibilité de connaître la Voyageuse. Soudain, venant du fond du tunnel, montant de sa gorge étroite, une déflagration blanche envahit la carlingue de fer de la voiture. C’était une onde brillante comme mille soleils, un raz-de-marée qui m’arrachait à moi-même en même temps qu’il soustrayait Chaperon à ma vue. Je m’agrippai au rebord de mon siège mais en vain. La houle avait raison de moi, elle m’enlevait à mon être propre si bien que je me pensais l’innocent jouet de quelque abîme où, bientôt, je disparaîtrai corps et âme. Celle par qui je vivais depuis quelques heures n’était plus qu’une lointaine et illisible éclipse.

   Alors je perçus nettement, tout juste devant l’étrave de ma poitrine, un genre d’opercule fibreux, de membrane visqueuse qui m’attirait à elle par un terrible effet de succion. Bientôt je perdis une claire conscience des choses, n’en ressentais que la forme approximative, percevais des silhouettes fuligineuses disposées çà et là de part et d’autre d’un étroit boyau. Et bien que ma vision ait été altérée par mon saut dans l’inconnu, je parvenais à distinguer assez clairement ce qui venait à moi dans le genre d’une étrange procession. Le sol était tapissé de larges dalles de marbre noires et blanches. Rangées telles des cariatides près d’un temple antique, des femmes en robes longues aux plis amples, larges capelines sur la tête semblaient distraites d’elles-mêmes comme si elles étaient aux portes mêmes du Tartare ou bien sortaient d’une salle de fumeurs d’opium. D’autres femmes entièrement nues, à la carnation entre pêche et abricot s’exposaient tels des fruits sur l’étal d’un marchand des quatre saisons, et toujours cette floculation dont leurs corps émettaient la bizarre matière.

   J’avançais dans le tunnel à la force de ma propre énergie. Loin étaient la draisine avec son falot rouge accroché à ses basques, loin la voiture verte avec sa lumière jaune d’outre-monde, loin Chaperon qui, peut-être, n’était plus qu’une vague fable immergée au fin fond d’un temps sans aspérité ni contours, une simple fuite des choses dans un orient qui s’effondrait, ne parlait plus, n’indiquait plus nulle étoile guidant l’avancée des hommes. C’était pareil à une immersion dans un site muet, aphasique, sourd à toute plainte. Je ne pouvais que débattre avec moi-même dans une manière de destin autistique, une large schize scindant mon corps, des fêlures s’y inscrivant, des lézardes y naissant en un constant tellurisme. A vrai dire la terre de mon corps, je n’en reconnaissais plus la consistance d’argile, le ciel de mon esprit ne percevait plus que le fouet des éclairs et le grondement du feu céleste.

    Puis, comme si elle était venue des confins de l’univers, ce fut l’apparition d’une lumière abyssale aux teintes verdâtres, une lumière à la consistance de poix, une lumière infiniment matérielle qui épousait la forme de mon corps à la manière d’une combinaison de plongeur. J’avais un peu de mal à me mouvoir et je sentais toutes ces masses confuses identiques à la consistance des rêves, peut-être aussi semblables à ces lointaines eaux amniotiques que je connus avant ma naissance et qui viennent, à intervalles réguliers, me rappeler le premier lieu de ma vie. Puis il y a eu un genre d’éclaircie qui m’a fait immédiatement penser à la clairière que nous avions visitée avec Chaperon. Tout autour du cercle de ma vision, quelques festons décolorés, diaphanes, quelques miroitements identiques à ceux qui détourent les astres lors de leurs éclipses. Petit à petit il me semblait reprendre possession d’un corps qui s’était détaché de moi, qui flottait entre deux eaux, qui ne connaissait plus de sa forme qu’une approximation, une idée sans réelle attache terrestre.

    Entre mes doigts le corps de nacre de mon stylo. A l’extrémité de mon stylo une feuille blanche sur laquelle je trace les milliers de petits signes noirs que, Lecteur, Lectrice, vous lisez présentement, sans doute assis dans votre salon où coule une douce lumière. Devant ma table de travail, une large baie ouverte sur l’horizon. Sa surface parfois traversée par le long voyage des oiseaux de mer ou bien par une présence humaine dont je ne sais si elle est masculine ou féminine, une présence qui se confond avec la plaine d’eau, les flocons blancs de la brume. L’Hôtel du ‘Rivage et du Grand Large’ (son nom me fait penser aux étranges pouvoirs de l’imagination) dérive lentement sur les vagues de sable qui viennent lécher les assises de sa grande bâtisse. Je pose sur le papier encore quelques mots puis fais infuser une tasse de thé. Je crois que je vais laisser décanter mes pensées, m’accorder quelque repos avant de clore mon article sur le ‘Paul Delvaux Museum’. Bergeret sera content d’en lire le contenu, je le sais si attentif aux choses de l’art !

 

   Journal de bord - Ostende - Jeudi 19 Avril 2018

 

   Ce matin, je vais faire quelques pas le long de la côte. Je crois bien être le seul habitant de ce bout du monde. Nul autre peuple que mon image réfractée par les infimes gouttelettes de la brume, par la clarté qui arrive par fragments, comme si elle avait franchi les faces d’un prisme. Curieuse impression que celle d’un dédoublement. Je suis à mon exacte jointure de même qu’en avant de moi dans cet intraduisible futur, qu’en arrière de moi dans ce passé immédiat qui encore me retient dans une sorte d’exigence mémorielle. Alors pour confirmer la nécessité d’une touche de réel, pour vérifier son acuité, je cueille une poignée de sable et de graviers que je jette dans la mer. Une gerbe de gouttes me saute au visage et me dit l’effectivité de ma présence, ici et maintenant, dans l’épaisseur de mon derme, dans l’enceinte de ma peau.

   Délicieuse climatique que de ne rien savoir des limites de mon être. Aussi bien je suis le tremblement de cette touffe d’oyats, ce monticule de sable couché sous le gris du ciel, le ciel lui-même en sa fuite plurielle, le nuage que frôle de ses ailes étendues le superbe et sauvage goéland. Je crois que c’est ceci que j’ai à faire, être moi jusque dans l’excès de ma propre présence, en sentir le plein, en éprouver l’immense satiété, l’ultime saturation. Puis, dans le même instant, m’endurer dans un vide orbital, tutoyer les couches d’ouate du rien, sentir le silencieux faire ses orbes de talc. N’est-on jamais plus que ce tremblement, cette irisation à la face de l’étang qui consonne avec le vol grâcieux de la libellule ?

   Dans ma voiture, j’ai rangé mes livres et mes notes, quelques vêtements, des cailloux ramassés sur le rivage, ils seront des souvenirs matériels, des témoins d’un temps qui fut et déjà se terre en quelque endroit mystérieux du monde. Je vais passer à Saint-Idesbald, j’y ferai un saut au ‘Delvaux Museum’. Je veux revoir ces œuvres de l’Artiste, elles coïncident si parfaitement avec le jeu exact de mes affinités. Comme ma visite d’hier (est-ce dû à l’immobilité d’un temps qui se donne en moi avec ce curieux arrêt, cet arrêt sur image ?), je suis seul à pénétrer dans les grandes salles. Le silence vibre d’un étrange murmure. Peut-être n’est-il que le signe apparent de mon émotion ? Cet univers dans lequel, à nouveau, je pénètre avec recueillement, un frisson parcourant la plaine de mon dos n’est pas sans évoquer l’état d’âme nervalien qui s’exprime dans ‘Aurélia’ par cette si belle phrase : 

   « Le rêve est une seconde vie. je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

    Cette pensée, mille fois je l’ai convoquée à l’écrit, mille fois tournée dans le massif de ma tête et invariablement elle produit les mêmes effets d’irréalité, de longue rêverie, de chimère perchée à l’angle d’une tour de Notre-Dame de Paris. Je suis sur le seuil inouï de ces portes, mes yeux s’agrandissent du mystère qui fait son halo tout autour des toiles. Le ‘Village des Sirènes’ est toujours là avec ses personnages-momies, la fixité des regards, ses lumineuses falaises de marbre. ‘Ombres’, toujours présente cette toile, avec le treillis des branches plaquées au sol, la mer d’encre sombre, le personnage féminin pareil à une inatteignable Déesse. ‘Phases de Lune’ laisse toujours apparaître l’œil pâle de l’astre, ses personnages féminins pensifs, son temple grec perché sur son tertre de roches brunes.

   ‘Solitude’ me fait signe du fond de son abyssale splendeur. On dirait une image sortie d’un passé proche mais qui, paradoxalement, prend les couleurs hiéroglyphiques d’un temps si éloigné qu’il pourrait devenir invisible, hors d’atteinte. Ce tableau est ‘mon’ tableau, il ne vit que de me rencontrer et moi, de me fondre en lui. Comme la goutte d’eau du nuage rejoint la source qui lui a donné vie. Le ciel est profond, inquiet de sa propre figuration. La haute passerelle enjambe toujours les voies sur lesquelles semblent dormir d’antiques et funestes wagons. Ils sont noirs avec des reflets bleutés. Les rails luisent faiblement dans la pénombre. Les pavés du quai dessinent toujours leur claire géométrie. La bâtisse qui prolonge la gare resplendit de blancheur. La façade de briques de la gare n’a pas changé, elle demeure dans sa couleur sanguine.

    Mais voici que le plus étrange parmi l’étrange vient à moi avec sa charge de confondante absence. A la place de Chaperon Rouge, comme une forme découpée à l’aide de ciseaux, gît la silhouette blanche, transparente, de Celle que j’attendais, de Celle dont je supputais qu’elle pourrait me donner l’inestimable pure joie dont j’étais en attente, une manière d’écho à ce prodigieux événement qui avait eu lieu hier, comme en un autre monde, en un autre temps. Mais la cruelle évidence est là, inscrite en lettres égarées, abîmées, Chaperon n’est plus. Cependant je ne cherche nulle justification, nulle explication qui parleraient à ma conscience et abreuveraient mon corps de quelque fraîcheur. Je quitte la salle à reculons au prétexte fallacieux, peut-être, d’y découvrir Celle qui devrait y figurer, une trace seulement, un signe, le début d’un mot.

   Je quitte le ‘Museum’, monte dans ma voiture. Il y règne une tiède douceur. Avant de partir, je regarde une dernière fois le ‘Muséum’, le chemin de dalles bordé de haies, les branches d’un grand cèdre qui flottent devant sa façade blanche, les pavés de verre qui illuminent l’entrée, son toit de tuiles rouges. Rien n’a changé depuis ma dernière visite et tout a changé. Je crois que je ne regarde plus les choses de la même manière qu’avant. Une impression d’irréalité embrume ma tête, une sensation de flottement berce la nacelle de mon corps. Je fume une cigarette avec toute la lenteur propice à un rite initiatique. Je crois bien que je pourrais suivre le chemin de la fumée qui passe par la vitre ouverte, visiter la courbe des nuages, glisser dans le vent, devenir oiseau ivre du ciel.

   Je mets le moteur en marche. Il ronronne doucement, à la façon d’un gros chat. Ce matin le temps est couvert qui ménage de grandes zones d’ombre. L’habitacle est plongé dans un gris anthracite que traversent quelques balafres plus claires. La voiture quitte lentement Idesbald, son faubourg et son essaim de maisons disséminées dans la végétation. Je conduis songeusement, encore attaché à ma visite, aux œuvres de Paul Delvaux, aux rêves consécutifs à la rencontre de ces personnages hors du temps. Je ne sais pourquoi, est-ce un tressaillement de l’air, un bruit qui viendrait à moi depuis un ailleurs indescriptible, est-ce seulement une illusion qui broderait sa dentelle à l’intérieur de mon corps ? Je suis soudain envahi du sentiment d’une présence, comme si un être invisible s’était glissé à mon insu sur le siège du passager. Je tourne lentement mon regard vers la droite et, sublime surprise : deux bottines noires finement lacées, des bas de soie sur une chair délicate, une jupe courte d’un rouge écarlate, une blouse blanche au col ouvragé, une cascade de cheveux blonds, un visage juvénile, rieur, à la carnation si fine, une image tout droit sortie d’un rêve romantique.

    Je dois me rendre à l’évidence, c’est bien Chaperon Rouge qui est là, en chair et en os, plus présente qu’elle ne l’a jamais été, merveilleusement extraite de sa toile (ce vide, ce blanc qui trouaient ‘Solitude’), une réalité au plus haut de son rayonnement, l’astre solaire au zénith, le poème en sa flamboyante diction. Nul besoin de l’interroger sur la raison de sa présence à mes côtés. L’évidence a ceci de précieux que, tout comme l’intuition, elle n’a besoin d’aucune explication préalable, qu’elle va de soi, que tout essai de rationalisation en détruirait l’architecture de cristal. Maintenant la voiture file à bonne allure, creusant sa route parmi les lianes des chèvrefeuilles, les bouquets de roses odorantes, les grappes mauves des lilas. Des chênes majestueux s’inclinent à notre passage, des bouleaux font trembler le cuir blanc de leur écorce, des aulnes pleurent doucement leurs larmes de rosée. Chaperon chante doucement un genre de comptine pour enfants, à moins qu’il ne s’agisse d’un refrain venu du fond des âges, qui arrive à nous tout poudré du frimas des ans.

   Je me surprends à fredonner, à suivre par la pensée ces paroles de craie qui blanchissent l’air et montent si haut qu’un silence éteint, pareil à une cendre maculant une braise. Parfois des oiseaux bavards et multicolores, des aras au plumage de feu, des paons faisant la roue, des paille-en-queue rayés de noir, de fins colibris teintés d’émeraude et de gris font leur étonnant vol stationnaire juste devant la vitre qui nous sépare du réel. Parfois, dans les trouées du paysage, surgissent d’adorables scènes, des femmes aux capelines envahies de fleurs, d’autres à la haute silhouette, drapées dans des robes diaphanes qui laissent deviner leur nudité, des naïades au bord d’un canal empli d’eau turquoise, et des temples de marbre et de porphyre au loin, et des collines qui font leurs belles éminences d’obsidienne tout contre le bleu délavé du ciel.

   Chaperon et moi ouvrons nos yeux dans le genre de la mydriase pour ne rien perdre de ce qui se donne à voir avec tant de généreuse beauté. Je me surprends à imaginer une histoire fabuleuse. Des escortes de policiers sont à nos trousses. Des policiers chargés de surveiller le patrimoine artistique, de restituer à leur toile d’origine toutes les Fugueuses que le réel tenterait. On ne peut impunément mélanger ce qui n’est nullement miscible : un être tissé de songe et de rien ne saurait rejoindre la matérialité obtuse du quotidien. C’est une question d’éthique, chacun doit demeurer à sa place. C’est une question d’esthétique, les formes idéales ne peuvent nullement se rapporter à ces autres formes que sont les conditions d’existence. C’est à peu près ceci que je formule dans le cours de mes laborieuses pensées alors que Chaperon et moi fumons et chantons de concert les notes cristallines d’une Fugue, cela va de soi !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 mars 2021 7 14 /03 /mars /2021 17:54
Seule et le Soleil

 

Edward Hopper

« Une femme au soleil »

Source : Edward Hopper -

Peintures, biographie et citations.

 

 

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   Savez-vous combien il est indécent d’observer une femme nue qui ne se sait ni nue, ni vue. Savez-vous combien il est troublant depuis sa propre sculpture de chair, tendue à la manière d’un arc, de pénétrer l’intimité d’une Abandonnée. Oui, Vous la Droite, dans cette venue à vous de la lumière mon regard a croisé toute la surface de votre anatomie sans même que vous en ressentiez la pointe de braise. J’avais fort mal dormi il faut dire et mon métier de journaliste inquiet offrait à mes nuits de belles perspectives d’insomnie. J’avais plus d’une énigme à résoudre dont, sans doute, je ne viendrais nullement à bout. Peut-être même eût-il été plus sage de renoncer à entrer dans les arcanes d’une vie complexe, tumultueuse, cette existence d’un Ecrivain dont on n’avait découvert les manuscrits qu’après sa mort. En quelque sorte il ouvrait de nouvelles voies à la littérature, raison pour laquelle on voulait connaître les moindres détails de sa biographie, les motifs qui l’avaient conduit à ne rien publier de son vivant. Les plus curieux et les moins avertis des conditions de la création pensaient pouvoir trouver dans un événement ou bien un autre la clé de compréhension de cette œuvre si singulière. Sans doute étaient-ils naïfs, cependant ils avaient le droit de l’être.

   L’été dévoile tout juste le bout de son nez. Après un printemps maussade, le soleil consent enfin à donner de ses nouvelles. Tôt levé, dès cinq heures du matin, nullement sorti du sommeil dans lequel je n’étais entré, sans doute hirsute, au milieu d’un fatras de notes et le cendrier plein de mégots, j’ouvre la fenêtre sur une campagne riante où des collines courent jusqu’à l’horizon. Un moutonnement vert propice à la méditation, une ouverture à la sérénité. Nul bruit si ce n’est une persistante rumeur qui m’est familière, mon sang bat dans mes oreilles au rythme d’un tamtam : ma journée sera certainement tout sauf apaisée. Les collines n’y pourront rien.

   Je reste longtemps sur le balcon de bois à sentir les derniers effluves de la nuit. Rien ne m’aurait alerté de votre discrète présence si la fumée de cigarette à l’odeur de miel n’était venue frapper mon visage à la façon d’un vent léger. Tournant légèrement la tête vers la gauche, me voici ébloui par tant de généreuse lumière. Derrière un rideau que l’air fait à peine flotter, VOUS dans la clandestinité de la pure nudité. Immobile telle la cariatide qui soutiendrait des volutes d’absolu. Voudrais-je me soustraire à cette vue qu’aucune volonté ne m’aiderait à le faire. Telle est la fascination que mon corps entier devient une étrange banquise à la dérive. Que faire d’autre que vous dévisager, autrement dit vous ôter tout visage, annuler votre épiphanie humaine, porter  votre image sur des fonts lapidaires. Vous ne pouvez être qu’une concrétion minérale, une émanation du sol, un genre de glaise qui aurait durci au contact de l’air.

   Diariste dans l’âme que me reste-t-il donc si ce n’est de tracer les contours de votre apparence ? Dire le lieu que vous êtes, en inventorier les formes, en préciser la nature. VOUS êtes tel l’insecte cloué sur la planche du taxidermiste, offerte à tous les supplices, immolée dans votre être même. Peut-on connaître sort plus tragique ? Mais ici, sur ce balcon qui s’allume des premières ardeurs solaires, en regard de l’Inconnu (e), que me reste-t-il d’autre que ce face à face silencieux dans un temps qui se fige, ne divulgue rien de son essence ? VOUS êtres offerte dans le même mouvement qui vous tient en réserve et m’ôte toute possibilité de vous connaître sauf dans la distance, l’approche, jamais l’intime au bout duquel pourrait s’offrir une relation. Ô douleur plurielle. De vous voir et de demeurer en moi. D’être vue et de ne pouvoir infléchir, vous-même, votre destin. Il est entièrement placé sous l’acte de ma vision qui, malgré les précautions dont je l’entoure, ne peut que vous aliéner, c'est-à-dire vous dépouiller de votre seul bien, à savoir cette nudité qui semble être ce par quoi vous figurez au monde.

   L’ombre vert sombre des murs dessine comme un infranchissable dais, presqu’un décor de théâtre aux personnages absents. Tout à la fois vous êtes l’actrice, la costumière, la maquilleuse, le souffleur à la voix aphone, le régisseur assis sur son fauteuil de pourpre, sans doute l’auteur qui a écrit la pièce, qui vous confie son âme corps et bien le temps d’une représentation (d’une existence ?). VOUS êtes si mystérieuse dans votre drapé hiératique. On dirait la volupté d’un Rubens que les morsures du temps auraient affaiblie, que les griffes de l’amour aurait entamée, que les lignes de la vie aurait prise au piège ne laissant percevoir que cette effigie dépouillée de ses principaux attributs : joie de vivre, exultation du corps, rayonnement de la chair hors de son enceinte de peau. Parfois même je me demande si vous êtes un être réellement matériel ou bien une hallucination qui serait venue visiter un esprit bien embrumé, cette enquête littéraire est si éprouvante qui ne dit son mot qu’en énigme, en clignotements, en vacillement si près de s’éteindre.

   Vous prendre en mon enceinte pourrait-il seulement consister à demeurer derrière une vitre et faire silence ? Mon intérieur est si agité, des paroles y font leur sabbat, des pensées s’y emmêlent tels les longs filaments des poulpes, mouvement océanique que rien ne pourrait arrêter. La raison de mes questions, leur incessant tournoiement, je n’en connais même pas les fondements (un tellurisme intime, l’enquête à poursuivre en direction de ce ténébreux Ecrivain qui habite dans la mansarde de ma tête depuis au moins ma naissance), ces interrogations donc, j’en ignore la destination, je les vis comme par procuration à défaut d’en connaître leur sombre commanditaire. Ceci s’appelle selon toute vraisemblance, angoisse, confrontation à l’absurde, pulsion et propulsion de soi en direction de ce monde si lointain qu’il pourrait se donner selon les caprices d’une fantasmagorie.

   En quelque sorte je VOUS rejoins en votre solitude qui pourrait aussi bien rimer avec hébétude. Il y a tant d’invraisemblance à être parmi les hommes, dans le sillage de leur seule folie. Car vous en conviendrez, Être des lointains, Parution de brume, Oscillations du rêve au-dessus d’une méridienne lagunaire, vous êtes sertie du plomb dont on fabrique les vitraux. Sans doute ductile à chaud, dans le vif du vivre, mais rigide, à la limite de la cassure lorsque dépossédée de vous-même vous flottez quelque part alentour de votre corps, aura, cercle magnétique cherchant son Nord, ne trouvant qu’une giration de boussole et nulle direction à emprunter que celle d’une éternelle divagation. Pourtant il ne tiendrait qu’à vous de vous saisir du cadre de cette fenêtre grand ouverte sur le libre accueil de l’espace. Quelle invisible main vous retient donc en arrière de vous ? Auriez-vous peur de l’épreuve de la liberté ? C’est vrai, je vous rejoindrai si tel était le cas, être libre est courir le danger en permanence de la perdre cette liberté, de lui substituer cette aliénation aux semelles de mercure qui nous réduit, le plus souvent, à la posture d’étranges culbutos. Nulle progression. Ni vers l’avant, ni vers l’arrière. Nulle propension à surgir dans le passé, nul bond vers le futur qui appelle et incendie la meute de foin de nos esprits.

   Faut-il, tout de même que votre condamnation au surplace ait été prononcée par d’implacables juges. Vous êtes là, dans la posture d’une jeune femme nubile avant qu’elle n’entre dans la case de boue sociale, qu’elle n’en colmate toute fissure afin que, promise, elle ne puisse point faillir à sa tâche. Voyez-vous, vous n’échapperez pas plus au grappin de votre servitude que moi au boulet qui me lie à cet Ecrivain fantoche qui ne brille guère plus maintenant que par ces feuillets tachés d’encre qu’un Editeur cupide a décidé de faire imprimer, non en raison d’une gloire posthume agissant tel un baume, simplement l’occasion d’arrondir une bourse et d’inviter au vernissage quelques Importants de son cercle d’intimes. Quant à ce cadre accroché au mur (êtes-vous chez vous ou bien dans un meublé quelconque, une chambre d’hôtel, le réduit d’une maison de passe ?), ce cadre parle-t-il de vous ? Y êtes-vous photographiée (ce piège qui vous métamorphose en animal de laboratoire !), toute petite fille aux tresses facétieuses, adolescente avec le rouge du désir aux joues, femme mûre avec l’aplomb de cet âge qui paraît éternel mais déjà les premières rides, déjà les premières fatigues des amours consommées en pure perte), ou bien est-ce l’image d’un ancien amant, la mise en scène d’un riant paysage avec lequel vous vous sentez en affinité ? Il y a tant de fine vapeur qui s’exhale de ce décor de cinéma. Ce rectangle de lumière dans lequel vous surgissez en tant que possible offrande à la lumière, que nous dit-il en termes scéniques ? La verticalité de votre solitude ? La proie en attente de son prédateur ? La dévotion à quelque divinité ? L’accueil d’une vérité qui ne pourrait se dire que selon la belle métaphore de la lumière ? Toutes ces ficelles sont si usées qu’elles ne tiennent, sans doute, que par défaut, par une faillite de l’imaginaire, une absence d’énergie à produire de la vraie pensée !

   Cependant que j’échafaudais mes creuses hypothèses, voici que je m’identifiais à ce Songe que vous êtes car il y a en vous cette prémonition du sommeil, cette disposition à glisser dans les mailles serrées du deuil nocturne, à vous confondre avec la tache bleutée de la Lune, les points évanescents des étoiles. Alors si ma divagation a quelque chance de tutoyer le réel, qu’apercevez-vous donc à titre de symbole dans ce Soleil présent à titre d’allusion ? L’archétype du Père, une brillante icône rayonnant du haut de son empyrée, la promesse d’un éblouissement amoureux, le visage aveuglant d’un dieu antique, votre propre présence qu’une pure joie dilaterait de l’intérieur ? Si plurielles sont les pistes de l’inconnaissance ! Car vous ne m’offrez que cela. L’amande de votre sexe dont j’aurais pu faire une ambroisie, même à distance, vous la dissimulez dans le golfe de votre fière féminité.

   J’ai quitté le balcon le temps d’aller chercher une cigarette, de craquer une allumette, de revenir sur les planches disjointes, de souffler dans l’air qui crépite deux ou trois volutes pareilles à une écume marine. Et voici que la scène est vide, que ne demeurent du spectacle que des murs de carton-pâte, des enfilades en trompe-l’œil, des décors que l’on démonte, des bruits de voix qui ordonnent, des cliquetis, des chuintements mécaniques, des rotations de treuils, des glissements de poulies. Toute une distribution de Comédie Humaine qui replie ses tréteaux, tire sa révérence. Le soleil est maintenant tout près du zénith. Sa goutte blanche gonfle et jette son fin nectar qui partout retombe. Il n’y a plus que lui qui soit réel dans tout ce chaos du monde. Je m’assois à ma table de travail, à ma table de crucifixion. Les pages blanches sont éparses comme après un orage et son vent agité, tourbillonnant. Mes notes dansent devant mes yeux tels des phalènes dans un cône de lumière. Les pleins percutent les déliés. Les mots jouent à saute-moutons. Les [S] sifflent, les [R] roulent comme des galets dans le lit d’un torrent. Les [L] bouillonnent, on dirait des feuilles liquides dans l’œil d’un cyclone. Les (T - D - N] font leur souffle court, les [G] leurs gutturales profondes. Plus rien n’est guère en pays de connaissance. Et l’Ecrivain, ou est-il l’Ecrivain, moi qui suis à sa recherche depuis presque la nuit des temps ? Voici qu’il m’échappe. Voici que je m’échappe, que je ne saisis même plus les bords de mon être. Peut-être l’Ecrivain, la Fille dans le pli du soleil, Moi dans cette chambre au balcon de bois qui donne sur le VIDE ! Peut-être ne sommes-nous que des spectres à peine issus du NEANT ? A peine issus. A peine …

  

  

 

 

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14 mars 2021 7 14 /03 /mars /2021 10:18
Joy et l’Hydre

Source : Pinterest

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   Ceci, cette pliure du temps et de l’espace, ceci, ce chamboulement de l’univers en son entier, bien des Mages l’avaient prédit, bien des Cassandre en avaient tracé la possible figuration. Bien évidemment sur Terre, peu nombreux ceux qui croyaient aux prédictions de ces oiseaux de mauvais augure. On était humains, totalement humains, ce qui veut dire que l’on n’en faisait qu’à sa tête. Constamment, l’on vivait dans le paradoxe, constamment l’on se manifestait dans le genre d’un comportement contradictoire. Nous disait-on de rouler moins vite, de moins consommer et, évidemment, chacun se piquait de battre des records et d’acheter sur des étals pléthoriques, tout ce qui passait à portée des yeux. Contre les vertus de la sédentarité, l’on jouait les Filles de l’air et l’on sillonnait la Planète selon tous ses méridiens et équateurs. L’on se chauffait plus que de mesure, se targuant de recréer une manière de serre chaude dans le cocon de son appartement. Des navires de croisière, hauts comme les tours aux innombrables étages, sillonnaient les océans dans un double sillage d’eau blanche et de fumée noire. L’on conseillait de ne se nourrir que d’aliments dont on connaissait l’innocuité et l’on se précipitait sur d’innocentes créatures, pangolins ou chauve-souris, au prétexte de leurs pouvoirs aphrodisiaques, tant la possession d’une libido luxuriante présentait aux yeux de certains un précieux patrimoine.

   Des laboratoires, prétendus de haute sécurité, jouaient les apprentis sorciers, réalisant des cocktails de virus dont ils prétendaient faire la pharmacopée du futur. Nul ne savait d’où étaient venus la peste et le choléra réunis, mais peu importait l’origine du Mal, L’hydre avait envahi tout l’espace de ses lacets mercuriaux, de ses écailles coupantes, telle la lame du yatagan. Toute la journée, des escadres fournies de ‘Gardiens de la Vie’, sillonnaient villes et campagnes, hurlant dans des porte-voix nasillards, l’injonction suivante : « RESTEZ CHEZ VOUS. CONFINEZ-VOUS ». Le message était si récurrent qu’on en avait les oreilles qui bourdonnaient telle une ruche sous les feux déjà vifs du printemps. Nul ne se hasardait plus à sortir dans les champs ou à faire une promenade au hasard des rues. Des escouades de ‘Nourrisseurs du Peuple’, livraient les provendes à domicile de manière à ce que la condition humaine puisse voir encore quelques aubes lumineuses, quelques crépuscules dorés du soleil généreux de la finitude.

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HISTOIRE DE JOY

 

   Maintenant, je vais vous conter l’Histoire de Joy, Joy jeune femme prise au hasard parmi le fourmillement de la multitude. Joy est dans la force de l’âge, la quarantaine éclatante, une santé solaire, une intelligence vive, une beauté altière. Grande, brune, les cheveux coupés à la garçonne, poitrine menue mais ferme, portée haut, longues jambes, vêtue le plus souvent de tailleurs près du corps, chaussée d’escarpins qui lui font le mollet fin et l’allure distinguée. Elle est célibataire mais non exempte d’aventures amoureuses pour la simple raison qu’elle est humaine et évidemment désirante. Seulement elle ne veut nulle accoutumance, nulle habitude qui empièteraient sur sa liberté. Elle est, au sens moderne du terme, ‘indépendante’, sans pour autant négliger ses amis des deux sexes.

    Le métier de Joy ? Une passion. Elle est Hôtesse de l’air. Constamment dans des avions ou des aéroports, d’Hanoï à New-York ; de Sidney à Oslo et, lors des escales, une halte en France, à Paris où elle habite, près du Canal Saint-Martin. Depuis une année entière, Joy n’a pu réaliser que quelques vols, son activité limitée par les agissements de l’Hydre, toujours aussi vigoureuse malgré les précautions de l’Académie de Médecine et divers traitements dont semble bien se moquer celle qui devrait en souffrir, sinon succomber. Mais voilà, l’Hydre paraît aussi entêtée que le genre humain, ce qui laisse augurer de joyeuses perspectives à l’horizon du vivre. Et si personne ne s’aventure plus à franchir le seuil de sa porte, Joy est logée à la même enseigne, consignée qu’elle est dans son appartement de cent mètres carrés. Heureusement pour elle, habitant au troisième étage d’un immeuble dit ‘bourgeois’ (façade de briques couleur saumon, linteaux des fenêtres en pierre), sa vue, depuis sa verrière en encorbellement, plonge directement sur les arbres qui bordent le Canal et, sur l’autre rive, c’est le Jardin Villemin qui se laisse apercevoir avec ses pelouses vertes, son kiosque à musique, ses allées gravillonnées, ses bancs peints en vert cru.

   Joy se plaît dans ce quartier habituellement calme, sauf les fins de semaine où des badauds, des touristes, des groupes de jeunes envahissent les quais dans un genre de joyeux tumulte. Parfois, des amoureux, le soir venu, restent de longs moments plongés dans le clair-obscur des eaux miroitantes, ne se décidant à partir qu’aux premières lueurs de l’aube. Souvent Joy se poste derrière sa verrière, observant avec attention les mouvements qui pourraient survenir. Depuis que le confinement a été décrété, le Quai de Jemmapes ressemble à ces lieux interlopes des proches banlieues, ces espaces qui font penser à des terrains vagues, que seuls connaissent quelques marginaux et des vendeurs de drogue. Le plus souvent des silhouettes de chats qui glissent au milieu des feuilles. Les chalands se font rares, cependant certains Subversifs bravent l’interdit, viennent à des heures dont ils pensent qu’elles les protègent des contrôles. De temps en temps des Vigiles en maraude les interpellent, les font monter dans leurs fourgons grillagés. Joy s’étonne de ces comportements qui font la part belle à l’Hydre qui n’attend que quelques corps accueillants pour y déposer sa semence mortifère et ainsi, continuer à rayonner, à faire fructifier les germes de la Mort.

    ‘De la Mort’, car l’Hydre ne connaît que les couleurs du sépulcre, ne fréquente que les allées dantesques de l’Enfer, là où la condition humaine pourrait chuter, la civilisation connaître ses ultimes soubresauts. Jamais, dans l’Histoire, ne s’est révélée une période plus tragique, marquée au coin d’une si vive aporie. La pandémie est galopante sur tous les continents et rien ne semble l’arrêter. Les traitements sont inopérants, les vaccins s’essoufflent à courir après la Faiseuse de Néant. Elle a toujours un coup d’avance et invente un nouveau variant à chaque tentative de l’homme de l’endiguer. Joy écoute les nouvelles à la radio. En cette période de folie, l’irrationnel prend souvent le pas sur la conscience éclairée. Très loin est le ‘Siècle des Lumières’ avec sa belle profession de foi en l’efficacité de la Raison, sa puissance à juguler les idées reçues, à couper à la racine les superstitions, à abattre les dogmes religieux qui, parfois, ne sèment que le vent de risibles et enfantines certitudes. Oui, l’Homme est en fâcheuse posture. Beaucoup croient aux informations diffusées par les Complotistes dont la règle souveraine est de détruire la société en instillant en son ‘grand corps malade’ le venin qui lui donnera son coup de grâce. Dans les médias, sur les redoutables Réseaux Sociaux, tournent en boucle les mensonges les plus grossiers : l’Hydre, ce sont les Tyrans qui possèdent le Pouvoir qui l’ont inventée et lâchée sur le peuple afin de prendre le contrôle des états, du monde, de l’univers. L’Hydre, c’est tout simplement la figure du Capitalisme Mondial qui se nourrit grassement de la vente des masques, des gels, des protections et autres adjuvants dont on ne vante les miracles qu’à s’engraisser soi-même de la crédulité populaire.

    Et contre ceci, contre cette confondante tendance à accorder plus de crédit aux ragots, aux rumeurs infondées qu’aux déclarations de la Faculté, il semble que toute logique doive capituler pour ne laisser la place qu’au triste privilège d’une naïveté coupable de renoncer à ce libre arbitre qui fait la beauté de toute conscience. C’est ceci à quoi pense Joy lorsqu’elle écoute les nouvelles, plus affligeantes les unes que les autres. Un malheur ne suffit pas, il faut encore l’amplifier de la désolation d’esprits aussi faibles que malfaisants. Mais faire l’inventaire des aberrations et extravagances qui parcourent la planète serait une tâche aussi encyclopédique qu’exténuante à laquelle notre Hôtesse ne saurait se résoudre. A la constatation des faiblesses du monde, elle préfère le chemin lumineux du projet, le sien qui pointe à l’horizon sous la figure de la JOIE.

 

Chemin de la joie

 

   Ici, chacun aura reconnue en ‘Joy’, l’équivalant anglais de ‘Joie’. Car Joy serait le porte-étendard de cette vertu aussi bien de ce côté-ci de la Manche que sur les rivages de la blanche ‘Albion’ et, identiquement, sur le reste de la Terre, tant la félicité assumée en sa plus haute faveur est universelle. Nous la suivrons donc dans sa ‘retraite’, sur tous les sentiers qu’elle explore à la manière dont on défriche une brousse pour y tracer le cercle d’une rayonnante clairière. Ici, la métaphore, comme toujours, pose devant nous sa propre évidence : le feu d’une clarté s’ouvrant dans la densité et l’ombre d’une forêt maléfique où se dissimule le Malin. Sans doute cette vision présente-t-elle l’inconvénient de faire surgir un abrupt manichéisme, mais au moins a-t-elle la valeur de ce qui est net et tranché : d’un côté le souverain Bien, de l’autre le harassant Mal. D’un côté l’Ange, de l’autre la Bête.

  

   La quête de soi

 

   Jusqu’ici, le cheminement de Joy, semblable à la plupart des trajets humains, s’était effectué dans une manière d’étrange confusion. Son Moi, en quelque sorte, se dissolvait au contact des autres. Elle était un genre de rameau pris dans l’emmêlement végétal. Rien ne la différenciait guère de ses semblables avec lesquels elle échangeait la sève qui la nourrissait, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait. Souffrait-elle de ce partage, de cette communauté ? Certes non car son esprit en avait posé l’indispensable accomplissement. Si bien que son propre corps flottait au rythme des autres, que ses pas s’inscrivaient dans les pas de ceux qui la précédaient, que ses mouvements étaient la réplique des allées et venues des Existants au hasard des rues. Y avait-il bonheur à vivre de cette manière ? Habitude plutôt que contentement. Comme le fragment d’étambot se laisse entraîner sur le courant marin parmi ses congénères, ne se connaît nullement en tant que différent.

   Ce qui affleure ici, c’est la notion de singularité opposée à celle d’altérité. Si, de façon sûre, sa propre identité ne peut s’assurer de soi qu’à se confronter à une différence, il est indispensable que ce Soi ait été suffisamment consolidé avant même de migrer en direction de qui n’est nullement lui. Ce prérequis existentiel, Joy en avait ressenti l’urgente manifestation tout au long de ses voyages au cours desquels, si elle appréciait la présence de la communauté des passagers, leur convivialité, cependant elle ne pouvait guère trouver à se ressourcer que, seule, dans sa chambre lors de l’escale, isolée de la foule, des bruits et des mouvements dont, toute la journée, elle était assaillie. Au début, lors de ses premiers vols, elle s’était grisée de la présence de l’Autre, elle en palpait la douceur de velours, elle en éprouvait la source directe comme si un mince ruisseau ininterrompu la reliait à ce qui n’était nullement elle : les Voyageurs, les membres d’équipage mais, aussi bien, ce cocon suspendu en plein air de la carlingue qui était son logis devenu habituel. Cintrée dans son tailleur bleu (il dessinait la forme de ses hanches, gonflait sa poitrine, soulignait le fuseau de ses jambes), elle se savait hautement désirable, manière d’icône flottant dans le vaisseau des airs. Il n’était pas rare que la gent féminine qui était à bord n’entretienne quelque jalousie à son endroit, que les hommes ne projettent en elle les fantasmes qu’elle faisait naître, sans doute inconsciemment et, parfois, elle devait le reconnaître, d’une façon consciente car il y avait volupté à se sentir exister au centre d’une passion, fût-elle passagère et hautement mortelle comme tout ce qui, sur cette Terre, ne dure que l’instant de l’éclair.

   Cependant elle ne faisait montre d’aucune perversité, lovée qu’elle était en elle-même, au creux le plus intime de sa nature. Elle était telle la feuille emportée par le vent, suivant ses caprices, ne les contrariant jamais. Bien évidemment cette inclination à ses penchants originels l’avait entraînée, son corps consentant, à de bien étranges aventures dont elle jouait bien plus qu’elle n’en tirait quelque intérêt. Dans ses jeunes années, chaque escale à Honolulu ou à Pékin se soldait, le plus souvent, par des nuits fiévreuses en compagnie d’un Amant de passage, dans ces hôtels intercontinentaux sis près des aéroports dont elle aimait le luxe aussi bien que la discrétion. Puis, les années passant, elle avait fini par se lasser de ce qui devenait un rituel, lequel finissait plus par se donner comme contrainte et non comme liberté.

   Joy pensait que les humains s’éparpillaient trop, que leur existence n’était tissée que de l’étoffe diaprée d’un syncrétisme, une idée saisie ici, une attitude là, une mode, une influence, une recette du jour, un amour, un voyage plus loin, si bien que l’unité dont tout un chacun devait être en quête pour parvenir à la forme accomplie de son être, jamais ne pouvait être réunie, les conditions d’essence jamais rassemblées. Les gens vivaient dans le genre d’un tableau pointilliste, chaque point de la toile jouant pour soi le thème de la division. Aussi le genre humain affichait-il, le plus souvent, une lourde tristesse. Il n’en fallait nullement chercher ailleurs la cause que dans cette fragmentation tueuse d’une possible synthèse.

   Depuis que le confinement s’était imposé en tant que seule forme possible de paraître, Joy avait constaté en elle de nombreuses métamorphoses ou peut-être plutôt des révélations car ce qui se montrait maintenant, cet attrait de la solitude, elle le portait en elle de toute éternité. Rien n’apparaît jamais de soi et la fleur au milieu du désert ne doit son fleurissement après la pluie qu’à sa présence celée au plein de ce sable qui la supporte et la laisse éclore lorsque son heure est venue. Donc elle ne faisait que mettre à jour, tel un patient archéologue, les tessons de poterie qui la constituaient. Parfois elle pensait à la similitude qui existait entre la jarre antique et la condition humaine. Nous n’étions, les uns et les autres, que des images d’Epinal reconstituées, des puzzles dont, parfois, quelques pièces manquaient, des textes avec leurs ruches de mots qui bourdonnaient, venus du plus loin du temps. Sa propre présence, ici et maintenant, dans ce temps qui s’éternisait au motif qu’il était devenu la lenteur même dont chacun édifiait ses heures et ses jours n’était que la suite logique d’une aventure déjà ancienne.  

   Joy était-elle affligée de cette demeure à domicile, de cette durée qui, jamais, ne semblait pouvoir parvenir à son terme ? Non, étrangement Joy se tenait en elle-même avec le sentiment d’une plénitude dont, jusqu’à présent, elle n’avait aperçu que de brèves lueurs alors que son séjour actuel se déroulait sous les auspices d’un immédiat bonheur. Soi face à soi dans un dialogue généreux, prolixe. Elle n’avait plus à ruser, à se déguiser, à se réfugier dans des compromis, à jouer la comédie afin de coïncider avec ce que les autres attendaient d’elle. Elle se souvenait toujours de la remarque sartrienne qui postulait l’édification de notre propre trame existentielle à l’aune du regard de l’Autre. En effet, combien notre conduite était modelée par les attentes sociales, les conventions, la tyrannie de la mode, les manières contemporaines d’être ! Elle pensait encore, toujours dans l’optique de l’inventeur de l’existentialisme, au jeu auquel se livrait le Garçon de Café qui, dans ‘L’Être et le Néant’, se confond avec son rôle à tel point que nous n’apercevons plus que son emploi et non sa nature même, sa profondeur, son authenticité. Le Garçon de Café ment et se ment tout à la fois. Il est le support de cette fameuse ‘mauvaise foi’ qui met des masques sur les visages des hommes et les réduit à ne connaître que les rets d’une constante aliénation. Elle, Joy, à sa manière, placée dans son uniforme d’Hôtesse n’avait été que le jouet d’elle-même, mais aussi du regard des autres, ces étranges rayons qui pouvaient aussi bien l’éclairer que la laisser dans l’ombre et, en quelque sorte, la nier.

   Oui, elle devait se l’avouer, la relation à l’autre était toujours un problème. Ou bien elle pêchait par excès et l’on devenait sa banlieue, et l’on dépendait d’une autre conscience, ou bien par défaut et l’on s’enfonçait dans un solipsisme sans réelle possibilité d’en sortir. En réalité tout était question d’équilibre et le métier de funambule était toujours risqué car, trouver la juste mesure, n’était nullement question de logique mais de continuelles et parfois oiseuses transactions. Être un être social exigeait de grandes vertus. Faisant avancer sa réflexion sur le statut de la solitude, Joy pensa soudain à la visite qu’elle avait faite, lors d’une escale à New York, au Metropolitan Museum’. Elle était allée y voir une exposition sur des estampes de la période de ‘L’ukiyo-e’ ou « image du monde flottant ».

 

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Joy et l’Hydre

‘La Grande Vague de Kanagawa’

Hokusai

Source : Wikipédia

 

   Elle était arrivée dès l’ouverture du Musée afin de profiter de l’exposition dans les meilleures conditions. Elle était entrée dans une vaste salle où se détachaient, sur un beau fond gris, les œuvres des artistes Japonais. Une estampe de petit format avait retenu son attention, ‘La Grande Vague de Kanagawa’. Elle en admirait la belle facture hyperréaliste qui figeait la Nature en sa plus exacte saisie. Joy avait l’impression d’être là, au milieu de ces vagues océaniques arrêtées en plein ciel, là sur ces lames d’eau qui imitaient les montagnes, avec la neige éblouissante de leur écume, leurs revers d’un intense bleu-nuit, les nervures qui délimitaient les tresses d’eau, les gouttes en suspension qui semblaient immobilisées pour l’éternité. Joy était atteinte en plein cœur par cette sublime vision du monde. Elle n’était plus en son corps de chair, mais dans cette manière de substance aérienne, immensément éthérée, subtile, qui se mêlait au Mont Fuji à l’arrière-plan, qui se confondait avec le ciel couleur de thé ambré. En suspension, ôtée à elle-même, à ses soucis du quotidien, reportée au lieu même de ses rêves les plus merveilleux. Etrange sensation de se sentir planer au-dessus de son corps, de se fondre avec ceci même qui est représenté, ce don de l’Art que rien ne saurait dépasser. Intime jouissance qui ne supporte nul partage, nulle dissonance, nul écart.

   Le réel est loin, bien au-delà des murs, les contingences abolies en quelque endroit secret de la Terre. Puis, c’est l’éclat soudain, la brusque irruption, le tonnerre qui gronde, les nuées qui se déchirent et versent des flots de pluie glacée. Les Visiteurs sont arrivés en masse, genre de hordes jacassant et sillonnant la salle sans même regarder ces estampes qui sont la beauté même. Chute, chute infinie de Joy à l’intérieur d’elle-même, à l’intérieur du monde, à l’intérieur des choses. Plus aucune place pour l’idée, la pensée, plus de place pour l’esprit qui s’abîme douloureusement dans la matière sourde, muette, dense, dépourvue de quelque transparence que ce soit. Univers abyssal où nagent les poissons aux yeux éteints, où les Hydres laissent flotter leurs lianes tentaculaires. C’était l’arche immense de la liberté, c’est la nuit des geôles pareilles à ces ‘Prisons imaginaires’ de Piranèse avec leurs architectures démentes suspendues dans le vide.

    Partout l’on marche. Partout résonnent les cliquetis des escarpins. On bariole le réel, on macule les murs de paroles inopportunes, on jette des gestes désordonnés dans l’espace, on regarde peu, bouge beaucoup. Des vols de freux noirs s’exhalent des bouches, des griffes lacèrent l’air, les rhizomes des cheveux voilent ce qui est à voir, les grilles des mains dissimulent le Mont Fuji, la chorégraphie des coudes aigus drosse les vagues hors de leurs cadres. Plus rien n’existe qu’un chaos avec son inextinguible bruit de fond. On est pris dans les mailles révulsives du non-sens, on se débat dans les marécages sans fin de l’absurde. On baisse la tête afin d’éviter les shurikens étoilés, les dagues effilées qui sifflent, le tranchant des sagaies, les pointes affutées des javelines, les projectiles de l’altérité qui fusent et, sur leur passage, entaillent et biffent la vie de ceux et celles qui, en silence, veulent connaître un peu de félicité, éprouver la douce consistance d’une onction balsamique. 

   Joy est sortie du ‘Metropolitan’, avec un genre de nausée (encore Sartre), avec l’étrange impression d’avoir été soustraite à cet éther onirique qui l’avait habitée avant que ne déferle la vague des Distraits, des Egolâtres, des Attila qui moissonnent tout sur leur chemin, pratiquent la politique de la terre brûlée. Depuis ce jour de mémorable aventure, Joy a regardé ses commensaux avec un œil différent. Certes, elle ne voulait nullement les condamner à la suite de ces comportements davantage motivés par une sorte d’inconscience que par une volonté délibérée de semer le mal. Sans doute elle-même, parfois, s’était-elle conduite avec humeur, superficialité, peut-être même paranoïa, les faits et gestes des humains sont si variables, complexes, imprévus, plus brodés parfois d’instinct que de rationalité. Cependant Joy depuis lors, se tient davantage sur ses gardes, inspecte longuement les êtres avant de leur accorder cet indispensable blanc-seing qui est la marque d’une estime réciproque. Il arrive même que notre Réfugiée se considère comme sa propre altérité. C’est de ceci, le différent en soi dont il faut partir pour connaître adéquatement la communauté des hommes. Rien n’est jamais semblable à soi, tout est toujours en évolution, en réaménagement, en lutte métamorphique. Nous sommes construits sur de la lave, agités de tellurismes, scindés par des séismes.

   Il n’était nullement rare qu’en des moments de vague à l’âme (douée d’une joie naturelle, pour autant elle n’était nullement exempte de chutes), elle se mît à méditer quelque phrase bien pensée du Professeur Henri-Frédéric Amiel, telle celle-ci tirée de son ‘Journal intime’ en date du 6 octobre 1877 :

   « Ne serait-ce point l'instinct de conservation et de préservation qui nous rend si insociables, si difficiles à contenter et à associer ? Il nous faut toujours remettre de l'air entre nous et les autres, fussent-ils nos collègues, nos parents, nos amis ; nous ne pouvons les supporter à la continue, parce qu'ils ne satisfont quelque chose en nous qu'au détriment d'autre chose, c'est-à-dire parce qu'ils ne favorisent pas l'essor de tout notre être. Réciproquement, nous les fatiguons et les ennuyons assez vite. »

    Combien ces paroles étaient vraies. Combien celui qui les proférait passait sans doute pour un ennemi du genre humain. De telles assertions pouvaient trouver le lieu de leur évocation uniquement dans des carnets secrets dont seul leur Auteur était le destinataire. Ce qui revient à dire que toute vérité n’est pas bonne à énoncer. « Il faut de l’air », oui, il faut de la distance entre les Vivants et Joy s’en rendait compte depuis le lieu de son recueillement. Jamais elle n’avait mieux éprouvé la réelle valeur de la solitude. Le confinement avait été l’événement d’une rencontre avec elle-même, son propre fond, ses intimes ressentis. Elle se demandait jusqu’où pouvait aller cette expérience. Intelligente, elle se doutait des limites de l’exercice. Elle savait, en profondeur, que Robinson ne pouvait vivre qu’à proximité de Vendredi. Tous les Vendredis du monde brasillaient au loin tels des astres sur le point de s’éteindre, de disparaître dans l’étrange nuit cosmique. S’en réjouissait-elle ? Certes oui, il serait toujours temps de rejoindre la foule sur quelque agora du vaste monde !

 

Rêve de Joy

 

   Derrière la vitre de la verrière, la nuit décline lentement, se décolore, vire au gris que, bientôt, un bleu pâle remplacera de son à peine insistance. Joy s’éveille dans ce flux si peu perceptible. Elle s’étire doucement, laisse pénétrer en elle les effluves légers du jour. C’est toujours un grand bonheur que de se sentir exister en marge de soi, appelé par cette vie qui bat alentour et demande à être fêtée. Joy fait une rapide toilette puis s’installe près de la fenêtre, croque une pomme. Depuis des jours déjà, c’est son poste d’observation. Elle est à distance du monde qui ne la requiert qu’à la marge, dans cette zone d’indistinction où le regard s’éveille lentement à ce qui n’est pas lui. Le temps est clair, lumineux, parfois traversé par les nuages, le vent, animé des giboulées de Mars. Tout est conforme à ce qui doit advenir dans une exacte logique. Rien ne semble différer de soi. Les arbres sont les arbres, le canal est le canal, l’existence cette longue parenthèse entre la naissance et la mort. Tout est si naturel et l’on se sent si proche des choses, sa propre peau tout contre le tissu de l’exister. Il suffit de se laisser aller, de ne nullement résister aux phénomènes, de les endosser avec sérénité. Joy est Joy jusqu’à la pointe extrême de son être.

    En elle, la plénitude, l’excès de sens, la complétude pareilles à une ruche bourdonnant d’un clair pollen. La Jeune Femme est-elle étonnée de ceci ? Non, pour la raison que ce qui est en elle est son entière possession, que rien ne l’exile hors de soi, que nul écart ne peut l’atteindre qui la ferait douter de qui elle est dans ce présent dont elle assume la totalité du réel avec confiance. Un genre de douce fatalité empreinte cependant de la liberté d’une conscience ouverte à l’infinie variété des choses. Joy flotte longuement en soi, elle médite des pensées belles et entières que ne vient tronquer ni la lame d’un souci, ni l’ombre d’une peur. Joy est dans cette manière de cocon douillet, placée à la juste place lumineuse d’une conscience affermie en soi, autarcique, indivisible, indissoluble. C’est la première fois depuis bien longtemps que ce sentiment extatique s’empare d’elle et la porte au seuil d’un possible Eden.

   Joy allume une cigarette, aspire la fumée, la rejette en deux longs fuseaux qui coulent de ses narines. Un nuage envahit la plaine de la verrière, y dessine des moirures, des zones aquatiques, y trace de brefs arcs-en-ciel. En bas, sur le quai, elle perçoit des formes étranges, des formes humaines-inhumaines. Etiques effigies dressées contre le ciel d’étain et de plomb. Immobiles, comme Eternelles. Ce sont des momies, d’anciens Subversifs qui ont bravé les interdits pour gagner un peu d’éternité sur terre, happer quelques miettes de bonheur, saisir d’ultimes provendes que leurs corps réclamaient, que leurs esprits appelaient comme s’il s’agissait du dernier sursis avant le Grand Saut Définitif. ‘Les Gardiens de la Vie’ avaient eu beau s’égosiller, hurler dans leurs porte-voix de tôle leur itérative injonction : « RESTEZ CHEZ VOUS », les Désirants n’avaient eu de cesse de sortir de leurs casemates de ciment, de gagner les corridors des rues, de se ruer sur les rives du Canal qu’ils identifiaient en tant que leur libre possibilité d’être. Et voilà que l’Hydre avait lancé ses assauts. Le pire, chez elle, c’est qu’elle constituait un ennemi invisible. On l’attendait ici et elle surgissait là, fulguration d’une écaille de mercure parmi les nuages, jet de flamme confondu avec l’éther, griffes acérées lacérant l’air, le réduisant en minces bandelettes. De l’extrémité du Quai de Jemmapes, comme s’ils avaient été hélés par leurs compagnons d’infortune, ce sont d’autres grappes de Subversifs, des pelotes de Complotistes et quelques Etourdis pris dans la tourmente qui arpentent le ciment des quais avec méthode, résolument, pareils à une Armée qui gagnerait héroïquement, fièrement, le champ de bataille, autrement dit le champ d’honneur.

   Venus du plus loin du ciel, des éclairs fusent, des meutes de tonnerre grondent, des catapultes de glace se précipitent vers le sol avec une furie inextinguible. Tous les Vivants, sans exception sont immédiatement réduits à n’être plus que de minérales concrétions, des genres de dolmens cloués au peuple aérien, des stalagmites aux orbites vides. Non, ils ne sont nullement déconcertants, terribles à voir, ils sont devenus des pierres suspendues, des jets de fronde ne connaissant nullement leur cible, des pièces de monnaie frappées de l’invisible poinçon qui les fixe à demeure. Joy jouit du spectacle sans arrière-pensée, tout comme, d’une loge de théâtre, on observe au bout de sa lunette le jeu sublime des acteurs. C’est identique à une partie d’échecs avec ses Rois, ses Reines, ses Fous, ses Cavaliers, ses Tours, si ce n’est que le jeu est suspendu, rivé à son Echec et Mat. Immuable. Fixe parmi les Fixes qui, au ciel, font luire leur lumignon d’absolu.

   Mais quelle est donc cette lueur inhabituelle, cette bande de phosphore qui teinte de chromatiques boréales les eaux du Canal ? Ne serait-ce la substance même des ossements des Anciens Vivants qui migrerait longuement, continu et inévitable écoulement héraclitéen en direction du Tartare, là où le Feu les digèrera, les assimilera à sa propre nature ? Tout est si beau dans cette figure de l’extrême dénuement ! Joy lève lentement les yeux, balaie la ligne d’horizon de la Grande Ville. Vision fantastique, entièrement chiriquienne, si près de ce que pourrait être la Forme Idéale si elle pouvait trouver sur Terre, dans la texture du sensible, matière à sa propre projection. Il n’y a plus ni rues, ni places, ni immeubles haussmanniens bordant de larges et élégantes avenues. Il y a seulement le réel réduit à sa portion congrue, le plus petit dénominateur commun dont la traditionnelle fierté humaine pourrait s’enorgueillir. Quelques bâtiments blancs comme du talc dressent leurs façades tout contre la dalle vert-bouteille du ciel. S’y découpent des arcades régulières, décroissantes, dont la ligne de fuite se glisse dans la fente de l’horizon. De hautes cheminées d’usine dressent leurs fûts sombres et inutiles dans un air avaricieux, troué de lianes bleu-marines. D’anciens Existants, figés dans leur bloc de résine. D’autres Spectrales Figures dessinant des sculptures en pied, hiératiques, illuminées de l’intérieur d’une lumière glauque, abyssale. Avant-goût de la Fin du Monde, mais rien de bien inquiétant et Joy se réjouit à l’avance de ce désert si vide et si plein en même temps.

    Un avion, chargé de ses essaims humains traverse le ciel avec lenteur, suivi de ses deux colonnes de vapeur. Cela fait sourire l’Observatrice. A quoi bon ce suprême voyage puisque tout, bientôt, sera réduit en cendres et que nul Phénix ne pourra revivre de sa poussière ? Tout sera au Néant. La radio demeure définitivement muette. Plus de Subversifs, plus de Vigiles. Les Gardiens de la Vie se sont tus. Les Nourrisseurs du Peuple ne nourrissent plus personne, eux-mêmes non plus. C’est la Grande Dévastation Universelle, le Cataclysme Final par lequel l’Humanité connaît ses dernières heures, si ce ne sont ses ultimes secondes. Joy fume longuement. La fumée se dissipe au contact de l’air. Puis, plus rien !

 

    Interprétation du rêve et du réel de Joy

 

   Sans doute la vision survenue au cours du rêve paraîtra-t-elle surréaliste, fantastique, mais c’est bien là l’essence de l’activité onirique que de se détacher des habituelles factualités qui tressent notre ordinaire. De les sublimer, d’offrir ce que jamais l’existence ne nous offre, à savoir le large et lumineux horizon d’une entière liberté. Il ne vous aura nullement échappé, Observateurs du rêve de Joy, que ce dernier, pour violent qu’il apparaît, sous les auspices d’une destruction totale de la condition humaine, non seulement ne contient nulle haine vis-à-vis de celle-ci mais, qu’à l’opposé, elle doit s’envisager à la manière d’une chance inouïe offerte au monde des Existants. Oui, disparition qui suppose, en une sorte d’Eternel Retour, la possibilité d’une précieuse palingénésie au terme de laquelle l’Espèce Humaine, dans son ensemble, après avoir connu les cendres du Phénix, se verra dotée d’une renaissante Vie Nouvelle qui, ayant effacé les traces du Passé, découvrira les conditions mêmes d’une vie heureuse ouverte aux perspectives les plus inespérées. Car, si vous avez été attentifs à l’histoire de Joy, aux événements qui ont émaillé sa vie, vous n’aurez pas été dupes du fait que cette belle personne poursuit avec assiduité un vœu qui lui est cher, de nature idéale-édénique, laquelle se traduit par la refonte du système de l’humain, fonctionnement auquel se substituera un Principe de Perfection Absolue, le Bien ayant définitivement terrassé le Mal. Mais n’allez nullement croire que cette pensée est entachée d’erreur, que l’Homme est définitivement rivé à ses vices, que son destin ne peut être qu’aporétique.

   Certes la foi en l’humain a besoin de se renouveler profondément, ce qui suppose le passage par une manière de cataclysme, dont Joy est en quête, tout simplement pour éradiquer le Mal jusqu’à la racine. Ce qui signifie, qu’une fois la palingénésie opérée, les Nouveaux Existants n’auront nul souvenir de leur vie antérieure, que la beauté de quelque réminiscence de faits anciens, de quelque nature qu’ils soient, heureux ou malheureux, leur sera ôtée. Le Peuple Nouveau vivra uniquement dans le temps présent, à l’intersection de l’instant le plus punctiforme qui se puisse imaginer, genre d’étincelle qui brasille et illumine ceux qui en sont les témoins. Oui ceci est possible et il faut abonder dans le sens des idées de Joy, cette pure JOIE qui s’allume à seulement évoquer son nom. Le projet que nous adresse l’Hôtesse de l’Air (un autre nom pour l’Idéal), n’est rien moins que la redite, à la virgule près, d’une des grandes pensées qui ont émaillé le parcours singulier des Civilisations.

   Rejoignons Dante et sa belle et irremplaçable ‘Divine Comédie’. Mais laissons-nous guider par le poème. Nous traversons les flammes de l’Enfer, nous y voyons les Damnés subir les tourments les plus terribles, leurs corps châtiés à la hauteur de leurs vices. Puis nous empruntons un souterrain qui débouche sur une haute montagne qu’entourent de larges eaux, et c’est le Purgatoire qui nous accueille avec un peu plus de douceur que l’Enfer n’en avait manifesté à notre endroit. Nous montons lentement jusqu’à atteindre un point lumineux dont nous savons qu’il s’agit du Paradis Terrestre, du Jardin d’Eden dont, au plus profond de nous-mêmes, nous portons l’image pareille à un glacier étincelant, situé bien au-dessus de la Terre, bien au-dessus du souci des Hommes. La vision s’illumine soudain d’une pure beauté : Béatrice-Joy (deux êtres réunis en un seul, prodige de l’étonnante fusion des altérités), se tient au seuil de cet Eden qui n’est autre que ce Nouveau Monde qui, de tous temps, était annoncé comme le bien le plus précieux de la conscience humaine. Mais les humains trop distraits, trop occupés d’eux-mêmes, n’en avaient nullement perçu le chant de source. Voici que tout s’éclaire, voici que Dante-Virgile, ces émissaires des dieux, ces porteurs du Verbe essentiel, celui du Soleil en tant que Souverain Bien, ce rayonnement sans fin, cette inaltérable source de vie, cette pure essence qui irradie jusqu’au plus profond, ces Poètes donc nous font l’offrande du présent le plus précieux, cette Vérité qui fait nos corps transparents et nos yeux traversés du chant des étoiles.

   Voici, notre interprétation n’ira au-delà de cette fable, de ce mythe si vous voulez. Mais détrompez-vous, le mythe n’est pas assimilable au mensonge, il en est l’envers, il est plus vrai que le réel soumis au hasard et aux aléas de toutes sortes qui en sont les chutes les plus mortifères. Le mythe a grande valeur au simple motif que c’est notre conscience qui y imprime la marque de sa volonté. Mais une volonté douce, positive, seulement préoccupée de chasser les ombres, de faire surgir la lumière, sa plénitude, son efflorescence sans pareille. Autrement dit notre imaginaire nous a déposés au point le plus haut qui pouvait nous être remis, à savoir créer les conditions de notre propre liberté. Car le Monde qui apparaît devant nous, les arbres qui s’y sont levés, les rivières qui y coulent, les montagnes qui s’y projettent en direction du ciel, c’est bien nous qui les avons tous portés sur les fonts baptismaux de l’exister. Autrement dit, ce sont nos affinités les plus vives qui ont dressé leurs concrétions dans l’air teinté de bleu. Nullement une minéralisation, une réification comme celle qui affectait les Hommes atteints par le Mal radical de l’Hydre. Mais à elle il nous faut revenir et connaître son destin.

 

   Réalité de Joy

 

   De l’Hydre nous parlions comme de ce fléau qui paraissait éternel. Mais voici que l’Hydre a été vaincue. Les Hommes les plus valides, les plus ingénieux, ceux qui restent, dont l’intelligence n’a été atteinte par les flèches de curare déversées par le Monstre sur l’Humanité entière, donc les Existants ont assemblé leurs forces et leur génie afin de laver la Terre de l’affront, des continuels assauts qu’elle a subis. Ils ont convoqué toutes les ressources de l’Intelligence Artificielle, ont fabriqué une ingénieuse Catapulte qui lance ses rayons mortels sur la moindre lueur d’écaille, le plus minuscule mouvement de l’air, l’infime rayonnement suspect s’imprimant au revers des nuages. De grands lambeaux de peau sont tombés du ciel, des monceaux d’écailles argentées ont semé les trottoirs des villes, des langues anciennement de feu se sont éteintes, inutiles lianes parsemant les sillons de terre au fin fond des campagnes, sur la plaine lisse des plages, sur les boulevards dépeuplés des villes.

   Alors, après que le cataclysme a eu lieu, le Peuple des Valides s’est relevé, celui des Blessés s’est régénéré, celui des Morts a ressuscité. La Planète s’est couverte de forêts pluviales profondes où des oiseaux polychromes poussent leurs trilles enchantés. Les mers se sont couvertes d’une belle écume blanche posée sur des reflets d’émeraude. Le ciel s’est vêtu d’une transparence du cristal. Les hauts immeubles des villes ont astiqué leurs falaises de marbre. Les Femmes ont revêtu leurs plus beaux atours, les corolles de leurs robes flottant gaiement autour d’elles à la manière d’un essaim de brillants insectes. Les Hommes ont arboré des costumes clairs, un œillet à leur boutonnière disant leur joie intime, leur contentement d’être ici, parmi les éclats du jour, la permanence de l’heure, le temps long qui semble éternel.

    Depuis son cocon en plein ciel, Joy a repris ses voyages intercontinentaux. Souvent elle se surprend à admirer le tableau étincelant de la Terre, tout en bas où vivent les myriades de Vivants. Souvent ses yeux parcourent le ventre épanoui des nuages, le lisse de l’éther, l’infinie variété du monde et cette vision se nomme ‘Joie’, se nomme ‘Joy’ au plus haut de sa présence. Aujourd’hui Joy est arrivée à New York. Aujourd’hui Joy visite le ‘Metropolitan Museum’. De sa dernière venue en ce lieu elle ne conserve nulle empreinte puisque ce Monde est Nouveau, entièrement Nouveau, que la mémoire n’existe pas, que les souvenirs ne font partie que du Monde Ancien évanoui à tout jamais.  Sur les murs du Musée des estampes de la période ‘ukiyo-e’ dont elle se surprend à aimer les images d’une manière totalement passionnée.

   L’exposition dans son ensemble est consacrée au ‘Tôkaidô de Hiroshige’, Elle observe avec une grande attention le parcours mythique de cette « route de la mer de l’Est » qui relie Edo (anciennement Tokyo) à Kyôto, la capitale impériale. Elle est seule dans la grande pièce baignée d’une douce lumière. Tout à sa joie d’admirer ces œuvres si étonnantes qui témoignent du génie particulier des Japonais, de leur culture si singulière. Quelques mouvements derrière elle, les premiers Visiteurs. Leur venue est si discrète, c’est à peine si Joy s’est aperçue de leur présence.

 

***

 

 

 

Joy et l’Hydre

‘Sanjō Ōhashi’

‘Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō’

Hiroshige

Source : Wikipédia

 

   Elle s’arrête longuement devant la ‘55° Station’ qui est la dernière du long périple des Voyageurs. L’estampe porte le titre ‘Le grand pont de la troisième avenue’, ‘Sanjô ô Hashi’ en japonais. Ce que l’illustration représente : un grand pont de bois en dos d’âne enjambe la rivière Kamo dont les eaux sont de teinte bleu-clair, déclinant jusqu’à une touche d’ivoire fine. Des bancs de sable en traversent le cours tranquille. Des piliers de bois soutiennent l’arche dans une architecture régulière qui en illustre le cours comme s’il s’agissait de rendre le temps concret, de lui donner des assises terrestres. Sur la rive opposée, les maisons de la Capitale avec leurs toits bleus et rouges. On distingue un habitat urbain recelant de multiples trésors, riches palais, jardins raffinés, sanctuaires et temples. Plus haut, les reliefs du mont Hiei avec, à sa base, le vert soutenu de ses arbres puis, vers le haut, les taches claires d’une végétation plus clairsemée. Au-dessus, jusqu’à l’horizon qui s’éclaire de lueurs vernissés, solaires, la montagne Higashiyama. Tout est pris dans une atmosphère si éclatante en même temps que simple et dénuée de tout artifice, une climatique heureuse dont Joy pense qu’il pourrait s’agir d’une contrée utopique, peut-être d’un Paradis sur Terre pour des ‘hommes de bonne volonté’. Tout est si calme, si plein dans le jour qui luit de son propre bonheur.

   Les Visiteurs se sont rapprochés. Eux aussi regardent, fascinés, l’estampe au gré de laquelle ils semblent accomplir un voyage intérieur qui les élève au plus haut d’eux-mêmes. Leurs visages d’étain sont éclairés du dedans. Leurs fronts sont des falaises où glisse la palme d’une lente clarté. Sous leurs vêtures légères, presque diaphanes, Joy devine des corps de métal, cuivre et platine mêlés, souples malgré tout, disposés à toutes les métamorphoses qui pourraient leur dire le mot de la joie. Joy est étonnée et ravie à la fois.

    (Le Lecteur aura fait le parallèle avec la première visite de Joy au ‘Metropolitan’, au cours de laquelle les spectateurs, plus touristes qu’esthètes, avaient perturbé sa vision des choses, la laissant sur le bord d’un doute au sujet de la condition humaine.  Elle pensait que nul progrès, demain, ne pourrait plus avoir lieu, seulement des parcours hasardeux, erratiques, soudés au ventre de la Terre sans qu’aucun Ciel ne vînt en tempérer la lourde rusticité. Cependant un genre de miracle a eu lieu qui a transformé le plomb en or. Les Distraits d’hier sont devenus les Attentifs d’aujourd’hui, les Bavards des Discrets, les Agités des Calmes, les Agressifs des Pacifiques, les Barbares des Civilisés. Oui, c’est assez incroyable. Il a fallu la tragédie de l’Hydre pour que l’homme réalise qu’il faisait fausse route, qu’il s’égarait en dehors de son essence, qu’il préférait les atteintes du Mal aux faveurs du Bien. L’Hydre a été l’électrochoc qui les a rendus lucides, les a amenés à recouvrer un libre arbitre, ils en avaient perdu la trace. Maintenant ils commençaient à sorti de cette tyrannique ‘Cour des Miracles’ avec ses chapelets de gueux qui ne pensaient qu’à détrousser d’autres gueux, leurs frères en misère, en désarroi. Enfin le Peuple des Existants redressait la tête. Enfin ils renonçaient aux instincts primitifs qui les faisaient, parfois, plus proches de la Bête que de l’Homme. Enfin ils renonçaient à leur système limbique-reptilien pour se doter d’un brillant néocortex. Enfin ils portaient sur l’Art les ‘yeux de Chimène’ et troquaient la cognée contre la brosse du Peintre).

   Aux Nouveaux Attentifs, aux Nouveaux Esthètes, Joy s’est mêlée. Eux et elles ne font plus qu’une seule et même ligne continue qui monte en direction du ‘Sanjô ô Hashi’, ce ‘grand pont de la troisième avenue’ qui se donne pour l’allégorie d’une félicité surgissant à l’aube des consciences lorsque celles-ci, sortant de l’ornière et de l’inconnaissance, découvrent la pure lumière d’une Idéalité. Oui, il faut sortir de soi, s’extraire de son étroite tunique, connaître son exuvie, tel le reptile qui change de peau au printemps et inaugure une Nouvelle Vie. Il faut faire table rase du passé, désigner l’instant présent en tant que lieu de la manifestation du ‘carpe diem’, mais cette jouissance à soi n’est nullement gratuite, logée en quelque facilité. Elle suppose l’exercice d’une lucidité quotidienne, la reconnaissance de l’Autre, le respect des choses et du monde.

   Dans le flux zénithal de l’immémoriale lumière, Joy et ses Co-existants se sentent pareils à des bourgeons en train d’éclore. Ils sont identiques à des feuilles tendres s’ouvrant au délicieux caprice du jour. Sur les larges travées du pont de bois, ils avancent en direction de leur futur, au plein d’une sensation qui les fait pures totalités à même l’étincelle temporelle qui les accueille en son sein sans aucune réserve. Ils sont condensation du temps, goutte suspendue de la clepsydre, grain de silice dans la gorge du sablier. Ils se fondent dans le flot continu des Pèlerins qu’ils découvrent à la manière d’un miroir, à la façon d’un écho de qui ils sont. Et ils ne sont nullement étonnés de cette onde qui court d’eux aux autres avec naturel, des autres à eux, avec facilité.

   A proprement parler, ils n’ont plus de frontières, plus de limites. Ils se sentent exister dans le genre d’une substance unitive nullement séparée du monde ou de leurs Coreligionnaires mais bien plutôt imbriquée dans leur présence, comme une forme gigogne s’emboîte en son autre sans différence, une fusion seulement. Les Discrets, les Calmes, les Civilisés, tantôt se découvrent vêtus de kimonos teintés de bleu pastel, arborant de larges ceintures obi fleuries de motifs polychromes, leurs pieds chaussés de sandales de chaume zöri qui chuintent doucement en glissant sur les lames polies du bois de sycomore, abritant leurs yeux sous des ombrelles en parchemin ou des chapeaux d’herbe sugegasa. En réalité, ils sont eux et les autres, ils sont eux et le monde. Sans césure. Sans partage. C’est une manière de symphonie qui prend tout en son ensemble afin que, de ce rassemblement, puisse naître la valeur d’une harmonie. Et le processus joue en sens inverse, si bien que les Pélerins, par exemple une Akemi peut devenir une Estelle, un Akinori un Lucien, une Emiko une Joy. C’est ceci la grande fraternité du Peuple Nouveau. Maintenant que l’Hydre maléfique a été éliminée, il semble qu’elle ait emporté avec elle les éruptives tentacules du Mal qui se nomment indifféremment Lucifer, Méphistophélès, Satan, Belzébuth mais, aussi bien, Indifférence, Egoïsme, Orgueil et bien d’autres subtilités dont le genre humain est prodigue à l’envi.

   Maintenant, Joy a suffisamment empli ses yeux de cette beauté. Elle sort du Musée, à la rencontre d’autres beautés encore. Le Mal vaincu, il ne demeure que de larges agoras où glisse le vent de la félicité. Un alizé si léger, on le dirait de mousse et d’écume. Partout le Peuple Nouveau sillonne les avenues avec confiance. Les Existants sont libres d’aller où bon leur semble sans contrainte. Il y a dans les volutes d’air comme des souffles embaumés. Oui, car la Nature s’est régénérée, oui car la Nature veut vivre au rythme des Hommes, partager leur gaieté, la susciter là même où c’est possible. Les grands glaciers, au loin, brillent de mille feux. L’eau des Océans est gonflée, dilatée, comme pour dire le merveilleux langage qui s’abrite en leur sein. Les sillons de terre luisent au soleil. Les trilles des oiseaux poinçonnent le jour de leur insouciance. Tout est placé sous le signe du renouveau, tout se ressource à sa propre essence. Ce qui est le plus manifeste, une prospérité partout répandue, un ravissement qui emplit les yeux des Femmes, flamboie telle une braise dans les yeux des Enfants. Chacun comprend les mille et un langages de Babel sans qu’il soit utile d’en effectuer une traduction. C’est ainsi, un Univers d’infinie rencontre des choses, cela se donne avec générosité, cela répand ses spores à qui veut bien en saisir le rare, cela exulte et diffuse à l’entour ce qui, de soi, ne saurait se retenir en une seule et unique conscience. Les consciences sont inclusions mutuelles, échanges subtils, alchimie sécrétant au grand jour les secrets de la pierre philosophale. Vivre ? Se laisser aller tout simplement à ce qui vient dans la sérénité. Vivre sur le mode de l’Ukiyo-e, tel que suggéré par Asai Ryōi dans ‘Les Contes du monde flottant’ :

 

« Vivre uniquement le moment présent,

se livrer tout entier à la contemplation

de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

et de la feuille d'érable... »

 

    C’est ceci dont Joy était en quête, que ce Monde Nouveau lui offrait. C’est ceci, identiquement, qu’attendaient tous les Existants, mais ils ne le savaient pas ou n’osaient se l’avouer. Avaient-ils peur que, cherchant le bonheur, sollicitant la joie, les Autres eussent pu tourner en ridicule leur ingénuité, leur naïveté ? Sans doute y avait-il de cela.  Le Monde d’Avant était si empêtré dans ses multiples contradictions que tout ce qui déviait de la règle commune était voué aux gémonies. Le Siècle avait répudié la Poésie, elle était trop ingénue, témoin d’esprits de doux rêveurs ne vivant que dans d’illisibles marges. Le Siècle avait renié toute approche sensible, sentimentale, des choses, leur préférant l’exactitude des chiffres, la rutilance des gains, la richesse éblouissante au bout du chemin. Le Siècle avait condamné les Lettres et les Arts pour ne retenir, de l’aventure humaine, que les certitudes matérielles dont ils pensaient qu’elles les sauveraient du désastre. Ce faisant, leur esprit s’était racorni, leurs âmes étrécies à un espace si étroit, elles n’avaient plus que la taille du ciron. La Métaphysique, ils l’avaient raillée car ils n’accordaient de crédit qu’à ce qu’ils voyaient, ils ne retenaient et n’entendaient du monde que ses espèces trébuchantes et sonnantes. En définitive et d’une manière totalement paradoxale, c’était une figure du Mal, l’Hydre redoutable en l’occurrence, qui leur avait ouvert les yeux, leur offrant par son sacrifice final, l’une des vertus les plus estimables, ce Bien qui les avait rendus à eux-mêmes dans la plus exacte perspective de leur humanité. Un avenir lumineux se montrait qui effaçait tous les miasmes anciens, abolissait toutes les erreurs passées, gommait tous les comportements inadéquats.

 

   EPILOGUE

 

   L’avion dans lequel Joy effectuait ses voyages, s’il traversait parfois encore des ciels agités et si, sur la Terre, des exhalaisons non totalement résolues faisaient, ici et là, leurs taches ombreuses, il n’en demeurait pas moins que les Terriens, après avoir été légers et inconscients, avaient grandement progressé, renonçant peu à peu à leur égocentrisme, ne se considérant plus comme le nombril du Monde, prenant soin de la Planète et des Autres. Bien évidemment, Lecteur, la connotation morale ne t’aura nullement échappé. Mais sans règle éthique, l’existence n’est qu’un désert où ne poussent que des plantes amères, desséchées, où le peuple des Hommes ne peut trouver de site accueillant sa longue marche. Les Nomades se guident grâce à l’observation du ciel étoilé, au sein de cette généreuse Nature, notre Mère à tous. Ils se servent de ‘L’Etoile du Berger’ pour orienter leur destin. Première étoile apparaissant le soir, dernière étoile s’éteignant le matin. Comme une allégorie infiniment lumineuse encadrant la nuit de l’inconscience et, sans doute, l’éclairant de loin. N’est-ce pas une Vérité que ceci, deux éclats du Bien de part et d’autre d’une ombre maléfique ? Les Bergers, de tous temps, ont été hommes d’une grande sagesse. Puissent-ils nous inspirer quant au chemin à suivre, nous les Distraits qui avançons sans le savoir vers notre être, n’en percevant ni les limites, ni l’immense effusion qui en brode l’essence ! Toujours il y a plus à voir que ce que nous voyons !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 mars 2021 3 10 /03 /mars /2021 18:09
Venue du plus loin de la nuit

Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   C’est à peine si le jour faisait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. J’étais encore sur la pente qui hésitait entre rêve nocturne et clameur diurne. Il me fallait demeurer dans cette posture ambiguë, ne pas me hisser trop tôt vers la clarté, laisser mon corps reposer dans ses bandelettes de momie. Voyez-vous, chaque matin, surgir au monde est un effort presque insoutenable, à la limite d’exister, une naissance aux forceps. La nuit douce, souveraine, maternelle, j’en sens la chair généreuse intimement façonnée  à l’image de ma propre pulpe. Nul partage, seulement un genre de récitatif antique qui coulerait des étoiles et me draperait dans les mailles invisibles d’une soudaine ablution. Comme si j’étais Fils de la Nuit, que je m’y fonde dans une exactitude salvatrice. Je serais indubitablement au centre du réel, dans le nombril du monde, dans le refuge qui se nommerait « accueil en l’éternité » dont personne ne pourrait me  distraire, sauf au risque de commettre la violation d’une loi singulière. Nul ne se hasarderait à m’arracher à la matrice mondaine dont je suis l’un des légataires. Oui, c’est ceci dont il faut m’assurer, une vie au plus près de l’origine, le plus longtemps possible, avant que de faire effraction dans la brûlure de la lumière. Ne prendrais-je quelque précaution et la cécité me clouerait en plein ciel, me ramenant à cette ombre que, trop tôt, j’aurais désertée. Or, avant d’être être de la lumineuse blancheur, je suis être des ténèbres. Aussi bien pourrait-on me nommer « Le Ténébreux », rien ne serait plus exact. Et, ainsi, je me perdrais dans les arcanes du temps, me dissoudrais dans la toile néantisante du non-paraître.

    Voici, je m’éveille. J’étire la voilure de mon corps. Des rémiges  largement ouvertes de chaque côté. Mes pieds sont des battoirs qui appuient sur la courbure de la nuit. Mes mains des griffes qui entaillent les plis d’ombre. Mon sexe un dard qui rougeoie. Mon ombilic une graine qui sème aux quatre vents son désir de germination. Mes genoux des boulets pareils à des gueuses de fonte. Fonte tire vers le bas. Boulets font leur cantique de lourde pesanteur. Anatomie scindée, en partage, une partie noire, une partie blanche. Nouvelle race d’existant aux zébrures inquiètes, angoisse polymorphe posée sur une joie innocente, blafarde. Mains qui hésitent, louvoient, saisissent l’insaisissable. Mains-griffes-de-sorcière, ce qu’elles happent, sitôt se disloque. Yeux pareils à des braises avec, tout autour, l’émail blanc, éblouissant de la sclérotique.

   Embryon-de-nuit. Homme-de-jour. Ne sais plus qui je suis dans le tumulte des termitières humaines. Partout de glaireuses glossolalies. Partout de rugueux borborygmes. Partout des hiatus qui soulèvent mon corps de plein désarroi. Cheveux pareils à des queues de comètes. Pensées de chrome et de platine. Ça y est, ça commence à fuser dans les cerneaux gris de ma tête. Idées-boules-de-chanvre qui n’en finissent de tisser leurs cocons filandreux. Sentiments à la pointe de l’être, amour puis désamour en de sombres guerres intestines. Fusion des sensations dans un convertisseur pourpre. Arcs tendus de la révolte. Teintes boréales de l’optimisme. Jets de soufre de l’hostilité. Torches vives de l’euphorie. Orifice excréteur de la noire inquiétude. Feux de Bengale de la félicité. Tout s’entrecroise. Tout se mêle dans un luxueux maelstrom. Tout se donne dans la perspective d’un pli oxymorique. Visage comme masque. Vérité comme fausseté. Liberté comme aliénation. Cime en tant qu’abysse. Nadir en tant que zénith. Aporie en tant que sens. Oui, la seule vérité : oscillation, flux et reflux, geste syncopé de l’amour, rythme du nycthémère ; été/hiver ; diastole/systole ; instant/durée ; Vie/Mort en leur enlacement tumultueux.

   Mais qui donc se penche au-dessus de mon berceau ? Serait-ce la Nuit ? Serait-ce le Jour ? Mes géniteurs donneurs de bonheur et d’angoisse ? Ou bien un être hybride, une « inquiétante étrangeté » ? De la Mort elle a le teint cireux, les orbites vides, les mains aiguës tels des harpons. Ses cheveux, pareils au Fleuve Léthé, pourquoi s’appliquent-ils au rocher de mon visage avec la volonté d’en effacer la timide figure de proue ? Serait-ce une Femme-Squale au museau fouisseur, à la bouche rose largement ouverte, hérissée de canines pareilles à un vagin denté ?  Lui, le carnivore,  pourrait m’émasculer à la force de ses dures mâchoires, manduquer mon sexe, le renvoyer dans les fosses carolines de l’Histoire et je ne serais plus alors qu’une sorte d’histrion comique ne possédant même plus les clés de sa propre genèse. Et ses yeux, les avez-vous vus, ces deux billes de carbure dont l’une brille (sous l’effet de la malice ?), dont l’autre est maculée de suie (en direction de quelle âme égarée dont le signe même serait aboli ?). Et cette bouche, cette fleur noire, cette « Queen of night », de quel royaume funeste est-elle l’envoyée ? Et à quelle autre fin que de me conduire à trépas ? De me ramener dans mon antre originel, mais dépourvu de destin, privé de figure humaine, simple bactérie flottant dans la soupe primordiale, dense, obtuse, inconnaissable par nature ?

   Mais VOUS, qui m’apercevez tout au fond du boyau de ma détresse, que ne venez-vous à mon secours avec, dans les mains, un bouquet de lotus ou de lys blancs afin que, reconnu, je puisse enfin exister, faire un pied de nez au Néant, dire « merde à Vauban », « Bagnard je suis chaîn' et boulets/ Tout ça pour rien ». Oui, tout ça pour rien !   C’est à peine si le jour fait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. Va-t-elle durer, cette trace, plus que le tremblant photophore de la luciole dans la savane d’été ? Dites moi une vérité rassurante. Une seule. Par exemple : « Oui, vous êtes » et je vous laisserai en paix pour le reste de vos jours. En paix !

 

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1 novembre 2020 7 01 /11 /novembre /2020 09:27
Lumière de l’absence.

La luce dell’assenza…

Œuvre : André Maynet.

 

   On était trois Hagards à marcher sur le chemin de poussière dans ce pays de pierre et de vent. Le vent soufflait avec force, traversait les vêtures, remontait le long de la jointure blanche des os, s’immisçait dans la toile des aponévroses, vibrait dans l’étoilement des dendrites. C’était comme d’être envahis de l’intérieur par quelque force mystérieuse, un abrasant tellurisme qui vous dépossédait de votre propre corps. C’est à peine si on tenait dans sa voilure de peau et on flottait longuement dans l’air bleui de fraîcheur. Parfois on s’arrêtait au bord d’un ruisseau, on buvait de longues goulées d’eau fraîche, on mâchait quelques racines de gentiane et l’on repartait avec, dans la bouche, l’amertume du jour à paraître. Les articulations grinçaient, les genoux ployaient sous la fatigue mais il fallait continuer à avancer, à creuser sa voie dans le corridor du Destin qui, peu à peu, se resserrait comme pour plonger dans la gorge sombre d’un puits sans fin. On arrivait bientôt en haut d’une crête. Face à nous un cirque de collines planté d’euphorbes et de broussailles vives. Puis, en bas, dans la vallée, un large tumulus sur lequel repose le Bourg, genre de forteresse médiévale rongée par la lèpre et l’humidité. Partout poussaient les vrilles du lichen, partout les murs usés par les siècles se délitaient, se déchaussaient comme d’antiques incisives sur une mâchoire percluse de vieillesse. Empilement de ruines comme dans les gravures antiques à l’enclin si métaphysique qu’on eût pensé à une allégorie, non à une réalité architecturée.

Maintenant on est sur une plage de graviers et de galets face au Pont du Diable dont l’arche haute enjambe la rivière. Face à nous les trous réguliers des fenêtres dans les hauts murs. Les trous noirs, pareils à des regards vides, à des bouches édentées à l’haleine froide, aux remugles semés de terreur. Cela fait de longs frissons dans le dos, cela noue le plexus au centre de la poitrine, cela cloue le sexe dans une immatérielle crucifixion. Là, en bas du Désastre, on est si peu présents, à peine des feuilles mortes dans la morsure muriatique de l’hiver. Malgré la répulsion on se lève, comme aimantés par une irrésistible envie de vivre malgré tout. Respirer encore l’espace de quelques heures, regarder de toute la force de son âme, faire crisser entre les molaires les pépins des mûres sauvages, les prunelles acides et âpres qui nous diront encore la vie, peut-être ses dernières esquisses. On entre par la porte en ogive du Bourg. Les ruelles sont vides où glissent les plaques de schiste. D’étranges traces de main ici et là, sur les portes, les seuils, les margelles des puits comme pour dire les stigmates de l’homme, conter leur histoire, commencer un travail d’archéologie, de mémoire. Nulle âme qui vive, pas même un chien errant, pas même un chat famélique en quête d’une maigre pitance. Seuls, là, au centre du monde avec les lames d’air qui abrasent les têtes, s’emmêlent à la jungle des cheveux, aux fils de barbe hérissés. Les pavés des rues résonnent au rythme de notre progression hasardeuse.

Oui, on le savait. Un jour cela devait arriver. C’était gravé de toute éternité dans la conscience humaine. Un jour les Ombres surgiraient par surprise avec leurs yatagans affûtés, leurs shurikens effilés, leurs dagues mortifères. Elles n’auraient de cesse de poursuivre les Lumières, de les assiéger, de souffler leur haine fétide dans la cannelure de leurs nez, d’instiller le poison dans leur esprit, de faire couler le venin sur l’étrave de leur âme afin qu’ils périssent et ne paraissent plus jamais. Car les Ombres exècrent les hommes lumineux, l’art, la culture, l’amitié, la joie. Partout elles veulent répandre la terreur et planter l’oriflamme noire de leur folie. Détruire … disent-elles. Détruire puis installer sur l’ensemble de la Terre le régime de la terreur, ligoter les membres, faire couler du plomb fondu dans l’antre des bouches, taillader les sexes afin qu’ils ne puissent plus enfanter. La « logique » des Ombres, répandre l’inconnaissance, abattre les arbres de la liberté, réduire au silence tout ce qui pourrait proférer, chanter, réciter une fable ou bien dire un poème. La « logique » des Ombres, la Mort Majuscule et rien d’autre que le vide et le néant.

Une rue en pente raide progresse entre des murailles étroites. Nous marchons comme des félins, avec l’échine courbe et de rapides sauts de carpe afin d’éviter les encoignures, les failles d’où les Ombres pourraient fondre sur nous, leurs dents de vampires aiguës comme le vice. Mais rien ne paraît que le silence et le mutisme des pierres. Un escalier très étroit, une tour en partie effondrée puis une pièce ronde faiblement éclairée par d’étiques oculus. Des mannequins cathares constituent la dernière assemblée des vivants dans leur pose figée, tels des échappés du musée Grévin. Puis une autre pièce circulaire envahie d’ombres avec, contre un mur partiellement décrépi, une étrange créature dont nous comprenons bientôt, qu’elle doit être la seule survivante du peuple des Lumières. En réalité nous ne comprenons pas bien de qui il s’agit, quelle est sa nature, femme ou bien homme, tellement son image est indéfinie, à la limite d’une illisibilité. Des cheveux en partie désordonnés dont émerge ce que nous croyons être une rose séchée. Epaules carrées où court l’armature des clavicules. Poitrine si menue qu’elle fait penser à l’anatomie gracile d’un éphèbe. Nervures des côtes que prolonge la dépression de l’abdomen avec le pli discret de l’ombilic. Puis un linge blanc que retiennent les mains, la partie basse du corps demeurant voilée, comme rendue à une possible virginité si ce n’est à une manière de volontaire chasteté.

Lumineuse ne bouge ni ne parle. Ne voit ni ne regarde. Car ce qui est le plus frappant c’est la porcelaine blanche des yeux qui enclot les orbites et les dissimule derrière une singulière épaisseur cornée. Comme si cristallin et pupilles s’étaient retournés, s’étaient invaginés dans le massif de la tête de façon à ce que le procès de la vision, en s’inversant, se dispose à ignorer l’extérieur au profit du seul intérieur. Cécité du dehors, biffure des Ombres, contemplation du dedans où s’agite et croît la belle Lumière. Longtemps nous restons sur le seuil de cette perception et nous questionnons longuement sur le sort de l’humain confronté à l’impensable barbarie. C’est curieux, tout de même, la façon ouverte dont cette Apparition est porteuse, cette plénitude qui semble venir de loin, sans doute du centre du corps, avec son rayonnement qui lisse les joues, fait sa résurgence d’aube sur la plaine de la poitrine. Nulle lumière ne s’éteint fût-elle soumise à une extinction volontaire. A l’intérieur, tout contre l’arc du diaphragme, le gonflement du cœur, c’est la beauté qui palpite et ne veut pas mourir. Luxe plus fort que la balle de l’arme. Fluence plus longue que l’incision de la lame. C’est ainsi, certaines choses de l’ordre du sens qui ressemblent à l’effusion du pollen lorsque la saison venue, l’air tiédi, tout se dispose à être dans la multiplicité, le rayonnement, la généreuse efflorescence de la vie. Longtemps, nous les Egarés avons regardé Lumineuse qui ne nous voyait mais nous devinait sans doute, comme alertée par un sixième sens. Celui que l’on prête aux aveugles et aux extra-lucides.

Nous quittons le Bourg lorsqu’arrivent les premières brumes. Déjà le pont du Diable est cerné de longues ombres violettes. Nous le traversons et, en peu de temps, nous sommes sur le versant opposé du cirque, à l’endroit où se déploie une vaste vue panoramique sur le village et ses environs, sur la vallée qui en longe les sévères forteresses. Chez nous, les Perdus, il y a un genre de transmission de pensée ou bien de subites affinités visuelles qui nous relient en un seul et même bloc compact. Nous devons ressembler aux grappes de moules soudées à leur bouchot de vase. Ce que nous voulons, car nous venons de retourner la sclérotique de nos yeux, c’est oublier les Ombres, les enfouir au plus profond de notre inconscient, ne plus jamais avoir affaire à elles. Et, subitement, nous comprenons Lumineuse. Plus même, nous communions avec elle dans une étrange vision commune. Derrière la falaise de nos fronts, dans les emmêlements du chiasma optique où se métabolisent les images, voici que se déplie l’écran sur lequel le paysage nous apparaît. Ce que nous voyons, c’est ceci. Le Bourg perché tout en haut d’un promontoire pareil à un marbre de Carrare dont les sculptures déroulent leurs gemmes dans une mélodie sans fin. Oui, les pierres chantent. Oui, les pierres ont un rythme, celui de la joie contenue dans toute chose dont l’esthétique heureuse est un signe de l’intelligence du monde. Tout en bas, l’harmonie verte des peupliers, la touche plus claire des aulnes, la fuite de la rivière pareille à un ruban étincelant. Ce qui nous étonne surtout, c’est cette luminosité surgie de nulle part, qui féconde tout, porte tout à son acmé. Douce clarté venue de l’intérieur même de l’arbre, du ciel semblable à une aquarelle, du nuage qui déroule son talc jusqu’à l’horizon dans la teinte indéfinissable de ce qui se dit dans la nuance et la discrétion. Là, dans le soir qui chute, nous sommes infiniment reliés avec Ceux, Celles qui portent en eux l’étincelle, la flamme, le miroitement, le reflet. Tous ces fragments de lumière sont les forces vives de l’intelligence, les pointes de la lucidité, les diamants qui forent la compacité du réel et débusquent le précieux, l’intime, le sublime. Alors, dans cet état d’hyperesthésie, comment pourrait-on ménager une place aux Ombres, se douter même de leur présence, les accueillir fût-ce dans la geôle la plus sombre du corps, dans les oubliettes où la mémoire biffée ne se souvient même plus d’elle-même ?

La luce dell’assenza… la lumière de l’absence, tel était le titre de l’œuvre, mystérieux au premier abord. Oui, lumière de l’absence parce que Lumineuse, pareille aux masques cérémoniels des Incas, ces effigies dépourvues d’yeux qui n’indiquent nullement l’absence de vision mais, bien au contraire leur acuité - ils regardent les dieux -, ce qu’à sa manière humaine réalise Lumineuse à la mesure de son éclairement intérieur. Parfois faut-il consentir à différer du monde, à s’éclipser afin qu’une réalité jusqu’ici dissimulée se mette soudain à parler. Mais il est vrai que jamais les Ombres ne parlent. Sauf la langue de la violence. Il vaut mieux faire silence !

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 08:54
Fille à la pipistrelle.

                                                                     Œuvre : André Maynet.

 

   Le regard voulait connaître. Le regard voulait forer. Alors il a aiguisé ses diamants, percuté la Terre et érodé tout ce qui venait, les arbres, les routes, les ponts, les viaducs de fer qui enjambaient les vallées où vivaient les hommes. Le regard voulait savoir jusqu’à l’infime. Il y a tant de mystère assemblé dans le grain de poussière, dans la corne érectile du lucane, dans le nuage qui se plie sous la morsure du vent. C’est si terrible d’être en dehors des choses et de n’en posséder que la brillante pellicule, le simple reflet, la fuyante lunaison et les nervures déjà rongées de finitude. Au début, cela avait été comme cela. Il y avait eu les ruisseaux étincelants, les crêtes mauves des montagnes, le sable jaune du désert, le balancement des palmiers dans le vent, la gorge palpitante de l’iguane, les yeux des femmes pareils à des perles de topaze. Tout cela vous dévisageait avec une belle insolence et il n’y avait vraiment rien à faire contre cette beauté-là. Rien n’était saisissable, sauf l’eau du ruisseau et les mains en ressortaient humides et désolées. Sauf le rire de l’amante et il n’y avait plus sur le mur de la chambre que les stigmates de la passion et les vergetures incisant les aires de ciment. Tout fuyait, tout s’écoulait vers l’aval du temps avec sa faible cantilène et l’espace étrécissait à la mesure de son propre désarroi. Et les hommes erraient le long des villes, au bord des terrains vagues avec les yeux emplis d’une sève blanche comme si leur propre substance intérieure s’était éparpillée parmi les confluences de l’air. Et les femmes aux mains diaphanes embrassaient le vide et leurs pieds en ventouse n’aspiraient que le limon et la vase de l’ennui. En ce temps-là d’irrésolution, c’était un réel problème que d’exister et de faire avancer son destin au milieu de ce monde sans repères.

Le regard voulait connaître. Voici, par exemple, ce que l’on apercevait dans un de ces villages sans nom. Un vieux magasin à la peinture défraîchie portant l’enseigne L’Atelier de l’Ange, ses teintes compassées, d’une autre époque, peut-être celle ou encore être homme, être femme avec de la lumière dans les yeux et des projets d’avenir constituait une vraie ligne de vie, une possible éthique. Les lianes croulaient contre la vitrine semée de poussière et de vieux cadres bringuebalaient sous la poussée d’antiques courants d’air. Il y avait, aussi, un mur lépreux dans lequel se découpait ce qui, autrefois, avait été une pizzéria, un bouquet de fleurs artificielles pendant d’un auvent de tôle, des volets peints en rouge, des canisses tenant lieu de parement, une porte vitrée, des affiches multicolores et les carreaux brisés disaient la perte du sens, l’abandon du four aux pierres arrondies, l’inutilité de la large pelle de bois, la fin de la levée de la pâte qui nourrissait les Visiteurs avec ses olives noires et les lames brunes de ses anchois. C’était si déroutant de voir cette manière de débâcle dont on ne percevait ni l’origine ni la fin. Enfin, dans ce bourg de négociants qui n’était plus qu’une cour des miracles vides de ses miracles, un panneau de carton pendait de guingois derrière le cadre d’une fenêtre à la couleur de mélancolie, avec la photo d’une marmotte et l’inscription, à la main, Fermé pour hibernation. A bientôt. Et le problème, c’est que le bientôt paraissait sans avenir. Comme une bouteille jetée à la mer, dépourvue de message, qu’un passant pousserait du bout du pied afin qu’elle pût connaître d’autres rivages, d’autres aventures dont l’épilogue était celé par avance.

Mais, cependant, tout espoir n’était pas perdu et, si le regard voulait connaître, il lui était encore donné de le faire, ici, au centre de cette tabula rasa, sur le seuil de cette boutique aux cadres ouvragés à l’ancienne, aux vitres emplies de bulles et d’irisations, en haut d’une escalier aux marches descellées (ceci, les yeux ne le voyaient pas vraiment, sauf ceux de l’imaginaire), marches sur lesquelles, dans une posture pour le moins étrange, se tenait une Jeune Figure dont, apparemment, l’âge nubile venait tout juste d’être atteint, dans la posture touchante d’un corps gracile, fluet, semblable à un archet de violon. Ses cheveux bruns, disposés de chaque côté de son visage sans qu’un soin particulier eût présidé à leur disposition (on aurait dit qu’elle sortait de sous la douche), doux visage oblong à l’allure de Colombine, membres aussi fragiles que ceux d’une mante, vêtue d’une mince culotte qui laissait deviner sa troublante féminité, un seul bas voilant sa jambe droite, paire de baskets liées aux pieds, cette Forme donc était si abstraite qu’on l’eût facilement confondue avec le dénuement des pierres alentour comme si elle en avait été la simple émanation. Peut-être l’était-elle ? Ou alors une cariatide qui se serait évadée de son chapiteau de marbre. La première vue autorisait cette fantaisiste supposition. A hauteur de sa poitrine dont on devinait qu’elle devait être aussi discrète que celle de l’androgyne, se situait un ouvrage de forte dimension, pareil à ces imposants incunables que les copistes médiévaux posaient sur leurs lutrins. Dans le bloc des pages de droite était découpé un profond quadrilatère muni, en son fond, d’une grille comme on les trouvait dans les anciennes geôles. Figurait-elle une claustration, une impossible sortie en direction de l’avenir ?

Et, le plus étrange dans cette scène si figée, si hiératique qu’on l’eût facilement prise pour la résurgence d’un théâtre antique sur le proscenium duquel se déroulait une incompréhensible tragédie, surgie des pages mêmes de l’ouvrage, une pipistrelle déployait sa ramure noirâtre, naseaux étroits, oreilles lancéolées, minuscule langue rose entre les sabres des dents blanches. Et ceci constituait un tableau si étonnant, si puissamment esthétique que nul n’aurait songé qu’il s’agissait d’une Figurine de chair et de sang et d’une chauve-souris habitant une caverne avec la kyrielle de ses congénères pendues têtes en bas. Et, devant cette scène quasiment fantastique, l’on eût pu s’interroger le restant de sa vie que ceci n’aurait nullement suffi à résoudre l’énigme. Ici, dans ce village déserté de ses habitants, parfois, les soirs de pleine lune, de caverneuses voix issues des vieux murs racontaient la légende dont elle était le centre. En réalité, la Fille à la pipistrelle n’était plus de ce monde-ci. Elle n’était qu’un reflet d’un outre-monde, un écho imprimant son infime parole dans la marche des jours. Elle revivifiait cet ancien symbole d’un être pourvu de longévité, vivant dans le fond des cavernes, ce passage vers le domaine des Immortels. Immortelle elle-même, son royaume était l’éternité, son lieu l’espace de tous les espaces. Le regard voulait connaître. Il avait enfin connu ce qui, jamais, ne pouvait l’être : l’invisible fuite du temps !

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