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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 14:16

 

   Axel Ménésian n’avait vraiment pas de chance. Sa première Compagne l’avait quitté après dix ans de vie commune, la seconde après cinq ans, la dernière avait laissé, comme souvenir, son écharpe de soi nouée au dossier d’une chaise après un séjour d’environ une année. A cette vitesse, Ménésian estimait que chaque trimestre verrait un ballet de Jeunes Femmes plus ou moins pressées de quitter l’appartement de la Rue Visconti qu’il habitait depuis déjà de nombreuses années. Le départ de Sabine lui avait causé quelque désagrément, celui de Chantal de l’inquiétude, celui enfin de Joan l’avait précipité dans une dépression dont il avait du mal à ressortir. Si, avec ses premières conquêtes, il y avait eu quelques aimables confluences, avec Joan, c’étaient des ‘affinités électives’ qui s’étaient manifestées dont il ne parvenait nullement à comprendre que, du jour au lendemain, elles se fussent écroulées tel un château de sable. Il en déduisait, en toute logique, soit que la gent féminine était instable, soit que lui, Axel, ne savait nullement lui apporter ce qui lui manquait. Il lui fallait méditer longuement, mettre sur le compte de ses compagnes successives la part de décision immotivée, et, du sien, la part, peut-être, de déficit d’empressement, sinon d’égoïsme foncier. Il pensait que la condition humaine était bien complexe, difficile à cerner, et il se promettait, quant à sa prochaine liaison, de mettre toutes les chances de son côté, c'est-à-dire de devenir un peu plus objectif, un peu plus attentionné.

  

   Septembre 2000 - Après-midi

 

   Ménésian a pris quinze jours de congés afin de créer une césure dans son emploi du temps, de se ressourcer, de consacrer un peu plus de place à la psychanalyse qu’il suit depuis plus d’une année, suite au départ de Joan. Parfois, au lieu de ‘départ’, il préfère utiliser le terme de ‘trahison’, la désignant en ceci comme la seule coupable. Cependant, en son for intérieur, Axel sait bien que son attitude a rarement été exemplaire, que si Joan est partie, c’est sans doute qu’il y avait des motifs sérieux, et non simplement un coup de tête. Entreprendre une psychanalyse, c’est, tout à la fois, tâcher de comprendre tout ceci, c’est aussi amender son comportement, c’est repartir dans l’existence sur une nouvelle voie. Le temps est au beau fixe aujourd’hui. Une journée lumineuse de fin d’été. Les tenues sont encore estivales, tout comme les attitudes des gens, détendues, ivres d’un dernier soleil avant que l’hiver ne vienne effacer tout dans un manteau de pluie et de brumes.

   Ménésian remonte la Rue Bonaparte, musarde devant les vitrines des libraires, flâne longuement dans les allées ombragées du Jardin du Luxembourg, gagne Port-Royal puis la Rue de la Santé pour franchir l’entrée de l’Hôpital Sainte-Anne, Rue Cabanis. Il a rendez-vous avec le Professeur Claire Dutilleux, psychiatre-psychanalyste. Etrangement, cette Psy lui rappelle Joan. Mêmes cheveux courts, même galbe élancé, même élégance dans l’attitude, même voix chaude un brin voilée. Il pense au fameux phénomène du ‘transfert’ qui demande au moins quelques mois. Pour lui, une seule séance a suffi, ‘l’objet Psy’ a été investi de tous les sentiments positifs qui se puissent imaginer. Il est même fort possible que Ménésian, bien qu’il ne se l’avoue point, soit tombé amoureux de sa Thérapeute. Pour le moment, il s’agit sans doute d’un état de latence mais Axel sait en tout état de cause, qu’il sera nécessairement de courte durée. Le ‘coup de foudre’ est l’un de ses modes de fonctionnement favoris.

   « Aujourd’hui, Axel, nous allons faire le point sur votre cure. De toute manière il faut que je vous donne quelques précisions sur votre état de santé, sur les séquelles toujours possibles, sur le mode de vie qui sera le vôtre si vous voulez apercevoir le bout du tunnel. Comment vous sentez-vous ? »

   « Fort bien. Je crois que la cure commence à produire son effet. Je parviens à prendre plus de recul par rapport aux choses. J’essaie d’anticiper les événements, ce qui, jusqu’ici, ne m’était guère arrivé. Un seul problème m’inquiète : la mémoire. J’ai l’impression que tout s’efface plutôt que de persister. C’est une sensation bizarre. Tout comme ces encres sympathiques, invisibles à l’œil nu, qu’il faut réactiver à l’aide d’un révélateur chimique. J’ai l’impression de posséder l’encre, nullement le révélateur. Rien ne s’imprime. Tout disparaît à même l’événement. »

   « N’ayez crainte, Axel, ce phénomène sera transitoire et vous recouvrerez l’ensemble de vos facultés une fois la cure terminée. Suite à votre trauma psychique vous êtes affecté d’une amnésie rétrograde, tout ce qui s’est manifesté depuis votre séparation d’avec votre Compagne, se dissout à la manière d’un morceau de craie trempé dans un bain d’acide. Mais ceci s’estompera avec le temps et vous retrouverez l’entièreté de vos facultés mentales, c’est affaire de patience. Persévérez dans votre désir de dépasser votre problème. N’oubliez jamais ce que je vous ai dit plusieurs fois en analyse, le patient est toujours son plus grand ennemi. Si vous voulez bien, nous nous revoyons dans une petite semaine. A bientôt Axel. »

 

   Fin d’après-midi, début de soirée

 

   Ménésian a décidé de faire un détour par la Place Denfert-Rochereau, puis regagnera la Rue Visconti par le Boulevard Raspail. Il marche à petits pas, histoire de faire durer le plaisir. Il repense au Professeur Dutilleux. Il la voit nettement placée derrière lui lors des séances d’analyse. Il entend sa respiration souple, il observe le gonflement de sa poitrine qui se reflète sur la lampe en cuivre de son bureau : deux magnifiques globes, deux Jupiter dans le ciel lumineux d’été. Il voit le croisement de ses longues jambes gainées de soie, le golfe de ses hanches, la plaine douce de son ventre. Tout ceci il le voit d’une manière distincte, quasi-magique. Il n’y a qu’une chose qu’il ne ‘voit’ pas, les paroles qu’elle a proférées qui évoquaient sa santé, ses probables séquelles. Tout a été gommé soudain, une vitre embuée sur laquelle passe un chiffon tueur de signes. En réalité Ménésian ne peut se souvenir de son amnésie puisqu’il est amnésique. C’est un peu une double peine, un genre de parole jetée en écho qui ne trouverait de paroi pour la réverbérer. Tout ce qui s’approche, se présente, insiste dans son être est irrémédiablement jeté au plus profond de vastes et sombres oubliettes. Ménésian est à nouveau dans la Rue Cabanis, puis dans le Passage Dareau, puis Rue de la Tombe-Issoire. Mais aucune rue ne subsiste dont il pourrait se souvenir du nom. Et, au titre de cette fuite à jamais des noms, il déambule et déambule à nouveau, parcourant derechef ces rues, comme si elles étaient inconnues, qu’elles conduisaient en direction de territoires encore indéchiffrés. C’est tout de même curieux cette perte de soi à même le labyrinthe des rues. C’est Thésée mais sans le fil d’Ariane. C’est Thésée prisonnier pour toujours dans une manière de face à face éternel dont nul ne peut connaître l’épreuve qu’au risque de sa propre folie.

   Maintenant, après un périple toujours recommencé, Axel avance dans la nuit profonde. Seuls les réverbères et les étoiles piquées au ciel sont les témoins de sa progression. Curieusement, il avance à petits pas, à la façon des Mimes qui moulinent leur marche sur place, un pied venant buter sur l’autre pied. Il se satisfait de cette marche qui lui donne l’impression de fouler des lieues et des lieues en un temps limité. Sans bien s’en rendre compte, il est arrivé Place Denfert-Rochereau. Le Lion de Belfort dort dans ses plaques de cuivre repoussé. Quelques personnes en rang d’oignon qui semblent attendre on ne sait quoi dans cet étrange clair-obscur. Ménésian s’infiltre parmi eux. Le groupe franchit une porte métallique. Des piliers décorés de motifs géométriques blancs sur fond noir. Sur le linteau, au-dessus des têtes, un avertissement qui fait froid dans le dos : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. ». Tout le monde frissonne y compris Axel, mais les frissons désertent vite le Visiteur au motif que lorsqu’on est amnésique, rien ne demeure qui pourrait encombrer la mémoire. Cette dernière est une pierre lisse, un silex poli sur lequel rien ne s’arrête longtemps, un éclat, puis une faible lueur, une étincelle, puis la nuit, la longue nuit aux rives infinies.

   Axel joue des coudes, se fraie un passage parmi la meute des curieux. Bientôt il est dans une petite pièce sombre qu’éclaire la blancheur de talc d’une lampe acétylène. Il saisit la lampe et commence son exploration. Devant lui, à quelques pas, une échelle métallique s’enfonce dans un puits profond. Il en descend lentement les degrés. Des gouttes d’eau suintent sur les parois, tombent plus bas avec un bruit d’étrange clapotis. Ménésian est heureux, indiscutablement. C’est un peu comme s’il franchissait les portes de sa conscience, débouchait dans le royaume ténébreux de l’inconscient, pouvait y retrouver des figures connues, des événements anciens. Oui, il est sur le seuil de son psychisme abyssal. Oui, il voit des ombres. Oui, il voit des mouvements. Mais il ne reconnaît ni les êtres qui y figurent, ni les messages mystérieux qu’ils sont supposés lui adresser puisque l’amnésie fait barrage, sorte de porte obscure dressée par son inaptitude à fixer quoi que ce soit dans le massif déserté de sa tête. Cependant il n’en éprouve nul dépit, tout centré qu’il est sur les événements qui sont en train de se dérouler. Arrivé au fond du puits, il doit passer par une étroite chatière qu’il ne peut franchir qu’en rampant.

   Maintenant, c’est une longue galerie de pierres maçonnées qu’il longe. Les éclats de l’acétylène bondissent sur les parois, y allument de rapides spectres qui s’éteignent sitôt le Visiteur passé. De part et d’autre, d’étranges dessins, des motifs colorés, des formes surréalistes, hallucinées, que la demi-nuit amplifie au gré du flou qu’elle entretient. Dire que Ménésian est surpris serait un pur euphémisme. Bien plus que cela il est aux anges, lui l’amateur de peinture et de graphismes. Tout est si loin pour lui. Ses anciennes Compagnes sont des traînées de poudre qui se dissolvent dans le passé, Joan une simple étape dans un processus de métamorphose, Claire Dutilleux un génie brûlant derrière l’écran fuligineux de sa lampe.

   De lourdes marches taillées dans le roc conduisent à un genre de rotonde habitée par une large fresque. Il reconnaît tout de suite l’œuvre qui y a été imitée, sans doute par un artiste habile. Il s’agit de « L’Île des Morts » de Böcklin. Il y découvre clairement les motifs de la toile. Le ciel chargé de suie, les larges et hautes bâtisses que l’on confondrait volontiers avec des blocs de rochers, le peuple des cyprès noirs au milieu de la composition, le mur d’enceinte, l’Officiant blanc en prières, l’eau plombée qui court tout autour de l’île. Axel trouve que cette représentation s’accorde parfaitement avec ces lieux souterrains, avec son humeur aquatique, ses remous d’argile lourde, ses bancs de sable pareils à des photophores dans la longue obscurité du monde crypté, sans doute inaccessible au commun des Mortels. Un peu plus loin, logée dans l’encoignure des murs, une ‘Librairie’, c’est du moins ce qu’indiquent quelques lettres gravées à même la pierre, certaines à demi effacées. De beaux ouvrages dans des niches aménagées dans les parois de calcaire. ‘L’Aleph’ de Borgès ; ‘Aurélia’ de Nerval ; ‘Nouvelles histoires extraordinaires’ de Poe. Ménésian en feuillette quelques pages, lit certains passages. Bien entendu il se souvient les avoir déjà lus, c’était avant la séparation, et sa mémoire des faits d’alors reste vive, claire. Il aurait même pu en réciter des extraits à haute voix. Surgissaient en son esprit des pans entiers de l’histoire trouvant place dans ‘Manuscrit trouvé dans une bouteille’ :

   « Par quel miracle échappai-je à la mort, il m’est impossible de le dire. Étourdi par le choc de l’eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi, entre l’étambot et le gouvernail. Ce fut à grand’peine que je me remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je fus d’abord frappé de l’idée que nous étions sur des brisants, tant était effrayant, au-delà de toute imagination, le tourbillon de cette mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. »

   « Le choc de l’eau », « regardant vertigineusement autour de moi », « nous étions engouffrés ». Finalement, tout dans cet extrait, faisait signe en direction d’une situation étrangement actuelle. Ménésian trouva que la mémoire à long terme avait de curieuses accointances avec les événements présents. Il prit le parti de s’en amuser. Certes, il était étonnant qu’une telle dysharmonie existât entre son ancienne et sa nouvelle mémoire. C’est Joan qui s’était immiscée entre les deux, y avait enfoncé un coin, les rendant si éloignées l’une de l’autre que plus aucune communication ne pouvait avoir lieu, seulement cette immense faille qui faisait d’Axel un genre de tronc d’arbre coupé en son milieu à la suite d’un foudroiement.

   L’Explorateur continuait à avancer avec une belle vigueur, cette dernière reposant en toute hypothèse sur une insatiable curiosité. Il vit successivement, après avoir escaladé de longs couloirs, avoir traversé des nappes d’eau claire, s’être infiltré dans de minuscules boyaux tapissés de calcite, il vit donc de grandes sculptures taillées à même le roc ; la reproduction à l’identique d’un château-fort avec ses merlons et ses créneaux, ses mâchicoulis, sa herse de fer dressée devant le pont-levis, son donjon où flottait la bannière vivement colorée de son hôte ; il vit un bassin d’eau verte et bleue qui s’enfonçait dans la profondeur d’une cavité insondable ; il vit de somptueuses galeries qui partaient en tous sens, comme il aurait pu voir le lacis infini, inextricable, des voies de chemin de fer aux abords d’une gare de triage ; il se vit même reflété par le miroir de l’onde surgissant d’une vasque circulaire. Son image, loin de l’accabler, le rasséréna. Il se retrouvait tel qu’en lui-même il avait toujours été. Un homme libre de lui, à l’imagination débordante.

   Il longea des coursives emplies d’ossuaires phosphorescents. Il put se distraire à observer des empilements de tibias, des monticules de tarses et de métatarses, des dentelles d’astragales, des pièces montées de crânes patinés par le temps, Cela faisait un étrange empire des Morts mais qui n’était nullement inquiétant. C’étaient, bien plutôt, de belles mises en scène, d’esthétiques installations, des expositions humaines que la vie avait délaissées mais non mutilées en les rendant hideuses. Il y avait une réelle harmonie à apercevoir tous ces amoncellements. Ils ressemblaient à des marbres, à des tuffeaux, à des blancs de Carrare, à des granits, des grès, enfin à toute matière qui se prêtait volontiers à obéir au ciseau de l’artisan ou de l’artiste.

  Un peu harassé par son long périple, la lumière de sa lampe commençant à vaciller, Axel se disposa à faire un somme. Il s’allongea sur une pierre ovale en forme d’œuf. Peut-être était-ce un signe de sa possible ‘re-naissance’ ? Il ne fut guère long à s’endormir. Bientôt il rêva à des chérubins qui le frôlaient de leurs ailes d’écume. Axel souriait aux anges comme un nourrisson heureux. Au plein de son sommeil il entendit une voix dont il reconnaissait les harmoniques chauds, veloutés. Il hésitait à y reconnaître l’empreinte de son ancienne Maîtresse, à moins qu’il ne s’agît de son actuelle Thérapeute, tant les ressemblances étaient frappantes.

   « Axel, réveillez-vous, vous avez assez dormi, il est temps maintenant de revenir à vous ! »

La voix était suave et portait l’empreinte d’une bienveillante attention. Ménésian battit lentement des paupières. Un jour blafard venait jusqu’à lui qui l’éblouissait. Il aperçut, dans le demi-jour de sa conscience, sur un linteau, une formule dont il se souvenait avec une étonnante précision : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. » Il cligna des yeux, devina dans un halo de clarté, une tête qui lui était familière et s’écria :

   "Mais, ou suis-je ? Et comment suis-je arrivé là ? "

   « Mais, cher Axel, vous êtes dans les Catacombes ou plutôt en train d’en sortir. Mais, tout d’abord me reconnaissez-vous et pouvez-vous au moins mettre un nom sur mon visage ? »

   « Bien sûr, je vous reconnais, vous êtes Claire Dutilleux, ma Thérapeute », s’écria Ménésian avec un réel enthousiasme.

   « Axel, j’ai deux bonnes nouvelles pour vous. La première : votre cure prend fin, vous avez retrouvé la mémoire, vous êtes tiré d’affaire ! »

   Un peu de temps passa qu’Axel prit pour une éternité.

   « Et la seconde bonne nouvelle ? », articula-t-il, avec un brin d’émotion dans la voix.

   « Si vous l’acceptez, Axel, je veux bien être votre nouvelle Compagne.»

 

   Sur la Place Denfert-Rochereau le Lion de Belfort rugissait d’aise, les oiseaux batifolaient dans le Jardin du Luxembourg, le bitume brillait dans la Rue Visconti. Un nouveau jour commençait. Rien, désormais, ne serait plus comme avant ! Rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 septembre 2020 4 03 /09 /septembre /2020 07:57

Å cette époque-là de mon existence, je ne sais par quel hasard de mes centres d’intérêt, par quelle inclination de mes affinités, je ne voyais partout que matière à transformation, à passage d’une forme dans l’autre, prétexte au mouvant, au toujours renouvelé, au transitoire, au surprenant. Je devais bien me l’avouer en mon for intérieur et toutes ces médiations, ces échanges continuels des éléments (le feu pouvait soudain devenir eau, la terre se transformer en air), je ne m’inquiétais guère pour ma santé mentale, je constatais seulement que mon imaginaire jouait la ‘folle du logis’ sans me prévenir, si bien que je devais être attentif, marchant dans les rues, à ne nullement prendre les feuilles d’automne pour des papillons ou bien une jeune et élégante silhouette pour un animal fabuleux qui se serait égaré dans le labyrinthe des rues. Heureusement pour moi, ma raison était bien amarrée au réel et un solide fil d’Ariane me reliait aux choses habituelles de mon quotidien : mon appartement sur les quais de Seine, mon bureau dans la salle enfumée de la Rédaction de mon Journal, mes amis que je fréquentais autant que pouvait me le permettre un emploi du temps bien chargé.

   Je passais de longues heures dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou, cette ruche vitrée, à la fois studieuse et agitée, silencieuse et intellectuellement bruyante, diaprée, semée d’incessants mouvements. Les milliers de livres sur les rayonnages étaient les compagnons familiers dans lesquels je puisais souvent le sujet de mes articles, mais aussi la source d’une inépuisable joie. Un jour, tout à fait au hasard (j’aimais ceci, piocher sans quelque projet que ce fût un volume quelconque, espérant que ma fortune serait bonne), un jour donc, ma main heureuse préleva un livre de grand format dont le titre provoquait en moi une excitation, un réel état d’effervescence. Il s’agissait de ‘Perpetuum mobile, métamorphose des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne’, ouvrage écrit par Michel Jeanneret, universitaire genevois. J’y découvrais avec un pur bonheur nombre de gravures au titre desquelles : les ‘Têtes grotesques’ de Léonard de Vinci, cette étonnante vision de la laideur en son étrange beauté. Oui, l’impression ressentie était celle d’un vertical oxymore où la notion d’esthétique était bousculée au regard de cet étrange côtoiement, imaginons Quasimodo rencontrant Esméralda. La percussion était si forte, la commotion si puissante qu’une telle réunion ne pouvait avoir lieu que sous les auspices d’une ‘phantasie’ hors norme. Je passais de longues heures à regarder les figures tirées du livre d’Amboise Paré, ’Des monstres et prodiges’, étranges figurations dont on retrouvait un écho dans l’ouvrage de Pierre Boaistuau, ‘Le théâtre du monde’ (1558) :

   « Aucuns enfans naissent si prodigieux, & difformes, qu'ilz ne semblent pas hommes, mais monstres, ou abominations : aucuns naissent avec deux testes, quatre jambes, comme un qui a esté veu en ceste ville de Paris pendant que je composois ce livre. Autres s’entretiennent, et son collez ensemble, comme on a veu en nostre France de deux filles jumelles conjoinctes et liées par les espaules...»

    Bien sûr ces visions et récits étaient fortement inspirés par une conception chaotique, cataclysmique du monde et ce n’étaient point tant ces étranges apparences qui me fascinaient, mais bien plutôt le curieux phénomène de la métamorphose : une nature qui en devenait une autre par un mécanisme dont chacun ignorait la logique interne. Si ces apparences monstrueuses ma dérangeaient, cependant elles ne manquaient de m’interroger au plus haut point et il n’était pas rare que je me réveillasse en pleine nuit en compagnie de ces présences fabuleuses sans réellement démêler ce qui venait en droite ligne du songe, de l’imaginaire, de personnes atypiques rencontrées lors de mes pérégrinations dans la capitale. Ces pensées ne me laissaient que peu de repos dans la journée et il me fallait me concentrer afin que ces brusques apparitions ne pussent perturber mon travail qui demandait bien plus que de l’assiduité, une attention de tous les instants. A tout moment pouvait surgir une réminiscence qui n’était nullement proustienne (cette joie subite de la remémoration), mais plutôt kafkaiennne (ce tragique à fleur de peau), et le début du célèbre ouvrage du natif de Prague déboulait à la manière d’un irrépressible flux :

   « Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s'aperçut qu'il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de l'édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux. »

   Je ne pouvais dire que j’étais réellement affecté par cette résurgence, elle me ramenait à l’âge béni de mon adolescence où je passais d’interminables heures, dans ma chambre, à voyager en présence de Kafka, Dostoïevski ou Musil, à la recherche d’un possible monde où exister. Certes je fréquentais prioritairement des auteurs tragiques mais il ne me déplaisait nullement d’intercaler, entre leurs lectures, quelques textes humoristiques de Marcel Aymé, Alfred Jarry, Courteline ou Jules Romains.

   Comme à l’accoutumée, lorsque mon travail m’en laissait le loisir, je me livrais à de longues et fréquentes promenades dans ce Paris si attachant. Je m’étais donné pour tâche d’explorer, petit à petit, chaque quartier, chaque rue afin que rien ne demeurât secret et mystérieux pour moi. Ceci me faisait inévitablement penser au beau titre de l’ouvrage d’Eugène Sue, ‘Les Mystères de Paris’. Je ne savais si mes nombreux périples me livreraient les figures étonnantes de Fleur-de-Marie et du Chourineur. Ce dont j’étais persuadé cependant, c’est qu’une exploration systématique de la moindre venelle me gratifierait de quelque anecdote, de quelque image inattendue dont mon imaginaire était constamment en attente.

   Ce que je dois préciser en premier lieu, avant de raconter mes voyages dans la complexité de la ville, c’est une impression aussi nouvelle que paradoxale qui s’était inscrite dans mon esprit depuis quelque temps. Lorsque je songeais à l’ouvrage du Genevois ou bien que je feuilletais de mémoire le livre de Kafka, que je déambulais du côté des ‘Métamorphoses’ d’Ovide, j’étais pris d’une manière de vertige, une impression de vue décalée, dédoublée, un genre d’astigmatisme dont, parfois, j’avais bien du mal à revenir. Si bien que surgissait souvent en moi la belle phrase de Pierre Reverdy concernant le statut du créateur de poésie : « Le poète est dans une situation difficile et souvent périlleuse, à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré, celui du rêve et celui de la réalité.»  Je ne sais si j’étais soudain devenu poète, cependant le réel qui me faisait face me jouait plus d’un tour, si bien que je me pensais atteint d’hallucinations au milieu desquelles vibrait toute l’énergie condensée du mirage. Mais fort heureusement ceci n’était que passager et le trouble disparaissait aussitôt que mon attention se portait sur un autre centre d’intérêt. Comme une image floue aperçue sur le tourbillon de l’onde dont le regard ne pouvait s’emparer que dans l’approximation, l’indécision, tout retrouvait son habituel visage dès le ris de vent évanoui.

    Cependant le phénomène de la métamorphose, pour étonnant qu’il paraissait, n’était nullement le seul à avoir élu domicile dans le corridor étrange de ma tête. En parallèle à cette vision dédoublée, s’inscrivait ce que je nommerai un ‘pouvoir’, faute de mieux, le pouvoir d’omniscience. A peine un personnage apparaissait-il dans mon champ de vision que je pouvais en deviner la nudité sous la vêture, le contenu des pensées sous le front studieux. De lui, rien ne m’était inconnu, ni son nom et prénom, ni son adresse, ni les lieux où vivaient ses amis. Je dois dire que parfois, cette qualité qui m’habitait confinait à l’étourdissement, sinon à l’éblouissement ou au malaise. Malgré tout je n’aurais pu abandonner ce ‘don’ qu’à m’amputer de coupables et précieuses délices.  

 

   Les chemins de la métamorphose

  

   Station Cluny-La Sorbonne

 

   Après avoir parcouru de long en large de nombreuses rues du Quartier Latin, un peu fatigué de cette marche incessante, je gagne la station Cluny-La Sorbonne où je prends le métro afin de faire une pause et me disposer à observer, à la dérobée, cette singulière faune humaine qui constitue, quotidiennement, l’ingrédient de mes articles. Peu de monde sur le quai en ce milieu de matinée. Une rame arrive, s’immobilise le long du quai avec son habituel grincement. Plusieurs étudiants et étudiantes montent dans la voiture en bavardant joyeusement, on dirait une compagnie de moineaux jouant avec les brindilles et autres graines dans le Jardin du Luxembourg. Je reconnais sans peine Clotilde, l’étudiante en lettres ; Chloé qui hante la Fac de Droit, Emilien l’étudiant en médecine.

   Une dame âgée me précède, s’assoit sur un strapontin. Je m’installe face à elle. Son prénom : Mathilde, elle est retraitée, elle vit Rue Buffon, près du Jardin des Plantes.

   Selon mon habitude je sors de mon sac un livre de poche dont je poursuis la lecture. Je dois avouer, ce matin, j’ai un peu de mal à me concentrer, alors je laisse flotter mon esprit, regardant, les étudiants, puis la vielle dame, puis les étudiants de nouveau. Mathilde est vêtue de sombre. Elle a un sac Adidas en toile, suspendu au bras. Aux pieds, une paire de charentaises avachies.  Sur la tête, un feutre gris fatigué d’où sortent des mèches grises, on dirait des cordons d’amadou.  Ses mains tremblent légèrement. Ses traits sont tirés comme si elle n’avait pas dormi. Sa tête oscille de haut en bas selon les secousses du train.  

   Elle lit distraitement un journal, tournant les pages d’une manière mécanique qui fait penser à l’attitude syncopée d’un automate. Elle lit des faits divers, surtout, des histoires de voleurs à la tire, de malfrats qui sévissent dans les quartiers périphériques, de prostituées de la Rue Saint-Denis exploitées par leurs souteneurs, de gains faramineux au Loto, des objets saugrenus que les gens modestes déposent au Mont-de-piété, des bonnes actions de l’Armée du Salut. Tout ceci je le perçois clairement, comme si je radiographiais sa tête et y observais les idées s’y imprimer au fur et à mesure de sa lecture. Elle paraît absente à elle-même, perdue dans un rêve sans rives, peut-être même est-il déserté, ce rêve, en son centre ? Peut-être est-il vide, sa lecture une simple occupation destinée à tuer le temps ?

 

   Maubert-Mutualité

 

   Des voyageurs montent et descendent. Les étudiants bavardent et rient de concert. De son sac usé, Mathilde a sorti un poudrier et un petit miroir de poche cerclé de métal. Elle ôte son feutre. S’en échappe une chevelure blonde, soyeuse, avec quelques reflets de platine. A ses oreilles, de larges créoles d’or qui se balancent en rythme. Son front est de pur albâtre, lisse comme le jour. Ses joues, sur lesquelles elle applique de rapides touches de maquillage, sont d’un rose délicat, poudrées tel un frimas sur des fleurs de cerisier au printemps. Elle peint ses lèvres d’un geste sûr et doux à la fois, d’une teinte située entre dragée et incarnat. Elle est tout à son œuvre de beauté. Elle paraît souveraine, telle la Reine de Saba apportant ses offrandes au Roi Salomon. Bien sûr, je suis le seul à apercevoir ces prodigieuses transformations. Que penserait donc le trio étudiant de cette genèse qui bifurque brusquement, qui abat comme un château de cartes les prédicats anciens dont Mathilde était affectée pour leur substituer ceux, nouveaux, primesautiers, fleuris, d’une jeunesse qu’elle a peut-être oubliée, remisée au plus profond de la mémoire ? Mais les préoccupations du trio sont à des années-lumière du statut de Mathilde, de mes visions médusées, sinon délirantes.

   Clothilde ne pense nullement au prochain thème de lettres qu’elle abordera sur les bancs de son université. Pas plus que Chloé n’évoque quelque principe du droit international. Pas plus qu’Emilien n’envisage ses prochains travaux pratiques en salle d’anatomie, cette blancheur sépulcrale et chloroformée. Chacun a mieux à penser, mais le décryptage sera pour bientôt, curieux Lecteur, je te sens un brin impatient, peut-être même fébrile !

 

    Cardinal-Lemoine

 

   Un couple de personnes âgées, Henri et Lucette, gagne le compartiment avec quelques difficultés de locomotion. Henri est retraité de la Poste et, bien évidemment, il collectionne les timbres du monde entier. Sa bibliothèque est remplie de Catalogues de philatélie Thiaude, Yvert & Tellier, qui n’ont plus aucun secret pour lui. Lucette était jardinière d’enfants. Sa passion est la cuisine dont, sur elle, elle porte l’emblème épanoui. Ils ne parlent pas, opinent en silence et penchent leurs têtes chenues dans les courbes.

   Les étudiants, légèrement émoustillés par l’événement qui s’annonce,  entonnent une chanson à boire :

« Allez viens boire un p'tit coup à la maison

Y'a du blanc, y'a du rouge, du saucisson

Et Gillou avec son p'tit accordéon

Vive les bouteilles et les copains et les chansons…»

  

   Lucette revoit ‘Gilles’ son amant d’autrefois, l’image est si floue, elle se demande si elle ne l’aurait inventé. Henri, lui, est présentement au régiment, dans la casemate surchauffée, le poêle bourré jusqu’à la gueule. Il tape le carton. Il boit des verres de petit blanc. Mathilde ne pense à rien d’autre qu’à la beauté qui est en train d’éclore, de se propager telle une onde bienfaisante dans son corps étonné. Elle ne se souvenait plus qu’il y avait tant de vigueur, d’énergie dans un corps jeune, souple, élancé, façonné par l’activité physique, modulé par l’amour, fécondé par la joie immanente de vivre, d’éprouver des sensations, de les placer au centre de soi, cette flamme inextinguible que l’on pense éternelle. Mathilde est dans l’entièreté de sa tâche dont rien, apparemment, ne semble pouvoir la distraire. De temps à autre elle vérifie sa vêture. Elle tapote de ses longues mains effilées l’écharpe de soie qui déplie ses vagues autour de son cou. Elle ajuste son cardigan de laine mohair sur sa poitrine qui est ferme, galbée à souhait. Autour de ses bras, de fins lacets d’or où joue la belle lumière matinale. C’est une ‘re-naissance’ qui la parcourt de la tête aux pieds, qui l’énivre, lui fait monter le feu aux joues.

  

   Jussieu

 

   Des mouvements divers qui ne semblent nullement affecter Mathilde qui, sur son strapontin, vient de sortir un livre de son sac. De ses doigts effilés aux ongles couleur rubis, elle tourne délicatement les pages d’un ouvrage de belle édition, orné de charmantes gravures libertines ‘Les liaisons dangereuses’ de Choderlos de Laclos. L’étudiant en médecine a interrompu un instant sa chanson à boire, a jeté un rapide coup d’œil sur le beau livre que Mathilde lit avec la plus grande attention. Alors Emilien n’est plus ici dans le compartiment qui tangue au rythme de ses rails, il est quelque part en plein XVIII° siècle, au centre de cette vie mondaine qui se moque bien des conventions et des usages sociaux. Il est Emilien-Valmont qui use de toutes les ruses que lui offre son imaginaire afin de séduire Clothilde de Tourvel, use également de tous les artifices de son charme pour faire tomber dans son escarcelle la belle Chloé de Merteuil. Il y a soudain comme un air de fête et d’érotisme discret dont on sent le nectar couler entre les travées des sièges. Parfois, ses lèvres carminées, Mathilde les humecte du bout de sa langue rose comme si elle se délectait d’un fruit précieux, peut-être d’une mangue aux saveurs tropicales. De temps à autre, elle se distrait de sa lecture, bat lentement des cils, une lumière bleue  rehaussée de khôl dévoile le velouté d’une paupière. Ses jambes sagement croisées sont celles d’une élégante, ce que confirment, semble-t-il, ses escarpins cerise aux talons infinis.

  

   Gare d’Austerlitz

 

   Tout le monde descend. Les étudiants sont encore effervescents. Ils se rendent à un joyeux monôme du côté du Parc de Bercy. Clothilde se demande bien qui de Chloé ou d’elle, Emilien va choisir pour en faire sa maîtresse d’un soir. Chloé se demande la même chose. Emilien ne se demande rien, il sait qu’ils feront ménage à trois et cette idée suffit à lui réchauffer le cœur.

Un instant j’ai perdu de vue Kafka, Ovide, ‘Perpetuum mobile’ et les choses, soudain, ont repris leur visage familier. Les étudiants sont de simples étudiants, Mathilde est redevenue cette vieille dame qui était montée dans le wagon à Cluny-La Sorbonne. Mathilde s’est levée avec difficulté, le strapontin claque contre la paroi. Elle s’appuie sur sa canne. Ses escarpins vernis ont laissé la place à ses charentaises fourrées. Maintenant son cardigan est à peine visible, recouvert qu’il est par un manteau ancien, rapiécé. Quelques traces de maquillage subsistent au milieu du sillon des rides. Le khôl a coulé, le rimmel a fondu et tout ceci dessine sur le visage la géographie d’un sombre marigot. Sur le quai, sa marche est peu assurée, si bien que je lui propose de l’accompagner, de l’aider à porter son sac. Elle accepte avec plaisir mon invitation. Elle me précise qu’elle habite Rue Buffon, tout près du Jardin des Plantes, à quelques pas seulement de la gare. Cette adresse il me semble la reconnaître, comme on reconnaît un fait ancien que l’on a remisé dans les coursives de la mémoire

   Nous sortons sur le Quai d’Austerlitz. J’offre mon bras à Mathilde qui le prend aussitôt. Elle s’y appuie avec confiance. Je la perçois qui trottine à côté de moi à la manière d’une souris. Je pense à la comptine que chantent les enfants des écoles : « Une souris verte qui courait dans l’herbe ». A partir d’ici, je crois que Kafka revient à grandes enjambées. A côté de moi, me donnant la patte, la Souris Verte paraît au mieux de sa forme. Elle trottine gaiement, lisse souvent ses moustaches, ce qui est un signe de contentement évident. Elle tient serré dans le creux de sa patte droite un morceau de gruyère. Elle en coupe un brin, me le tend. Nous grignotons de conserve. Nous mâchons longuement la petite friandise, elle avec de petits couinements, moi avec quelques onomatopées de satisfaction. On les confondrait presque avec des miaulements ou bien des ronronnements. Il y a quelques passants dans la rue qui promènent leurs chiens. Je ne sais pourquoi, un gros Labrador noir a grogné lors de notre passage. Son maître a dû tirer sur la laisse pour qu’il ne s’intéresse plus à nous. Bien sûr Mathilde-la-Souris a tressailli, elle n’aime guère ces colosses des rues qui l’effraient et je la comprends. Ma Compagne est rassurée, voici l’essentiel. Nous arrivons devant l’entrée de l’immeuble de Mathilde. « Vous monterez bien prendre quelque chose ? », me dit-elle et je vois ses moustaches trembler d’aise. « Oui, bien sûr, volontiers. »

   Nous montons l’escalier. Mathilde-la-Souris doit trottiner plus vite que moi. Il faut dire les marches sont hautes pour sa petite taille, alors que pour moi, c’est un simple détail. Cependant les dernières me donnent un peu de mal. Je ne sais pourquoi mais je dois prendre un peu d’élan pour arriver sur le palier. Souris me précède dans son charmant petit appartement, bien entendu il me fait inévitablement penser à une souricière, mais à une souricière pour le plaisir, non pour la peine. Je m’assois sur le canapé pendant que Mathilde s’affaire à la cuisine. Elle revient bientôt avec deux écuelles remplies de croquettes fort odorantes, sans doute à base de poisson. Je m’approche de mon écuelle. Je lape à petits coups de langue. Je nettoie régulièrement le crin de mes moustaches. Mathilde me regarde manger avec un réel contentement au fond de ses petits yeux.

   Parfois, je fouette l’air de ma queue afin de chasser une mouche qui tourne autour de moi et m’agace. Cela fait rire mon hôtesse. Nos amuse-gueules terminés, Mathilde me dit : « Serais-tu d’accord pour aller jouer au Chat et à la Souris dans le Jardin des Plantes ? » Bien sûr j’accepte. Je jette un coup d’œil dans le miroir de l’entrée. Je crois bien que je me trouve en beauté. Ce long poil angora est si souple, si élégant, à la blancheur de neige. Ces oreilles à l’intérieur rose, si adorables. Ces yeux couleur d’ambre, si clairs. Ce museau si délicatement frais, brillant. Cette queue si touffue. Ces pattes si douces. Décidément Mathilde et moi faisons un beau couple. Oui, très beau ! Peut-être nous marierons-nous. J’écrirai un article à ce sujet. Son titre : ‘Les noces d’un Chat et d’une Souris’. ‘Ça aura du chien’, comme me dira, sans doute, Berlant, mon Rédacteur en chef.

 

   Epilogue

 

  Vous lecteur, vous lectrice, penserez avoir lu une histoire à dormir debout. Sans doute, mais rien n’est si simple. Voyez-vous, cela fait quatre ans que j’ai écrit l’histoire que vous lisez aujourd’hui. Mathilde et moi sommes en ménage. Nous coulons des jours heureux et passons des après-midis entiers à jouer au Chat et à la Souris sous les épaisses frondaisons du Jardin des Plantes. En ce moment, je termine une longue cure psychanalytique commencée au début de ma relation avec Mathilde. Mon thérapeute a diagnostiqué, chez moi, une tendance à la fabulation, à la mythomanie, si bien que, me prenant pour un chat, j’en venais à oublier mon statut d’homme. Parfois, d’un ton un brin sentencieux mais cependant amical, le Docteur Lecerf me disait :

    « Voyez-vous, mon cher Bengal, un chat qui se prendrait pour un homme, passe encore, mais un homme qui se prend pour un chat, alors là c’est un comble ! C’est comme si le Pape se prenait pour sa ‘Papamobile’ ! Le jour où vous ne miaulerez plus pour prendre un rendez-vous, le jour où vous ne courrez plus après la première souris venue, alors vous serez guéri, alors vous aurez terminé votre cure ! A bientôt Bengal, portez-vous bien ! ».

   Je ne sais pas pourquoi mais, en me quittant, Lecerf m’a tendu sa grosse patte velue, je sentais les nervures de ses griffes juste en dessous. Il a miaulé un vague au revoir, lissé ses longues moustaches, a balayé son tapis persan de sa queue. Je vous assure, ce Psy a besoin d’une thérapie ! Sans doute faudra-t-il que je le fasse allonger sur le divan. Il n’aura nullement besoin de parler. Je lirai en lui comme au travers d’un livre. Comme si, connaissant par cœur l’histoire des ‘Liaisons’, je savais par avance les destins de tous les protagonistes par le menu. Il sera épaté, Lecerf, je vous le jure, il sera épaté !

 

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29 août 2020 6 29 /08 /août /2020 09:23

ON

 

   [Petite précision afin de s’y retrouver dans le texte. ON (en Majuscules) est le personnage principal de la fiction, bien plus proche du végétal, du minéral, de l’animal que de l’homme ; on (en gras italique) fait signe en direction de la condition humaine en général, autrement dit de l’ensemble des hommes qui vivent sur la Terre ;]

 

*

 

   ON avance sur ses pieds-ventouses, ON les arrime au sol de sphaignes et de mousses, cela glisse et ON plante ses ergots dans la matière molle, béate, surprise jusqu’en son plus profond remuement. Le ciel est d’ardoise lourde avec des veines grises, anthracite, avec des pliures fer, des linéaments mastic, des teintes de Payne sourde. De hauts piliers de marbre soutiennent la dalle du ciel, ils sont gravés d’hiéroglyphes animés qui courent depuis la base, s’enroulent sur le fût, éclatent sur le chapiteau en milliers de scarabées d’or, en lumières de platine, en perles de résine.

   Ses grosses pattes velues, semées de crochets, ON les passe sur ses yeux, ON ôte les humeurs qui s’y sont amassées, on dirait des grains d’orge, des éclats d’écorces, des tumuli de sable liés par une glu. ON palpe sa poitrine, ON plante ses griffes sur l’étrave du bréchet. Des vermines s’y sont assemblées, des chenilles processionnaires y pullulent, des scories y chantent une étrange mélopée. Funèbre. Hostile. ON en sent la résille arbustive entrer au plein de soi, dans la grotte primitive avec les glaives de ses stalagmites, les pieux de ses stalactites.

   De longues ramures vertes s’insinuent dans la galerie du nez, bourgeonnent sur les sinus, germent en folles graminées sur la falaise du front. ON cache les billes de ses yeux, de gros calots de verre, derrière la herse massive de ses cils, centaines de spores qui essaiment à tout vent, font une pluie continuelle. ON voit des images tronquées, des milliers de signes qui pullulent sur l’angle du chiasma optique, Cela fait un murmure continu, un bruit de source, parfois un grondement d’orage.

   ON poursuit sa progression. De ses doigts-crochets ON écarte les pesantes tentures d’air. L’air est poisseux, il est une gélatine qui colle aux longs poils du visage, à la barbe hirsute, fils de fer barbelés où s’accrochent les nuées de poussière, où s’agglutinent les cartons des feuilles, où meurent des phalènes usés par la clarté du jour. Le visage est labouré d’entailles, parsemé de fissures, la peau est un vieux cuir bouilli, le nez deux simples orbites qui plongent au sein du mystère, une nuit sans fin, d’ombreux dédales, des coursives cirées de ténèbres. Les rafales de vent s’y engouffrent telles les cataractes d’eau dans la gueule immense d’un gouffre. ON ne parle pas. ON déglutit seulement quelques borborygmes, ON bave seulement quelques syllabes. ON ne parle qu’avec soi puisque Les Autres n’existent pas, ON les a méticuleusement phagocytés, ils sont devenus d’illisibles figures. ON est LA SEULE CREATURE sur toute la surface ridée, bouleversée de la Terre. La Terre est désemparée. Elle ne sait qui elle est, où elle va, si sa fin est pour bientôt. Mais ON croit que quelques Autres, quelques fortes natures de l’ancienne race humaine ont échappé au massacre, qu’ils se dissimulent dans quelque catacombe dont, un jour, ils surgiront pour réduire ON à leur merci, pour rétablir leur souveraineté sur Terre.

   Du reste, ON ne sait qui il est lui-même. ON s’est mêlé à l’immense Nature, ON s’y est accouplé avec l’arbre, avec la rivière, avec la grise dune de sable. Parfois avec l’hyène et ON file l’échine basse, ON marche de guingois. Parfois avec l’iguane, aussi est-on vert fluorescent, avec une crête crénelée, un épiderme semé de bubons aux parties les plus sensibles. Parfois avec le caméléon. ON déplie sa langue vigoureusement et il saisit à la volée, un doryphore à la tunique rayée, une mante en train de prier, un lucane cerf-volant à la corne dressée. Tout ce que ON trouve est bon à manger, une racine, un chardon, une aile de corbeau, la patte d’un singe. Des restes d’un temps ancien. Bientôt il ne demeurera, sur la grande boule de glaise, que ON faisant face à ON et alors le combat sera rude qui consistera à se battre avec soi-même. ON est omnivore. ON pourrait se boulotter jusqu’à ne plus être. ON y parviendra peut-être. Ce sera la dernière station de l’Homme. Mais est-on seulement Homme ? L’Homme est mort, vive le Sous-Homme, celui qui tient du sol, de la forêt, de la pierre qui habite son corps, du temps qui le fait vieillir, de la source qui le traverse, du tonnerre qui gronde en lui, de la colère vive de la nature qui fait ses vagues et ses remous.

   Mais ON sait que les Hommes d’autrefois sont furieux de ne plus exister. Il paraît que quelques exemplaires se sont sauvés, qu’ils fomentent une révolte, qu’ils veulent prendre leur revanche. Que leur haine est terrible. Qu’ils ne comprennent pas cette existence d’ON, cette espèce de moignon infantile, de tubercule plus près du roc que de l’Homme policé. Qu’ils cherchent à capturer ON, à abattre ON. Ils n’admettent pas d’être vaincus. Ils veulent être les seuls Maîtres de la Planète. Mais de ceci, ON n’a cure puisqu’il ne sait même pas qui il est, que sa conscience est poisseuse, pesante, minérale dans le genre d’un rognon de silex perdu dans le mur de son propre silence. ON vit parce qu’il vit. Sans se poser de question. Pareil à une racine engoncée dans son pli de terre, à la chrysalide dans son cocon de fibres, à la momie dans sa tunique d’éternité.

   Cependant ON poursuit son erratique course, de vallon en colline, de forêts en plaines, de pics en rivages océans. Partout les fûts des arbres sont levés.  Arbres-bouteilles, arbres-éponges, arbres de fer rouillé, arbres-coquilles, arbres-torchères qui incendient le ciel de couleurs mauves, métalliques, poncées à vif. Parfois ON met ses mains en visière car la grosse boule blanche du Soleil fait couler son fleuve de lave qui inonde tout, jusqu’au moindre terrier. ON avance et avance toujours. Souvent ON entend des voix venant d’un soupirail de la terre. Parfois des murmures plaintifs. Parfois des raclements de dents, des grincements de zygomatiques. ON sait, comme cela, instinctivement, organiquement, que toutes ces manifestations ne sont nullement de bon augure. Qu’on (ce ’on’ indéterminé de ce qui ne se dit, ni ne se montre) lui en veut, qu’on voudrait l’encager, le mettre à sa merci, peut-être même le réduire en cendres sur le bûcher de la révolte.

   ON accélère le pas. ON sait qu’il peut compter sur sa robustesse qui est pareille à celle de ses ancêtres, Homo erectus, habilis ou bien faber, que ses muscles sont d’acier, que ses jambes sont d’énormes pilotis aussi solides que le bois de chêne, que la catapulte de ses bras aurait tôt fait de réduire à sa merci toute une bande de brigands, d’araser la moindre tête qui dépasserait de la limite qu’il aurait fixée, lui ON, sans doute primitif, grossier, archaïque, mais doté d’une invraisemblable puissance que le peuple des anciens Terriens lui envierait avec des flammes d’envies vissées au fond des yeux. ON va très vite maintenant. Il chaloupe entre les reliefs du terrain, passe sous des ponts, franchit des viaducs, aperçoit parfois les cages de ciment où habitaient feus les Hommes, ces créatures si prétentieuses qui prenaient leurs piètres logis pour des palais des Mille et Une nuits. Combien cette engeance est maudite ! Combien il a bien fait de les massacrer jusqu’au dernier ! Race de poux et de cloportes !

   Et voici, que venu d’on ne sait où, un concert de paroles vibre à la manière d’un essaim de guêpes. Les guêpes, ON ne peut les éviter. Elles entrent partout, dans le roc de la tête, dans l’entonnoir des oreilles, dans l’aven béant de la bouche, elles percutent la peau et ON sent les mille traits d’épingle qui lacèrent le cuir épais de son épiderme, elles perforent les boules des genoux, elles s’invaginent dans le moindre pore de peau, y font leur nid et y demeurent pour l’éternité.

  « Fais pas le malin, ON, on t’attrapera… »

   ON n’en croit pas le pavillon de ses oreilles qu’il agite à la manière d’un éléphanteau.  

   « …avant que tu ne sois devenu vieux et il vaut mieux que, d’ores et déjà, tu fasses ta prière à tes idoles de tubercule et de pierre. »

   ON est soudain pris d’étranges tremblements, les battoirs de ses mains s’agitent, identiquement au mouvement des feuilles prises dans le déluge de la mousson.  

   « Tu es prévenu, ON, on ne te veut pas de bien. Tu as voulu nous exterminer au gré de ta seule force, mais tu as oublié que nous sommes intelligents, nous les Hommes, »

   ON se questionne sur l’intelligence, c’est la première fois qu’il entend ce mot étrange. Mais que pourraient avoir les Hommes dont lui aurait été privé ?

   « que notre cerveau est musclé contrairement au tien qui ne contient que de la matière noire, autrement dit de l’invisible, du néant, comme dans les trous noirs de l’univers. » 

   ON s’agace à la révélation de ces trous noirs. Ces Terriens ont un langage bien confus, une sorte de galimatias dont les pirouettes leur permettent d’échapper à n’importe quelle situation.

   « Inutile de courir, nous t’enverrons tout droit dans une nasse dont, jamais, tu ne pourras t’extraire et, alors, à nous de reprendre le manche, de piloter, de voler vers les hautes altitudes que ta face de brute, jamais ne connaîtra. Cours donc ON, on te suit à la trace ! »

  

   Commentaires

 

   Certes le lecteur, la lectrice seront certainement désemparés face à cette histoire rocambolesque, cette sorte d’épopée faisant s’affronter la Nature primordiale de ON, sous les espèces de cette brute géante, taillée dans la masse informe et chaotique d’un univers en formation, affrontement avec on qui symbolise l’humaine condition en ce qu’elle a de policé, de cultivé, d’abouti. Une manière de lutte faisant se rencontrer le cosmos humain, avec le chaos originel dont ON serait la plus sidérante figuration. Plus que d’un combat de Titans de la mythologie, cette mince allégorie voudrait mettre en musique l’immémorial pugilant des forces obscures du Mal et des lumineuses dentelles du Bien. Le parcours de l’humanité est ainsi fait qu’il met toujours en présence ces verticales dialectiques dont le titre du film « Le bon, la brute et le truand » pourrait rendre compte d’une manière assez exacte. Scénario dans lequel ON personnifierait la brute et le truand réunis, alors que on serait le visage d’une humanité éclairée, telle qu’elle pouvait apparaître au cours du ‘Siècle des Lumières’. Il s’agira, à partir de maintenant, d’assister à ce conflit qui trace, depuis toujours, la frontière entre des actions dites ‘bonnes’ et d’autres ‘mauvaises’.

 

  ON, après avoir entendu ces propos pour le moins explicites et malgré l’épaisseur de bitume qui entoure sa personne, sorte de barbacane négligeant tirs de boulets, balistes et autres catapultes, ON prend ses jambes à son cou et part en direction de nulle part. On n’est nullement bégueule lorsqu’il s’agit de sauver sa peau, de la mettre à l’abri, le premier refuge est le bon quitte à en changer par la suite. ON enjambe des haies, saute des fossés pleins d’eau, se raye les jambes aux griffes des buissons, se visse nombre d’échardes dans la plante des pieds. Mais la peur bien légitime efface tout. Elle l’aiguillonne si bien qu’on s’essouffle à le poursuive, qu’on battrait presque en retraite abandonnant la morale de l’histoire, laissant triompher la Brute au détriment du Bon. Mais voici qu’on reprend courage et espoir, mais voici que la distance se réduit mettant à portée de tir du Bien, ce Mal qui se démène et grimace, d’abord en raison de sa nature propre, ensuite parce que la poursuite est éprouvante fût-on taillé à la hache et dégrossi à la varlope.

   ON pense trouver refuge dans les replis complexes d’un marais. Il fait de grands bonds, saute d’une motte de tourbe à une autre motte, fait des zigzags, se perd dans des marigots d’eau grise, presque noire habitée de crapauds aux ventre rebondis et de têtards véloces comme des feux de Bengale. ON, malgré son coffre surdimensionné, est tout haletant. So visage est de plus en plus écarlate, crête de coq. Ses pieds-ventouses ont bien du mal à s’extraire de la fange. Chaque enjambée pèse une tonne et ON ne sait si la prochaine ne sera pas la dernière. Enfin il sort du marais, se retourne un instant, juste le temps d’apprécier la distance qui le sépare de ses ennemis.

   La foule a grossi du côté d’on. On est bien un bon millier, peut-être plus, genres de centurions dépourvus d’armes, de cuirasse mais non de courage. Voyez-vous, la poursuite du Bien décuple la force, instille de l’énergie au plein des corps et c’est comme un seul et unique organisme vivant qui se porte vers l’avant avec tout le courage dont un brave, un cœur vaillant, sont investis. Le peuple des on, sait que la victoire ne peut lui échapper, qu’elle n’est que question de temps et de stratégie. Pareils aux chiens d’une meute exercée à la technique de la chasse à courre, les on encerclent, petit à petit, le périmètre dans lequel ON s’est un peu embourbé. Sa puissance, son poids sont aussi sa faiblesse. Là où il croyait être invincible, le voici tout démuni, bientôt facile proie pour des prédateurs qui ne lâcheront rien, pousseront leur gibier jusque dans la nasse terminale, là où il rendra l’âme. A condition, bien entendu, qu’il en ait une !

   Derrière, la meute pousse. Parfois on croirait entendre le son cuivré de la trompe, deviner le martèlement des sabots de chevaux sur le sol. Même les corniaux et les couards donnent de la voix. Ils veulent participer à la curée. Ils veulent une oreille ou bien un pied, ils veulent un fragment de ce gibier d’exception. Mais que sont donc les chevreuils, les daims, les marcassins par rapport à cette montagne de chair, à ces massifs de muscles, à ces collines de graisse, à cette force brute en un seul endroit assemblée ?

   Maintenant ON a gagné la mangrove proche. Il pense se sauver en se glissant dans l’entrelacs touffu des racines de palétuviers. Il glisse souvent sur la plaine de boue, manque de tomber, se relève juste à temps. Il entend le bruit de la meute qui se rapproche, le bruit haché par la herse des arbres. De longues et duveteuses et mielleuses racines entourent ses pieds, commencent leur ascension vers le bassin. Cela fait un corset comme le portaient autrefois les dames de l’Ancien Temps, avec un lacet qui n’en finissait pas de glisser dans les œillets métalliques, de zigzaguer, serrant les anatomies dans une camisole de force. ON, malgré son peu de jugeotte, ne désespère pas d’être dissimulé à la vue de ses poursuivants par cette résille végétale qui, somme toute, est si proche de lui, si identique au tubercule qu’il est, lui le primitif, le tellurique, le magmatique, le métamorphique dont, peut-être, la transformation parvient à son degré d’achèvement le plus accompli.

   Ça y est, il le savait. Cela devait arriver. Il ne le savait nullement à l’aune du mental, du concept, il en était bien dépourvu. Il le savait à la manière dont une racine fouille le sol de son museau aveugle, sorte de taupe qui fore son trou pour forer son trou parce que c’est sa condition. A peine les premiers crabes aux pinces levées avaient-ils entamé leur travail de sape, arrachant ici un lambeau de peau, là un fragment de chair, que le gros de la meute est arrivé. On n’avait cure de désigner des prioritaires. Chacun pouvait choisir son morceau et le dépiauter consciencieusement. Le but final était qu’il ne restât rien de ON, pas même une empreinte dans la mémoire. ON avait condamné l’espèce humaine, il fallait que cette dernière, inversant les rôles, fût en mesure de réduire à néant la prétention à exister d’une créature qui, somme toute, ne voulait que retourner aux balbutiements de l’humanité, puis de connaître dans son ultime but, les ténébreuses coulisses du néant. On se précipita avec entrain, qui sur la tête, qui sur l’abdomen, qui sur les piliers des cuisses, se promettant de n’interrompre la curée qu’à l’instant où il ne resterait plus qu’une vague trace du corps moulée à même la résille des racines.

   Chez la créature composite, aussi bien pouvait-on dépecer quelques restes humains, l’extrémité d’un doigt, la ride du front, le charnu d’une oreille. Aussi bien pouvait-on s’attaquer aux parties végétales et minérales. Pareils aux pétales d’une jonchée de mariée, chutaient sur le sol, sans ordre bien déterminé, des éclisses d’os, des friselis d’épiderme, des tuniques d’écorce, des schistes, des obsidiennes, des sédiments, des sables, des glaises, des humus. Le lecteur troublé s’inquièterait-il de savoir si une quelconque souffrance était ressentie par ON, eh bien qu’il se rassure, le Primitif non seulement n’éprouvait aucune douleur, mais bien au contraire, une sorte de jouissance identique à la Mariée qui se laisse effeuiller le soir béni de ses noces.

   Donc on dépiauta, nettoya, cura jusqu’à l’os et au-delà celui qui, l’espace d’un rêve, avait cru pouvoir retrouver une innocence originelle en même temps qu’une forme en venue d’elle-même, brute, primaire, non encore affectée de quelque transformation que ce fût. On abandonna le champ de dissection. On alla se coucher. On fit des rêves de guimauve et de nectar mêlés. Le matin on se réveilla. On gagna le site de la mangrove afin de se souvenir du butin de la veille, s’assurer que la mise à mort de ON n’avait pas été un simple songe.

   Alors, comme un miracle survenu du plus profond de la mangrove, on découvrit dans le treillis de racines et de branches qui avait servi de dernière geôle à ON, un être de pure grâce à l’insoutenable beauté. C’était Apollon lui-même tel qu’en sa célèbre figure mythologique, mais bien réel, bien incarné, comme si son homonyme en marbre du Belvédère du Musée du Vatican était venu dans cette sombre et anonyme mangrove pour chanter la beauté de la condition humaine. Sans doute, les hommes aveuglés par la pyramide de mensonges qui s’était élevée au cours des temps, n’avaient-ils aperçu du nom du dieu que sa syllabe finale, ON, qu’ils avaient confondue avec ce ON indéterminé qui désigne tout et rien, qui ne correspond à aucun être précis, si bien qu’il peut facilement se confondre avec la matière informe, primitive, chaotique en dernière analyse qui est à l’évidence l’antonyme du genre humain. Ainsi la morale de l’histoire trouve-telle sa place et le Bien son lieu.

 

« Tout est bien qui finit bien ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 09:23
Là où surgit le sublime.

" De la beauté de nos tempêtes... "

 

« Elle souffle depuis bientôt une semaine

et je m'accroche... »

 

Jetée de Calais .

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, sur la grande plaine d’eau.

 

   D’elle, la tempête, on savait la présence depuis plusieurs jours déjà. Cela avait commencé par une manière de rumeur, de sourd bourdonnement. Comme un essaim de guêpes ou bien une nuée de criquets qui auraient envahi le ciel, loin là-bas où n’habitent pas les hommes. En plein milieu de la désolation. Sur l’immense plaine liquide prise de hoquets et de soubresauts. Parfois une faille s’ouvrait dans l’onde et l’on voyait jusqu’au cœur de l’océan, tout près des abysses et les yeux des poissons aveugles s’illuminaient un instant puis replongeaient dans leur mutité native. De grandes lames d’eau couleur d’améthyste se mêlaient à des cataractes de gouttes blanches, à des tourbillons couleur de lave, aux cheveux des anémones et des algues qui se tordaient sous la meute hurlante.

 

   Puis plus rien n’avait lieu ni temps.

 

   Le vent s’était levé depuis le centre du ciel. Un vent gris aux arêtes tranchantes, un vent acide qui attaquait tout sur son passage. Ses tourbillons fouettaient l’eau tels des squales pris de frénésie. L’eau se mêlait à l’air qui faisait ses geysers, ses longues fumées pareilles à des solfatares. On entendait, parfois, entre deux rafales, des cris qu’on croyait être ceux des grands oiseaux à l’immense voilure, goélands, mouettes rieuses qui disparaissaient dans l’œil du cyclone. Longtemps leur agonie faisait ses remous dans un infini concert de bulles. Puis plus rien n’avait lieu ni temps que ce long hululement proféré à la face du monde, immense défi, intense conflagration des éléments qui semblaient écrire la dernière fable de la manifestation. La terre n’était plus qu’un limon illisible teinté d’effroi. L’eau avait la cruelle densité du plomb, sa forme de destin irrémédiable. L’air était cette dalle compacte qui se fissurait et on entendait ses feulements jusque sur les rivages peuplés de galets. Le feu ? Le feu tombait de l’éther en zigzags sulfureux, en éblouissants kaléidoscopes, en glaives rutilants comme l’acier bleui à la flamme. La surface des flots était parsemée d’une jonchée de racines arrachées au socle de la terre, d’écorces venues d’on ne sait où, de planches et d’éclisses de bois qui s’assemblaient en convois, étranges Radeaux de la Méduse que seule la peur semblait avoir réunis en bizarres liens siamois.

 

   Dans les chambres d’écho.

 

   Et les hommes ? Les Hommes étaient des lianes sombres réfugiées dans leurs nasses étroites. Leurs corps ? Des amas indistincts qu’on aurait pu sans peine rapprocher de l’indistinction des cordes d’anguilles tapissant le fond de quelque marais. Ils avaient si peu de mouvements. Ils n’avaient plus de paroles. Seulement, de loin en loin, des sortes de vagissements, des borborygmes dont on aurait pu supputer qu’ils étaient l’écho affaibli de leur vie amniotique, dans cet océan primitif que mimait l’immémorial balancement des contrées marines. Un désarroi contre l’autre. Destins croisés qui disaient, en termes de Nature, en termes d’Homme la douleur d’exister sous le ciel pris de stupeur. Son irrecevable anatomie on la dissimulait au creux des draps, rassurante toile d’araignée dont on occupait le centre afin qu’un mince fil de soie, un fil d’Ariane pût soustraire à la mortelle condition. On confiait ses membres disjoints à la natte d’ennui sur laquelle on gisait, insectes pris dans la glu incontournable d’un habile prédateur. On n’attendait rien d’autre que la mort. On en sentait le souffle délétère, on en pressentait l’étreinte définitive, le baiser glacé, le rire possesseur de qui était commis à servir ses basses œuvres. Morts ? On l’était déjà. Par les fentes sidérées des volets étaient entrés les mots définitifs qui prononçaient l’oraison funèbre des Vivants, leur dernier jeu sur l’aire ludique, leur ultime pirouette sur le castelet de l’existence. Déjà on démontait la scène. Déjà on pliait les tréteaux. Déjà les marionnettes de bois et de chiffon regagnaient le sombre logis d’un coffre anonyme qui éteignait toute prétention à paraître. Déjà le parc humain était vide de ses esquisses de carton-pâte, de ses épouvantails de chiffon. Déjà !

 

   Hissés du rêve.

 

   Du rêve ? Ou bien du cauchemar ? Dans le profond de leurs casemates de ciment les Curieux frottent leurs yeux desquels coulent des larmes de résine. Le reste des coagulations nocturnes. On s’habille chaudement. On boit un café brûlant. On dissimule ses mains dans des moufles, on cache son visage sous des cagoules de laine. On ouvre la porte avec précaution. Nuée de feuilles, danse des brindilles, gigue de la poussière qui frappe les sclérotiques, y sème une rivière de gouttes. Venues de l’océan, les rafales sont blanches, anguleuses. Elles pénètrent la forteresse de toile, s’insinuent dans les méandres du corps, y dessinent de cruels feux-follets. Cela vibre. Cela infuse jusqu’aux plis du sang devenus des congères bleues, des aiguilles de glace. On pourrait demeurer sur place, rivés à cette démesure qui percute et saisit. Mais non, on avance, pliés contre le barrage de l’air. On sait que tout est à voir, que renoncer à poursuivre sa course folle reviendrait à priver sa conscience d’une ouverture en direction de ce qui se manifeste avec la rareté des choses précieuses. Luttant contre les éléments, on se bat contre soi, on protège son intérieur d’un extérieur menaçant. Mais on sent bien qu’on n’est nullement isolés, que le dehors et le dedans ne sont que les deux faces d’une même médaille, que notre compréhension du monde ne peut faire l’économie d’aucune des deux perspectives. Vivre c’est déjà accepter d’aller au devant des choses. Exister c’est forer la coque du réel, pénétrer dans le dense et l’invisible, chercher à en décrypter le sens. Nulle pause dans cette quête fiévreuse, nulle hésitation qui nous déporterait hors de notre hâte à connaître, à étancher notre soif de savoir. Car nous ne vivons pas uniquement du métabolisme du corps, mais aussi de celui de l’esprit qui est peut-être encore plus exigeant, demandeur, impatient de soulever le voile du réel, mais aussi de l’irréel, de l’imaginaire, du magique, du fantastique.

 

   Ici est la demeure du Sublime.

 

   Fantastique. Bientôt, au milieu des larmes qui inondent les yeux, la Nature telle qu’en son étonnante présence. Toute-puissance qui ne saurait trouver d’équivalent. Le ciron humain face à la mesure immense du ciel, de l’eau, du vent qui envahit tout de son incomparable rage. La plage est lissée, poncée jusqu’à l’âme. Les grains de mica se percutent, s’enroulent les uns aux autres, font leurs écheveaux couleur d’argile qui criblent la digue de leurs milliers de trous d’épingle. Et l’océan ? Le spectacle est si beau de cette folie en acte. Gratuite. Immense. Nulle volonté d’un démiurge qui en armerait les flots. Image de la liberté en son déferlement. Oui, en sa confondante royauté. Ce que doit être toute liberté dès qu’elle atteint au rivage escarpé de l’Absolu. Oui, ici est la demeure du Sublime. Autrement dit de l’indépassable, du sans-référence, de l’incommunicable présence dont on ressent la force aveugle qui transcende tout ce qu’elle touche et nous place dans la position périlleuse de celui qui ne sait plus qui il est, où il est, quel est le sens de son cheminement, ici, tout contre le mystère de ce qui apparaît en son ombre énigmatique. Objet. Réification de notre être comme si la majesté du spectacle nous enjoignait de rejoindre la première immanence venue, simple copeau dont le vent jouerait à sa guise.

 

   Hommes esseulés.

 

   Hommes esseulés. Limités face à l’illimité. Fragments que toise la Totalité du haut de son regard surplombant, aliénant. Car nous ne saurions nous soustraire à son emprise. Nous sommes en sa dépendance. Elle qui décide, qui nous maintient en vie mais qui, au seul motif de quelque caprice, pourrait décider de notre effacement. Vision sublime de ceci qui ne peut être rapporté à aucune forme sensible comme si l’hiatus était infini qui se creusait entre elle et nous. Nous les Modestes qui devons faire acte d’humilité, accepter cette grandeur qui n’est rien moins que celle que nous visons dès que notre projet s’ourle de hauteur, d’anticipations justes, d’exigences reposant sur la précision d’une vérité. Que nous disent ces flots écumeux, ces barres d’eau qui pourraient tout emporter sur leur passage, sinon l’incroyable candeur de notre vanité humaine ? Nous qui nous prenons pour des rois et n’en sommes que les modestes sujets.

 

   Un autre monde est là.

 

   Jamais notre imaginaire, fût-il des plus fertiles, telle figure d’une nature agitée n’eût pu s’inscrire à la cimaise pensante de nos fronts. Or c’est bien parce qu’un tel phénomène est à proprement parler irreprésentable, non symbolisable qu’il nous émeut, nous bouleverse, nous dérobe à nous-mêmes pour nous remettre au bord de l’abîme qu’est tout sublime. Le sublime n’existe nullement en lui-même, telle qu’apparaît la montagne en sa massive évidence. Il n’est que l’histoire de notre rencontre entre notre esprit soumis aux règles habituelles de l’entendement, de la perception, de la sensation et cet inconcevable qui lui fait soudain face en tant qu’ultime limite des réalités terrestres. Incommensurable écart qui se creuse de notre conscience à ce phénomène qui outrepasse nos propres capacités de synthèse. Un autre monde est là qui nous place en situation d’êtres sidérés, sans voix, sans pensée, sans le moindre bourgeonnement qui viendrait manifester notre compréhension de cela qui nous affecte à la manière d’une vision apocalyptique.

 

   Le lieu d’une immense joie.

 

   Le ciel est immense, lavé, étendu. Pareil à la toile située derrière la scène d’un théâtre qui occulte à nos yeux de spectateurs les secrets des acteurs, la nature des intrigues qu’ils développent, le sens en filigrane de toutes ces gesticulations qui pourraient bien n’être que des parodies, de la poudre aux yeux, peut-être une simple hallucination dont nous aurions habillé leurs gestes. La digue est noire qui fait avancer sa proue en direction des flots, symbole d’une étrave destinée à connaître mais que la rumeur liquide recouvre toujours de sa chape lourde, inviolable. Le phare, haute silhouette noire et blanche qui pourrait bien se révéler en tant qu’allégorie de la présence humaine. Position de finistère qui toise l’immensité, s’essaie à scruter l’infini alors que l’absolu fait son continuel roulement de vague lointaine, d’insaisissable hiéroglyphe. Combien ce luxe offert aux Existants, cette confrontation entre ce que nous sommes et ce qui nous dépasse de sa haute stature devient le lieu d’une immense joie ! Le Tout nous serait-il connu et nous disparaîtrions à même sa densité, son mystère. Or un mystère mis à jour est toujours une désolation qui se substitue à une question. Nous voulons questionner ! Nous voulons voir la tempête, son déchaînement, son inaltérable puissance. A défaut de quoi l’ouragan sera en nous qui fera ses creux, ses dépressions et alors nous ne nous appartiendrons plus, comme dévastés par ce qui, de tous temps, s’habille de la vêture de l’inconcevable.

 

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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 07:55
Île du bout du monde

A l'écoute...

 Réserve naturelle nationale du Mas Larrieu »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

      Nazario avait longtemps parcouru les rues infinies de la Ville, longtemps il s’était frayé un chemin parmi la foule de La Rambla, cette voie bordée d’arbres séculaires, cette artère pulsionnelle qui charriait ses milliers de têtes hagardes, ses milliers de jambes percutant le sol du poinçon de ses talons. Cela faisait son cliquetis obsédant, cela cinglait la peau, cela criblait les cheveux d’une grêle de pluie. Descendre La Rambla était comme un vertige. La foule était dense, compacte, étrange hydre aux innombrables yeux, agitations de poulpes avec leurs longs flagelles qui battaient l’air. On était immergé totalement. On ne s’appartenait plus. Votre tête, aussi bien, votre commensal urbain s’en emparait comme il l’aurait fait d’un simple masque. Et vos bras, dont le balancement rythmé n’était plus vraiment le vôtre, mais ceux de vos partenaires anonymes, étaient-ils au moins dans le district de votre corps ? Ne vous avait-on pas, déjà, privé du sens du toucher, du prendre, de l’estimation digitale ?

   Là, au milieu de l’immense maelstrom vous n’aviez plus de mains, seulement deux étiques membranes qui s’égouttaient piteusement tout au bout de ce qui, encore, demeurait votre isthme dernier qu’une marée aurait tôt fait d’emporter. Les jambes de Nazario-Pierre-Javier-Adriana-Carmen - car il n’y avait nulle différence dans la grégarité -, avançaient tels les rouages bien huilés d’une étrange machine. Nul  n’en avait conscience mais  le cortège revêtait l’allure d’une nuée de mannequins d’osier à la De Chirico. En guise de regard, l’aberration de simples trous. Nulle bouche, nul langage conséquemment. Bras moignons-haltères. Coque de la poitrine à la sourde résonance de plâtre. Triangles et flèches partout en lieu et place des organes internes qui se donnaient à voir sous les espèces de la géométrie. Culottes de bois tenues par des fils. Jambes de pierre, sans doute de travertin poli. Rien que d’inaccoutumé. Rien que de métaphysique. On avait déjà traversé la paroi de cristal du monde. On n’existait plus qu’à titre de maquette ou bien de biscuits antiques reconstitués derrière quelque vitrine hallucinée d’un Musée Grévin. Singulière présence archéologique, simple témoignage de civilisations échouées au rivage de l’Histoire.

   C’est non sans mal, non sans avoir lutté vaillamment que Nazario parvint à s’extraire de la pâte visqueuse de ces erratiques figures. En lui, sur sa laborieuse anatomie, demeuraient encore des lambeaux de présence, des vrilles d’aliénation, des copeaux de servitude. Un long moment il hésita sur la direction à emprunter, franchit des confluences de ruelles et se retrouva finalement devant la Gare, cette belle construction de pierres claires que surmontait une immense verrière assemblée par un réseau de poutres de métal. Sans réfléchir le moins du monde il se précipita dans le premier train. Bientôt il n’aperçut plus, au-dessus du puzzle des toits, que les étranges campaniles de la Sagrada Familia chapeautés de leurs bulbes extravagants. Il fit quelques sommes entrecoupés de visions hallucinées. Des compagnies de crabes, pinces levées, gueules écartelées le poursuivaient dans la complexité végétale d’une mangrove. Encore ensommeillé il descendit dans une gare inconnue, dans une contrée sans nom. Il lui restait à redevenir homme, à se dépouiller des images fascinatoires dont son rêve l’avait généreusement gratifié.

   Il sortit de la gare anonyme. Un seul banc s’y trouvait, dépourvu d’assise. La marquise de bois n’était plus qu’une dentelle armoriée se découpant sur le lisse du ciel. Une allée de peupliers décharnés montait la garde de part et d’autre d’un chemin de castine aux multiples ornières. Il n’y avait personne dans cette contrée désertique. D’anciens poteaux téléphoniques faisaient leurs signes d’épouvante, fils arrachés qui battaient l’air de leur résille d’ennui. Il faisait chaud sur La Rambla. Ici, l’air était tendu, traversé d’éclairs de froid. Nazario remonta son col de veste, enfonça ses mains dans ses poches, se mit à siffler pour se donner une contenance. Certes, personne ne pouvait le voir, mais il tenait à demeurer en harmonie avec lui-même, seule compagnie désormais disponible en cette terre dénuée d’avenir. Il marcha de longues heures, franchit des talus et des ravines, contourna des haies, traversa des bosquets. Bientôt une rivière étroite, aux basses eaux couleur d’argile qu’il traversa, retournant ses pantalons. Une barrière de roseaux en longeait le cours. Elle paraissait infranchissable tellement la végétation était drue, véritable réseau entremêlé de cannes. Ici et là des peupliers noirs et blancs en renforçaient la défense.

   L’Homme des Ramblas avait beau chercher, nul passage ne se montrait dans cette inextricable jungle. Il huma l’air, devina la mer tout droit devant lui et se jura qu’il trouverait bien un passage. Rien n’est plus irritant qu’un désir mourant sur le bord de sa réalisation. Il progressa lentement, à la manière dont les renards se faufilent dans une steppe d’herbes sans que le peuple des graminées ne s’en aperçoive. Bientôt, sur sa droite, un trou dans la végétation, sans doute un chemin emprunté par des animaux nocturnes. Nazario se baissa, rampa, s’aida d’une reptation des coudes et des genoux.  Le tunnel était long, en clair-obscur avec, en maints endroits, des ocelles de soleil qui dansaient devant ses yeux. La sueur perlait le long de ses arcades et ses longs cheveux bouclés se nappaient de poussière. Parfois les lames des roseaux entaillaient la paume de la main, éraflaient l’arête du nez. Mais il aurait fallu de bien plus graves dangers pour freiner sa progression. Son sang de Catalan déterminé n’aurait fait qu’un tour si quoi que ce fût l’avait mis en demeure d’abandonner son projet. Il ne savait pourquoi, mais il pressentait que, de l’autre côté du rideau végétal, quelque chose de surprenant se présenterait à lui. Oui, il en était sûr. Jamais son intuition ne l’avait trompé.

      Voici, soudain, l’explosion de lumière, l’ouverture du vaste paysage, le sens enfin retrouvé de la présence. Tout un lacis de pistes blanches serpentant parmi les minces forêts d’érables couleur de feu. Des camaïeux de lueurs fauves, des écus d’or, des glaçures vermeil, des ocres pulvérulents, des sanguines avec leur belle teinte de brique cuite. Puis des bouquets d’aulnes aux feuilles luisantes, dentelées, aux écorces crevassées où logent quantité d’insectes. Une belle odeur de nature, une senteur de liberté. C’est surprenant combien l’air s’est subitement radouci, est devenu cette légère brise marine avec juste ce qu’il faut d’embruns pour rafraîchir la toile de la peau.

   La clarté danse partout, rebondit sur les feuilles, lance dans l’air ses aiguilles translucides. Elle est une fête. Elle est une communion de soi avec le monde. D’un seul jet, d’un seul, on est cet homme, là, sur ce bout de terre innomée et on est l’espace ouvert, le temps alangui en son exacte précision. Plus de différence qui abraserait le corps, ligoterait l’esprit. Une alliance commune, une participation avec tout ce qui vit, féconde, pullule sous le ciel aux mille chatoiements. Ça murmure à l’intérieur de la cage d’os, ça fait son rhizome de contentement dans le canal des veines, ça ondule et vrille dans la joie d’un ombilic atteint de plénitude. Ça fait ses flux de sérénité dans l’eau des cellules, ça grésille dans les boules des genoux, ça habite la plante des pieds et c’est un train continu de fourmis qui en caresse la plante éblouie.  

   Face à l’irréel en personne, Nazario est lavé de toute inquiétude, débarrassé du moindre doute. Certainement encore, en quelque endroit de l’âme, la pliure d’un souci, la coquille d’un remords ancien, la lézarde d’un chagrin. Mais c’est si atténué : vol de libellule, égouttement d’une eau de fontaine dans la rigole de pierre. Comment dire en mots ce qui ne se dit qu’en ondes de silence, en orbes de quiétude, en palmes qui s’agitent avec grâce dans le ciel nettoyé de ses larmes ? Plutôt demeurer en soi et devenir repère pour ce qui est, ici, alentour, dans l’évidence, la profusion. Avancer dans ce Pays du Non-Lieu, c’est remettre à neuf sa vision, poncer ses anciennes pensées à blanc, balayer d’un revers de main les signes illisibles d’anciens palimpsestes. Tout s’annonce de soi sans qu’il devienne utile d’expliquer, de démontrer, d’argumenter. Plus de concept, plus d’intellect, mais la libre sensation qui croît et démultiplie le sentiment d’exister.

   Il est si facile, ici, de s’adonner simplement à son être. Dans la frugalité, la survenue de l’immédiat, l’adhésion aux choses de la nature. Nazario avance lentement parmi les plaques de terre humide, les croûtes blanches du sel, les tapis de saladelles mauves, les cierges vert-clair des salicornes, les touffes d’iris jaunes, les étoiles blanches des renoncules d’eau. Parfois il cueille une branche de criste marine, en mâche lentement les tiges charnues  au goût de sel et d’iode. Et c’est une nouvelle saveur pour le palais, un nouvel émerveillement sur cet ilot du bout du monde, un refuge pour Robinson Crusoé.  

   Puis une dune de faible hauteur parsemée de quelques touffes de végétation clairsemée : boules étoilées des oursins bleus, surtout ; raisins de mer avec leurs feuilles plates et arrondies, telles des pièces de monnaie. Depuis l’éminence de sable se laisse apercevoir l’immense dalle bleu-vert de la mer. Claire par endroits, virant au bleu marine à d’autres, striée par les courants de surface, travaillée en son fond par l’immense flux liquide. C’est bien, alors pour Nazario, de faire face à ce mystère, d’emplir ses poumons d’iode, de sentir sur le tissu de la peau les milliers de grains de sable que le vent soulève, métamorphose en fin brouillard. Le sentiment de solitude est rivé au corps, semblable à la patelle amarrée à son rocher. Et, ici, nul désespoir, nul abandonnisme qui résulteraient d’une sortie du territoire des hommes. Bien au contraire, un faisceau de possibilités, un rayonnement de plaisir, la réelle disposition de soi au paysage, à la modeste aventure, à l’expérience nouvelle. Parfois le blanc trajet des mouettes raie le ciel puis tout retombe dans un calme souverain. Comme si le monde commençait, s’étirait, avant que de prendre conscience du prodige d’être.

   Maintenant, par un sentier poudré de blanc, Rozario vient de rejoindre la rivière. Des nuées de libellules tachées de noir et jaune s’envolent à son arrivée. L’eau est basse, couleur de terre avec, au milieu du cours, des amoncellements de cailloux, des touffes de joncs. Le silence est complet, sauf le bruit de ruissellement des gouttes sur les nappes de gravier, parfois la rumeur d’une vague mourant sur le rivage proche. Sur l’autre rive, posé sur une pierre, un lézard ocellé, robe bleu métallique,  monte la garde. Son goitre palpite doucement, griffes amarrées sur le minéral pour défendre le territoire. Dans l’escarpement au-dessus de l’eau, au milieu d’une paroi faite de gravats assemblés, quelques trous de guêpiers rythment la surface. Le Passager de l’indicible est ravi de pouvoir se fondre dans ce paysage si proche d’un état de nature. Rien ne trouble, rien ne distrait. Tout conflue en une heureuse harmonie. On pourrait bien vivre ici, à la rencontre de la rivière et de la mer, faire de ce modeste estuaire le lieu de son exister. On élèverait un abri de roseaux, on se laverait dans la rivière, on pêcherait poissons et crustacés que l’on ferait griller sur un lit de brindilles.

   C’est ceci qu’on ferait et on oublierait les allées et venues des hommes et des femmes sur la Rambla, les cris, les mouvements de la foule. On n’aurait plus à se frayer de passage au milieu des véhicules, à jouer des coudes pour obtenir sa place au spectacle, faire la queue à l’heure du déjeuner derrière la vitre d’un restaurant, s’impatienter des longues caravanes lors de la transhumance estivale. C’est en lettres de cristal et de feu que le mot divin de LIBERTE s’inscrirait sur la falaise du front et cette lumière gagnerait la nappe du corps avec la joie d’une marée d’équinoxe. A cette heure d’immense fraternité avec les éléments, quelle importance avait donc sa fonction de commis aux écritures dans un bureau aux hautes fenêtres grillagées donnant sur le tombeau d’une cour intérieure ? C’était un tel luxe que de pouvoir enlever ses espadrilles, se dévêtir, plonger dans l’eau bleu des délices. Le Paradis avait-il un autre aspect que ce qui se dévoilait devant ses yeux ?

   Maintenant il était à la confluence de la rivière et de la mer, en sa pointe extrême, cette digue naturelle de cailloux blancs. Quelques nuages légers dérivaient dans le ciel. Au loin la surface de la mer faisait un triangle sombre. Le voile léger d’une branche de tamaris bougeait lentement devant ses yeux. La ligne de rencontre des eaux se frangeait d’une écume claire. Oui, assurément, cette terre était une origine, un fragment du monde non encore parvenu à son éclosion. Ce refuge, il fallait le laisser demeurer en soi, n’être nullement touché par la curiosité des hommes. N’être offensé par les allées et venues des curieux. Trop d’endroits de la planète avaient été sacrifiés qui portaient les ineffaçables stigmates de la boulimie humaine. Mettre l’humanité à la diète, voici ce qui se signalait comme l’une des tâches les plus urgentes.

   Des territoires devaient demeurer vierges, à l’abri de tout regard, enclos en leur insondable mystère. Pareils à ces majestueuses forêts pluviales qu’aucun regard autre que celui d’une faune sauvage ne rencontrerait. Cela devenait une si brûlante évidence pour Nazario, qu’il se sentait un peu mal à l’aise d’être le témoin oculaire de toute cette neuve beauté. Avait-il au moins le droit de demeurer ici avec le puits de ses pupilles empli de ce secret ? Il ne savait trop. Partagé entre le désir de demeurer au bord de cette félicité et l’envie de s’en détacher. C’était comme une déchirure, une faille qui se creusait entre son corps et celui de la rivière, de la mer, de cette levée de pierres comme prête pour un envol.

   Nazario resta un temps qui lui parut une éternité à fixer le pur prodige. Ses yeux brûlaient d’avoir trop scruté, sondé l’impossible partage. Jamais on n’était maître et possesseur de quoi que ce soit, autre être, fragment de nature, objet, fût-il de prédilection. S’appartenait-on soi-même ? Rien n’était moins sûr car tout était continuellement en fuite, en perte, en disparition. Alors il fallait savoir se contenter de frôler les choses, de cueillir le calice d’une fleur ici, de humer l’odeur d’une épice là, de caresser le duvet d’une peau ailleurs. Avoir trop de lucidité entaillait l’âme, en accélérait la combustion. Souvent, il fallait renoncer à explorer le réel, à connaître l’ami autrement qu’à l’aune de son image, de la représentation qu’il donnait de lui. Bien des choses étaient pure monstration, occasion de spectacle, exhibition sur la scène du monde. Avions-nous au moins déjà aperçu en quelque endroit l’once d’une vérité, le fragment irréfragable d’une authenticité à l’œuvre ? Ceci était si rare donc digne du plus vif intérêt. Il ne s’agissait nullement de s’avouer vaincu, de déserter l’espace de sa propre vie. Seulement prendre acte de l’impermanence des choses qui, partout, parcourait l’épiderme des Existants  de ses mortelles vergetures. Oui le monde était cabossé. Oui le monde était sillonné de chausse-trappes. Oui le monde ne se donnait à nous que sous les auspices de l’affèterie, de la caricature, du faux-semblant. Toujours face à nous les portes en trompe-l’œil, les décors en carton-pâte, les masques dissimulant les nervures de la présence.

   Bientôt le soir arriverait, le crépuscule teinterait tout d’une couleur de cuivre. Bientôt les oiseaux rejoindraient leurs trous dans la falaise de sable, les lézards se retireraient sous leurs abris de roches. Bientôt le tamaris replierait sa dentelle, le jour ses membranes. Alors Nazario sut qu’il lui fallait partir, quitter le paradis, traverser les chicanes du purgatoire, enfin se retrouver en enfer et marcher à nouveau sur les braises. A l’aide d’un bout de bois, dans le derme fragile de la plage, il inscrivit en lettres bâtons les indices de son rapide passage :

 

NAZARIO

 

   Un instant il s’abîma dans la contemplation de son nom, cette empreinte singulière de qui il était sur cette Terre. Puis, du plat de la main, il effaça consciencieusement les traces de sa présence, les stigmates de l’homme sur ce rien qui était en même temps un tout, un cercle si parfait que nul n’aurait pu en imiter la parfaite courbe. Bientôt la nuit arriverait. Nazario fit demi-tour sans porter un dernier regard à ce qui s’était révélé à lui dans une manière d’éblouissement. Il gravit la dune, parcourut rapidement le chemin de blancheur, traversa la haie de roseaux, fut sur la route, fut près du banc sans assise, fut devant la gare à la marquise ajourée. Un train s’arrêta dans lequel il monta. Sans doute un train fantôme qui le conduirait aux portes d’airain qui ouvraient le sourd brasier de La Rambla. Déjà il en entendait les sombres rumeurs, déjà il en devinait les terribles ondulations. La chaleur était intense, se dépliait en lames cotonneuses. Ayant franchi le seuil du terrible Tartare il savait que jamais plu il ne connaîtrait la paix. Jamais plus ! Là était la seule vérité dont les hommes possédaient l’indicible secret.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 avril 2020 4 23 /04 /avril /2020 12:46
Comme une image

           Œuvre : Barbara Kroll.

 

    Une scène de théâtre

 

   C’est vraiment étonnant, parfois, combien le réel semble se confondre avec une scène de théâtre. On est assis sur un fauteuil de velours rouge, dans la pénombre, parmi la foule de spectateurs muets, fasciné par le jeu qui se déroule sur la scène. Seulement cela qui compte, la scène et nulle autre manifestation ne saurait mieux nous convaincre de sa présence tangible, palpable. Un monde fermé sur sa propre logique, une topologie si exacte qu’elle semble correspondre au lieu même de nos affinités. Ecrin dont, jamais, l’on ne voudrait sortir. Il est si rassurant de penser qu’on a enfin trouvé un site propice à la halte, au repos, peut-être à une salutaire méditation. Mais le réel, est-ce ceci qu’on invente alors que l’imaginaire tisse sa toile, que le désir bâtit ses décors de carton-pâte ou bien possède-t-il une consistance particulière, une forme singulière, des prédicats auxquels il ne pourrait se dérober ? Mythe ou réalité ?

 

   Ineffaçable chiffre

  

   Mythe ou réalité ? C’étaient ces réflexions qui m’agitaient, la plupart du temps, alors que cheminant vers le Journal, je m’absorbais dans de creuses pensées qui n’avaient pour fondement qu’une nature fantasque dont le destin m’avait attribué l’ineffaçable chiffre : une idée sûre des choses le matin, que midi décolorait, que le crépuscule prenait en son sein, la métamorphosant, la rendant méconnaissable. Par exemple le réveil me surprenait dans une forme de romantisme fleuri que midi réaménageait en violent expressionnisme alors que le déclin de la lumière me trouvait dans une attitude proche de la contemplation, à l’orée de quelque symbolisme ouvrant les rivages sombres de la nuit. A dire vrai, je crois que je me sustentais de cette nourriture à demi mythique, à demi réelle, laquelle convenait à mes divagations, à mes états d’âme toujours en mouvement. Sans doute est-ce pour cette raison, d’un capricieux métabolisme, que le Journal m’avait confié l’écriture des articles relatifs aux manifestations artistiques, expositions, pièces et autres spectacles qui étaient autant d’oreillers moelleux, d’épaisseurs d’ouate contre lesquels les mouvements du Monde venaient s’amortir avec un bruit de feuille morte chutant sur le sol d’automne.

 

   Vagabonder

 

  Tous les matins, je longeais les murs imposants, recouverts de lierre sombre, d’un ancien couvent récemment transformé en Hôtel, belle bâtisse qui surgissait des brumes - le lac en contrebas les alimentait -, à la manière dont une figure se hisse d’un songe dont elle était prisonnière.  Rien n’y semblait réel que le glacis des tuiles vernissées coiffant les toits, les grappes de glycines blanches faisant leur luxe d’odeurs, les vitraux des fenêtres à meneaux que traversait une clarté couleur de miel et d’ambre. Un genre de Conte des Mille et Une Nuits venu d’Orient, qui aurait trouvé le site de son accueil dans cet Occident tellement versé dans les mailles étroites de l’expérience immédiate, de la connaissance objective des choses, sans délai, sans intercession aucune. On aura compris que mon cœur inclinait vers le rêve d’Orient, négligeant, le plus souvent, les considérations par trop rationnelles dont mes coreligionnaires étaient affectés jusqu’en leurs rêves certainement, tellement Descartes avait imprimé en eux les préceptes du « Discours de la méthode ». Ils considéraient la Science comme l’art le plus subtil qu’il se pût imaginer. Il s’agissait plus, pour moi, d’une existence se coulant dans le lacis primesautier d’un layon forestier que d’une marche catégorique ne se fiant qu’aux règles du bon sens. Vagabonder m’était plus agréable que suivre ces chemins bordés de concepts et envahis des ronces urticantes de la logique.

 

   Quelques lignes flexueuses

 

   Ainsi lorsque, dans le demi-jour, je progressais dans l’étroite Rue des Feuillantines que cernaient les ombres des hauts remparts, la tête encore dans les flux et reflux des rêves non encore dissipés, ma vue se troublait, ma conscience aussi sans doute et je ne prenais, des choses présentes, que quelques nervures, quelques lignes flexueuses dont je meublais mon cheminement solitaire. A cette heure, peu de passants. Parfois un chat sauvage fuyant au ras du sol avec l’allure d’une illusion. Avait-il au moins existé le temps d’un clignement d’œil ?  

   Comment, un jour, levant les yeux en direction des mansardes qui chapeautaient les hautes murailles, votre image m’apparut-elle, je ne saurais le dire, sauf peut-être décrire la vague trace qui entoura votre présence du prestige de l’absence ? Oui, voici ce qui était étrange au plus haut point, vous étiez, tout à la fois, cette belle figure matérielle dans le cadre de la fenêtre, mais aussi sa fuite éternelle dans une sorte d’astigmatisme qui brouillait tout, reconduisait aux abîmes l’apparition tout juste naissante. Insolite impression qui reprenait d’une main la vision dont l’autre m’avait fait le don, comme si, de vous, seulement l’inconnaissable pouvait se donner à voir.

 

   L’Inconnue de l’Hôtel

 

  Ici, maintenant, il faut se livrer à une description. Non point tant pour éclairer le lecteur que pour proposer à l’énigme qui m’habite quelques points de repère dont elle fera sa rapide topologie. C’est ceci qui devenait indispensable : des abscisses et des ordonnées, un graphique, le surgissement d’une géométrie. Cette Raison que je m’ingéniais à fuir, voici qu’elle s’imposait à mon esprit comme la seule ressource m’évitant de m’égarer en de bien troublantes divagations. Vous, l’Inconnue de l’Hôtel, il me fallait vous cerner de plus près et comment donc y parvenir si ce n’était en prenant, partout où cela était disponible, quelques indices concourant à délimiter l’assise de votre être ? Mais, procédant à un essai de description, les choses semblent déjà se dissoudre, m’échapper comme un objet précieux, un cristal, manifestant sa fragilité et les mains tremblent déjà d’en perdre le contact, cette pureté que nul ne saurait imiter, que nul artisan ne saurait façonner en un autre endroit qu’en son imaginaire. Parfois la réalité est si labile, indéfinissable, qu’elle est toujours en fuite, empreinte d’un oiseau blanc dans le silence du ciel. Mais il ne faut renoncer. Mais il faut persister en votre être autant qu’en le mien puisque, à présent, nos destins sont liés par une rencontre sans doute fortuite, distante, mais l’espace parle si peu en ce domaine, mais le temps se dissipe si vite quand la brûlure de connaître est si vive qu’aucune eau n’éteindra.

 

   Cette fuligineuse ébène

 

   Le maquis de votre chevelure est cette fuligineuse ébène, ce bois odorant, tropical, tressé des fibres du mystère, on n’en perçoit que la ténébreuse énergie, le doux enveloppement, cette soie qui bruisse et se retire à la fois. Votre visage, un biscuit à peine patiné, une lueur dans la nasse d’une crypte, une diffusion que dissimule, sans doute, une volonté de demeurer dans le retrait, de ne point offenser le jour, de loger l’idée dans un étui si semblable à ces théâtres de poupées avec leurs rideaux cramoisis, les festons dont ils sont ourlés, la rumeur dans laquelle ils s’enfoncent comme pour mieux se prêter aux rêves du puéril, de l’innocence, de l’attente d’une révélation, souvent d’une simple joie, élémentaire, se suffisant de ce mensonge du jouet, de son artifice, de sa comédie s’animant à bas bruit.

   Votre main en coupe, en nacelle sur laquelle repose l’étrave inaperçue de votre menton. Ce geste est-il chagrin, douleur ou bien repos après une épreuve, soutien consécutif à un abattement, ou encore le reflux d’une joie bien trop tôt évanouie ? Voyez-vous, vous me réduisez à ne vivre que de conjectures, à ne me nourrir que d’hypothèses. Sans doute seraient-elles vite balayées à l’aune de la connaissance du réel qui est le vôtre ! Supputations, approximations que les pensées que nous projetons sur un continent inconnu. Il y a tant de sentiers qui conduisent aux êtres quand on n’est guidé que par l’ignorance, l’affirmation gratuite, le transfert de fantasmes qui, le plus souvent, s’étiolent dès que le but approche, que la terre devient visible, le paysage se dessine.

  

   Cette avancée vers le Néant

 

  Et le triangle de ce coude rouge, cette avancée vers le Néant, cette presqu’île dont on perçoit à peine l’architecture, est-il objet de lassitude, renoncement, rassemblement d’une force avant qu’un acte soit accompli ? Votre attitude est si semblable à celle du lanceur de poids, cette puissance qui va se déployer, cette fureur athlétique qui veut dire son règne et l’auréole de son glorieux destin. Mais non, voici que je déraisonne et fabule, un pied dans la rue où s’écoule la vraie vie, un autre dans le théâtre où ne s’agitent que les ombres qu’un démiurge a construites pour éviter de faire face, pour ne se donner que des représentations complaisantes, des fuites, des dérobades.

   Voyez-vous il est si difficile de s’assumer en tant qu’homme et de ne pas céder à la tentation de se retirer dans un genre d’empyrée avec ses mannequins de brume, ses marionnettes de bois coloré dont on tire les ficelles, spectateur ému de sa propre facétie, de son allégeance au cabotinage, en sorte une échappatoire en direction de la facilité, du désengagement, de l’être ramené à la portion congrue que lui trace une coupable fantaisie, un effort de moindre envergure, un envers du décor se substituant à la pesanteur de toute factualité, de toute contrainte existentielle.

  

   Quelque élégance osée

 

   La toile de votre jupe est-elle un simple fourreau qui dissimule votre désir, la marque de quelque élégance osée, le refus de vous conformer aux instincts de votre classe ? L’Hôtel qui vous accueille est si huppé, si aristocratique qu’il me renvoie aussitôt aux préoccupations de ma « basse caste », peut-être celle des Intouchables qui longent les murs en les rasant et ne regardent jamais les Brahmanes, ceux qui leur sont supérieurs à l’aune de leur naissance. Êtes-vous d’essence sublime, d’une culture élevée dans l’ordre du savoir, d’une « gentry » logeant dans quelle inaccessible forteresse ?

  

   Une énigme

 

   Les piliers de vos jambes sont musculeux, tendus, sans faille apparente. Êtes-vous sportive ? Comment d’ailleurs pourrais-je le savoir, vous que je n’ai jamais aperçue ailleurs que dans ce cadre de fenêtre, dans cette identique posture qui paraît éternelle à force d’être une simple présence qu’on dirait hiératique ? Vous êtes une énigme et, à ce titre, vous hantez chacun de mes rêves, vous en envahissez la scène, vous êtes, à la fois l’Actrice, le Régisseur, le Souffleur qui me dit mon rôle et me cantonne à n’être qu’un Figurant parmi la foule des Nombreux et des Déshérités.

  

   « Garçon au gilet rouge »

 

   Pas plus tard que cette nuit vous m’êtes apparue sous les traits du « Garçon au gilet rouge » de Cézanne. Même attitude indolente, même visage abandonné, même obéissance du menton à l’étai d’un bras salvateur, même posture méditative qui, de son mystère, ne laisse rien percevoir qu’une transparence, l’image d’un ailleurs qui semble vous délivrer de vous-même en même temps qu’il vous dérobe au regard des autres. Oui, sans doute, votre apparence est-elle plus dynamique que celle du personnage de Cézanne mais, en son fond, il y a convergence en cette manière de profondeur qui semble creuser ses sillons dans les deux œuvres. Car, c’est bien cela, vous êtes une œuvre, rien qu’une œuvre ? Je le savais, mon imagination m’aura encore distrait du réel.

  

   Un hiver précoce

 

   Mais voici que le ciel se charge, que tombent les premières gouttes de cette pluie d’automne qui ressemble aux souvenirs dilués au fond d’un illisible passé. Je remonte le col de mon blouson. Le vent fait tourbillonner les feuilles, les assemble en de curieux itinéraires, en de capricieuses directions. Comme si, d’un instant à l’autre, tout pouvait soudain changer, un Intouchable devenir Brahmane avec tous les égards attachés à son haut rang, à son invincible dignité. La porte du bureau n’était pas verrouillée. Me voici bien distrait en cette saison finissante. Augure-t-elle quelque mauvais présage ? Un hiver précoce, une froidure, les jours qui se précipitent vers leur perte ?

   Il y a tant de symboles partout suspendus. Au faîte des arbres, dans le creux sinueux des caniveaux, dans la moindre brindille que le souffle disperse sans s’y attacher comme si, déjà, sa perte prononcée, il ne convenait que de poursuivre son imparable trajectoire.

 

   Rencontres étranges

 

    Quelques feuilles éparses sur mon bureau. Des notes prises au hasard des lectures, au confluent de quelques idées. Tiens, comme certaines rencontres sont étranges, peut-être prémonitoires, à moins qu’il ne s’agisse que de la réactivation de quelque réminiscence enfouie au plus loin des ans. Un article découpé dans la Presse : un Lanceur de poids athlétique dont les muscles brillent tel l’acier. Et puis cette illustration à même un livre de Beaux-arts demeuré ouvert : « Garçon au gilet rouge » et, à côté, Cézanne à la barbe fournie, une photographie de jeunesse. Quelques commentaires au stylo dans la marge.

   Je vais rassembler quelques intuitions, les mettre en forme. Cet article sur La « Sainte Victoire », voici que je souhaite le mettre en perspective avec ce « Garçon ». Il doit y avoir des osmoses, des fusions, des nœuds de sens. Les œuvres sont contemporaines, les couleurs presque identiques, cette palette réduite à trois tons fondamentaux, adoucis, qui s’interpénètrent, jouent entre eux, ces rouges éteints, ces bleus à peine appuyés, ce blanc surtout qui fait surgir le silence, aère le lexique, le rend vraisemblable, cette respiration de l’œuvre qui la porte en dehors d’elle et la tient en sustentation. Et puis cette identique figure de la présence humaine, de la présence géologique. Deux immenses patiences venues du fond des âges qui disent l’unique sentiment d’exister, cette subtile vibration de la peinture que rien ne vient troubler, qu’unifie encore ce bleu-vert de la végétation, le même que celui où repose le coude du Jeune Garçon, apparente sérénité que rien ne semble pouvoir altérer.

 

  VOUS, là, sur le seuil

 

  Mais voici qu’on frappe à la vitre. Je sors sur le pas de la porte. VOUS, là, sur le seuil, simplement vêtue de votre fourreau de toile blanche, ce haut rouge sombre qui vous va à merveille, ce teint de porcelaine doucement ambré, ces cheveux en chignon, cette lisse et souple ébène ramenée sagement sur votre nuque, ces mains si longues qu’elle ne paraissent jamais en finir de vous annoncer telle la Mystérieuse que vous êtes.

  

   VOUS, assurément !

 

 

 

  

 

 

 

 

  

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21 avril 2020 2 21 /04 /avril /2020 08:19
Harmonie bleue.

Œuvre : Barbara Kroll.

Etait-ce le bleu, cette couleur qui n’en était pas une qui m’avait attiré à Capoiali, cette minuscule bourgade perdue entre les eaux claires du Lac de Varano et celles, plus soutenues, de la Mer Adriatique ? Sait-on jamais, du reste, le motif d’un voyage, le choix d’une destination plutôt que d’une autre ? Hasard ? Dessein inconscient qui pousse ses rhizomes en surface sans que, le moins du monde, nous en soyons alerté ? Ici donc il était question de bleu. Soit azurin, si léger, impalpable, pareil au flottement de l’air sur la lisière des arbres. Soit aigue-marine, inclinant au vert mais dans la discrétion, comme une efflorescence liquide vivant de son mince flottement. Ou alors encore, celui pour lequel j’éprouvais non seulement un attrait mais manifestais une véritable dilection si ce n’est une passion, cette nuance profonde tachée de cobalt, animée en son sein de reflets sombrement métalliques, puis ce bleu marine, genre d’ardoise enduite de bitume dont la nuit était annonciatrice alors que les étoiles en trouaient l’encre, en poinçonnaient la densité ici et là comme pour indiquer aux hommes la nécessaire direction de leur regard, ce ciel qu’ils désertaient pour de terrestres occupations.

J’avais loué une cabane de pêcheurs sur cet isthme étroit, ce mince liseré de terre qui me disait en termes topologiques ce que je cherchais à mettre en évidence dans l’ordre symbolique. Une vérité, la fulguration de l’éclair, l’exactitude des choses en leur simplicité. Ma peinture n’était que cela, une suite de colombes ouvrant l’espace de la paix, des modèles au corps fluet voulant dire l’étroitesse de la vie, des meutes d’arbres que le vent décharnait pour écrire l’incontournable tristesse du monde, de longs et infinis rivages qui tressaient le poème de la beauté en milliers de fins ruisselets se perdant dans la fuite du jour. L’endroit était si désert, si banal qu’il m’enjoignait de peindre, sans presque lever les yeux de la toile, cherchant seulement à y projeter des formes élémentaires, des tons jouant en écho le chant immédiat de la signifiance. Peu de monde sur cette terre usée de soleil, pareille à la croûte d’un pain trop longtemps exposée à la brûlure du four. Quelques baraques de tôles et de planches, le rouge éteint d’un toit de tuiles anciennes rongées par le sel marin. Quelques lampadaires montés sur d’étiques fûts rouillés. Seulement le passage de voitures de pêcheurs, le rythme sombre des filets quadrillant la poussière ocre. Le criaillement des goélands dans l’air parfois chargé de brume. Puis la longue presqu’île de pierre s’enfonçant dans le mystère des eaux, loin là-bas, à la limite de la visibilité.

Le crépuscule maintenant, sa lumière longue que l’automne féconde de sa mélancolique rumeur. Sur ma table, la trouée claire d’une lampe, son halo opalescent qui écarte l’ombre, juste ce qu’il faut afin que l’œuvre en cours trouve son site et puisse, dans un imprévisible instant, surgir de sa réserve, faire sens, multiplier ses formes, jouer sa partition dans ce clair-obscur de l’âme qui a pour nom « création », essai de profération qu’un silence ourle de son étrangeté, de son mystère. Car jamais l’on ne sait ce qui porte la peinture au jour, la révèle comme l’insondable qu’elle est. Subite intuition ? Tissage d’anciens souvenirs ? Pur imaginaire qui se métamorphoserait en cette réalité bleue ou bien ocre ou dans la blancheur d’un silence éternel ? Sur l’aire muette de la toile cela commence à naître. D’abord quelques touches appuyées, ailes de bleu maculant l’espace vide, s’y inscrivant avec l’assurance d’une forme à produire, à faire émerger du subjectile muet, sourd, immobile comme les pierres de quelque sépulcre, l’image inerte d’un gisant dans la froideur de la crypte. Cela commence à vibrer. Cela commence à bourdonner, à faire son va-et-vient de navette parmi les fils tendus du métier à tisser, fils qui veulent connaître la raison de cet insolite ballet, ces coups de pinceau qui font leur déflagration continue sur la plaine blanche, livide, en attente d’être fécondée.

Un éclat de jaune presque illisible à l’angle du tableau. Puis la broussaille noire des cheveux. Mais nul visage qui viendrait dire la personne, en tracerait la subtile vision, en délimiterait les ineffables contours. Tout encore dans le brouillon, l’esquisse, le geste précédant la naissance, la longue parturition, peut-être même la violence des forceps, cette expulsion de soi qu’est l’œuvre, qui accule au néant, demande à paraître. Toute œuvre est souffrance, cri, violente turgescence ou bien n’est pas. Ou bien demeure dans les limbes à la manière de cette graine qui ne viendra pas au paraître, s’oubliera, celée dans le pli étroit du limon comme une parole retenue dans l’antre de la bouche, invisible supplication, prière avortée, aphasie au long cours que rien ne viendra libérer.

Mais oui, à l’évidence une silhouette humaine, celle d’une femme que recouvre la taie d’une discrétion, passagère anonyme d’une fiction, flottement d’un rêve, hallucination faisant ses ronds dans l’eau, ses ondes de mirage, ses atermoiements quant à l’offrande de son être. Maintenant mon pinceau avance tout seul, sans doute en dehors de ma volonté, libre de ses mouvements, de sa progression. Celle qui se dévoile, ici, dans le creuset d’ombre est pareille à un signe, une griffure sur un palimpseste, la superposition de lignes emmêlées, la confusion de ce qui se donne à voir sous la lumière intermittente de l’aube. Comme un moulage d’albâtre, une pierre de Lune à la lueur incertaine dans une niche qui l’accueillerait à l’aune de sa troublante révélation. En bas de l’image, le plateau d’une chaise que visite un escarpin noir, puis la pliure d’une jambe, la pente d’une cuisse sur laquelle reposent les feuillets d’un livre si semblables à l’envol d’un conte qui, jamais, ne retombera. Le haut du corps se confond encore avec le fond dont il provient, comme s’il en était le simple prolongement, le premier mot balbutié au sortir d’une irréalité qui le portait dans une manière de négation, de geste de retenue et d’infinie pudeur. Dans ce poudroiement blanc, ce songe d’écume, le dôme d’un sein est à peine esquissé qu’un grain léger termine à la manière d’une énigme à résoudre. Mais qui est-elle donc cette Venue-de-l’ombre que je n’attendais pas, dont je ne supputais même pas la mystérieuse présence ? Mais sait-on vraiment jamais ce que l’on crée, qui vient de si loin, s’abîme dans la dense résille d’une inconnaissance ? Sait-on jamais ?

Matin. La toile dort dans la nuit de l’atelier. Elle veille et, peut-être, poursuit son chemin à l’abri des regards. Qui donc pourrait dire le destin d’une chose alors même que nulle conscience n’est présente pour en prendre acte ? J’entre dans le Café du Port. Quelques hommes au bar en train de boire. Fuyantes silhouettes dans la levée de l’heure. Au fond de la salle, Vous, mais comme absente à vous-même, qu’entoure une fumée grise, que détoure une immobile clarté. Vous, la Discrète de la toile, celle qui non encore venue à soi demeure en son intime et fait, autour d’elle, de minces cercles de présence, un essai d’existence, une vibration inaperçue dans l’orbe du monde. Mais par quel prodige êtes-vous ici derrière le cercle de métal de la table et là-bas, dans la pièce que traversent les premiers rayons ? Etrange pouvoir d’ubiquité vous projetant dans l’espace dans des sites que vous habitez simultanément. Mais alors il s’agirait de pure magie et, du reste, comment m’assurer que vous êtes encore sur le rectangle teinté de bleu, que vous y figurez à titre d’esquisse ? Je n’ai pas cette faculté de dédoublement et tout espace autre que celui que j’occupe est, pour moi, pur mystère, terre inconnue qui toujours s’éloigne, que parfois, maladroitement, j’essaie de saisir du bout de mon pinceau.

Non mes yeux ne m’abusent pas, je vous reconnais après vous avoir connue. Ce même massif d’ébène des cheveux, ce visage quasiment absent qu’il dissimule, cette vêture si légère à la consistance de buée, ce livre que vous feuilletez distraitement, le bruit de râpe du papier entre vos doigts, ces jambes longues pareilles à des algues dans le courant marin, ces escarpins vernis dont, parfois, vous éprouvez le sol de carrelage comme s’il devait se creuser en abîme et vous reconduire au néant. Et ce bleu des murs que, tout d’abord, je n’avais pas remarqué. Cette couleur froide à la consistance d’infini ; cette touche immatérielle, la vacuité d’un diamant ; cette froide cristallisation, cette valeur d’absolu qui fait que le mur cesse d’être mur, que les formes se noient, se perdent comme l’oiseau dans le ciel. Oiseau dans le ciel : n’étiez-vous que cela, une sterne rapide faisant image dans le bleu puis s’effaçant dans le vol qui l’a révélée ?

Vous avez refermé votre livre, y avez glissé un marque-pages à la légèreté d’aigue-marine. J’ai vu, comme dans un rêve, le dépliement long de vos jambes, la volute de votre main qu’accompagnait la braise de votre cigarette. J’ai entendu le claquement régulier de vos talons sur le pavé du port. Quelques oiseaux apeurés se sont envolés, comme surpris dans leur songe de plumes. Le bleu du mur vous accompagnait et l’on aurait pu penser à une étole de plâtre qui aurait ceint votre cou d’une toile pareille à une huile, à son empâtement, sa consistance de glaise. Je vous suivais à peu de distance. Le blanc de votre robe s’ourlait petit à petit des touches subtiles de l’aquarelle, aile turquoise dans l’heure qui montait. A l’évidence vous n’aviez pas remarqué ma présence. J’avais laissé la porte de mon atelier entr’ouverte. Vous vous y êtes glissée avec l’assurance de celle qui sait où elle va, quel est son destin, quelle pierre en borne le sentier. A peine votre image disparue et j’entrai à mon tour dans cette pièce sombre et humide qui sentait les couleurs, le vernis et portait le brouillard entêtant de l’essence. Ma toile toujours au même endroit. Mon chevalet avec son allure gauche, un peu dégingandée. Et Vous, là, l’Inconnue habillée de bleu, presque inapparente sur un fond qui vous mimait et vous conduisait à votre accomplissement à l’aune de cette belle harmonie. Ciel posé sur la mer et la ligne d’horizon comme dialogue discret, entente parfaite, ton sur ton pour dire toute la beauté du monde. Un oiseau, blanc-ocre, presque invisible, est perché sur l’une de vos épaules. Il clôt l’œuvre à seulement figurer dans ce subtil contrepoint, à faire sourdre le bleu de sa bogue, à le révéler comme l’entier mystère qu’il est.

Oui, cela me revient, maintenant, cet oiseau pareil à l’oiseau de Minerve, cette énigmatique chouette m’avait visité en rêve. Encore au réveil elle battait doucement des ailes autour de ma tête et j’apercevais ses yeux couleur de résine dans la fente étroite de ses paupières. Elle n’était nullement venue par hasard. Elle était la touche finale, le point d’orgue, cela même qui dialoguerait avec Vous dont la présence s’étiolait à mesure que mes coups de pinceau s’en approchaient pour la porter à la visibilité. Oui, voilà la forme accomplie dont vous étiez la prémisse, chant muet de concert avec cet oiseau qui habitait la nuit de sa curieuse présence. J’ai ouvert la fenêtre. Le bleu était partout qui ruisselait du ciel, montait du lac, glaçait l’Adriatique d’une nappe écumeuse. J’ai fait chauffer du café. Ai allumé une cigarette. Nous fumions au même rythme, celui empreint de mélancolie de deux êtres sur le quai d’une gare avant que la séparation ne les reconduise à la solitude. Les pêcheurs sortent du Café du Port. Ils rient avec entrain. Ils sont habillés de cirés jaunes sur lesquels s’irise une fine brume. Demain je partirai. Je regagnerai cette terre qui m’attend au loin. J’attendrai que le jour décline, vire à la sombre couleur des abysses. Peut-être la seule qui conduise au sommeil !

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13 avril 2020 1 13 /04 /avril /2020 09:02
Là où hurle le vent.

Œuvre : André Maynet.

L’endroit de la rencontre avait été si romantique, si semblable aux paysages bucoliques du Berry, si près d’une mare qui eût pu être « du Diable », qu’immédiatement, je vous comparais à cette jeune bergère prénommée Marie dont Germain, le personnage de Georges Sand dans le roman éponyme, tombe amoureux afin de se consoler de son récent veuvage. Voici, les caprices de l’imaginaire m’avaient porté, sans doute, à mille lieues de la réalité dont Vous, la belle Inconnue, étiez la dépositaire. Mais il faut revenir à cette divine surprise et s’y confier comme si, soudain, le présent recomposé apparaissait pour la première fois avec son visage d’aube neuve. Le soleil est à peine une tache claire posée sur la ligne d’horizon. Partout nait une brume si claire qu’on la croirait sortie, tout droit, d’un conte de fée, peut-être de l’âme d’un écrivain en quête de solitude, de repos. Ici, les arbres sont clairsemés, là court un sentier semé de sable, plus loin une minuscule mare avec le reflet des troncs d’arbres faisant leur herse régulière. Comme si le peuple sylvestre avait souhaité retenir la mince étendue d’eau entre ses bras protecteurs. Je suis adossé contre un chêne séculaire qui féconde le sol de ses milliers de glands. Je me désaltère d’un peu d’eau, pose ma gourde entre mes jambes de manière à en sentir la subtile fraîcheur. Les herbes sont des tiges de cristal que couronnent les diamants noirs de gouttes en suspension dans l’air. Un pic-vert a fendu l’air de sa trajectoire rouge et verte, a déchiré le silence de son cri surpris. Alors je vous ai aperçue, vous reposant auprès de la mare, avec cet air de mélancolie sans fond, une infinie tristesse alanguissant vos yeux couleur d’opale. Votre teint était si nacré qu’il inclinait vers ces poupées vénitiennes dont on n’oserait se saisir de peur de les briser. Une empreinte de rose à peine esquissé rehaussait vos lèvres, non dans la joie cependant, mais comme pour souligner, par contraste, la dimension affligée de votre visage. Je me suis levé à la façon d’un automate pareil à ces jouets mécaniques que l’on remonte et qui, brinquebalant, cahotant, cheminent si maladroitement qu’ils risquent de chuter à chaque pas. Possiblement l’émotion de faire pareille rencontre en un endroit si modeste, si dépourvu des charmes qui conviennent aux rencontres ménagées par le destin. Car je ne pouvais ôter de mon esprit que cette confluence de nos parcours ne fût simplement fortuite. Là-dessous, nécessairement, il y avait une nécessité, une voie tracée depuis un temps immémorial et voilà, enfin, qu’elle consentait à s’actualiser.

Je vous offris mon bras. Je ne percevais nullement combien cette attitude était compassée, hors du temps, empreinte d’une ridicule préciosité, geste décadent d’un dandy en mal d’antiques sensations. Cependant vous l’avez accepté. Il est vrai, nous n’étions plus dans le temps présent, mais dans une histoire située au milieu du siècle dernier, dans un simple souci champêtre dont les mondanités étaient absentes et le snobisme hantait davantage les hôtels parisiens que cette désespérance douce d’une nature sereine, remise à son propre rythme.

Marie, combien je vous sens triste, sans doute affectée par quelque trouble de l’âme, peut-être par la perte d’un être cher ?...

Je laissai volontairement ma phrase en suspens, pensant que cette pause révèlerait votre pesant secret, car, assurément, il y en avait un.

Je ne me prénomme pas Marie, mais Catherine. C’est une simple confusion. Il faut dire, ici, sur cette lande de bruyère battue par les vents, au milieu du chaos des rochers et des touffes de fougères, il est fréquent de perdre ses repères, parfois même, c’est la raison qui chancelle, cherche ses amers. C’est si difficile de vivre dans cette solitude, là tout près de possibles déchirements !

Je demeurai coi un long moment, arrêtant même notre commune progression, présageant de cette halte qu’elle ménagerait une éclaircie dans cet événement qui devenait aussi mystérieux qu’incompréhensible. Subitement le paysage avait changé, le mince bosquet auprès duquel nous nous tenions, la mare, le sentier s’étaient effacés. Nous étions en haut d’un large plateau semé d’herbes rases qu’un continuel courant d’air parcourait comme si un fleuve souterrain en avait agité les rhizomes. Un peu en contrebas, deux arbres serrés l’un contre l’autre, tordus par les souffles d’air ; la ruine d’une bâtisse qui avait dû être imposante autrefois, mais dont il ne restait que quelques moignons de pierre lacérés par la bise acide dont on apercevait les remous, tout là-bas, au loin, parmi les nuages lourds et les meutes de clarté qui, parfois, les traversaient avec une force irrépressible, magnétique. C’était curieux cette impression de soudaine désolation. On eût dit être arrivés tout au bord du monde, sur l’aire terminale de la Terre dont l’étrave surplombait le vide, tutoyait l’abîme. Je restai longtemps dans un état identique à celui d’une sidération, sans doute semblable au Promeneur devant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, cet archétype du romantique tourmenté regardant les convulsions de son âme se perdre dans l’écume blanche des songes ou bien des arrières-mondes. Comme lui, j’étais fasciné par l’apparition sublime en même temps qu’effrayé. La beauté est toujours tragique. Etait-ce ma propre image que je voyais se profiler sur ce paysage de ruines ? Etait-ce l’âme romantique allemande qui en habillait les contours ? Ou bien quelque hallucination qui me visitait et me remettrait, bientôt, entre les bras de la folie ?

Mais, Catherine, dites-moi, je ne rêve pas, je ne suis pas possédé par quelque mauvais esprit qui troublerait ma vue, pervertirait mon sens critique ? Ce sont bien deux silhouettes humaines que j’aperçois comme si elles émergeaient d’une brume ? La première d’une femme drapée dans une longue vêture noire, un genre de large cape dans laquelle elle semble flotter sous les assauts du vent ? La seconde, celle d’un homme encore jeune dont l’attitude d’imploration fait signe vers une tragédie vécue, non encore dépassée ?

Mes paroles résonnaient, s’enroulaient en volutes, frappaient les boules des nuages et me revenaient comme en écho, pareilles à de très anciennes incantations qui se seraient égarées dans les plis complexes du temps.

Non, vos sens ne vous abusent pas. Sans doute eût-il été préférable qu’ils le fissent ! Certes, mes paroles doivent vous paraître bien étranges. Mais, qui n’a jamais vécu de drame intime ne peut ressentir, dans la densité de sa chair, la vive blessure qui y gît pour l’éternité.

Tout ceci avait été proféré dans un silence glacial avec une voix profondément troublante, pareille à celle que j’imaginais venir d’outre-tombe bien que, jamais, ma vie n’en pût éprouver le terrible vibrato. L’au-delà est une chose plaisante quand le discours en fait état d’une manière détachée. Combien le pathétique est plus visible dès qu’on se mêle de le toucher du bout du doigt ! Catherine, cependant, s’était rapprochée de ma personne, au point que nos bras étaient presque siamois et il s’en fallait de peu que nos haleines ne fussent emmêlées.

La première silhouette, celle hissée sur un rocher, dont le visage blême, la main pâle également, dépassent à grand peine de toute la noirceur environnante, eh bien c’est ma propre effigie venue du plus loin du temps, du plus inconcevable de l’espace. Celle que vous voyez, dont à côté de vous, je figure la provisoire présence, c’est la même que cette éplorée qui ne paraît vivante qu’à l’aune de la mort qui vient de la terrasser. Voyez-vous, vous côtoyez un fantôme. Mais, au fait, que ressentez-vous à cette proximité ? Êtes-vous au moins effrayé ? La terreur glace-t-elle votre sang ? Pourriez-vous marcher, bouger, vous occuper à une occupation si je vous en intimais l’ordre ?

C’était à peine si j’osais tourner le regard en sa direction. De l’allure belle autant que mélancolique qu’elle avait auprès de « La Mare au Diable », ne demeuraient plus que des mèches de cheveux identiques à de la filasse, des orbites creuses, deux trous à la place du nez, un liseré étroit faisant office de bouche. Quant aux mains, elles étaient si décharnées, si transparentes qu’on eût pensé avoir affaire à un jeu d’osselets que le vent aurait disséminé au gré de sa fantaisie.

Et l’homme ?, dis-je, la voix tremblante, les yeux perdus dans une brume dont je pensais qu’elle serait la dernière à se présenter avant que je ne disparaisse moi-même.

L’homme, voilà un mot bien important pour un tout jeune garçon qui ne connaîtra jamais les rives de la vieillesse. Lui aussi me rejoindra dans cet absolu qu’a été son amour pour moi, sa passion, ce sentiment métamorphosé en haute solitude, cette inclination à se détruire plutôt que de renoncer à cette flamme qui le ronge de l’intérieur et, bientôt, le réduira en cendres. Pour le moment, vous le voyez rôder comme un loup, arpenter la lande avec violence car son désir de rejoindre sa Cathy - moi, l’anonyme, moi, l’inaccessible, la fiancée du néant, - son désir est si fort de venir à moi qu’il me sent près de lui, ici, sur ce rocher usé par le vent, là sur les écailles acérées de l’air, là-bas dans les pierres qui se descellent et construisent les ruines de Hurlevent, encore plus loin dans l’invisible chant qui naît de la terre, cette terre que j’étais, cette lande qui me traversait comme les feuilles balaient le ciel d’automne.

Soudain sa voix s’étiola, fondit en un long sanglot pareil au mugissement du vent sur le dos perclus de ces terres désolées. Je n’osai me retourner de peur de voir les progrès de la mort me livrer une image que, jamais, je ne pourrais effacer de mon âme si, toutefois, elle y inscrivait sa délétère empreinte. Puis l’air consentit à se radoucir. Au loin, les landes commençaient à disparaître, mêlant leurs tumultes à des théories de bosquets dont la forme plus familière venait apporter une onction à l’infinie tristesse qui avait érodé mon corps au point de le rendre muet, presque impossible à rejoindre. Maintenant les nuages flottaient avec sérénité sur la surface du lac qui brillait à la façon d’un galet poncé de clarté. Le chemin de sable faisait sa ligne fuyante au travers des chênes assemblés comme pour une fête. L’arbre vénérable contre lequel j’étais adossé figurait une manière de légende aussi rassurante que patriarcale. Avant de fermer mon livre et de prendre quelque repos, je lus encore un passage que j’avais encadré d’un trait de crayon. C’était une manie que j’avais contractée dans ma prime jeunesse et je pensais qu’elle m’accompagnerait jusque dans l’au-delà.

« Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances d'Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation ; elle est impossible. »

(Wuthering Heights, chapitre IX, extrait d'une déclaration de Catherine Earnshaw à Nelly Dean).

« Nelly, je suis Heathcliff », combien cette déclaration de Catherine Earnshaw était belle en direction de celui qu’elle aima, de celui qui l’aima aussi d’un amour absolu, car, d’amour, il ne peut y avoir que cela !

« Je suis Cathy ». Voilà ce que je voulais affirmer moi aussi car ma passion pour Catherine, pour Hurlevent est si entière qu’elle ne peut qu’être fusionnelle, sans partage, aussi exigeante que l’est cette belle terre du Yorkshire qui enfante des prodiges.

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 08:00
LA LIGNE 27 (3)

 

  La seule personne dont Nevidimyj supportait l'évanescente présence, telle le vol primesautier du papillon, était Olga, la Concierge dont la seule conversation - elle avait compris, depuis sa naïveté foncière, que "Monsieur Youri" tenait autant à préserver son anonymat qu'elle déployait de disponibilité à battre et rebattre les cartes usées d'un jeu de Solitaire -, donc la conversation se limitait toujours à un économe et poli "Jour M'sieur Youri", auquel M'sieur Youri répondait par un grognement indistinct, lequel suffisait au bonheur quotidien d'Olga. Car, Olga, depuis longtemps séparée, dans l'espace et le temps, de celui qui avait été son mari, en pinçait pour Nevidimyj, ce grand jeune homme dégingandé dont elle eût pu être la mère. Peut-être y avait-il du désir incestueux qui rôdait en sous-sol ? Cependant les premières relations en restèrent toujours à ce ballet verbal minimal, à ce pas de deux aussi vite effacé qu'esquissé.

  Le quotidien de Youri N., s'il n'était jamais réglé comme papier à musique, comportant de soudaines volte-face, de subits revirements, n'en sacrifiait pas moins à une manière de rituel. Il affectionnait les endroits déserts - quais de gare au petit matin; squares au crépuscule, rives du fleuve avant que les promeneurs ne les fréquentent -, les espaces publics, - grands magasins, musées et bibliothèques -, là où la foule lui permettait d'être un individu parmi les autres, "sans importance". Son choix l'orientait souvent vers les salles garnies de rayonnages et de livres, cherchant de préférence à occuper les places non situées en vis-à-vis et, si possible, dans les encoignures, là où les autres lecteurs n'avaient aucune raison particulière de laisser choir leur naturelle curiosité.

  Le matin, après un petit déjeuner frugal, Nevidimyj descendait l'escalier  aux marches de bois disjointes, évitant que ces dernières ne craquent, de peur que quelque colocataire ne vînt troubler sa première quiétude - le jour avait à peine commencé sa longue dérive, laquelle ne manquait jamais de livrer son lot d'étonnantes surprises : l'arbre qu'on n'avait jamais réellement aperçu, le banc aux volutes rouillées, le caillou noir parmi le gravier blanc -, et lorsque Youri, rassuré par sa troublante clandestinité franchissait le seuil de l'immeuble, c'était comme une plongée dans la neuve inquiétude, une disposition au tragique qui ne manquait jamais de surgir de ce à quoi on s'attendait le moins, peut-être une clarté fuyante sur l'arête du trottoir qu'on livrerait, plus tard,  à une longue méditation. Vivre, c'était cela et rien que cela, une songeuse dérive dans les rainures et les configurations étoilées de la Ville, la recherche de l'inapparent, l'urticante question à poser au banc, à la feuille, à la fuite irraisonnée de la poussière dans l'ombre des caniveaux.

  Le matin, donc, Youri N., tel une cariatide de pierre parmi les convulsions de la foule, cintré dans des vêtures trop étroites alors que son apparence fluette eût appelé davantage d'ampleur, faisait le pied de grue sur le trottoir, attendant que le nez du Bus 27 fît son apparition au milieu des frondaisons qui cascadaient vers les rives du Fleuve. Souvent, à l'attente, des Passagers, des habitués de la même ligne que Nevidimyj ne voyait même pas, tellement la condition humaine le concernait peu. Il accordait plus d'attention au végétal, au minéral, surtout à ce qui, dans ces deux règnes, jouait une partition minimale, à savoir ne s'illustrait aux yeux ordinaires que par une manière d'absence récurrente. Quant à l'animal, il l'ignorait volontiers, ne l'utilisant qu'à des fins métaphoriques, tel homme lui apparaissant sous la figure du rat, telle femme sous celle du caméléon. Il était une manière de fabuliste s'exprimant dans une prose abstraite, un genre de La Fontaine métaphysique trouvant dans la mouvance animale ce qu'il ne percevait jamais dans ses semblables qu'à l'aune de la vulgarité ou, pire, de l'incomplétude. L'humanité se livrait à lui avec ses bizarreries, ses travers, ses fosses abyssales dont il estimait qu'elles étaient dépourvues de clarté. Le langage, pour lui qui n'en usait quasiment jamais, faisait figure de mousse inutile, d'écume aléatoire dont les Bipèdes eussent mieux fait de faire l'économie plutôt que de le dédier, le plus souvent, à l'injure et à la calomnie. Le silence lui semblait constituer un genre infiniment supérieur puisque capable de toutes les virtualités, dont la plus originale était le silence absolu lui-même, c'est-à-dire l'absence de profération de quoi que ce fût.

  Cependant, étant homme, quoique d'une manière fortuite, il ne pouvait réduire la parole à l'état d'un récipient sans fond. Le fond, il en fallait un, ne serait-ce que pour permettre à la voix, fût-elle autonome, de pouvoir faire écho. Des pensées, il en avait, tout comme ses congénères et tout aussi rapides, tout aussi brillantes. Plus, peut-être, son intériorité permanente constituant le gage d'une certaine authenticité que l'extériorité autorisait rarement. D'ordinaire, les sottises, on les véhiculait pareillement à l'âne son boisseau d'avoine. Les approximations on en faisait des collines au sommet desquelles ce bon Maître Cornille eût été bien inspiré de planter son moulin. A la pensée abstraite, bien qu'il ne négligeât nullement cette dernière, il substituait volontiers la métaphore, laquelle par son dire imagé en disait souvent bien plus qu'un long et méticuleux discours.

 

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8 avril 2020 3 08 /04 /avril /2020 08:19
Ces arbres traversés de lumière

                   Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

(Petite fantaisie néo-fantastique

A la mémoire du très fabuleux VINCENT)

 

*

 

 

Ces arbres traversés de lumière

quel langage tenaient-ils

à ton âme inquiète ?

Tout le jour tu errais

d’une colline à l’autre

sans même savoir le but de ta quête,

sans même te savoir, toi,

sans t’approcher de qui tu étais en réalité,

dont tu ne te doutais même pas

qu’une présence, un jour, pût exister.

 

Tu cultivais la carte de l’exil

comme d’autres leur jardin

et girais dans la vie

à la recherche de ta propre étoile.

Un signe au ciel qui t’eût rassurée,

qui t’eût dit le chemin

 à emprunter afin que,

lestée d’une possible pesanteur,

tu parvins enfin à assembler

le contour de ton être

et en jouir,

si tout au moins,

ceci était possible.

 

Mais ta complexité était grande

qui ne laissait guère de place

à quelque illusion.

L’on te cherchait ici

et l’on te trouvait là,

dans l’aire ouverte

du VIDE.

 

Dans le district l’on te disait folle.

L’on disait ta silhouette nocturne

qui frappait aux portes des masures

comme le font les chauves-souris,

se heurtant au métal de la nuit

dès que l’ombre tombe

sur leur vol erratique, éparpillé.

 Un tourbillon à jamais

qui ne se nourrit

que de sa propre ivresse.

 

Longtemps, moi aussi,

 j’avais couru

par monts et par vaux,

 espérant que mon étrange

pérégrination

me sauverait de moi

et de mes rêves hallucinés.

Et puis, je dois bien l’avouer,

je cherchais une âme sœur,

une compagne de voyage

dont l’essentielle vertu

eût consisté

à habiter mes jours

de sa propre densité,

cette dernière dissimulant

à mes yeux

les chausse-trappes du temps

qui s’ingéniaient toujours

à me reconduire dans cette manière

de NEANT

qui me persécutait

 et annulait tous mes gestes

 à mesure qu’ils sortaient de moi,

 étranges vols de freux

qui tournoyaient longuement.

 

Parfois, pris d’une soudaine fureur,

 j’en saisissais un vol

que je déchiquetais

avant même

qu’il n’ait pu réaliser

son destin en forme de croix.

Cela m’arrivait souvent

de jouer à ceci :

attraper une lame d’air,

la placer tout contre

le double globe

de mes yeux

et lui poser la question

qui me taraudait l’esprit

depuis la nuit de ma naissance :

Que faisais-je sur terre ?

Quel était donc le but

de mon étrange mission ?

Mon existence, avais-je

à la construire,

pierre à pierre

ou valait-il mieux

qu’une lézarde s’insinuant

entre ses murs,

l’édifice vînt à s’écrouler

tout seul,

ravi enfin que ma perte

consommée,

je pus devenir

 

PERSONNE

 

et renoncer à toute cette comédie

qui ne cessait de m’envoyer

par le fond ?

 

Parfois, les arbres ou bien les haies

chuchotaient à mon oreille

d’avisés et sinistres conseils :

 

« Précipite-toi dans l’abîme

tête la première.

Bois, tel Socrate,

un grand bol de ciguë

et prends ton envol

pour le ciel des Idées.

Pratique, tel le magnifique samouraï,

le seppuku,

entaille ton abdomen

 avec la lame aiguë d’un wakizashi

et regarde avec contentement

ton sang couleur de rubis

qui s’étend en minces filets,

fait sa course puis s’étale

en rhizomes incarnat

jusqu’au delta

de ton propre destin. »

 

Tout.

J’avais tout essayé,

 la corde,

le saut de l’ange,

 la poignée de champignons

 vénéneux

mais l’au-delà

ne voulait de moi

et je demeurais

dans mon linceul de peau

sans que rien ne se passât

que d’ordinaire

et de tristement contingent.

 J’en déduisis qu’il ne me restait plus

qu’à endurer mon sort,

à le rendre aussi étroit

que le fil du rasoir,

à longer les coursives fragiles

de la vie,

à demeurer dans l’ombre

des coulisses

et à ne regarder la pantomime

qui s’agitait sur la scène

que d’un œil vaguement distrait.

 

Finalement, je me serais bien vu

doté d’un destin à la Van Gogh,

vivant de rares subsides,

me sustentant de peu,

tirant de ma pipe

de longs nuages blancs,

faisant de brefs séjours à l’asile,

y recevant des injections

supposées atténuer mon mal,

peignant de l’aube au couchant

 des vols de corbeaux noirs

 essaimant la fureur

de leur condition

 au-dessus de champs de blé

écrasés de soleil.

 

Le soir venu

et jusque tard dans la nuit

je scrutais le pullulement des étoiles,

je buvais leur étrange ambroisie,

écoutais leur entêtante stridulation,

certaines entraient par mes orbites  

et faisaient leur sabbat

dans mes rivières de sang.

 

Un matin, revenant

d’une longue promenade

parmi les broussailles

et les terres grasses,

vêtu d’un coutil bleu élimé

et chaussé de godillots de paysan,

au détour d’une haie,

je t’aperçus,

oui, je te vis toi

la FILLE-TOURNESOL

empêtrée dans la danse

de saint Guy

de ta folie ordinaire.

Tu dansais et hoquetais

parmi le déclin immédiat du monde,

tu brandissais ta crécelle de pestiférée,

étais vêtue d’un habit d’Arlequin,

des pièces manquaient

qui révélaient des pans entiers

de ta nudité,

 

tu les appelais, ces manque-à-être,

 

« les guenilles de la Mort »,

 

tu sentais la Grande Absente,

 ses baisers acides

qui glaçaient ton sang

en même temps que ton corps

se réjouissait

de cet attouchement céleste.

 

Tu me disais,

lorsque je peignais,

sans relâche,

avec la hâte que seule

la folie peut octroyer,

 ma chambre à Arles,

mon lit de bois clair,

les lattes du plancher

lissées de lumière,

le petit guéridon

avec ses objets de toilette,

sa chaise paillée,

tu me disais :

 

« Vincent, viens

et faisons l’amour,

c’est notre seule chance

de demeurer en vie ».

 

Je te faisais l’amour

comme je le faisais jadis

aux prostituées de Provence,

avec une noire passion

dont je pensais

qu’elle pouvait extraire

de ma tête violentée,

de mon oreille ensanglantée,

la poix qui s’y était accumulée

depuis que le destin

 m’avait fait l’offrande

de ce poison mortel,

de ce violent opium

qui n’arrivait à avoir raison

de mon être,

du moins ce qu’il en demeurait,

ces coups de pinceaux sauvages,

ces coups de brosse funestes

 au gré desquels je criais

la douleur de vivre,

la crucifixion

de chaque respiration,

le coup de dague

dans le vif de ma chair

de chaque seconde

tel le terrifiant coup de gong

avant-coureur

de ma disparition.

 

MOI-LE-FOU de Saint-Rémy

de Provence,

le cloîtré volontaire

de l’Asile Saint-Paul

de Mausole,

le pensionnaire hagard

peignant jour et nuit,

sans relâche

ces iris - les dernières fleurs -,

cette Nuit étoilée - la dernière nuit -,

cet Autoportrait - le dernier Vincent -,

je procédais à ma propre manducation,

 je m’auto-boulottais

car ma folie était patente

et rongeait mon cerveau,

détruisait ma moelle,

 transformait mon corps

en ce champ de déluge

pareil à celui

 de ces oiseaux noirs,

les corbeaux,

qui moissonnaient le blé,

qui détruisaient la vie.

 

Alors, TOI-LA-FOLLE,

que mon esprit incandescent

 a inventée

afin que je puisse trouver

un écho

à ma propre démence,

je t’en supplie,

depuis la tombe

où je repose

- enfin - depuis la modeste stèle

qui orne une modeste terre,

viens donc me rejoindre et,

sur ce minuscule talus,

 

faisons l’amour,

 

fêtons EROS dignement

ce sera notre dernière FOLIE,

celle qui nous sauvera

de la MORT ou nous dispensera

d’en subir le cruel regard.

 

Oui, faisons l’amour :

 

le dernier mot avant

 

le NEANT !

 

 

 

 

 

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