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26 septembre 2013 4 26 /09 /septembre /2013 08:09

 

Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

(Pré-Textes).

 

Sur quelques phrases

de JMG. Le Clézio.

 

Le livre des fuites

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67)

 

 

"Je suis au milieu des événements, quasiment invisible.

Est-ce que, par hasard, je n'existerais pas ?"

 

 

LA LIGNE 27

 

 

PROLOGUE

 

  Le texte qui vous est proposé ci-dessous relate une mince "histoire" individuelle, celle d'un "bâtard" de la Grande "Histoire", Youri Nevidimyj, fils d'une modeste moujik ayant scellé son destin à celui d'un riche boyard, liaison contre nature que les Révolutionnaires réduiront à néant. Youri sera confié aux "bons soins" d'un Orphelinat. Olga, sa Mère s'expatriera à Paris, ville tentaculaire  que son fils rejoindra bientôt  et au sein de laquelle ses errances d'immigré trouveront à s'illustrer. Existence tissée de folie. Perte d'un Sans-Racines dans une manière d'univers concentrationnaire dont les Voyageurs de la Ligne 27 - dont l'Omnibus maldororien est la métaphore, emportant entre ses flancs les haines des Révolutionnaires, lesquels  poursuivent  cette violente et inimaginable écharde de l'Histoire dont Nevidimyj sera la bien involontaire victime.

Les destins séparés de la Mère et du Fils trouvent leur épilogue "naturel" dans une confluence mortelle, alors même que Youri consent à endosser définitivement l'invisibilité dont il a été affecté tout au long d'une existence vouée à une manière de néant. Aura-t-il vraiment existé l'espace d'une fiction ?

  Les quelques phrases empruntées à JMG Le Clézio ne sont en réalité que le "Pré-Texte" à quelques simples méditations métaphysiques, parmi lesquelles le fait de savoir comment un destin particulier s'inscrit dans le dessein plus général de l'Histoire.

On notera, sans doute, quelques approximations historiques. Elles importent peu au regard de la simple question qui vaille, à savoir l'existentielle.

On s'étonnera peut-être du style, parfois classique, parfois atypique, s'évadant vers quelques licence ayant à voir avec la problématique des "Chants de Maldoror". Ces derniers sont présents, tout au long de la narration, en filigrane. Comment, en effet, mieux rendre compte d'une folie partout présente, en même temps que de la déréliction à l'œuvre dans les fantasques déambulations de Youri Nevidimyj, qu'en approchant, même de loin, la galaxie maldororienne ?

  Ce texte, soumis à bien des outrances, fantaisies et autres visions imaginaires et fantastiques est à considérer  comme un prétexte destiné à faire surgir quelques esquisses, sans doute sombres, sans doute nihilistes, mais en réalité inévitables de l'aventure existentielle. Le parcourant, sans idée préconçue, c'est à notre propre métamorphose qu'il nous convie.

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 18:52

 

Pour lire adéquatement "L'autre côté du miroir".

 

 

 

  La folie, la déshérence mentale, les aberrations chromosomiques, les irrésolutions anatomiques et autres chausse-trappes existentielles, jamais nous ne voulons en être titulaires, jamais nous ne souhaitons  les considérer dans l'orbe rassurante de notre douillette et confortable raison. C'est toujours l'AUTRE qui en est affecté, l'Autre qui est en faute, l'Autre qui nous agresse à simplement nous montrer sa différence.

  A longueur de journée, nous polissons notre ego, nous l'encaustiquons, le posons aux cimaises de notre séjour sur terre afin qu'il nous dise la manière de grâce dont nous sommes atteints, dont notre visage aux traits réguliers, sans bubons ou excoriations, est la merveilleuse épiphanie. A nulle autre pareille. Cette singularité, partout nous l'affirmons. Aussi bien dans l'exacte quadrature de notre chambre, aussi bien en société, aussi bien sous toutes les latitudes.  Les miroirs sont là pour nous dire la perdurance des choses, la perfection de l'événement qui nous traverse, la certitude que, jamais, notre effigie ne pourra descendre de son piédestal. A seulement envisager ceci, que nous pourrions changer, nous métamorphoser en quiconque nous faisant face, nous sommes au bord du désarroi, envahis de doute, livrés à une sourde angoisse. Improbable aporie que nous nous hâtons de ranger au Musée Grévin de notre imaginaire. Tout y est immobile, en repos, figé dans une cire intemporelle. Jamais ne pourraient se réveiller, s'animer ces anatomies de résine et de filasse. Elles ne sont même pas humaines. Seulement d'inconséquentes formes sombrant vite dans l'oubli. Du moins le croyons-nous.

  Cependant le grain de sable est toujours prêt qui enraye la merveilleuse mécanique. Alors tout se grippe et grince. Tout se contracte et l'on entend les craquements de l'existence pareils aux attaques des charançons dans la bille de bois. Et l'on voit le réel se déformer tel le cierge sous l'effet de la chaleur. L'imaginaire est une guenille, le symbolique une parole grimaçante ne véhiculant plus que des signes délétères, incompréhensibles. Tout ceci survient à l'improviste, nous sommes tellement impréparés à ce surgissement que tout s'annonce dans le genre d'un déluge. Il aura suffi de croiser, dans la rue, tel visage grimaçant envahi de tumultes arcimboldiens, de poser son regard sur le goitre ou le moignon exhibés dans le métro, d'entendre les coassements de gorges mutilées et alors, nous serons soudain devenus Autre, nous aurons basculé dans le grand vide sidéral où la démence fourbit ses armes, dégaine ses rapières, fait mouche à tous coups, entamant le derme étroit de nos certitudes.

  Dans l'exacte dimension de notre chambre, tout juste à l'encoignure des murs, là où le réel poussé dans ses derniers retranchements ne nous présentera plus que sa face compacte, obtuse, têtue, il ne nous restera plus qu'à entrer de plain-pied dans l'inconcevable. Et le miroir salvateur, celui qui jusqu'alors nous tendait sa face joliment existentielle, ce miroir aura retourné sa peau, ne nous montrant plus que ses coutures, ses nervures de plâtre baveux, ses laborieuses moulures. Plus d'épiphanie. Plus de visage. Seulement le visage grimaçant de la folie, c'est-à-dire le visage hostile de l'Autre. Puisqu'aussi bien, être fou, ce n'est jamais que devenir Autre.

 

L'autre côté du miroir.

 

  Votre roadster blanc, vous l’avez posé sous les grandes palmes des cèdres. Vos sandales de cuir ont longé le gravier. L’air est frais mais déjà un brin estival. Vous vous sentez si bien dans votre costume de lin. A votre droite, des voitures garées, de longs bâtiments en enfilade. Sur votre gauche un château de pierres blanches, semblable aux « Folies » du XIX° siècle, jouxte une tour de tuileaux. Au centre, un kiosque d’acier et de verre. Plus loin un bâtiment bas couvert d’ardoises, percé de fenêtres nombreuses.

  Un petit groupe sous les frondaisons des tilleuls. Au milieu, une personne grande, mince, que vous supposez être le Tuteur, explique des choses aux Pensionnaires, leur donne peut être une marche à suivre. Vous n’entendez qu’une sorte de bourdonnement, de discours confus. De vagues regards vous dévisagent. Le Tuteur vous a vu, vient à votre rencontre. Vous lui dites votre souhait de rester un instant dehors. De prendre quelques photos, d’écrire de brèves notes. Vous vous asseyez sur un banc vert, percé de trous. Vous sentez la fraîcheur du métal. Vous ouvrez votre serviette de cuir. Vous y prenez un bloc sténo, un stylo bille. Vous faites un plan succinct de la Pension, du parc. Vous inscrivez quelques commentaires dans la marge.

  Votre regard vers la gauche. Une coursive de verre. Quelques Pensionnaires y déambulent. A côté du kiosque, dans l’ombre légère du matin, un banc en bois blanc que vous aviez à peine remarqué. Trois Formes y sont assises, dans des poses identiques, presque confondues. Comme des potiches sur des étagères. Aussi immobiles ou presque. Vos yeux peuvent s’en détacher facilement, comme d’objets connus qu’on ne remarque plus, devenus transparents à force de banalité.

  Sortie d’une haie, un peu en arrière de votre banc, une Silhouette noire. Démarche hésitante, syncopée. Le corps étroit, torturé, semblable à une vieille racine. Tête petite, sorte de boule ronde et ridée hissée sur un cou de rapace, à la peau jaune et flasque. Les yeux enfoncés, charbonneux, entourés de cernes violets.  La Silhouette s’approche, bouche convulsive, lèvres ourlées comme des coquilles Saint-Jacques. Des sons en sortent. Pliés, mâchonnés, expulsés avec effort. Ça fait des explosions, des remous, des chuintements. Les hiéroglyphes buccaux, vous essayez de les interpréter. On vous questionne sur votre présence, croyez-vous. Vous amorcez quelques mots. La Silhouette vous fixe, semble ne pas comprendre votre salmigondis. Vous faites quelques gestes, montrez votre appareil photo, le bloc-notes. La boule ridée semble avoir saisi. Du moins le supposez-vous. La Saint-Jacques s’ouvre largement, dévoile un appendice charnu, rose, serti de chicots noirs, et le rire a des bruits de caverne, de chutes de pierres, de rocaille, des craquements de stalactites et l’on désigne votre appareil et on le montre et on se montre du doigt et le rire gonfle, se répand dans les ombres du parc, parmi les aiguilles des cèdres et vous prenez votre appareil et la face hideuse, la face au rire inextinguible est si près de vous, vous en percevez l’écorce érodée, les boutons en forme de cônes, les comédons, les pustules, les scories et l’air est soudainement empli de remugles fauves et vous appuyez sur le bouton et l’éclair du flash illumine  la concrétion humaine qui gesticule et rit et s’effraie et pleure et se sauve dans le trou de la haie et le Tuteur vous adresse un petit signe amical qui veut dire  « Prenez patience, ce n’est rien, il faut juste s’habituer, ça ira mieux bientôt ». 

  Vous ne pensiez pas tutoyer si vite cette réalité en forme de néant, vous respirez plus profondément, vous sortez une cigarette de son étui, la flamme du briquet vous distrait un instant, vous aspirez la fumée et regardez la Pension derrière votre nuage blanc, « La protection est bien mince. », pensez-vous. On vous avait parlé de cette vie recluse, en marge de la société, de cette reptation souterraine où des hommes stagnaient, seulement mus par leurs instincts, une espèce de réflexe, quelques mouvements, quelques ondulations, un fragment de conscience.

  Le camouflet est sévère, mais vous n’avez pas l’habitude de renoncer. Les photos, les notes, elles vous ont été demandées, vous les ramènerez. On lira, on fera des commentaires, on comparera, on triera, on dira peut être « Ce cliché est meilleur que celui-là, il est plus esthétique, plus authentique, il est plus parlant. »  et on lancera les machines qui fabriqueront les images, qui ajusteront les mots, et on sera nombreux à acheter le papier recouvert d’encre fraîche et on dira « C’est pas vrai, c’est quand même pas croyable des choses pareilles. »  et on sera heureux d’être de ce côté-ci du papier, de ce côté-ci des signes, et on s’invitera entre amis, on boira quelques verres, on essaiera d’oublier et on oubliera vite, l’amnésie a du bon, « Et on vivrait jamais si on pensait qu’au malheur. » et on ira dans des salles obscures, il y aura sur l’écran blanc des hommes beaux et jeunes, des femmes épanouies, des enfants qui chantent et avant que le mot FIN ne s’inscrive sur la toile on aura oublié pourquoi on est venu s’emplir les yeux de rêve.

  Vous restez encore un moment sur votre banc de fer. Les trois Formes dans l’ombre du kiosque vous les aviez un peu négligées; il faut dire la Silhouette sortie de la haie vous avait occupé. Les trois Formes toujours aussi immobiles que des jarres dans la lumière lente d’un patio ou sur une scène à la Beckett. Si immobiles, si calmes dans leurs corps gonflés comme des outres. Quelques photos discrètes, ils ne vous ont pas aperçu, leur champ de vision est comme dévasté. Et quand bien même, ils forment une bulle compacte, une sorte d’amas, à la façon des pieuvres enlacées, comme si les unissait un lien siamois, de ténus filaments et ils semblent ne pas voir et ils sont en arrière de leurs paupières, comme des chatons nouveau-nés. Alors vos clichés ne pourraient les atteindre. Ils sont au-delà, très loin, dans quelque chose d’aquatique, d’amniotique, de mouvance imperceptible, une lente migration des gênes qui s’englue et les fige. « Gélatine », pensez vous,  « Méduses, sangsues. ». A peine vivantes, les Formes, au seuil de la conscience, attendant la sortie au grand jour, l’éclosion. Qui ne viendra pas. Vous le savez. Si peu de mouvements depuis que vous les observez. Quelques transgressions corporelles, si minces, hésitantes, comme si leurs membres courts sortaient de leur masse confuse, s’usaient aussitôt à la lumière du jour.

  Avouez-le, vous êtes un peu fasciné par cette humanité bégayante qui émerge à peine de la terre, qui déploie lentement ses antennes. Non, ne sombrez pas dans la torpeur, l’hébétude, et de trop les regarder risque d’être contagieux et il y a parfois d’étranges inversions où le regardant devenant regardé se dilue sous le regard de l’Autre, si étrange, si vitreux, si absent mais agissant par devers vous et vous ne sentez rien et vous êtes plutôt bien mais la gélatine commence à vous envelopper, à tisser serrés ses téguments élastiques, spongieux, et bientôt, comme dans un rêve, vous êtes absorbé, pieds et poings liés dans un cocon et peut être les trois Formes vont-elles vous annexer et, sur le banc de bois blanc, vous serez la quatrième Forme et d’autres hommes viendront à votre place, prendront des photos, s’étonneront de cette boule pareille aux amas blancs des chenilles processionnaires au sommet des branches, étroitement enlacées, aux mouvements infimes et l’on se demande si tout cela vit, si un métabolisme caché nourrit quelque projet et l’on peut, à son tour, rejoindre l’Informe, s’y abîmer et, comme l’araignée, vous vous mettez à tisser votre toile, et votre orifice excréteur, votre filière, suinte des fils invisibles, vous ne vivez qu’à attendre vos proies, non pour les digérer, mais pour vous dilater, vous dilater encore jusqu’au moment où la peau se retourne, où le monde n’est plus dehors mais dedans, où la logique devient purement fluide, sorte de retour aux eaux primordiales qui regardent le monde et ne sont plus regardées par lui et les hommes ont soudain basculé dans un mécanisme basal, élémentaire, amibien, et il n’y a plus de fuite possible vers l’arrière, le temps est effacé et la division cellulaire peut s’essayer à des formes multiples, le jeu recommence à zéro, et la Grande Loterie fait tourner sa roue à l’envers, lâche ses numéros et votre corps en forme de 8 se replie sur lui-même et ça fait un peu comme des bras primitifs qui emprisonnent la boule où est gravé le chiffre et le Hasard ne sera qu’une affaire de banc, celui des larves blanches aux yeux effarés, dans l’ombre du kiosque ; celui vert et troué où vous croyez exister maintenant, dans votre vêtement de lin que traverse une brise légère, tout ce qui vous reste de votre présence à vous-même.

  Vous avez tourné la tête vers la droite, du côté des remises, et vos yeux se sont arrachés, comme des ventouses, au spectacle du kiosque. Vous vous êtes levé, à la façon d’un somnambule, avez fait quelques pas. Il y a, sur les sentiers du parc, des allées et venues, des trajets hésitants, de brusques demi-tours, des bruits de cailloux qui raclent, des essais verbaux, quelques glapissements et l’on n’entend plus les oiseaux dans les massifs des arbres.

  Le Tuteur est seul maintenant. Vous souhaitez l’interroger. Vous n’avez plus en tête que des questions laineuses, effilochées, cardées à la machine de la déraison, des questions qui n’en sont pas vraiment tellement elles sont circulaires, sans fin ni début. Mais le Tuteur vous guidera, il connaît, lui, il est un peu passé de l’autre côté du miroir. Déjà votre démarche est plus aérienne, plus assurée, vos pas vous guident vers une sorte de salut et vous avez rarement ressenti à ce point ce que la relation veut dire, le fait d’être reconnu par quelqu’un  qui vous ressemble, qui est fait à votre image, qui, en quelque sorte, est votre propre reflet.

  Vous marchez et, d’un bâtiment sur votre gauche, des bruits métalliques, d’eau qui coule, d’objets qu’on déplace. Vous inclinez la tête et dans l’embrasure d’une porte, un Inconnu, grand, maigre, les yeux protubérants, le cou gonflé par un goitre, s’avance à votre rencontre, les bras repliés dans le dos, aspect d’une mante religieuse à la progression saccadée, un peu de fumée sort au dessus de ses épaules, monte le long de sa tête couverte d’un béret bleu, usé, troué par endroits; il n’est plus qu’à quelques mètres, il déplie son bras gauche, long et tentaculaire, une cigarette au bout des doigts, aspire profondément, vous recrache à la figure son nuage d’écume, il s’approche et ses yeux sont des globes effrayants si près de votre tête, des balles blanches injectées de sang et la Mante vous tend son bras droit alors qu’un flot de sons indistincts traverse la barrière de ses dents avec une sorte de bave jaune, il est tout près maintenant et son appendice continue à se déplier et, instinctivement, par pure civilité autant que par réflexe, vous tendez votre main droite, alors ça fait bizarre cette main très ronde, très lisse, en forme de boule, vous ne savez même pas comment la saisir, vous vous y reprenez à deux fois et dans votre paume moite et convulsive, vous accueillez le moignon de la Mante, ça fait penser à un crâne chauve, à un phallus qui ne coloniserait pas l’espace mais s’y occulterait en creux, dans l’ordre du passage à la trappe, du manque d’un avant-bras, d’une main, des doigts et vous ne savez plus trop comment vous en dépêtrer, et vous êtes, comment dire, soudé à votre Vis-à-Vis, il vous semble même que lui et vous c’est un peu comme un prolongement, une articulation insérée dans l’organique le plus élémentaire, genre de nécessité tissulaire, osseuse, condyle soudé au glénoïde, que bientôt des ligaments vont vous arrimer, vous attacher l’un à l’autre dans une sorte de grande fraternité corporelle, charnelle, indivisible et que vous ne tarderez pas à traîner derrière vous le gros insecte vert, comme un bousier roule sa boule et alors vous sentez dans votre gorge une grosseur mobile, gonflée, le goitre vous a peut être atteint et, sous peu, vous aurez, vous aussi, ce dos osseux, ces omoplates saillantes, ces pieds plats, ces coudes aigus en forme de crochets et vous ne saurez plus qui vous êtes vraiment, où sont vos limites, vous vous sentirez devenir Autre, ne vous posant même pas la question de savoir si l’Inconnu devient Vous, s’il y a des vases communicants et votre corps se révulse et votre volonté se tend et les veines de votre cou enflent et vous essayez de crier mais vous n’y arrivez pas, comme dans les mauvais rêves, et pourtant, dans l’air qui vous cerne, ça parle, ça parle d’un ton assuré, presque péremptoire, d’un ton clair qui sonne humain, très humain pourtant et le Poulpe se retire lentement de votre main aux doigts crispés, vos jointures sont bleues d’avoir trop serré et le nuage  de fumée, se fait plus discret, comme une encre qui réintégrerait son orifice originel et à côté de vous il y a un grand calme, des eaux bleues baignant les lagons, une barrière de corail tout autour et le Tuteur vous serre la main pour de vrai, tout sourire, énergiquement, avec la pression égale et conviviale et chaleureuse et réconfortante de ses cinq doigts, réels et indubitablement incarnés, recouverts de peau douce et il garde votre main dans la sienne et vous êtes comme un chaton perdu qui retrouverait sa mère et ça ronronne en vous et ça n’arrête pas de couler doucement comme un lait onctueux et le Tuteur vous sourit de ses yeux bleus et félins et il est comme une conque chaude et rassurante et vous vous lovez un peu en lui et vous fumez, tous les deux, de longues cigarettes qui font des filets bleus et les tilleuls au dessus de vous ont des trouées claires et des papillons colorés jouent à se poursuivre.

  Vous pénétrez dans un pavillon circulaire, sous les ramures des cèdres; il y a une grande pièce accueillante, un bar au fond et des spots au-dessus, une machine à café, l’odeur encore fraîche du marc, une légère empreinte de tabac blond, de hauts tabourets couverts de peau, des tomettes au sol, rouges et hexagonales, des livres sur des étagères, des revues, des journaux, des rideaux de percale, des tables rondes, toute une géométrie qui se coule à votre exacte dimension, dépourvue de meurtrières et de couleuvrines, tout en rondeur, la pièce, avec une lumière d’ambre un peu irréelle et le double expresso mousseux vous fait du bien et la cigarette que vous tend votre hôte, et ses paroles apaisantes et, au sein de la pièce ronde, dépourvue d’angles, où les ombres sont maîtrisées, lissées, ne cachant ni goules ni démons ni goitres ni bubons, vous revenez au réel, vous vous y installez, vous gardez cependant vos yeux grand ouverts et les objets vous parlent et les mots sont vivants, ils déploient leurs corolles, étirent leurs pétales, répandent leur nectar, les gouffres se comblent, les aiguillons s’émoussent, la vie est là, tout autour de vous, en vous, comme une sève battante qui gonfle vos viscères, le plein au-dedans, le vide au-dehors et le sentiment que rien ne peut vous atteindre et pourtant, vous le savez, le doute enfoncera bientôt son coin dans votre belle certitude, la bulle crèvera, tôt ou tard, vous ne l’éviterez pas, vous voulez simplement tenir le mal à distance, l’ignorer, et votre langage dresse un mur, une forteresse, comme si les mots étaient des boucliers et que les douleurs, les malfaçons, les incohérences s’y abîment, et vous veillez à ce qu’il n’y ait pas de brèche, que le vide s’emplisse, que les failles se comblent, et malgré cela vous sentez déjà que l’espace se fissure, que le temps se lézarde et que ce suspens ne tardera pas à se vêtir de haillons et qu’il faudra à nouveau se battre contre soi, freiner son cœur, calmer sa respiration, resserrer ses pores d’où la sueur s’échappera en de minces filets semblables à des mailles qui enserrent le corps.

  Un long couloir conduit aux Ateliers. On y perçoit un bourdonnement de ruche. C’est pire dès que la porte s’ouvre et, sans réfléchir, vous portez les mains à vos oreilles, les sons cognent sur vos tympans, et de longues vibrations parcourent votre corps. Le Tuteur vous tend des tampons d’oreilles et déjà leur contact est un soulagement. Les bruits se sont assourdis, ils glissent comme des éponges sur votre peau, et votre peau est devenue sensible à la manière d’une surface de tambour et les milliers de percussions y rebondissent, piégées dans le bloc de béton, s’enroulant autour des axes des machines, des outils, des cubes et des ronds de bois, des coulées de sciure et, jusqu’alors, l’idée ne vous était jamais venue de la concordance des sens et vous vous apercevez que votre ouïe et votre vue naviguent de concert et plus les sons vous enveloppent, plus est floue l’image qui vous parvient, comme si elle se dédoublait, se partageait en arrière de votre front, sur l’étrave de votre chiasma, ne vous parvenant que sous une forme fragmentée et les couleurs sont des remous et les contours se replient sur eux-mêmes, sortes de glissements ophidiens, vous cherchez à accommoder mais les lignes fuyantes semblent douées d’autonomie et votre raison ne suffira plus à rétablir l’ordre. Vous serez modelé à votre insu par toute cette agitation, vous en faites déjà partie, vos paupières étrécissent, vos pupilles se creusent et sur votre rétine se forme l’image inversée et étrangement nouvelle d’une sorte d’hydre au corps en forme de méandres, aux tentacules multiples, aux yeux innombrables et juste au-delà de votre limite, mais êtes-vous réellement  séparé ?, ça s’agite, ça convulse, ça gicle en toutes sortes de copeaux, ça varlope et assemble, les pieds-ventouses sont collés au sol, les mains semblables à des battoirs goujent et bédanent, les doigts mortaisent, les tenons s’assemblent, les maillets claquent, les lames des ciseaux se croisent sèchement, les écailles sautent sous les assauts des herminettes, on chanfreine, on cheville, on emboîte, on scie, il n’y a pas de répit, pas de repos et les muscles sont tendus, gonflés de sang et on passe à côté de vous, haches luisantes au bout des bras et vous vous dites qu’il suffirait d’un faux mouvement, d’une erreur de trajectoire, d’une intention mauvaise, d’une simple lubie, mais il y a en vous comme un interrupteur qui coupe le courant, biaise la conclusion et votre réflexion est élémentaire, purement limbique, reptilienne, logée au cœur de votre cerveau archaïque et vous appartenez simplement à ce microcosme où la démesure est la loi, où la raison vacille, où vous n’êtes plus très sûr de la justesse de vos perceptions et tout ce bizarre assemblage pose sur vous une chape de plomb, et les choses vous paraissent proches et lointaines à la fois, votre vision semblable à celle des poissons que déforme la pellicule d’eau, qui vous livre des doigts aux phalanges coupées, des têtes étrangement plates, des ventres gonflés, des dos larges avec des rigoles de sueur, des jambes courtes, trapues, aux tremblements de méduse, vos oreilles s’ouvrent à des rires parfois, rauques, épais, confondus avec la trépidation des moteurs, les sifflements des volants, le claquement des courroies, et il y a des filets de salive qui tombent sur le sol de ciment et des crachats visqueux et les vêtements qu’on dégrafe, les cols qu’on élargit, les ceintures qu’on défait et les bermudas laissent voir les hanches bancales, les bourrelets de graisse, la ligne de partage des fesses, quelques poils sidérés et jamais de paroles, jamais de signal qui informe, juste des cris, des grognements, ça ressemble aux plaintes des bêtes, mais en presque plus joyeux, c’est pareil à la ballade d’un corps au métabolisme fou, à l’alchimie déréglée, à la sexualité pliée de désir et soudain vous n’avez plus peur parce que vous comprenez, vous vivez au même rythme que cette Incongruité foudroyée et foudroyante, vous transpirez à l’unisson, vos fibres sont tendues sous votre peau, votre tête est vide, les idées l’ont désertée, vous flottez dans l’atmosphère criblée de poussière, vous n’allez pas tarder à vous baisser, à vous saisir d’un bec-d’âne, d’une doucine, à vous glisser dans le globe visqueux qui halète et transpire et lance partout ses membres dans l’espace, vous ferez bientôt partie de la Famille, vous serez à la tâche, comme vos frères et sœurs de galère vous participerez à l’œuvre commune et, bientôt, il y aura des visiteurs, vous les regarderez à peine de vos yeux injectés de sang, à la sclérotique jaune, et ils vous apparaîtront avec le flou qui sera commun à votre nouveau regard et les curieux, les hommes aux costumes de lin, aux corps sveltes et élancés, aux cheveux noirs et bouclés, ces hommes vous paraîtront étranges et vous aurez une sorte d’angoisse au creux du ventre et ça vous fera rire, vos compagnons aussi, et vous redoublerez vos efforts, les copeaux voleront, et vous montrerez que vous existez, on touchera peut être votre bras couvert d’eau et de sciure et vous regarderez le Tuteur, et ses yeux vous diront « C’est assez pour le moment l’exercice de la grande fraternité, de la grande immersion siamoise, il faut sortir tant qu’il est encore temps. » , alors vous franchirez la porte, vous enlèverez vos tampons d’oreilles et ça bruissera drôlement autour de vous et il y aura encore d’étranges bourdonnements tout contre vos tympans et peut être le bruit vous manquera un peu, l’agitation aussi, vous vous direz « C’est peut être contagieux cette espèce de folie » et cette idée vous plaira et vous la noterez sans plus attendre sur votre bloc-notes et à travers la porte vitrée où tourbillonne encore la sciure vous prendrez une  dernière photo.

  A nouveau dans la pièce circulaire, encore un peu ivre, c’est normal vous redescendez de la face cachée de l’astre métaphysique. Vous tenez, dans votre main droite, un verre de Sancerre. Vous parlez du temps qui passe, de la saison qui, bientôt, va basculer, des tilleuls que les abeilles butinent. Puis vous vous levez, remerciez le Tuteur, prenez congé et il vous invite à flâner à votre guise, dans le parc et aux environs, où bon vous semblera, « La vie est partout, l’intérêt pour la vie aussi. », c’est ce qu’il dit, « Il suffit de chercher ».

  Maintenant vous longez la coursive de verre, il revient à l’Atelier, vous sortez de plain-pied sur la terrasse de gravier, à votre droite, dans l’ombre du kiosque qui est maintenant verticale, sur le banc de bois blanc, les trois Etranges comme des berniques collées à leur rocher, vous doutez de votre mémoire, étaient-ils déjà là à votre arrivée, les Etranges n’ont-ils pas permuté avec d’autres Etranges, ne les confondez-vous pas; non, vous êtes sûr qu’il s’agit bien des Mêmes, mêmes corps, mêmes positions, mêmes vêtements, vous vous posez à nouveau sur votre banc vert, il est au soleil maintenant, ce qui vous oblige à mettre vos lunettes noires, on ne vous a guère  remarqué; les pieds se balancent tout près du sol sans jamais le toucher, jambes trop courtes, assises trop profondes, têtes chauves et plissées, on dirait des tortues, quelques crins en guise de cheveux, des ventres comme de pléthoriques bouddhas, des mains courtes parcourues de sillons, on dirait de vieux nourrissons que le temps a surpris, leurs mains bizarrement jointives, les doigts mêlés comme pour la prière, vague imploration, comme pour retenir une ultime énergie, se distraire encore un peu de l’affliction du corps, des cinq courtes protubérances qui, bientôt, moulineront, pouce autour du pouce, et hocheront la tête, et balanceront leurs brèves anatomies en guise d’harmonie et leurs yeux de clowns tristes, - mais en est-il jamais autrement ? - s’ornent de perles blanches, le pus jaillirait à la moindre pression, parfois leurs lèvres avec des torsions qui ressemblent à des mots, leurs langues épaisses où s’engluent les sons, et ils sont les seuls à comprendre l’incompréhensible, et ils grattent leur peau, leurs furoncles, leurs pustules et la vérité jaillit sur eux du fond de leur corps et leur vérité c’est du sang, de la lymphe, des larmes, et il n’y a rien au-delà et vous savez que le miroir, vous l’avez simplement effleuré, qu’il est seulement fissuré, que le tain est entamé, que l’autre côté est toujours un mystère, vous remontez dans votre coupé blanc, vous basculez la capote qui se replie sur le coffre, vous remontez l’allée de platanes, des ocelles de lumière jonchent le sol, il fait très beau. Sur le siège, à votre droite, l’appareil photo, le stylo noir, le bloc-notes, un coup d‘œil dans le rétroviseur, la silhouette massive de la Pension, l’image fuyante du kiosque, puis votre image à vous, effaçant les autres, ou presque, mais, au fait, ces boules blanches au coin des yeux, ces rides profondes, cette peau jaune et balafrée, cette bouche aux lèvres fissurées, ce filet de salive, ces dents cariées et de guingois, ces perceptions étranges mâtinées de folie, les aviez-vous VRAIMENT avant l’Asile, les aviez-vous ?, mais non, ce n’est qu’une impression, peut être la fatigue, un peu de repos vous fera du bien, il fait si chaud pour la saison…

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 janvier 2013 1 14 /01 /janvier /2013 15:48

 

"Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse,"

 

"Moi, toi, nous, les hommes commis à nous éveiller, de gré ou de force, nous voulons ardemment mourir mais nous dissimulons à nos propres yeux le ravissement dont, soudain, joignant le geste à la parole, buvant le bol de ciguë salvatrice, nous serions saisis avec un infini contentement. Si, renoncer à son dernier souffle est, on peut le supputer, un impensable sacrifice physiologique, passer le cap, s'extraire de la pointe extrême du vivant est une obole à nulle autre pareille. Et, sans doute, Lecteur de peu de bienveillance, toi qui, à mon chevet, l'œil aux aguets, surveilles l'intime moment de ma disparition, avec une gourmandise certes amplement justifiée, ne sois saisi d'aucune crainte me concernant, je suis déjà, par la pensée, bien au-delà des contingences matérielles, dans un monde d'apesanteur où les choses inclinent ­au contraire, les choses s'ouvrent afin que, disposés à les recevoir, nous pussions nous immerger en elles comme le visiteur des grottes plonge avec splendeur dans la multiple connaissance des lieux révélés. Alors, sans effort, sans volonté farouchement tendue vers un toujours compact impossible - tu reconnaîtras là les habituelles déconvenues qui font ton ordinaire ainsi que celui de tes Co-existants -, nous sommes dans le sein de ce qui se dévoile et habitons sans partage, sans ligne qui établirait une quelconque frontière, une possible division, nous investissons le plein de notre contrée dimensionnelle. Car nous ne sommes plus des êtres de chair et de sang penchés sur leur prochaine chute mortelle, nous vivons à être seulement des dimensions, mais ouvertes, mais volubiles, mais immensément libres d'établir leur aire où bon leur semble, ici ou bien là, dans la contrée infinie d'un temps illimité. Oui, je sais, Youri Nevedimyj devrait être plus prudent avec toi, t'annoncer ces bien surprenantes hypothèses après t'avoir prévenu, t'avoir inoculé une manière de vaccin, l'épidémie qui envahit ton horizon est si soudainement mortelle, effrayante. Car, en effet, comment renoncer au temps ordinaire, lequel fait tourner ses rouages avec un cliquetis rassurant et se retrouver, d'emblée, comme échoué sur un rivage où flux et reflux s'annulent, laissant à l'immense étendue liquide le soin d'édifier un temps parfaitement abstrait, impalpable, non conscient lui-même de ses propres limites ? Car, comment renoncer aux quadratures spatiales, aux boussoles, aux cartes et se retrouver au lieu des lieux d'où tout découle, l'horizon comme la marche courbe des étoiles ?"

 

"Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse..."

 

"C'est bien cela que tu énonces depuis tes lèvres avaricieuses, gonflées de désir mais non moins mortelles, infiniment mortelles. Certes, tu ne fais que l'énoncer par ma bouche ou, mieux, par la bouche de la hyène maldororienne. Mais quelle différence ? Y aurait-il une ligne de partage selon laquelle se répartiraient les hommes doués de savoir et ceux visités, seulement, par du non-savoir ? Mais quelle plaisanterie ! Mais les hommes sont parfaitement identiques. Certains en avance sur d'autres ou saisis d'un regard sans doute plus éclairant, ce qui veut dire, non que certains d'entre eux seraient pourvus d'une quelconque supériorité. D'une inquiétude plus grande, seulement. Au centre, l'Homme, et sur le pourtour, des centaines, des milliers, des millions, des milliards de facettes qui reflètent à l'infini, dans une manière de symphonie parfaite, l'Un parvenu, par une simple illusion d'optique, au Multiple, à l'illimité, à l'innombrable. Lecteur, sache-le une fois pour toutes. Aussi bien pour Toi, que pour Maldoror, que pour Moi Nevidimyj, il n'y aura jamais que nous-même reflété à l'infini par une myriade d'illusoires facettes. Nul univers n'est réel qu'à être ramené à sa simplicité première. Voir la dune unique, réunie, rassemblée autour de son axe plutôt que l'empilement des grains de sable qui en tissent le relief.

Alors, en toute sérénité, tu demandes à la vague de procéder à ta propre disparition. Est-ce simple lâcheté ? - celles-ci, la lâcheté, la tentation de l'esquive,  pourraient aisément se concevoir -, est-ce par inconscience ? - celle-ci ne t'honore guère, toi que la Nature a pourvu d'un entendement afin que tu puisses, en toute quiétude, te détacher d'elle, la Nature -, mais, posant cette loi farouche comme l'airain, laquelle demande à l'autre-que-toi, la vague, de procéder à ta chute finale, tu ne fais qu'entériner ta propre solitude, te confronter au vide qui, depuis toujours, te fait face. Par cela, qui "te fait face", il faut, bien évidemment entendre, "qui te procure "face", "visage", donc qui réalise ton épiphanie, afin qu'issu du Rien tu puisses surgir sur la scène du monde, le temps d'y faire tes petites circonvolutions de marionnette à fil et, ainsi, jusqu'à ta dernière pirouette.

Mais n'as-tu donc point perçu que la vague que tu convoques n'est, en toute hypothèse, que toi-même, vague parmi les vagues vibrant à l'identique le long du ventre de la même mer ? Toi, seule et immense vague issue des abysses de l'être-en-devenir, de cette mer bleu-marine à partir de laquelle naît tout rayonnement possible, toute clarté dont ton front se ceint, toi vague ourlée d'écume, avant que tu ne t'effondres, t'engendrant selon quantité de fragments épars, lesquels, à leur tour, procéderont à leur infinie division cellulaire avant que de retourner dans l'enceinte nourricière qui leur a donné le jour, à la mesure de ton simple et unique déploiement. Donc, vague présomptueuse, Toi te croyant douée d'un pouvoir de décision, lequel pourrait décréter ta mort par l'entremise d'une mystérieuse vague venue d'on ne sait où, c'est en réalité à toi-même que tu dois t'en remettre, dans le plus naturel des cycles qui soit, ta disparition n'étant que l'ultime élévation que tu consens avant de te retirer au sein de celle par qui tu fus, "la mer tempétueuse", qui n'est autre que  ton propre être livré aux tumultes de l'exister, flux et reflux si intimement liés à tes propres mouvements que tu finis par ne plus en percevoir les eaux originelles."

 

"ou debout sur la montagne… les yeux en haut,"

 

"Mais, à peine sorti de la Mer qui te donna naissance, anima tes premiers flux, déplissa l'outre vide que tu étais afin d'y insuffler suffisamment d'âme pour te porter, ta vie durant, par monts et par vaux, te voici maintenant en train de requérir la Montagne, rien de moins que la sublime élévation, laquelle prenant appui sur le socle de la Terre surgit dans l'espace ouranien à la manière d'une parole fécondante venue dire aux hommes la modestie de leur taille, aux nuages leur beauté médiatrice flottant entre l'obscur et l'éther, au ciel la réserve de puissance dont les dieux lui font l'offrande. A tout le moins c'est inconscience que d'élever ta minuscule concrétion de chair à l'assaut de ce qui, te toisant de sa majesté souveraine, te réduit à une pure inconséquence sans horizon qui se puisse révéler. Au plus c'est folie que d'appeler, de tes yeux globuleux gonflés d'envie et de cupidité, cette transcendance céleste dont, du reste, tu serais bien embarrassé si elle se manifestait depuis son essence multiple commise au déploiement sans fin. Alors, au milieu des nuées fuligineuses qui envahiraient ton aire, la circonscrivant à la demeure étroite pareille à la termitière aveuglée par l'éclat solaire, tu n'aurais plus comme seule liberté que de t'agenouiller sur le sol de poussière, les bras éplorés, la face envahie de honte, la conscience enfin dilatée à la mesure de l'événement qui t'envahirait, le seul qui fût, avec ta propre Mort, signifiant, te délivrant de tes soucis aussi étriqués que mondains, clouant sur place ta langue limoneuse, lui ôtant toute velléité de bavardage, la métamorphosant en une manière de corne d'abondance délivrant les fruits d'une parole originelle, essentielle, genre de silex à la lame tranchante faisant vibrer parmi les strates d'air la gemme de la Vérité. Seulement ne feins pas de croire qu'ici, allusivement, je sois en train de parler de Dieu, cette fable que les hommes ont inventée à l'aune de leur propre insuffisance à chercher ce qui pourrait s'éclairer de l'ordre d'un sens à décrypter à partir de chaque chose voulant bien se montrer à nous dans la simplicité. 

Soulever la peau du réel, constamment, avec modestie mais insistance afin que se révèle cette chair sous jacente qui en est le suc nourricier, voilà la tâche exaltante à quoi devrait être commis chaque homme sur Terre alors que ne se révèle, la plupart du temps, qu'une immense vacuité, œil opaque où les Existants girent comme dans le vortex d'une bonde sans fin. Et que ce qui est à cherché soit nommé "sacré", "essence", "origine", "fondement", "vérité, "beauté", "bien", est de peu d'importance, c'est le chemin qui y conduit dont on doit assurer le parcours serein. Or tu sembles un Pèlerin impénitent plus occupé de lui-même que du but de sa marche hésitante, laborieuse. Si ta volonté, tout comme la mienne du reste, est celle de mourir en haut d'un col glacé, yeux exorbités face à l'irréparable, ne crains aucunement  que celui-ci, l'irréparable, t'oublie. Bientôt les vautours, les aigles, les faucons, fascinés par ta chair rubescente ourlée de vanité, les grands prédateurs n'auront de cesse de vider tes orbites, de déchiqueter tes bras souffreteux, ton bassin pléthorique, de réduire ta croupe émaciée à la taille de ta générosité, de scinder tes genoux insolents en multiples osselets, de raboter tes pieds qui assurent ta sustentation juste une coudée au-dessus du ver de terre." 

 

"non : je sais que mon anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce à espérer."

 

"Sois effectivement rassuré, le jour viendra ou même la poussière rampant dans les caniveaux sera une gloire par rapport à ta monstrueuse inconsistance. Et alors, la belle affaire ! Homme de rien tu étais, homme de rien tu seras devenu : un saut sur place dans le nul et non avenu. Car notre avènement à nous-même, notre assomption qui ferait de nous des êtres accomplis, nous ne la réalisons pas pour la simple raison que nous ne l'apercevons même pas. Nous sommes hommes, par distraction, habitude, mauvaise foi et la liste pourrait encore être longue de tous nos manquements existentiels. Mais quelle grâce pourrais-tu donc espérer ? Pour quelle raison ? Sois assuré de ceci : tes Pareils qui font tes louanges à longueur de temps ne les commettent qu'à l'aune de leur hypocrisie et, le Jour du Jugement dernier - en faisant la sublime hypothèse qu'il survînt le long de quelque horizon terrestre -, auront bien vite fait de te condamner, tenant leur pouce fermement orienté vers le sol qui, bientôt, te servira de reposoir pour l'éternité. Quant à moi, Nevidimyj, l'homme absent de lui-même, comment surseoir à mon propre anéantissement ? Je t'assure, le redoutant, je le souhaite car l'attente ne saurait résoudre une équation qui était déjà insoluble à ma naissance. Et, d'ailleurs, suis-je tout simplement, né ?"

 

 

"Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage d’hyène (j’use de cette comparaison, quoique l’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : qu’il s’approche."

 

"Oui, personne ne devait entrer. C'était une affaire privée entre la Mort et moi. Quel besoin de spectateurs ? Quelle nécessité d'entourer mon lit de Voyeurs se repaissant, par avance, du spectacle de ma propre perte ? J'ai compris l'origine du mal. Ô, Toi Lecteur que j'ai invité dans ma mansarde afin que nous puissions disserter sur le Néant, tu as abusé de ma naïveté pour accrocher à tes basques tes sinistres Compagnons de la Ligne 27, ceux qui ne jurent que par ma mort. Car, bientôt, cette Mort anonyme, impalpable, distante, se dissimulant sous des spectres de brume, sera entrée en moi. Je la possèderai comme elle me possèdera et il n'y aura pas de vainqueur.

Le Néant est trop abstrait, illisible pour s'amuser de ces joutes illusoires. Nous reprenant en son enceinte vide, il nous efface en même temps qu'il consomme la Dame-à-la-faux, la réduit à n'être même plus une portion congrue. Une simple duperie, une facétieuse illusion. Toi, Lecteur qui veilles à mon chevet, l'as-tu déjà aperçue la Mort, "en chair et en os" ? En as-tu fait un croquis autrement que par l'habile métaphore du crâne biffé par le croisement ossuaire ou bien la faux cinglante de têtes ?  Seul le Néant et après ce ne sont que des anecdotes, des fictions, des écartèlements de l'imaginaire. Mais je ne dois pas me laisser distraire par du concept, je dois ouvrir mon regard à ce qui se présente ici et maintenant comme l'implacable Destin à nul autre pareil. Si ma vie a été singulière, ô combien, ma mort ne saurait faire exception à la règle.

Plus d'interprétation possible qui nous permettrait de biaiser, de nous précipiter dans la fuite, de discours salvateur faisant ses orbes, ses zigzags, ses pirouettes salvatrices. Mais je m'aperçois avec horreur que je fuis encore, que je m'abrite sous le premier bras venu, me dissimule au creux d'une bien hypothétique bouée amniotique comme si la Mère qui m'a toujours fait défaut, voulait me rejoindre, porteuse d'un dernier réconfort avant que  mes alvéoles ne se vident totalement. Est-ce cela que j'ai fait, employant le "nous", ou bien est-ce une simple commodité d'écriture, l'appel à un "nous" rédactionnel qui m'exonère de prendre de bien hasardeuses positions dans une aire tellement livrée à la solitude ?

Il me faut, désormais m'assumer en tant que Sujet, employer ce terrible "Je" qui me met face à moi-même dans la plus tragique confrontation qui soit. Spécularité circulaire, miroir contre miroir."

 

"Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les éléments s’entre-choquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse."

 

"Meurt-on seulement en hiver lorsque les éléments de la nature se déchaînent ? Ici, sous la mansarde seulement éclairée par le jour blafard issu de la rue, les ombres déplient leurs sombres ramures. Mais qu'attendent-elles pour livrer leur assaut, saisir ma gorge d'effroi et me plonger dans la ténèbre définitive ? J'ai compris. Dissimulés parmi les ombres, au pied des lampadaires glauques, le long des caniveaux, à l'arrière des immenses trottoirs, auprès des poubelles de zinc, sont mes assaillants, mes juges, mes bourreaux. Pourquoi ai-je donc commis l'irréparable, ou du moins mes géniteurs, me mettant au monde consécutivement à une lutte effroyable. Car toute naissance résulte de cela : un combat à mort d'Eros pour terrasser Thanatos. Vous la savez tous cette vérité belle, pareillement au crapaud boursouflé de pustules prêtes à vous sauter à la figure alors  même qu'il achevait de fumer la cigarette avec laquelle vous pensiez le condamner.

A peine dans votre berceau entouré d'angelots bleus naïfs comme le ciel et, déjà, s'ourdit la sinistre conspiration. Une revanche est à prendre. Thanatos ne s'avoue pas si aisément vaincu. Et puis il sait, par sa longue expérience, que votre chute viendra. Inéluctablement. Peut-être lentement et c'est tant mieux pour lui, Thanatos, pour l'efflorescence de son plaisir anticipateur, alors que vous, sombre Idiot, allant  jusqu'à oublier la lutte originelle, celle qui fut à votre origine, longez le premier caniveau venu, ne vous doutant même pas que vous êtes suivi, épié, surveillé lors du moindre de vos gestes. On surveille votre hésitation, votre estimable faux-pas, votre chute depuis si longtemps espérée. El le "On" qui vous suit pas à pas, comme votre ombre, c'est d'abord Vous, votre inconscience, votre pleutrerie, votre bêtise majuscule, c'est aussi les Autres qui vous font mille courbettes, c'est la sinueuse Ligne 27 avec ses arrêts, ses déhanchements, ses hoquets, avec Irma la Secrétaire qui feint de limer ses ongles mais attend le premier cahot pour vous la planter dans le mitan des omoplates la gentille lime à bouffer les cartilages et autres aponévroses sanguinolentes; c'est Isidore, le coiffeur tellement discret, inoffensif, on le prendrait pour le bedeau de la paroisse, sauf que dans sa mallette de carton bouilli, le sabre est prêt à surgir, les ciseaux à castrer, le peigne à essorer vos capillaires; c'est la gentille Retraitée avec son pot de chrysanthèmes sur les genoux, le pot embête son arthrose et il n'y en pas pour une éternité avant que vous n'éprouviez la douceur des tessons de terre cuite sur votre toque fourrée, fût-elle d'astrakan et cousue à la main.

Pour être poursuivi par une telle engeance nécrophile j'ai sans doute commis, dans ma jeunesse, le plus sordide des crimes qui fût, faisant l'économie de son souvenir, subséquemment au traumatisme possiblement enduré.  Mais je crains de ne faire que m'abuser, étant seulement coupable d'exister !"

 

"Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères)."

 

"Ce ne saurait être un hasard si ma Mort intervient alors que l'hiver cogne à ma mansarde et que le vent se déchaîne à ma croisée. Mais n'avez-vous donc point perçu combien cette dernière, la Croisée, simple intersection de mon horizon vide et de la ligne à l'assaut d'un piètre salut céleste, est l'image parfaite de la Croix sur laquelle, bientôt, mon étique squelette s'appliquera comme, autrefois, se clouait aux contrevents des maudits et des reclus, les membranes opaques des chauve-souris ?  Et le vent, le vent à la lame outrecuidante,  aux dents de vampire, ne serait-il pas simplement le blizzard des malintentionnés qui souffle son haleine acide dans mon dos courbe comme la misère ? 

Os des ailes du vent, cartilages dispendieux du souffle, vertèbres emboîtées d'une respiration inique faisant ses volutes parmi les couches d'air, que ne vous saisissez-vous de mes vertèbres, de mes os déphosphorés, de mes disques rongés par une stature quasi animale me faisant ressembler  à la hyène aux reins rabotés, à l'allure fuyante, comme si, déjà, elle anticipait la dernière fauchaison du Néant ?  Et que le monde soit impatient de ma mort, je ne saurais m'en offusquer. Seulement m'en réjouir à la façon dont le petit enfant manifeste sa joie derrière la vitrine aux mille jouets, aux mille feux de la jouissance première. Cet ultime voyage sera celui d'une dernière lucidité par laquelle me seront révélés les mystérieux et secrets visages des hommes, les complots qu'ils fomentent en vous prenant dans leurs bras chaleureux comme les forceps, les sourires qu'ils vous adressent, dissimulant derrière leur dos flétri le canif qui, bientôt, fouillera votre gorge, de minces filets écarlates s'écoulant dans les caniveaux d'indifférence dont les regards bien intentionnés se détournent pudiquement, réservant leur sollicitude pour les Saints et les Eglises où, à foison, ils peuvent déverser, dans les oreilles des Clercs compatissants, leurs mille avanies, leurs mille turpitudes. Combien, Lecteur attentif à mon propre délabrement, il est instructif, alors que les membranes de la Mort rôdent, d'observer, une dernière fois, d'un œil amusé autant qu'impartial toutes les bassesses de cette meute humaine seulement occupée d'elle-même.

A se pencher sur les ornières dont notre condition existentielle est porteuse, nous les hommes; ou prétendus tels, ne sommes pas l'espèce la mieux requise à juger nos pairs. Ils nous ressemblent trop, miroirs renvoyant leurs rayons aigus dans nos propres miroirs leur faisant face. Les animaux, certes plus primaires, plus rustiques, moins prétentieux, depuis leur naïveté foncière, leur impartialité, auraient vite fait de nous juger à la seule aune qui vaille, celle d'une vérité jaillissant d'une vive impulsion, un simple réflexe, lequel, par son émission  spontanée, mettrait à jour nos lignes de conduite, nos perspectives, sans compromissions. Sans doute seraient-ils étonnés de voir les hommes parcourir la Terre de leurs trajets hésitants, erratiques, pareils aux embardées du bousier cherchant maladroitement, par de multiples chassés-croisés, à reculons, à protéger son précieux fardeau. Sans doute seront-ils encore plus surpris de l'allure de mon anatomie en forme de vrille et d'hameçon, simple jouet, poisson muet et globuleux à la bouche ensanglantée qu'incise le fabuleux trident de son destin ordinaire !" 

 

"L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l’œil gros du crapaud, le tigre, l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements."

 

"Tous, vous la saviez cette révélation joyeuse depuis les rives à partir desquelles vous m'observiez,  m'écoulant dans mon putride égout, rat coiffé de pustules et de bubons souriants, rongeur d'une vie elle-même rongée par son gluant cloaque.  Certes, la Nature a oublié d'être généreuse avec Youri Nevidimyj, lequel, de sa plume maculée d'encre mortelle trace son portrait, l'entourant de bien hasardeux  contours pareils à la démence. Mais, ne craignez rien, affables Lecteurs, généreux déchiffreurs de secrets qui ne consentez à me suivre dans les dédales de ma glorieuse biographie qu'à attendre ma fuite de dos alors que mes omoplates soudées dessineront la cible au milieu de laquelle vous ne tarderez guère à planter vos ferrugineuses canines de vampires. Mais alors, votre ingénuité, votre regard aussi court que votre langue est fourchue, vous auront conduit directement aux portes de l'enfer. Plongeant vos dents cariées dans mon sang putride, la gangrène ne manquera de vous attaquer par le réseau subtil de vos nerfs, votre moelle épinière se métamorphosant soudain en arborescence de feu, laquelle vous comburera lentement afin que votre matière ignée prenne conscience de la vacuité dont toute votre existence aura été le vivant théâtre. Vous aurez alors tout loisir de souder votre front à l'argile nourricière, de la balayer en tous sens de vos lamentations obtuses et, croyant tutoyer le fond de la condition humaine - celle dont je suis moi-même atteint, au cas où ce détail vous aurait échappé -, vous ne serez que sur le cercle girant autour de son centre, là où le feu est à son acmé, là où la dernière cendre sera votre ultime pirouette à la face du monde."

 

"Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan devant soi). "

 

"Et Toi,  Lecteur inique qui te dissimules au creux de ma mansarde d'effroi, Toi le représentant de tous les autres Lecteurs, mais aussi de tous tes semblables, savants ou analphabètes, hommes de grande stature ou petites gens, je vous sens trembler de tous vos membres devant cette trappe qui s'ouvre à vos pieds  avant que, cul par-dessus tête, vous ne basculiez dans le Néant alors que j'y réside depuis bien avant ma naissance. Et ne vous étonnez donc point de ma cruauté, elle n'est que l'envers de la vôtre, le reflet sanglant de la grande hostilité universelle qui parcourt le monde de ses membranes soufrées de ptérodactyle. Car c'est cela que je suis devenu, Oiseau antédiluvien ouvrant dans l'éther la stupide tenaille de son bec, tirant derrière lui les ergots méticuleux de ses pattes mortelles, dépliant sa voilure glaireuse où, bientôt, tels des drosophiles prosternées, vous vous engluerez  à jamais, ne sachant même pas que votre chute soudaine, vous la devez à la stupidité de vos semblables qui m'ont condamné, sans appel, avant même que j'aie commencé à exister."

 

"Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère ; le choc qui en est résulté nous a été réciproquement fatal."

 

"Le mal, cette suprême beauté sans laquelle la vie ne serait pas, vous l'avez cultivé comme une fleur vénéneuse, vous l'avez entouré de vos soins méticuleux, ne percevant jamais - votre habituelle cécité vous y conduisait - ses lianes dont vos jambes, votre bassin, votre poitrine étaient envahis à mesure de la progression, de l'expansion du culte qui lui était destiné et dont vous pensiez qu'il vous délivrerait de vos propres angoisses, de votre insuffisance foncière à exister. Le Bien, le Beau étaient à des hauteurs tellement inaccessibles à votre propre incurie - vous ne souhaitiez, du reste, nullement vous hisser à une telle altitude -, qu'il vous était infiniment plus à portée de  main d'enclore en votre nécessiteuse enceinte, la médisance, le jugement biaisé, l'anathème jeté sur le premier Passant venu. Le mal, dont vous vous défendez actuellement - alors que les choses tournent au vinaigre -, de l'avoir volontairement propagé, vous en étiez traversé à la façon dont votre souffle migre dans votre corps, gonfle votre abdomen, dilate vos alvéoles. Vous n'avez jamais été que cette concrétion animée d'humeurs et de projets contraires, d'intentions inadéquates envers vos semblables dont vous perceviez la progression sur la scène du monde à la manière d'une entrave, d'un empêchement, d'une limitation de votre propre ambition cousue des fils ténus d'un massif égoïsme, d'un supposé altruisme lequel, en fait, n'était qu'un monument élevé à votre propre gloire. Oui, c'est bien cela, Vous, Moi, superbes autarcies, nous n'avons fait que progresser sur deux voies parallèles jamais confondues, jamais disposées l'une envers l'autre afin qu'un point de convergence s'ingéniât à en mêler les destins dans une manière d'harmonie  se suffisant à elle-même. Sans doute ma voix, pareille à celle de Simon du désert, se perdra-t-elle dans les mirages du sable, les hommes n'en percevant que l'irritante rumeur à défaut d'en comprendre le sens, la teneur essentielle."

 

"Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu."

 

"Voilà donc ma récompense suprême faisant ses petites circonvolutions dans l'air criblé, saturé de messages, que les hommes ne voudraient pas entendre plus longtemps, leur tympan se déchirant sous la poussée des meutes d'évidences sonores. Me voici enfin reconnu, mais comme l'incarnation du mal lui-même, celui après lequel tous les Existants ont couru, celui auquel ils ont tressé des couronnes de lauriers. Seulement, le mal en eux, ils l'acceptent, ils lui octroient une petite grotte bien dissimulée, soyeuse, écumeuse. Seulement le mal, chez l'autre, ils  l'abhorrent et le condamnent, toujours prêts qu'ils sont à immoler celui qui en est porteur. Proche est ma perte qui succèdera à la désignation de Nevidimyj, moi le "sans-nom", l'exilé, l'errant, comme l'incarnation de Satan lui-même, comme l'auteur de tous les maux de la Terre. Mais jamais on ne lutte contre son destin. Il s'ouvre à vous avec l'impérieuse nécessité du mouvement universel et sa réalisation n'est que l'avènement d'une légitime conclusion, le point d'orgue d'une imparable logique. Aussi je ne me plaindrai pas. Je me livrerai simplement, avec humilité, à ce qui ne pourrait apparaître que comme l'aboutissement d'une vindicte populaire, alors qu'il ne s'agira là que d'une vérité trouvant son épilogue. A vous, animaux de la Terre, je confie mon corps inutile, à vous Hommes mon esprit et mon âme. Faites-en l'usage qui vous plaira."

 

"Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemi commun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait…"

 

"Disparu aux yeux des hommes depuis toujours je ne devrais rien craindre d'eux alors que ma simple apparition déchaîne leurs  passions les plus extrêmes. Mais voici qu'apparaît mon ami le rhinolophe."

 

 "Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !"

 

"Dans le froid hivernal de la mansarde, ô bienveillant rhinolophe, je sens le battement de tes ailes effleurer mon anatomie de glace caverneuse. Tu es la bonté même, la générosité, le dévouement. Tu aurais pu profiter de mon absence pré-mortelle pour te précipiter sur ma gorge où palpite encore un peu de sang tiède et le boire jusqu'à la dernière goutte. Tu te serais repu de ce sublime aliment, en même temps que tu aurais débarrassé l'humanité de ma piteuse existence. Qu'a-t-on, en effet, à faire d'un sans-nom, d'un invisible qui hante les consciences de sa propre inclination à la néantisation ? Les Bienveillants qui peuplent les villes et les campagnes ont bien d'autres chats à fouetter que d'essayer de débusquer celui qui se terre comme le pestiféré, bien d'autres parcours à effectuer que de faire deux ou trois minces girations autour du nul et non avenu. Au pire, délaissant mon liquide inluxueux, hémoglobine sans gloire, tu eus pu me confier ta crête chevaline, afin que, tardivement pourvu  d'un signe distinctif, je ne disparusse totalement aux yeux des curiosités adjacentes. Sans doute quelques indélicats eussent-ils pris mon échine pour la croupe d'un bizarre et estimable équidé, parcourant sur mon dos pentu les incertitudes bosselées des monts et vaux  existentiels. Mais ceci est de peu d'importance et je m'aperçois que, même mon Lecteur privilégié que j'avais invité dans ma mansarde afin qu'il pût assister à mon dernier souffle, vient de s'éclipser. Sans doute mon heure n'est-elle pas encore venue ? Donc, rhinolophe bien aimé, toi dont j'attendais avec impatience que tu te disposasses à tremper dans mon corps charriant toutes sortes de liquides putrides ta trompe salutaire, aspirant jusqu'à la dernière goutte ce sang mêlé de roturière et de grand bourgeois, le pire qui fût pour les tenants du prolétariat conquérant, voilà que tu te confondais avec une maladie épisodique, ouvrant par cela même une nouvelle parenthèse dans mon destin pointilleux ! Mais je sens que celui-ci frappe à ma porte. Il est temps, pour moi, de rejoindre la Ligne 27, la seule dont le trajet incertain et chaotique convienne à ma claudicante progression. Je ne manquerai point, ô sublime rhinolophe, de te conter par le menu ce que mon estimable sort m'a réservé, dont je ne doute point que se réjouiront les curés, les pleutres et les prostituées nonagénaires, tous, toutes, accrochés à ma mielleuse existence comme les parasites aux parties les plus invisibles de notre anatomie."

 

     Le démembrement du visible ou le jour écartelé.

 

  A peine issu de son aventure maldororienne, quittant la mansarde par les toits - ce qui lui évitait de saluer Olga-la-Concierge -, descendant le long du tuyau d'écoulement des eaux, Nevidimyj se retrouva sur les pavés luisants qui reflétaient les images inversées des Passants. Marchant, comme à l'accoutumée, mais d'une manière plus chorégraphique, pointes effleurant le sol de ciment, bras en arceau encadrant la tête, il longea les quais de Seine jusqu'à l'Île Saint-Louis. Parvenu à l'étrave de l'île, il ramassa quelques morceaux insignifiants, gravillons, feuilles mortes, mégots, tickets de métro - dont nous rappelons au Lecteur distrait qu'ils ne sont que la projection de Nevidimyj sur le monde qui l'entoure, l'enserre devrait-on dire -, les plongea au profond des poches, n'oubliant cependant pas de recueillir un bout de racine torse, malgré l'aventure dont il avait été le jouet bien involontaire, - encerclé et invaginé par les noires excroissances, s'en délivrant à grand peine -, racine dont il souhaitait en permanence posséder un fragment, fût-il dérisoire aux yeux des quidams qui le croisaient, s'étonnant de voir ce grand jeune homme dégingandé, serré dans ses vêtures étriquées, Youri donc, jouant de la racine comme un petit enfant l'eût fait d'un yoyo. Il faut dire que la fascination du moujik pour le sombre monde chtonien des végétaux , catacombes, caniveaux, réseau d'égouts et autres grottes souterraines , n'avait d'égale que son empressement à fuir la figure humaine qu'il ne percevait, la plupart du temps, que comme de simples concrétions surgies du sol par la grâce de quelque hasard géologique. La racine était pour lui, perdu dans le vaste univers - d'aucuns y verront une habile métaphore d'enracinement dans un sol qui lui avait toujours fait défaut, et, en cela ils n'auront pas tort, mais la dépendance ( aujourd'hui on dirait "l'addiction", l'image de la drogue, du reste, n'étant jamais bien loin de la condition nevidimyjienne ), l'aliénation de Youri par rapport à son objet était à la fois plus profonde et plus complexe, complexité qu'il eût été, lui-même, bien en peine d'expliquer tant cette figure racinaire était intimement entremêlée à son être de chair et de sang, aussi bien qu'à ses fonctions mentales. Souvent, parvenu au centre de la tourmente, lorsque l'existence faisait ses lourdes et lentes nuées, le zénith disparaissant sous sa chape de plomb alors que la mansarde virait au ciel d'orage, Youri se saisissait d'un bout de racine, tubercule informe, replié sur son ombilic, pareil à du gingembre égaré et bitumeux, le pressait au creux de ses paumes jointives alors que ses doigts translucides devenaient l'éphémère geôle occluse sur la sublime icône, la simple pression dans la conque manuelle débouchant immanquablement sur une déflagration orgastique dont Nevidimyj ne se relevait, tremblant, éclairé de l'intérieur, incandescent, qu'après un long moment, avant que le temps un instant suspendu ne retrouve ses assises terrestres. Alors le sentiment de l'égarement n'en était que plus grand, le souhait ardent de rejoindre l'incommensurable plus impérieux. Ainsi, au fil du temps, une situation ambiguë, une tension existentielle s'étaient-elles installées entre Youri et son objet-élu, tout ceci débouchant sur la dimension purement singulière d'une dialectique peur-joie au sein de laquelle perversion et volupté trouvaient leur jeu réciproque et leur abri naturel. La simple idée, même intellectuelle, même abstraite, de séparer les deux parties solidement imbriquées du tesson, le Russe d'un côté, le sombre végétal de l'autre,  eût constitué une entreprise hautement périlleuse à laquelle personne ne se serait risqué pour la simple raison que l'invisibilité récurrente de Nevidimyj aux yeux des Autres en excluait l'hypothèse même. Il y avait comme une confusion primitive, une manière de chaos originel au centre duquel les significations se biffaient, s'annihilaient réciproquement. Nevidimyj et la Racine étaient des symboles en miroir, des figures jouant en abyme, simples réflexions de réflexions. Essayer de démêler les fils eut constitué une tâche harassante en même temps qu'eût émergé de cette activité sans fond une aporie quasiment insurmontable. Jamais, en effet, l'invisible ne ferait phénomène sur de l'invisible. Autant envisager deux cécités se confrontant dans une douloureuse et tragique tentative de vision. En conséquence de quoi, le Lecteur, voudra bien accepter cette incontournable réalité à la manière d'une vérité et faire son deuil de supputations qui ne pourraient être que fortuites ou bien ne reposeraient que sur de pures vanités intellectuelles.

Pourvu de sa Racine, comme l'évêque de sa crosse, Nevidimyj poursuivit son erratique chemin, faisant bientôt ses circonvolutions et entrechats parmi les frondaisons du Jardin du Luxembourg, chaloupant entre les palmiers de l'Orangerie, se risquant à traverser le miroir de la Fontaine Médicis, faisant les pointes sur ses bottines alors que feuilles mortes, vase et débris divers en assuraient la baroque décoration, dialoguant  avec les antiques statues, méditant longuement derrière "Le Silence"; esquissant une manière de gigue à proximité du "Faune dansant"; mimant une muette poésie épique que rythmait Calliope de sa lyre inspirée; - quelques Passants s'intriguaient de cette étrange sarabande -; glissant sa main mensongère dans "La Bocca della Verita"; prenant la posture de "La Liberté éclairant le monde"; - en fait, toutes ces simagrées, toute cette comédie dont chacun eût pu penser qu'elles ne représentaient que des degrés croissants d'une folie à l'œuvre, n'étaient que de minces tergiversations, de minuscules tremblements du destin censés faire exister, le temps d'une sarabande, l'exilé-hors-de-soi qu'était Youri, perdu, sans attache, au fond de quelque sombre cachot, lui-même en réalité, sans possibilité aucune d'en sortir, d'apparaître au plein jour avec les traits de la normalité, les esquisses d'un vivre-avec-l'autre-que-soi, s'essayant à escalader le moindre monticule au sein duquel, à la manière d'un secret, pouvait dormir la sublime gemme qui illuminerait sa ténébreuse nuit. Ainsi, ces sculptures immobiles, silencieuses au milieu de leur densité blanchâtre, paraissaient-elles lui offrir un langage de pierre qui, jamais, ne l'offenserait, préservant en leur sein quantité de puissances cryptées, mais dont il espérait secrètement qu'elles se libèreraient de leur gangue, lui faisant l'offrande des histoires dont leur mythologies respectives étaient porteuses. C'est ainsi, qu'au milieu de ses traversées nocturnes, alors que le rhinolophe le faisait voguer sur ses ailes parcheminées, il s'apparaissait à lui-même selon quantité d'attributs hors du commun, tantôt chouette énigmatique tenue par Minerve; tantôt sous la figure de Psyché sous l'emprise du mystère; tantôt Acteur grec récitant son texte tragique écrit sur un antique parchemin; tantôt enfin - et c'est cette vision qu'il préférait -, sous les traits de Vulcain régnant sur les volcans à la puissance infinie et qui faisait jaillir de sa forge étincelante des métaux anthropomorphes, figures de l'altérité qu'il tenait en son pouvoir, infini démiurge modelant les formes selon sa volonté. C'est cela qu'il recherchait, à longueur de divagations nocturnes et de rêveries diurnes, cette inclination à la métamorphose qui, seule, eût pu inverser l'ordre des choses, le faisant passer par les divers états dont il eût  souhaité faire l'expérience. Même ses rêves éveillés se paraient de ces mille feux des transformations successives par lesquelles échapper au funeste destin. Lorsque ce dernier vous cherchait sous la figure du Potier, vous pouviez vous esquiver et n'être plus qu'une jarre en train d'être façonnée par d'innocentes mains n'ayant même pas idée de ce qui se tramait entre leurs doigts maculés de glaise.

Ce jour, qui devait être le dernier où Youri Nevidimyj serait encore assuré d'une provisoire visibilité, apparaissant à ces Existants qu'il croisait à la manière d'un dément qui se serait soudain libéré de ses liens - Sainte-Anne n'était pas si loin -, ou bien d'un saltimbanque privé de ses colifichets, ce qui eût été un moindre mal, ou bien encore ayant affaire à un malade affecté d'une chaotique et syncopée chorée de Sydenham, communément appelée "Danse de Saint Guy", ce jour donc, éclairé des derniers feux de l'automne sécrétait une lumière basse, couleur de résine qui badigeonnait les arbres du Luxembourg de teintes fauves et mordorées, plusieurs Nonchalants et Nonchalantes ayant pris, sur les assises vertes, des poses sinon lascives, du moins abandonnées à une facile entente avec la nature. Le Russe, dont on aura compris que le lyrisme orthogonal s'accommodait mieux des rudesses de la pierre que des mollesses végétales et des profusions arbustives, fussent-elles en voie d'extinction, lassé par toute cette symphonie colorée, par ces déambulations romantiques parmi les rotondes, balustres, pièces d'eau et pelouses langoureusement étalées sous les rayons d'un soleil finissant, quitta le Jardin par la Rue de Vaugirard, gagnant la Rue de Fleurus où il savait trouver un arrêt du Bus 27. Il regarda un moment les façades d'argile des immeubles, écouta le chuintement des pneus glissant sur l'asphalte, des bruits de conversation - quelqu'un, sur un mobile, conversait avec un Eloigné, faisant les cent pas comme pour fixer dans le marbre du sol le contenu d'un dialogue qu'il devait tenir pour essentiel -, perçut des pétarades de scooters remontant la Rue, véhiculant de toutes jeunes filles court vêtues, regarda distraitement tous ces mouvements de la ville moderne avec son flot d'incohérences, ses clameurs existentielles, ses joies simples, ses quotidiennetés faciles, ses nœuds de complexité, ses facéties, ses remous. Nevidimyj, insulaire parmi les insulaires était plus alerté des phénomènes par une sorte d'intuition, d'attention flottante qu'à la suite d'une observation minutieuse du réel dont il aurait pu tirer quelque leçon, échafauder un plan.

Puis, soudain, son intérêt se fit plus vif, percevant au fond  de la rue le cahotement rugueux des roues de l'Omnibus sur les pavés. Elles faisaient leur petite symphonie métallique, montant et descendant les aspérités des blocs de granit, se déhanchant en grinçant, glissant parfois le long des caniveaux avec un sifflement proprement funéraire. Attelé à la carrosserie de bois, le rhinolophe ancrait ses pattes griffues dans les interstices de la voie, alors que ses ailes, moulinant l'air de leurs spatules membraneuses permettaient aux Passagers grimpés sur l'impériale de bénéficier d'une brise, laquelle pour n'être pas porteuse de subtiles fragrances, - il s'en faut, l'Attelé ne consacrant à sa toilette que des  miettes de son précieux  temps -, n'en rafraichissait pas moins leurs ardeurs amoureuses. Ainsi, les Amants et les Amantes ne portaient témoignage de leurs emportements qu'à la mesure de simples attouchements, leurs antennes érectiles vibrant dans l'air mauve avec l'urticante vibration de la crécelle.

  L'Omnibus s'arrêta avec la minutie d'un grincement de dents. Plusieurs Passagers en descendirent, claquements de rotules et miaulements de métatarses. Youri déclina l'invitation que lui adressait l'impériale ne sachant que trop bien l'animosité recluse dans les volutes d'air. A plusieurs reprises, déjà, le vent lui avait arraché des lambeaux de peau et il ne souhaitait nullement regagner la mansarde avec la figure de l'écorché grimaçant des salles d'anatomie. Il pensait que son existence piteuse n'était pas avare d' expériences mutilantes, de blessures et plaies diverses, lesquelles, si elles inclinaient à l'exercice de la métaphysique ne se justifiaient guère au-delà de cette ultime limite. Le temps viendrait toujours de progresser sur le chemin de la connaissance philosophique. Il suffisait, en cet automne finissant - celui-ci lui apparaissait-il en guise de métaphore d'une trappe qui, bientôt, s'ouvrirait sous ses pas ?  - , de profiter de cette dernière lumière dont la vie voulait bien lui faire le don. Quoi qu'il en fût de ses ténébreuses méditations sur l'avenir proche, Nevidimyj décida d'entrer dans  l'Omnibus. La cage rassurante de ce dernier, en même temps qu'elle le mettait à l'abri des diverses vindictes atmosphériques, l'assurait d'une manière de nid douillet, prélude aux embrassements de sa cellule du septième ciel. Une faible clarté, glauque, rampante, phosphorescente régnait sur des formes indécises que Youri ne prit même pas la peine de regarder, préférant à la consternation ambiante, le doux réconfort de ses pensées lovées en elles-mêmes, identiquement au fœtus dans son bain amniotique. S'apercevant que son assise habituelle, immédiatement située en arrière du Cocher était libre, il respira d'aise, son haleine emboucanée se répandant à l'envi parmi les sombres Tubercules vissés sur leur siège dont on n'apercevait qu'un lacis indistinct et grouillant. A peine assis sur les lattes de bois, il se laissa aller à sa distraction favorite, laquelle consistait, souvent, lorsque sa parole parvenait à franchir l'écluse de sa glotte étroite, à apostropher tout ce qui venait à son encontre, aussi bien hommes qu'animaux ou choses diverses. Sans doute le Lecteur s'étonnera-t-il de cette possibilité de volte-face subite, de métamorphose conduisant Youri de la mutité la plus absconse à la profération prolixe, la parole l'habitant alors à la manière d'une source ne connaissant ni tarissement, ni amoindrissement du débit.

Donc, cher Passager du texte,  dont les yeux incrédules parcourent de leurs faisceaux ourlés de curiosité malsaine et de hargne contenue les travées des sièges de bois, dispose-toi, assis dans l'Omnibus, à assister au spectacle le plus étonnant qu'il te fût jamais donné de voir. Voici un bref résumé de la scène. Installé tout au fond de l'Omnibus cahotant, tu as tout le loisir, comme d'une loge au théâtre, d'embrasser un vaste horizon, de voir la scène et les coulisses, les poulies et les cintres faisant leur petite mélodie d'existence. Tout au bout, à l'opposé de ta position, Youri dont l'étique silhouette se découpe sur l'ouverture donnant accès à l'éminence sur laquelle se tient le Cocher. Tu aperçois même le Rhinolophe agitant ses ailes dans l'air poisseux, car la nuit ne saurait tarder à venir, plongeant toutes choses dans une souveraine ambiguïté. Ce ne sont, devant toi, que des Spectres qui s'animent dont tu ne perçois les contours qu'avec parcimonie. Les rues que tu parcours avec tes Covoiturés ne te livrent que de faibles nervures qu'éclairent avaricieusement quelques misérables becs de gaz. Aux arrêts habituels que tu connais par cœur, - Rue Guynemer; Observatoire; Port-Royal; Pascal; Gobelins -, le Coche ne s'arrête pas, comme s'il était soudain pressé de rentrer au bercail et de livrer la masse informe qui, depuis longtemps déjà, incommode ses flancs. Le ventre de l'Omnibus est parcouru de bruits divers, grognements, hululements, vagissements, que tu ne connais nullement pour être les modes d'expression des Usagers de la Ligne 27.

Soudain, la station Banquier à peine franchie, voici qu'autour de toi les choses s'animent, comme si l'on avait frappé le brigadier sur les planches de la scène. Mais, oui, c'est bien Nevidimyj en personne qui s'agite au premier plan dans une manière de harangue décousue, voulant, sans doute, prendre la foule des miséreux et hagards Déambulants à témoin :

 

"Ô Hippocampe à la queue ombilicale, laquelle te sert de fouet pour faire avancer notre sinistre équipée, Hippocampe au dos cambré hérissé d'épines, au museau tubulaire, aux yeux profonds et pointilleux, crois-tu donc que sous tes oripeaux marins je n'aie point reconnu le Cocher, celui par lequel nos destinées sont gouvernées, le Guide qui nous conduit, par rues et traverses vers un probable Achéron ?  Mais que ne précipites-tu donc les sombres idiots qui vivent dans ta carlingue étroite, tout droit dans la demeure d'Hadès, aux Enfers, là où est la seule place qui leur convînt ? Du reste, ils ne s'apercevront même pas, céciteux qu'ils sont, avoir changé de condition ! Mais, ô combien je te comprends, merveilleux Hippocampe, profitons donc ensemble de cette charretée de gueux, il sera toujours temps de nous en débarrasser. Amusons-nous d'abord de leur égarement !

Et toi, Rhinolophe, qui es le miroir du très précieux Pégase, toi le cheval ailé divin, rassure-moi donc. Après que nous n'aurons plus le boulet de ces tristes épiphanies, conduis-nous, en compagnie du Cocher, aux merveilleux rivages de l'eau claire où s'abreuve la source, ouvre-nous grandes les portes derrière lesquelles s'abrite le mythe solaire, sers-toi de tes pouvoirs chamaniques infinis afin que la sublime Alchimie, l'étonnante Imagination parlent à nos intuitions le langage de l'Esprit, celui du Secret, de l'ineffable Esotérique et alors nous surgirons dans l'Olympe, vibrantes énergies spirituelles au domaine illimité !

Buvons, tant qu'il en est encore temps, la douce ambroisie des dieux; laissons errer nos yeux sur le crépuscule empli de goules et de démons, l'Omnibus, ce genre d'empyrée où brillent les cinglantes étoiles nous en protège, le Diable en soit loué; cherchons dans l'enceinte de nos corps étroits la noire idole qui nous distraira de nos bien prosaïques occupations mondaines. Ici, sur la Terre, beaucoup ne vivent qu'à se projeter dans un ailleurs bien illusoire, genre de lieu utopique où tout converge, aussi bien le bonheur, que les inventions sublimes et les amours extra-platoniques métamorphosant les amants en de pures révélations étonnées d'elles-mêmes.

Mais, voyons, savant Rhinolophe, distingué Hippocampe au savoir proprement abyssal, vous que votre regard porte bien au-delà des monts cernant l'horizon humain, souvent affirmez-vous que la vie, la vraie, celle qu'il est possible d'assumer est bien celle de notre avenir immédiat, de notre temps le plus perceptible, de notre espace le mieux maîtrisé, ici même, par exemple, parmi les déambulations rassurantes du vieil Omnibus. Rien ne saurait advenir hors de la Ligne 27, de ses stations rassurantes comme l'ambre, de ses Occupants, lesquels constituent une communauté soudée, une manière de Confrérie où chacun, non seulement a ses devoirs, mais ses droits, mais aussi son imprescriptible droit au bonheur inscrit dans le moindre chaos de la chaussée, son pur accès à la jouissance paradisiaque. C'est sans doute une telle raison qui nous  pousse,  nous les anonymes Passagers clandestins, à chaque instant de notre vie à nous précipiter dans ce havre de paix, cette divine conque où s'apaisent les souffrances, où naît la sérénité, où se déploie la félicité selon des harmoniques que notre humble savoir serait bien indigent à illustrer, à rendre palpables. Sans doute suffit-il d'en être atteint, d'en entretenir le fastueux projet pour que notre conscience en soit durablement, profondément éclairée. "

 

Succédant immédiatement au soliloque de Nevidimyj, une voix s'éleva dans le silence soudain, écartant les ombres, dessinant parmi la noirceur un sillage d'écume blanche. La parole semblait être celle d'un prédicateur, peut-être d'un moralisateur ou bien d'un juge, sinon les trois à la fois. Des intonations pareilles au tranchant de la vérité s'y allumaient ici et là :

 

"Mensonges que tout cela, tromperie exorbitante, duperie qui enfonce ceux qui vous sont confiés, les Illuminés, à emprunter quotidiennement votre mortel carrosse. Certes, tes Passagers, habile Rhinolophe; certes tes Convoyés, malin Hippocampe habitent ton antre claudicant parmi les inégalités du pavé, pensant se sauver, comme s'ils accomplissaient un mystérieux pèlerinage. Mais c'est bien du contraire dont il s'agit. C'est seulement la route pour les Enfers qui déploie devant leurs yeux cernés de myopie ses lacets et ses circonvolutions mortelles. Bien sûr, il y a fort à parier que toute la sombre engeance que tu serres aimablement entre tes roues cerclées de fer, ô Sublime Omnibus, ne mérite guère mieux qu'un châtiment final, une chute définitive dans l'oubli. Leur vie durant, tes Embarqués ne se sont comportés que comme des avaricieux, des jaloux, des orgueilleux, des égoïstes et l'on pourrait même inventer d'autres péchés capitaux afin que le tableau soit complet. Mais, passons. Cependant, il n'aura pas échappé à votre lucidité de Guides, Toi Rhinolophe, Toi Hippocampe, qu'un Individu, un seul, méritait d'échapper à votre vindicte, et cet Individu est celui-là même que Lombano, puis le Chiffonnier, deux hommes au grand cœur, ont souhaité sauver mais ont dû renoncer, la foule maudite les ayant condamnés par avance. L'homme dont je parle, vous l'aurez reconnu sous les traits de ce Voyageur tellement anonyme, tellement engoncé dans les mailles de son misérable sort, celui qui se dissimule au regard des autres, qui respecte un silence absolu mais n'en est pas moins un habitué, un assidu de la Ligne 27. Oui, Youri Nevidimyj, par un simple défaut de sa naissance a été condamné par les hommes à expier une faute dont il ne pouvait endosser l'origine, passant sa vie à longer les trottoirs, les caniveaux, à errer sur toutes les sentes d'infortune imaginables. Hippocampe, il était devenu ton double, fondu qu'il était en toi, assis dans ton ombre protectrice, c'est du moins ce qu'il attendait d'un Guide. Comment as-tu pu l'ignorer si longtemps ? Il est encore temps de vous  racheter par une bonne action, Toi et le Rhinolophe. Que ne le faites-vous descendre au prochain arrêt afin qu'il échappe à la meute de ses Poursuivants ?"

 

Ainsi avait parlé le Passager assis à l'arrière de l'Omnibus - Vous-même, si vous l'aviez oublié -, rare parmi les rares à faire preuve d'un brin d'humanité parmi cette meute de loups hurlants et bavant leur salive amère. Mais, ce faisant, vous avez élevé le gibet au bout duquel, bientôt, vous ne serez plus qu'une noire silhouette contre le ciel obscurci, délivrant les dernières gouttes de votre précieuse semence avant que ne s'informent les mandragores sulfureuses dont, à votre désarroi, vous aurez assumé la bien involontaire paternité. La collectivité des Imbéciles ne goûte guère qu'on dresse devant son inconséquence plurielle le miroir d'une vérité. Vous voilà donc maintenant dans de sinistres contrées, balancé au bout de la corde de chanvre par l'haleine putride du vent mauvais. Mais ne soyez donc pas désespéré, Lombano, le Chiffonnier, ces humanistes faisant étalage de leur foi en l'existant viendront bientôt vous rejoindre et cela fera plutôt joli cette triple pendaison avec la nuit au-dessous et un ciel mauve au-dessus. Cela ressemblera à la Crucifixion d'Andréa del Castagno, sauf qu'au lieu d'un ciel biblique, vous aurez les façades d'immeubles au couchant et à la place de Saintes éplorées, d'anonymes Passants qui penseront qu'un châtiment n'est jamais plus exemplaire que lorsqu'il est mérité.

  Donc, à présent que je n'ai plus de Lecteur, que je viens d'immoler les deux seuls Secourables qui venaient afin d'empêcher que l'irrémédiable ne se produise, il ne me reste plus, bien que ma peine soit grande, qu'à procéder à ta propre extinction, cher Youri Nevidimyj - mais, en réalité, c'est moi-même que j'assassine puisque aussi bien nous sommes semblables, et en cela mon péché sera moins grand, ma conscience plus légère - donc que ma plume trempée dans le fiel vienne enfin  accomplir cet irréparable que tu ne cesses d'appeler de tes vœux depuis le premier déplissement de tes alvéoles et sois certain que nombreux seront ceux qui viendront m'apporter quelque aide dans cette sombre entreprise. Je sens déjà, dans les corridors de l'Omnibus des mouvements délétères. Youri,  suis-je seul à entendre les sinistres feulements ou bien est-ce mon imagination qui vient de lâcher ses brides ? "

  Youri, ne prenant même pas la peine de se retourner, tant le destin qui collait à ses basques était ourlé d'intentions maléfiques, s'adressait à moi avec une manière de voix d'outre-tombe, laquelle, sur son trajet semait comme de blanches gouttes de gelée :

 

«Ton imaginaire ne t'abuse point, cher Copiste à l'illisible écriture qui essaie de voler à mon secours. Mais il est passé depuis longtemps l'instant où, d'un simple coup de reins, j'aurais pu inverser le cours de la diabolique machine. Laisse-les donc, ces Pitoyables procéder à leur sombre besogne. C'est eux qu'ils assassinent et, ne le sachant pas, ils méritent notre indulgence. Mais assiste donc à ma métamorphose, regarde le papillon qui se dispose à replier ses ailes, à effacer les cercles colorés qui s'y impriment, à redevenir triste chrysalide couleur de terre, puis simple effritement, puis poussière. Peut-être le début d'un nouveau cycle, l'amorce d'une palingénésie ? Regarde et écoute seulement. Tout cela est instructif bien au-delà de ce que tu as bien pu imaginer ta vie durant !"

 

  Je viens, tout juste de m'installer sur le dernier banc que tu occupais, Lecteur, avant que tu ne sois symboliquement pendu. Mais je sens, tout contre moi la présence de ton attention soutenue. Sois assuré qu'elle m'apporte le réconfort qui sied aux épisodes tortueux que tout auteur s'apprête toujours à affronter avec une bien légitime inquiétude. La place est presque idéale bien que la lumière commence à chuter, investissant le ventre de l'Omnibus d'ombres rampantes, couleur de cendre et de suie. Ce ne sont que volètements d'opaques membranes, effleurements de rémiges obtuses, trémulations d'antennes vrillées et crépitations hémiplégiques qui s'agitent dans l'obscure cale où nous semblons sombrer vers quelque révélation hautement mortifère, si ce n'est vers notre propre trépas auquel nous assisterions, impuissants, pieds et poings liés, bouche bâillonnée, lèvres jointives pareilles à un sexe ridé et occlus. Entre les montants de bois nervurés, pareils au squelette de quelque cétacé, s'impriment des mouvements si peu visibles qu'on dirait simplement des mirages au-dessus du désert ou bien des feux follets alentour des pierres tombales ou bien, encore, des chutes de filaments ectoplasmiques cascadant depuis la bouche enrubannée d'un médium, genres de matérialisations de mystérieuses transes. Et moi, immergé dans un fin brouillard qui dissimule l'essentiel à mes yeux, lesquels ne perçoivent guère que les profils trompeurs de l'illusion, comment rendre compte de ce qui survient de l'ordre de l'inconcevable, tout ceci si proche d'une vérité que mon âme se met soudainement à vibrer d'effroi, agitée comme les branches du diapason ? Comment témoigner ?

Mais il semblerait que Nevidimyj, alerté par ma manière d'état second, par je ne sais quel mystère, veuille se porter à mon secours. Sa voix me parvient comme si elle était éloignée dans l'espace, - il me semble entendre le frémissement des bouleaux de la claire taïga -, éloignée dans le temps - il me semble entendre les voix puissantes, exaltées, des Révolutionnaires clouant au pilori tous ceux qui, par idéologie ou bien par les hasards de leur naissance, contrarient leurs projets, et déjà s'élèvent des paroles de haine, déjà se fomentent des projets de meurtres, des entreprises de manipulation des consciences. Ma solitude est grande, cloué que je suis sur mon banc d'infortune, incapable de saisir la moindre plume, le plus infime stylet afin d'inscrire, ne serait-ce que sur les parois de l'Omnibus, ce que pourraient être mes dernières paroles.

 

Youri Nevidimyj pressentant qu'il devait parler avant que je ne renonce à rendre compte de son funeste destin :

 

  "Ô, Toi Journaleux qui jettes sur le papier tes signes mortuaires, qui déroules tes phrases sépulcrales, essayant de fixer le proprement insaisissable, sans y parvenir toutefois, aiguise donc les yeux de ta pensée avant que je ne disparaisse à ta vue, simple existence mortelle à moins que je ne sois qu'une invention, une pure fantaisie de ton imaginaire. Et, maintenant, assiste à ma métamorphose sans m'interrompre aucunement, sans m'adresser de parole inutile. On n'arrête jamais la mystérieuse marche du destin, surtout celle d'un déjà disparu avant même que d'être né. Je m'adresserai à mes bourreaux, les seuls qui, à partir de cet instant, m'accompagneront jusqu'à ce que mon invisibilité, depuis longtemps prédite, puisse enfin trouver son épilogue. Je ne m'imprimais sur la scène du monde qu'à titre de parenthèse qu'il convient de refermer maintenant. Observe sans ciller. Rien d'autre que ton regard figé ne pourra comprendre l'événement au milieu duquel je m'agite pareillement au microbe dans son bouillon de culture. Aurais-je existé vraiment ? "

 

L'adresse en ma direction devait se terminer par ces quelques paroles énigmatiques. Désormais Youri Nevidimyj s'adresserait en exclusivité à ses coreligionnaires, ceux qui, le poursuivant depuis sa naissance, ne l'avaient assigné qu'à apparaître sous la figure de l'insaisissable.

 

"Ô vous, les Passagers de l'Omnibus qui croyez pouvoir disposer de moi à votre guise, ne pensez-vous  pas que je sois conscient de vos funestes desseins ? Et quoique la faible clarté qui règne dans le carrosse terminal ressemble à la flamme du cierge au profond des catacombes, vous m'apparaissez avec la netteté qui préside aux vérités les plus immédiatement perceptibles. D'abord aux yeux de l'âme, ensuite aux yeux corporels par lesquels le monde se signale à moi dans toute sa splendeur. Mais aiguisez donc votre vue de myope ! Qu'apercevez-vous donc sur ma tête, sinon les arabesques du corail dont l'Hippocampe a bien voulu me prêter les attributs ? Et mon nez surmonté d'une crête en forme en fer à cheval, ne vous rappelle-t-il vraiment rien que vous ayez déjà aperçu ? Heureusement le Rhinolophe est plus généreux que vous. Et le sommet de mon dos dont les omoplates saillantes s'éclairent des yeux globuleux de la baudroie abyssale, n'en avez-vous jamais vu l'illustration dans vos propres globes oculaires perclus d'envie ? Ainsi équipé, il m'est loisible de vous observer sans même prendre la peine de tourner le rocher de ma tête, sans vriller les cordes de ma nuque sédimentée, gardant cependant mes yeux-de-devant fixés sur le double attelage qui me conduit vers ma lugubre mansarde.

  Et, bien que vous paraissiez maintenant sous des formes animales destinées à me tromper, sachez que vous ne faites que vous remplir d'illusions sur vous-mêmes. Vous n'êtes même pas dignes de vous mesurer au puceron, lequel, du haut de son corps de microscopique grillon vous toise de toute la hauteur de sa taille, de toute la grandeur de son esprit. Invisibles, vous l'êtes à votre propre conscience, alors que vous n'avez vécu qu'à réaliser ma disparition, ourdissant vos menus complots en sourdine.

Pour moi, la Ligne 27 était une respiration, la scansion de mon temps orphelin, la mise en musique d'une mince ritournelle promise à s'éteindre faute d'un souffle qui pût l'animer longtemps. Pour vous, cette même ligne n'était que celle, méprisable entre toutes, qui vous permettrait de dresser les antennes de votre haine à mon encontre. Et que vous offusquiez-vous à ne pas voir mon regard, à ne pas entendre ma voix, à ne pas percevoir mes mouvements ? Est-on si dérangeant lorsqu'on ne suit pas les trottinements coutumiers et les bêlements chevrotants de votre troupe simplement occupée à archiver dans ses laineuses circonvolutions les faits et gestes de ceux qui longent l'existence avec modestie, souhaitant seulement qu'on les ignore suffisamment afin qu'ils puissent se déployer dans l'espace avec la belle constance et la discrétion de la liane du volubilis ?

  Qu'avais-je donc commis comme crime à vos yeux de juges impitoyables ? Certes mon passé inglorieux, ma naissance à mi-chemin entre prestige et déchéance, ma perdition au milieu des remous consécutifs à la Révolution, mon exil, ma réclusion dans une sombre mansarde, confié aux subsides des méticulosités sociales, tout ceci pouvait être regardé, peut-être à juste titre, - jamais on ne peut être son propre procureur -, comme une obstination à vivre, un déroutant cynisme à exister coûte que coûte ? Vos rumeurs internes, vos récriminations à bas bruit, vos mélopées moralisatrices, je les percevais, à chaque arrêt lorsque vous descendiez sur le trottoir de ciment, à chacune de vos montées alors que votre regard coupant comme la faux effleurait ma nuque de son souffle vénéneux. Et ce même souffle bilieux, atrabilaire, chargé des remugles de la vengeance, j'en sens présentement les courants, les ruisselets, les minces filaments qui, déjà, emmaillotent mon corps comme le cocon enserre la chrysalide. Mais votre souffle grandit, devient vent impétueux qui porte vos râles, amplifie les grincements de vos dents, donne essor aux hurlements que vous maintenez à grand peine entre vos flancs de chacals maigres et hargneux. Mais qu'attendez-vous donc pour sauter à ma gorge et planter vos canines étroites dans ma jugulaire afin que, mon sang partout répandu, annonce aux hommes l'heure enfin venue de ma repentance ?

Voilà que se dessine l'instant rêvé, ardemment souhaité entre tous, de ma fin proche. Ô inestimable Rhinolophe, ralentis un instant le mouvement de tes pattes cireuses, replie les soufflets de tes ailes et toi, Hippocampe zélé, freine donc l'Omnibus de manière à ce que la foule des curieux qui se presse aux carreaux puisse assister aux derniers soubresauts d'un lâche et d'un vaurien. Le Diable, à côté,  est une simple eau bénite entourée de faveurs éternelles ! Je les vois déjà se dilater les pupilles du peuple carnassier, lesquelles ne tarderont guère à m'immoler au fond de leur puits disposés à accueillir les pauvres hères, les nécessiteux et les indignes de mon espèce. Mais, Cocher, qu'attends-tu pour ouvrir les portes à grands battants ? Que la vindicte s'abatte sur moi comme la petite vérole sur les Filles de joie ! Mais je comprendrais que tu souhaites tergiverser, attendre que ma dépouille gît dans une flaque d'hémoglobine écarlate avant que de m'offrir en pâture aux nécessiteux des faits divers qui hantent les ruelles étroites de la ville. Assoiffés de la sorte, ils ne pourraient que mieux s'en repaître !

 

  Tassé sur mon petit monticule de bois, cherchant à occuper, dans l'espace, la moindre place qui pût s'imaginer, muet mais non aveugle, je tâchais d'observer l'étrange scène qui se déroulait devant moi, prenant en mon esprit les notes qui s'imposaient afin que, plus tard, je pusse coucher sur du papier les événements singuliers qui envahissaient l'horizon de ma conscience avec l'amplitude des marées lors des équinoxes. Du reste, mettant à profit les rares moments de lucidité qui me visitaient épisodiquement, je me questionnais sur le fait de savoir sous quelle forme je pourrais retranscrire l'inconcevable qui, devant moi, déployait l'immense voilure de ses ailes. Mais je dois avouer, à ma décharge, que j'étais, en ce singulier instant, plutôt préoccupé de percevoir la réalité dans sa verticalité constitutive plutôt que d'échafauder le cadre d'une possible écriture. En cette heure tardive, l'intérieur de l'Omnibus n'était guère éclairé que par les réverbères de la ville et l'on devinait ses Occupants à leur silhouette plutôt qu'on n'en discernait les formes avec rigueur. C'était comme une masse informe, compacte, cernée de lueurs non clairement définissables, comme si l'on avait eu affaire à quelque enchevêtrements de racines ou de tubercules s'élevant difficilement au-dessus d'un sol marécageux, tourbière ou rive d'une mangrove. Mais, pour autant, la vie animant ces étranges Spectres n'était pas seulement végétative, comme s'il se fût agi d'un métabolisme immémorial oublieux de lui-même. Des linéaments d'existence se faisaient jour, de-ci, de-là, genre d'ondes concentriques diffusant leur courant selon de lentes et longues vibrations. On se doutait, observant ce spectacle inhabituel, que quelque chose se tramait en sous-sol, identiquement aux convulsions internes de la lave avant que le bouchon du cratère soudain libéré  dégageât une énergie trop longtemps contenue. L'attente de cette manifestation, au cours de laquelle devaient s'élever du sol torturé de l'Omnibus, roches en fusion, bombes, fumeroles et corpuscules ignés déchirant l'air de leur impérieuse nécessité, devait bientôt se clore, la nuit du Coche s'illuminant de mille convulsions, de centaines de mouvements désordonnés identiques aux sabbats des sorcières. Les premiers à ouvrir le bal furent ceux des Convoyés qui occupaient les places les plus éloignées des banquettes disposées à l'avant du carrosse mortuaire. Et, malgré la hâte visible des Imprécateurs à accomplir leur peu ragoutante besogne, régnait une certaine discipline, un rang se constituant au sein duquel chacun prenait sa place, les Officiants ayant, selon toute vraisemblance, des fonctions différentes à accomplir. Youri Nevidimyj, sentant sa fin proche, souhaitant d'ailleurs hâter cette dernière, informé qu'il était par une intuition chauffée à blanc, en même temps qu'il était averti par son regard dorsal, -dont il convient de se souvenir  qu'il était constitué de deux yeux globuleux de baudroie abyssale -, informé donc que le cours des événements s'amplifiait, pareillement au galop pressé du Rhinolophe, aux coups de fouet réitérés de l'Hippocampe sur la croupe d'icelui, le Voyageur-mansardeux se mit à pousser une manière de long feulement vindicatif qui glaça le sang des infortunés Passants arpentant les pavés, pensant sous la poussée du cri que leur vie s'ouvrait à trépas.

 

"Informes Tubercules, mielleuses Racines, Rhizomes nécessiteux, armez donc vos excroissances molles, aiguisez-les, faites-en des pieux que vous enfoncerez entre mes clavicules délétères. Ligotez-moi, faites de ma peau des étendards, sucez la moelle de mes os jusqu'à ce que mon invisibilité soit parfaite. Comme si le Néant qui m'a atteint depuis ma douloureuse naissance ne suffisait pas, comme si ma vie étriquée, ma vie de funambule progressant sur le fil tendu entre les deux falaises du Rien n'avait déjà procédé à mon extinction. Mais votre haine serait-elle donc sans limite ? Mais votre cœur ne serait-il qu'une bombe volcanique faisant exploser sa densité mortifère contre tous les gueux de la Terre, les déshérités ? N'avez-vous jamais perçu combien votre entreprise était vaine ? Certes, mon épiderme mangé par les engelures, ma peau diaphane à force de privations, la faiblesse de mes articulations, la friabilité de mes os, vous en viendrez à bout, vous les réduirez à l'état de cendre, de poussière, peut-être même n'en restera-t-il rien. Mais ce que vous ne pourrez néantiser, votre volonté fût-elle immense, c'est l'image que j'ai instillée dans les linges étroits et nécessiteux de votre matière grise, dans les filets de vos neurones, les arcanes de votre conscience. Votre mémoire sera votre constante geôle. On ne détruit pas le moujik en le dissimulant derrière la silhouette aristocratique du boyard, toujours il reparaît alors qu'on voudrait le verser dans les basses fosses de l'Histoire.

  Hurlez donc Loups aux inconséquentes babines, faux Révolutionnaires qui n'avez jamais pris les armes que pour piller les riches, les aristocrates et, enfin, prendre cette place que vous convoitiez depuis le lieu de votre concupiscence naturelle, ce "foyer du péché" que vous avez allumé en vous, incapables que vous étiez de vous assumer en tant que simple Existant parmi la multitude. Votre victoire sera éphémère qui ne tardera guère à retourner contre vous les crocs envieux que vous ne pouvez dissimuler au regard de vos futures victimes. De moi, Youri Nevidimyj, vous n'avez jamais vu que les vêtures de l'aristocratie, ma toque de fourrure, les brocarts et les velours vénitiens, les bottes de cuir aux larges revers, les gants en agneau glacé. En réalité, ils n'étaient que des colifichets destinés à entretenir une illusion, celle de vivre par procuration une existence trop vite gommée, laquelle ne dissimulait que mes origines modestes de moujik. Votre insatiable cupidité s'est laissé aveugler par le carrousel des apparences ou de ce qu'il en restait. Quant à moi, privé d'identité, qu'avais-je à offrir aux autres que cette figure d'errance à le recherche d'une bien hypothétique origine ? Mais à observer vos dents acides et sulfureuses qui brillent dans l'ombre pareillement aux lames des sabres, je sais ne pas vous avoir convaincus. Et, du reste, comment le pourrais-je alors que je ne suis déjà guère plus consistant qu'un spectre et que ma parole, venue de l'au-delà ne vous parvient qu'avec la teinte de l'irréalité, sinon du mensonge.

Ô, Racines, Rhizomes putrides, vous attendez seulement que je vous calomnie afin que votre hargne, un instant retombée, - vous écoutiez le récit de ma fable avec quelque humilité -, puisse enfin trouver la catapulte qui projettera en ma direction les boulets ignés destinés à biffer mon nom de la carte de votre monde étroit. Mais qui donc ouvrira le bal de ma dernière danse, de mon ultime pirouette ? Toi, Irma-la-Secrétaire, qui te dissimules derrière les contorsions multiplement océaniques du Poulpe géant, libère donc tes tentacules, étreins-moi, colle contre mon corps émacié la densité de tes ventouses visqueuses afin, qu'une fois dans ma vie, je puisse connaître l'ivresse d'être embrassé. Oui, c'est cela, ton étreinte est si douce alors que tu ne la voudrais que cruelle. Un de tes tentacules s'est introduit dans la forge de ma bouche, vrillant la braise de ma langue de bien langoureuse façon. Jamais je n'aurais cru le baiser de la Mort aussi doux, aussi pleinement charnel, voluptueux. Et je ne saurais décrire avec de simples mots, avec un vocabulaire habituel, ce qui m'envahit actuellement - je ne parle point de tes flexibles extensions pareilles à des lianes -, mais simplement de la félicité de l'enfant que je crois être soudain redevenu, chaudement lové dans les bras de sa première Amante, cette Mère dont je n'ai même pas une image, pas même le souvenir du moindre effleurement. Non, ne te retire pas encore, tiens-moi dans le corset de tes bras multiples, invagine-toi dans le moindre de mes recoins, introduis-toi dans mes orifices disponibles, je connaîtrais ainsi l'ivresse d'être possédé. Mais je vois que, déjà, tu te retires sur tes glaireuses éminences, souhaitant regagner l'antre que tu occupes parmi les tiens, dans un vibrant enlacement. Sans doute t'ai-je déçu, ô Poulpe au grand cœur, j'ai si peu l'expérience de l'autre, replié que je suis sur le microbe de mon existence anémique.      Mais, dans la file des Exterminateurs, qui donc est cet étrange Crapaud aux atours granuleux, aux ocelles bruns comme le limon, au goitre violemment gonflé ? Parle donc Vieux Crapaud, afin que, parmi les exhalaisons de ta voix croupissante, je puisse déceler celui ou celle qui, juste l'espace de son crime, habite ton informe flaque épidermique. Sais-tu que tes sombres et savantes paroles résonnent en moi à la façon de subtils attouchements ? Je pensais tes émissions vocales urticantes, tes éructations abrasives, eh bien c'est du contraire dont il s'agit. Ce qui sort de ta bouche, selon bulles irisées et clapotis minuscules, ressemble aux effluves de la douce guimauve, aux exhalaisons du lilas, aux larmoiements des grappes de glycine. Je ne te savais pas si empressée, chère Félicie, toi la Retraitée si discrète, à m'investir aussi goulument, à me dévorer de tes yeux vert-de-grisés ou s'allonge la fente du désir, à parcourir le clavier de mon corps de tes attouchements griffus, lesquels irisent jusqu'aux rayons de ma moelle épinière parcourue des crépitements du plaisir inopiné. Toi qui ne rêvais, potée de géranium sur les genoux, qu'à enfoncer les tessons de terre cuite dans le gras de mes fesses, simple et anonyme Voyageuse de la Ligne 27 à qui l'on aurait donné le Bon Dieu sans confession, te voici maintenant amoureusement penchée sur mes éminences, les flattant de ta langue criblée de pustules, frottant contre leur soie la tunique râpeuse de ta vêture, tétant goulument de ta bouche élastique, largement fendue, le moindre de mes poils, comme s'il était revêtu d'un nectar subtil. Voici que, presque mort, les gens de toutes sortes, les plus vils comme les plus distingués, me considèrent à la manière d'un objet précieux dont, à loisir, ils souhaitent percevoir l'ultime éclat avant que l'infini ne le ternisse. Ma vue m'a-t-elle abusé ? N'ai-je pas simplement été le jouet de ma propre personne ? N'ai-je pas trop facilement cédé à la folie, à son mélodieux chant de sirène, alors que mes semblables ne souhaitaient que ma compagnie ? Combien parmi les hommes auraient bu avidement mes paroles, ce n'est pas si fréquent d'écouter les histoires d'un exilé, orphelin de surcroît, ancien moujik rapidement passé par la case boyard avant que les révolutionnaires vinssent mettre un terme à cette existence ressemblant si fortement au rire du dément. Mais c'est ainsi, parfois ne se rend-on compte de sa capacité à vivre qu'au seuil de sa disparition. Toi, Crapaud à l'assise royale, retire-toi car j'ai assez appris de toi et dispose-toi à t'effacer afin qu'il soit loisible à mon prochain Invité de m'apprendre, me concernant, les choses que j'ai volontairement ignorées, ou sottement feint de considérer simplement dérisoires. Merci pour ta génuflexion qui ne fait que t'honorer et signe la qualité de tes hautes vertus."

 

  Et voilà que le Pélican sort de la file des Curieux, claudicant à souhait, traînant devant lui son bec en forme de besace ou d'outre remplie par les bons soins d'Eole. Ses immenses  pattes palmées pareilles à des battoirs font, sur le sol de l'Omnibus, leurs larges auréoles de bruit. Dans la marche adoptée par le grand oiseau blanc, dans ses yeux aux prunelles de jais qu'éclaire une étincelle de lumière, dans sa crête occipitalement ébouriffée, dans la touffeur noire de ses rémiges, loin s'en faut que Nevidimyj reconnaisse ce bon Isidore, le méticuleux et précis barbier qui ne rêve que d'une chose, enduire de mousse blanche la falaise des joues youriennes, en faire des tas onctueux comme la neige, produire une mince avalanche en direction de l'éperon mentonnier, couler le long de la pente de la gorge, entourer le promontoire de la pomme d'Adam, attendre qu'un fin grésil vînt encore s'y poser - peut-être le brouillard des larmes de Nevidimyj étonné de tant de soins prodigués en sa faveur -, et, alors qu'une vague inconscience s'empare du Russe, lui planter l'arrondi du sabre dans la carotide afin que, partout se répande le sang de l'inutilité, celui de la lâcheté de vivre, celui encore du dédain de ses Semblables.

  Cependant, Lecteur sanguinaire, n'imagine point assister en ce moment palpitant à l'égorgement pur et simple de l'aristocrate déchu. Un vrai spectacle n'est jamais autant goûté dans sa profondeur qu'à être soumis au rythme lent de ses événements. Or Isidore est bien trop informé des labyrinthes tortueux et des coups fourrés de l'humaine engeance - combien de confidences a-t-il écoutées dans le moelleux de son salon; alors que les têtes shampooinées, livrées à une douce quiétude, étalaient, comme sur le divan du psychanalyste, leurs sordides épopées -, Isidore, donc, sursoit au sacrifice, se contentant d'enduire la face du moujik d'une écume légère alors que de la pulpe de ses doigts calamistrés il joue à faire des ronds sur la nuque de son Client étonné, ce dernier se surprenant même à esquisser un sourire de béatitude. Youri, dont la situation n'est pourtant guère enviable, ragaillardi par les bons soins d'Irma et de Félicie auxquels, de belle manière, se sont joints les doux attouchements du Coiffeur - figure archétypale du Père dont l'Exilé a été privé ? -,  se prend à rêver d'une vie meilleure alors même que cette dernière, pareille à un filet d'eau dans le désert, s'égaille en tous sens ne gardant de sa forme première qu'une vague trace d'humidité bien incapable de rendre compte de son passé.

  C'est tout de même curieux ce phénomène qui, présentement, rampe le long des flancs de l'Omnibus, fait ses ramures parmi le peuple des Rhizomatiques et s'étoile, montant jusqu'à moi, apportant ses luxueuses fragrances. Mais, vous, Lecteurs à  la conscience ouverte, n'avez-vous point été informés de ce qui se jouait en filigrane, se déroulait en sourdine,  étalait sa petite mélodie, cascadait son refrain d'heureuse comptine parmi la multitude compacte ? Mais ce n'était rien de moins qu'un bouquet d'odeurs faisant leurs petites révolutions autour de la sphère nevidimyjienne, une senteur de bonté, une d'indulgence, une enfin de miséricorde.  Oui, c'est bien de cela dont Youri venait d'être atteint, d'une soudaine coulée de sentiments ouverts, généreux, genre de "multiple splendeur" glissant le long de son âme de subtile manière. Jamais une telle donation en sa faveur de la part de ceux qu'il avait croisés sans même prendre acte de leur présence réelle. N'avait-il pas été coupable de négligence à l'endroit des Autres ? N'avait-il pas péché par orgueil ou, tout simplement par omission, distraction, ne voyant dans l'existant que sa propre trace ?

  Mettons-nous, seulement un instant à la place du Sans-Racines. Les quelques sentiments qui avaient été exhibés envers sa personne par les trois Voyageurs - fussent-ils insincères, pervers et, en définitive indélicats, œuvrant à l'obtention d'une souffrance différée mais non moins mortifère -, n'en étaient pas moins ressentis par son destinataire comme des signes patents d'une reconnaissance. Le faux pas de l'Histoire s'effaçait soudain, permettant par cela même l'émergence d'une identité dont le Mansardeux avait fait la douloureuse économie, son calvaire durant. Donc, toutes ces manifestations affectives, simples cautères sur une jambe de bois, n'en faisaient pas moins leurs simulacres de joie pleine et entière dont Nevidimyj, s'il avait été assuré d'un empan plus ample du Destin eût fait son ordinaire pour son plus grand bonheur. Mais l'on choisit rarement la sauce à laquelle on veut être mangé !

  Youri, ayant éprouvé rapidement mais d'autant plus intensivement la rencontre avec l'Autre, le Différent, l'ouverture multiple, donc avec la vie en son généreux déploiement, parvenu sur les pentes mortifères de Thanatos, freinait des quatre fers, hérissait le peu de corps qui lui restait en une boule quasiment identique à l'anatomie du porc-épic, plantait ses canines ferrugineuses dans le plancher du coche, lequel devenait un simple semis d'échardes. Chacun sait que l'idée de la Mort est révoltante en soi, que son approche réelle l'est encore plus  et qu'elle devient franchement INACCEPTABLE lorsqu'une révélation bouleversante vient en hâter le cours naturel. Or, c'est exactement ce qui arrivait au Russe, emporté qu'il était par le désir de s'inscrire, une fois au moins, dans le dédale d'une somptueuse volupté, de connaître le chambardement de l'amour, de se livrer aux remous enivrants de la passion. Cependant, ce hapax existentiel le concernait, sans doute pleinement, sans doute au-delà de ce que ses mornes vicissitudes quotidiennes l'avaient habitué à recevoir de l'écoulement inquiet et monotone des jours.

L'entièreté de son existence n'avait consisté qu'à empiler déambulations sur déambulations, pareillement à un anonyme bloc de glace cherchant à se frayer une voie parmi les débris flottants d'une banquise. Mais le mystérieux et soudain mouvement de métamorphose semblait se produire hors-champ, sa vue commençant à s'engloutir déjà dans de bien ombreuses concrétions. Les Racinaires et autres Rhizomatiques, jarrets tendus, babines retroussées, canines dégainées, tous les habitués de la Ligne 27, juges, chirurgiens, curés, bouchers, huissiers de justice, vigiles, banquiers, croupiers, horlogers, assesseurs de tribunaux, rentiers, éboueurs, acteurs de théâtre, tous  n'attendaient que cela, le moment de la chute, l'instant délicieux entre tous où, bandés comme des arcs sous la poussée du désir, ils pourraient sortir leurs flèches définitives, leurs sagaies badigeonnées de curare et les planter au profond de l'âme, là où le sang ne coule plus mais où l'esprit agonise selon mille douleurs cruelles.

Alors, en un désordre indescriptible, la meute fut soudainement lâchée, pareille à la furie des taureaux andalous lors de la féria, museaux fumants et écumants, se ruant dans les rues étroites, sinueuses et bordées d'agitations joyeuses, agitations qu'ils plaquent au sol pour les plus chanceux d'entre eux, ou bien qu'ils clouent contre les barricades de bois bientôt maculées de larges étoiles carmin. Et bien que Nevidimyj fût dépourvu d'une muléta commise à exciter la fougue taurine, il avait amassé contre lui les plus sombres nuées imaginables, disparaissant bientôt à mes yeux - mais comment rendre compte de ce déchaînement de furie à la mesure de la seule plume ? -, dans un tourbillon pareil au vortex d'un bien maléfique manège. La cohorte animale faisait ses soubresauts et ses voltes, chacun souhaitant inscrire dans la chair del'Exilé, qui ses dents, qui ses griffes, qui ses écailles en forme de poinçon. Les quelques images qui restent de ce spectacle dantesque, je vous en livrerai une manière d'anthologie afin que, Lecteurs vous ne puissiez, un jour, me faire le reproche d'avoir péché par défaut. Voici donc un condensé de ces visions hallucinées, comme si vous y étiez. Mais prenez donc place sur mon assise bancale, tout près de moi. Notre commun strabisme pourvoira à notre insuffisant regard. Il importe que nous ne perdions rien de la scène de l'Omnibus. Non en raison d'une curiosité malsaine, mais pour pouvoir rendre compte devant l'Histoire.

Voyez donc cette peste de Ver Luisant qui fore la prunelle des yeux de ce bon Nevid - excusez donc l'abréviation patronymique, mais elle s'est installée en mon laborieux inventaire à la manière d'une vérité révélée, ce bon Russe commençant son lent et cependant inévitable processus de dissolution - .  Mais quel travail, mais quelle intrépidité ! Et ne voilà-t-il pas que l'insane Ver dépose ses grappes d'œufs  dans la masse grise du cerveau. Déjà ses progénitures parcourent sillons et éminences, semant à tous vents leur haine acide. Et l'araignée, la belle veuve noire aux pattes longues et velues, au corps semblable à une pelote de suie, observez donc son beau travail, du solide, du parfait, Compagnon réalisant son chef-d'œuvre, l'architecture de la toile enserrant les lobes est sublime, les fils tendus du frontal au pariétal en un réseau de mailles denses. Aucune pensée ne s'échappera de cette triste geôle. Aucune idée ne fera son aura autour de la tête solidement arrimée aux tendons du cou. Car, approchez-vous, penchez-vous encore un peu.  Du cou, il ne reste plus que quelques lambeaux de chair flottant dans l'espace à la manière des drapeaux de prière agités par le vent froid. C'est l'Aigle royal lui-même qui s'est chargé de la besogne. Il faut bien nourrir les aiglons, c'est la fatalité, d'un côté le prédateur, de l'autre la proie. Ce charognard vous fait penser au Voyageur  qui, chaque jour, récitant ses patenôtres, attend du côté de Port-Royal. Effectivement c'est bien lui. Il souhaite envoyer à l'Eternel un squelette bien propre, débarrassé de ses souillures terrestres. Mais, si vous le voulez bien, ne nous mêlons ni de foi, ni de morale, contentons-nous de regarder ce spectacle aussi merveilleux que celui des arènes romaines. Il est tout de même plutôt rare que les failles humaines se montrent à nos yeux avec une telle densité, un tel déploiement de zèle. Le vice, la pure méchanceté, l'ignominie, la perversion, le désir incestueux, la cruauté ne sont souvent que des idées abstraites, presque des supputations dont nous pourrions nous demander si nous ne les avons pas simplement hallucinées, stockées dans quelque coin secret de nos cerveaux. Parfois nous nous laissons aller, les concernant, jusqu'à les décrire sous la figure d'aimables métaphores. Mais ici, mais maintenant, c'est bien du supplice pur, de la vengeance essentielle, de la sombre vindicte qui s'étale devant nos yeux encore incrédules. Et si encore nous rêvions ! Pourtant nous n'avons jamais été aussi éveillés qu'à cette heure solitaire où le déclin des feux du jour, s'il brouille parfois notre vue, nous dispose à l'accueil de la métaphysique, aux pensées profondes, aux ornières que le tragique, à longueur de temps, creuse au profond de nos existences. C'est ainsi. Une trop vive lumière efface les choses, en gomme les contours, le tout finissant par se perdre dans une manière de brume solaire. La nuit, quant à elle, refermant ses voiles d'ombre sur nos consciences léthargiques ne nous laisse que l'espace du rêve. C'est toujours cette heure entre chien et loup qui  vient nous visiter en nous questionnant. Pour la simple raison qu'il est impossible à tout homme de supporter cette terrible ambiguïté se logeant dans un temps arrêté, insaisissable. Laissons-nous emporter par cette fantasque mascarade. Jamais nous ne rendons mieux service aux hommes qu'en  plaquant leur face contre le mur de leurs turpitudes. Ils en connaissent l'existence souterraine mais veulent la circonscrire à la lueur sépulcrale de la crypte. Ils ne font, à longueur d'existence, qu'admirer leur silhouette pléthorique, agrandie par le bombement du miroir convexe. Quant au miroir concave, celui qui les rétrécit à la dimension de leur foncière insuffisance, jamais ils ne veulent lui confier le soin de réverbérer leurs propres images. Ils ne sont, en réalité, que des bambins morveux et inconséquents qui jamais ne se mouchent, n'apercevant le mucus qu'aux nez de leurs pareils. Mais rien ne sert de disserter plus avant. On ne fait que remuer des idées abstraites qui n'ont de cesse de retomber dans la platitude d'un sol oublieux.

Lecteur, mon Compagnon d'infortune - nous nous plaignons toujours de notre sort, alors que l'arène regorge de sang et de viscères écartelés - tirons une dernière gloire de ce spectacle à nul autre pareil. Rares sont les moments où la pure barbarie montre son hideux visage. Serons-nous assez forts pour le dévisager jusqu'au bout ?  Mais, pourquoi logez-vous vos coudes de sauterelle hargneuse dans mes côtes étriquées ? Mais vous semblez, à proprement parler, fasciné par cette vision dantesque. Ceci n'est rien que de normal. On est toujours amusé du malheur des autres et quel bonheur, quel ravissement que d'annoncer, tout à trac, au milieu d'une joyeuse assemblée, la sordide nouvelle - un accident bien juteux par exemple, ourdi par un implacable destin -, laquelle nouvelle figera les traits des participants selon une mimique tragique : l'image de la Mort elle-même s'imprimant provisoirement sur l'arcade de la mandibule, l'aplat  du maxillaire, l'arrondi du casque frontal, alors qu'apparaissent, avec une forme d'évidence ultime, les fosses nocturnes des orbites. Puis, le vin aidant, la chaude familiarité faisant ses circonvolutions laineuses, les os, un moment apparus, se retireront derrière la souplesse des chairs, l'élasticité des tissus, attendant que la faille mortelle s'ouvre à nouveau par où soufflera, un jour, l'air définitif des catacombes.

Mais voyez plutôt l'habileté de la femelle Requin à prélever, du bout de ses précieuses et délicates quenottes, quelque morceau de choix, un bout de foie, un bout de rein, et le pou boulottant quelque reste de cuir chevelu ne force-t-il pas votre admiration ? Quant au scolopendre, quelle disposition au mimétisme, tout de même ! L'apercevez-vous, dissimulé qu'il est grâce à l'entrelacement de ses milliers de pattes avec le faisceau vertébral ? Et seriez-vous au moins capable de démêler le corps de l'insecte de celui de Nevidimyj, dont, il faut bien le reconnaître, nous n'avons plus pour l'instant que la silhouette révélée par des rayons-X. Comment isoler l'atlas, l'axis, le sacrum de ce fourmillement proprement inconcevable, comment séparer l'animalité de l'humanité ? Certes, vous avez raison, il n'est guère utile d'en arriver à cette figure d'écorché vif pour percevoir, en l'homme, les mouvements du reptile, les coups de queue du saurien, pour constater que, en arrière des lèvres, s'agitent, en cadence les pièces aiguës, infiniment mobiles et dévastatrices des mandibules. D'ordinaire, la peau, le derme cachent la vérité. Ici elle est "tout nue" si vous me permettez cette expression triviale.

Parfois, tendez votre oreille, vous percevrez au milieu des cahotements de l'Omnibus - il ne roule pas, ce sont seulement les convulsions internes qui l'habitent qui donnent l'illusion d'avancer, alors que nos ne faisons que du sur-place existentiel -, vous entendrez, parmi les feulements et autres glapissements les cris du Russe, lequel cloué au pilori, perd peu à peu sa consistance humaine, rétrocédant vers une forme éthérée, laquelle après le dernier vagissement, ne sera plus circonscrite qu'aux linéaments de l'esprit, puis aux vagues et presque imperceptibles contours de l'âme, avant que de disparaître, aspiré par la bonde suceuse du Néant.

  Mais il est encore temps d'assister à quelques saynètes avant que le Destin lui-même ne démonte la scène, range les accessoires jusqu'à la prochaine représentation. Pêle-mêle, étrange mélange de pinces et de pattes, d'antennes et d'yeux globuleux, à facettes ou bien lisses, d'ailes diaphanes et de thorax cuirassés, de queues coupées ou terminées par un trident, de griffes et d'abdomens annelés, de tarières et de nageoires, d'évents et d'ailerons, d'aiguillons et de maxillaires, de cordes nerveuses et de lores, de scapulaires et de manteaux, de cires et d'écailles, de sonnettes et de fourrures, de crochets et de fossettes, de glottes et de dents, de calottes et de caroncules, de doigts et de rectrices, de rémiges et de palmes, et encore toute une déclinaison anatomique dont nous ferons grâce au Lecteur, les Racinaires et Pédonculeux Passagers de l'Omnibus (dont tout un chacun aura compris qu'ils ne sont que la transposition métaphorique de Ceux et Celles confiant leurs minces destins aux ondulations et entrechats de la Ligne 27), donc les Convoyés ne s'illustrant plus, dans la pénombre propice à tous les crimes, que sous les auspices d'un aimable bestiaire dont on voudra bien considérer que les présentes occupations, si elles sont bien entretenues par le feu de la haine à l'encontre du Déjà-embarqué-pour-l'Achéron, n'en sont pas moins soutenues par une louable volonté de rendre au Coche des rues, une mine plus présentable avant que de rentrer au bercail. Et, à bien les observer, l'on eût pu se distraire à les classer en une infinité de catégories. On trouvait, par exemple, parmi cette joyeuse troupe :

 

Artiodactyles et carnivorescétacés et  chirpotères ; dermoptères et hyracoïdés; insectivores et lagomorphes ; macroscélidés et marsupiaux ; monotrèmes et périssodactyles ; pholidotes et  pinnipèdes ; primates et proboscidiens ;rongeurs et scandentia ;  siréniens et tubilidentésxénarthres et ansériformesapodiformes et  aptérygiformescaprimulgiformes et casuariiformes ; charadriformes ;  ciconiiformes et coliiformes columbiformes et cuculiformes ; falconiformes et galliformes gaviiformes et gruiformes passériformes et pélécaniformes;  phoenicoptériformes et piciformes ; podicipédiformes et procellariiformes ; psittaciformes et ptéroclidiformes ; rhéiformes et sphénisciformes strigiformes et struthioniformes ; tinamiformes et trogoniformes ; chéloniens et crocodiliens ; rhynchocéphales et saurophidiens ; anoures et gymnophiones ; urodèles et agnathes ; chondrichtyens et ostéichtyens.

 

  Enfin, vous l'aurez compris, cette procession exhaustive d'animaux de toutes sortes, non seulement mimait le récit de la Genèse avant le Déluge, lorsque Noé avait embarqué tout ce qui vivait à la surface de la Terre, mais figurait également la grande variété humaine, laquelle essaimait sur les cinq continents les épiphanies diversement colorées de la grande geste universelle, en même temps qu'elle livrait au plein jour les pures merveilles dont les civilisations étaient les fières détentrices, aussi bien que les mœurs les plus abrasives, les conduites les plus consternantes. On aura compris que, loin de vouloir dresser un inventaire trop sombre des divers aléas dans lesquels baignaient les descendants d'Adam et Eve, le parti pris, ici, est de raconter le plus naturellement du monde, sans exagération ni idée préconçue, les tribulations et l'esseulement d'un Exilé parmi la foule dense et laborieuse et égoïstement occupée à regarder le centre de son ombilic faire sa petite dentelle laborieuse. Sans doute certains trouveront-ils le trait un rien charbonneux, les contours dessinés à la suie. Là est parfaitement leur droit. Qu'ils veuillent cependant considérer que, dans le juste souci de ne pas les aliéner dans une lecture qui leur serait insoutenable, l'Auteur a pris soin de gommer les aspérités afin que seule une épure directement observable demeurât.

  Donc, après cette parenthèse, laquelle est moins une justification qu'une nécessaire mise au point voulant faire émerger le souci de vérité avec lequel ces quelques trop rapides tableaux ont été brossés, nous nous contenterons d'être de bien attentifs spectateurs du Grand Cirque au centre duquel s'agitent lions, hippopotames, dresseurs, et autres saltimbanques.  Cher Lecteur privilégié qui as pris place à mes côtés, je te laisse maintenant le soin de décrire, par le menu et en toute conscience, les principaux événements qu'il nous est donné de voir, afin que tes pairs, les autres Lecteurs, ne puissent me faire un procès en sorcellerie. Sorcellerie dont, du reste, à mon grand désarroi, je ne possède pas le sésame. Donc, après ces prolégomènes, je me dispose à t'écouter avec la plus grande attention et, vois-tu, afin de mieux saisir la scène, de l'intérieur, pourrait-on dire, me voici en train de clore les yeux. Ceci est propice à la méditation.

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Mais, Lecteur, aurais-tu succombé au délicieux spectacle qui nous fait face dans sa généreuse démesure ? De toi, je ne perçois plus guère que quelques minces plaintes pareilles aux vagissements du jeune enfant.  Ne serais-tu pas, par hasard, en train d'endosser sur tes frêles épaules la charge incommensurable de l'incurie humaine ? Et quand bien même tu te sacrifierais, crois-tu donc, naïvement, que ta modeste personne pût, à elle seule, effacer l'ardoise sur laquelle depuis des temps proprement antiques l'homme inscrit ses manquements, grave de son stylet  aigu les griffures de ses vicissitudes ? Mais, parmi la confusion de tes plaintes, je perçois la voix à peine audible de Your Nevid, lequel semble régresser vers ses rives premières, cherchant, sans doute, fiévreusement, en un ultime effort à retrouver ce que furent ses racines. Ecoutons-le, si tu le veux bien, et je sais que ta bien naturelle curiosité ne saurait se priver des délices d'une connaissance des choses sublimes qui, du moins faut-il en faire l'hypothèse, se doivent présenter à la conscience de tout Partant pour l'au-delà, alors que se soulève à peine la lourde et empourprée tenture derrière laquelle le Néant ourdit ses merveilleux complots.

 

 "Me voici parvenu sur le promontoire qui lance son éperon dans le vide absolu. Je n'ai nulle crainte quant à ma disparition prochaine, la souhaitant ardemment depuis un temps dont je ne saurais fixer l'origine. Et vous, Spectateurs dont je sens les regards inquiets soudés à la moindre de mes métamorphoses soustractives, - il me reste suffisamment de corps pour articuler quelque langage -, ne soyez donc nullement effrayés, sinon par le spectre de votre future mortalité, la mienne est un salut inespéré. Des regrets cependant tournent autour de moi, frôlant  mon âme de leurs ailes membraneuses. Mais qu'ai-je donc de si précieux à quitter qui me ferait m'accrocher aux aspérités de l'abîme ? Certes, les attouchements d'Irma-le-Poulpe ont brodé sur mon corps le long poème de la jouissance. Certes, Félicie-le-Crapaud aux monstrueuses pustules a bien voulu me faire le présent d'une précieuse volupté, sa langue arrimée au moindre de mes soies intimes. Certes, Isidore-le-pélican, père écumeux l'instant d'un doux rasage, m'a ouvert les portes lumineuses et insoupçonnées du sentiment filial. Alors, visité par ces différentes esquisses de la beauté humaine, j'eusse pu faire le pari, bandant mes muscles et repoussant mes ennemis héréditaires, de différer ma mort et d'inscrire mon chemin parmi les Vivants. Mais jamais une telle décision n'eût été en mesure de situer mon corps tortueux à l'aplomb de mes racines, lesquelles m'installant  sur mes  fondements réels,  je pusse m'incliner à exister selon la pure et évidente simplicité. Ma Mère, ma conque primitive, celle que j'ai ardemment cherchée à la mesure de mon errance infinie, une seule fois j'aurais aimé que son sourire vînt me visiter, fût-ce sur mon lit de mort. Mais j'imagine que ma Génitrice, pendue par les Révolutionnaires pour avoir été une moujik inconsciente s'abandonnant aux bras d'un riche boyard, repose au fond d'une sombre fosse quelque part dans les catacombes de l'Histoire. Perdu, je l'ai été depuis ma naissance, perdu à jamais je serai dans l'abîme mortel, seul lot de consolation demeurant fixé au ciel de mon imaginaire. Ce que la vie ne m'a point donné, peut-être le Néant consentira-t-il à m'en accorder la faveur ?

  Mais, à présent, les quelques instants qui me restent à sentir encore les limites étroites et déjà bien entamées de mon anatomie, à voyager dans le feu follet de ma conscience, je ne dois point me distraire, faire face à mes prédateurs, les toiser avec ce qui me reste d'acuité visuelle, user mon dernier langage à cerner de mes mots pesants les contours de leur vacuité.

Ô, vous les Spectres, les Ombres denses que je vois, rémiges frémissantes, naseaux de feu, babines incisées d'incisives saisissantes, jarrets hérissés d'écailles, ventre pustulaire et bubonique, larges pieds collant leurs ventouses gélatineuses sur le sol gras et délétère de l'Omnibus, je vous reconnais pour être mes poursuivants obstinés, mes bourreaux  sanguinaires à la courte vue aveuglée par l'écarlate flamme de votre drapeau qui n'est tissé que de pure vengeance et de haine à l'encontre de ceux qui furent vos suzerains dont, cependant, avec un désir fou, vous désirez être les sublimes subterfuges, n'inclinant qu'à les réduire à l'état de vassaux, de serfs, une barbarie en remplaçant une autre. Ô vous,

 

les  Даздраперма; les Даздрапертрак; les Далис; les Дележ; les Ким; les Крармия; les Марлена; lesМэлс; lesРевмир,

 

Ô vous tous, long fleuve sanguinaire qui dissimuliez votre haine des riches et des puissants à la mesure de votre secrète envie d'endosser leurs habits de brocart, combien vous étiez habiles à dissimuler vos sombres et pathétiques désirs sous des slogans dont l'Humanisme lui-même aurait voulu orner les frontons de ses édifices moraux : "Longue vie au Premier Mai;  au premier Tracteur; à Lénine et Staline; aux Jeunesses Communistes Internationales; à l' Armée rouge; à la Révolution Mondiale..."

En réalité vos nobles aspirations ou ces titres pompeux qui en tenaient lieu, étaient simplement l'illustration du vide sidéral qui vous habitait, de l'instinct putride qui gonflait la moindre de vos cavités petitement existentielles. Donc, vous,

 

 les Dazdraperma; les Dazdrapertrak; les Dalis; les Delej; les Kim; les Krarmia; les Marlena; les Mels; les Revmir

 

n'étiez qu'un hoquet de l'Histoire, une simple bulle au-dessus des exhalaisons d'une ténébreuse tourbière qu'un vent bien inspiré eût tôt fait de circonscrire aux limites étroites du Rien. Vous m'avez privé de mes biens les plus précieux. D'un Père que j'eus souhaité aimant, rigoureux, veillant à mon éducation, m'indiquant la voie à suivre afin de devenir homme parmi les hommes. D'une Mère dont, ici et maintenant, alors que mon âme n'est déjà plus qu'un souffle atteint de phtisie et mon corps un assemblage tortueux dont, bientôt, vous ferez votre festin,- vos bouches de vampire y pourvoiront amplement -, cette Mère qui, chaque jour, à chaque heure s'est imprimée en creux dans mon existence dévastée, vous l'avez soustraite aux vertus d'un cœur disposé à l'accueillir. Et mes Frères, mes Soeurs, avec lesquels nous aurions chanté les louanges d'un Pays si attachant, si profondément rivé à sa terre parsemée de bouleaux, livrée aux rigueurs de la taïga, à l'écoulement multiple de ses fleuves aux noms surgis du rêve : Volga; Neva; Ienisséï; Oural; Amour.

"Amour", comment un tel nom est-il possible qui ne vous émeuve jusqu'en votre tréfonds, ne vous fasse perdre instantanément vos désirs destructeurs, mortifères ? Mais je vois que mes remarques, non seulement ne vous affectent nullement, mais ne font que renforcer votre rancune à mon égard, faire enfler la meute de vos muscles, bander vos jarrets, armer vos mandibules afin que  l'assaut puisse enfin avoir lieu qui donnera raison aux projets funestes dont vous êtes animés depuis qu'un voluptueux sang révolutionnaire parcourt l'envers de votre peau.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour apercevoir, dans la sépulcrale pénombre, vos formes déjà si peu humaines, inclinées vers l'animalité primitive. Mes yeux globuleux de baudroie abyssale, multipliant vos arbustives et racinaires silhouettes, dessinent sur l'espace de mes omoplates, dans le creux étique de mes reins, vos arborescences inquiètes d'elles-mêmes. Quant au yeux qui ornent ma face de deux trous pareils à des orbites vides, ils ne témoignent de l'avenir qu'à se replier sur leur doline, là où se perdent les eaux du ciel, là où la lumière replie ses rayons selon d'invisibles lignes cendrées. Je n'ai point besoin de me disposer au combat qui ne saurait tarder, celui-ci, dans la demeure de mon corps étroit a, depuis longtemps, déployé ses ramures si bien que ma peau n'est mon enveloppe extérieure qu'à la façon d'une outre qui ne maintiendrait, en son sein, que quelques vents contraires s'annulant par le seul fait de ne jamais trouver d'espace disponible à leur course rapide. 

Et, maintenant, inutiles turgescences d'une sordide fable, préparez-vous à m'entendre. Je vous haranguerai, les uns après les autres, énonçant vos inestimables et véreux prédicats jusqu'à ce que vos âmes consentent à se vêtir des oripeaux de l'insuffisance dont, depuis toujours, elles ont constitué le réceptacle à nul autre pareil. Je le sais de toutes les fibres de mon corps, de toutes la mobilité des pensées qui soufflent encore en moi les vents de la connaissance, non seulement je ne vous survivrai pas mais, déjà, je sens s'ouvrir les portes étroites du mausolée au sein duquel, mort gardant le souvenir de sa vie, je poursuivrai mon entreprise de démolition de vos bien frêles icônes de plâtre. Mais avant que cette faveur me soit octroyée, j'en sollicite une autre, celle de vous dire, dans cette clarté sépulcrale, tout le mal que vous m'avez fait et tout celui, qu'en pensée, je destine à vos sublimes incongruités.

  Toi, Corbeau à la livrée noire, au bec en forme de coutelas; Toi, Grue cendrée au cou de reptile qui livrais bataille contre les Pygmées; Toi, Vipère à la denture solénoglyphe qui lances sur tes proies tes mortels crochets à venin; Toi, l'Hipporigastre à  tête de cheval, à l'échine en soufflet de forge; Toi le Tigre aux dents de sabre; Toi l'Orfraie au regard énigmatique enchâssé dans un cœur de plumes; Toi, Raie Manta, diable des mers aux cornes céphaliques; Toi Taupe à la vêture mortuaire, Condylure étoilé aux mains fouisseuses de terre; Toi Ikhtusiographe aux yeux soudés des fosses abyssales, à l'échine ponctuée de ventouses; Toi Dynaste hercule coprophage à la mandibule crénelée; Toi Ursinae aux oreilles courtes, aux griffes punitives; Toi, Arakhnênarile aux pattes velues hérissée de dards; Toi, Pittbull kosova à la gueule rose, aux pattes de sphinx, aux dents en écharde; Toi, immense Tarentule noire qui inocule le mortel poison et fais danser la belle tarentelle; Toi Kakatoès à la tête coiffée de lames tranchantes; Toi Kercharithorynque au bec en truelle, aux ongles arsenicaux; Toi, Petsuchos,  crocodile sacré  dévoreur d'hommes; Toi, Grillon-femelle au long ovipositeur ensiforme, appendice effilé par lequel viennent au monde quantité de négrillons aux élytres tueuses de tympans; Toi, Albatros Diomedeidae au bec violemment recourbé qui brises la tête des marins naufragés; Toi, Crabe-tourteau à la pince gigantesque, monstre maléfique, marcheur de guingois, indécrottable nécrophage; Toi          l' heptarorynoque à la tête semblable au dragon, aux ailes spiralées, au bec impérieux; Toi le Coq au chant polysémiquement destiné à semer la zizanie et la discorde parmi la sublimité de l'entendement humain, selon quantité d'harmoniques destructeurs,

 

kikeriki ,cock-a-doodle-do ,co coucouricou , coco, quiquiriquí ,kokeriko,  kukuruyuk,  mac na hóighe slán , chicchirichi , kokekoko,  kukeleku , cocorococo , cocoricó ,cucuriguuuu, coucarékou , kuckeliku , ky-ky-ri-ký,  ake-e-ake-ake,

 

 égosillements seulement destinés à tuer, à forer la matière gluante de la pensée, à faire des cerneaux de la conscience de simples grenades explosives, à Vous tous, Toutes les figures de la vibrante et précieuse folie maldororienne, "Rotiphères, Tardigrades, Cachalots, Pourceaux, Pécaris, Acarus sarcopte,  Scorpène horrible, Serpentaire reptilivore",  Moi, You.. Nevi..., tant qu'il en est encore temps, je vous adresse de l'extrémité de ma méticuleuse langue autour de laquelle s'enroulent les incertitudes pluvieuses du trépas, je vous adresse,... mon ultime prière, ma dernière... supplique... ombellifère, mon souhait le plus... alambiqué...parmi les ornières langagières qui cernent ma tête d'effroi, d'hébétude et de clinquantes passementeries. Tenez donc, au-devant de la quadrature mortelle de mes yeux enrubannés, l'image de ma Mère, afin qu'elle me soit le dernier Guide avant le baiser somptueux et écarlate de la Mort.

 

"Enfant perdu parmi la multitude du monde et l'indifférence des tiens, ton vœu sera pleinement exaucé, révélation par laquelle le sens que tu as cherché ta vie durant te sera offert à la manière d'un bouquet de fleurs vénéneuses. Renaissant par mon baiser vitriolé, tu seras condamné à errer, ta mort éternelle, tournoyant autour des âmes qui, avant que ne fusses né, t'immolèrent en ôtant de ton chemin toute possibilité de te relier à quoi que ce fût qui eût concouru à assurer ta sérénité. Ainsi en a décidé l'histoire de ton destin: tu périras par celle qui fut ton origine. Adieu Youri !"

 

"Lecteur qui, près de moi, sommeillais, - sans doute songeais-tu à la corde qui t'était promise afin que, pendu haut et court, tu te disposasses enfin à embrasser ce divin Néant qui, présentement, me sourit de sa bouche vide et cernée de Nuit infiniment productrice de sens -,

te voilà donc soudain bien vigilant, pris de curiosité, dirait-on ! Est-ce cette caverneuse voix d'outre-tombe qui t'a tiré de tes rêveries somnambuliques ? Mais je n'épiloguerai point, le spectacle qui s'offre à nous à présent mobilisera toute notre attention. Non, inutile de recouvrir ton calepin de notes bien nécessiteuses et superfétatoires. Sois donc persuadé, homme de faible constitution et d'oublieuse conscience, que ce qui va se montrer à toi dans toute la verticalité et l'abrupt de la révélation se gravera dans ta mémoire avec la même précision que met le calame à tracer les caractères de l'écriture sacrée. Mais cessons donc, si tu le veux bien, nos superficiels bavardages et ouvrons nos yeux !"

  Maintenant la nuit est tout à fait venue. L'Omnibus, arrêté près d'un Cimetière, n'est éclairé que par de hauts lampadaires dont les ampoules percent à grand peine une brume cotonneuse. Devant nous, sur le plancher de la Roulotte diabolique, gisent des empilements d'ossements, de massifs carnés, de monticules graisseux, de tuniques de peau, de griffes, écailles, langues sirupeuses et autres viscosités historiques. Ce sont les restes de la Révolution dont, ici ou là, émergent des bribes de drapeaux rouges, de déclarations d'intentions, des harangues matérielles, concrètes, sortes d'affiches dressées dans les vents contraires et primesautiers de l'Histoire. On entend, à intervalles réguliers, des voix s'élever puis aussitôt retomber comme si les glottes qui les proféraient venaient à tarir sous les coups de boutoirs d'autres révolutions les recouvrant de leurs clameurs innocentes. Des gémissements, aussi. Quelques exhortations dont le caractère aussi dérisoire qu'énigmatique ne peut que les reconduire à l'état d'éternels hiéroglyphes.

Y.D, dont tu auras compris que la nomination par l'entremise de ses simples initiales signe un triste éta

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14 janvier 2013 1 14 /01 /janvier /2013 14:50

 

 

Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

(Pré-Textes).

 

Sur quelques phrases

de JMG. Le Clézio.

 

Le livre des fuites

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67)

 

 

"Je suis au milieu des événements, quasiment invisible.

Est-ce que, par hasard, je n'existerais pas ?"

 

 

LA LIGNE 27

 

 

PROLOGUE

 

  Le texte qui vous est proposé ci-dessous relate une mince "histoire" individuelle, celle d'un "bâtard" de la Grande "Histoire", Youri Nevidimyj, fils d'une modeste moujik ayant scellé son destin à celui d'un riche boyard, liaison contre nature que les Révolutionnaires réduiront à néant. Youri sera confié aux "bons soins" d'un Orphelinat. Olga, sa Mère s'expatriera à Paris, ville tentaculaire  que son fils rejoindra bientôt  et au sein de laquelle ses errances d'immigré trouveront à s'illustrer. Existence tissée de folie. Perte d'un Sans-Racines dans une manière d'univers concentrationnaire dont les Voyageurs de la Ligne 27 - dont l'Omnibus maldororien est la métaphore, emportant entre ses flancs les haines des Révolutionnaires, lesquels  poursuivent  cette violente et inimaginable écharde de l'Histoire dont Nevidimyj sera la bien involontaire victime.

Les destins séparés de la Mère et du Fils trouvent leur épilogue "naturel" dans une confluence mortelle, alors même que Youri consent à endosser définitivement l'invisibilité dont il a été affecté tout au long d'une existence vouée à une manière de néant. Aura-t-il vraiment existé l'espace d'une fiction ?

  Les quelques phrases empruntées à JMG Le Clézio ne sont en réalité que le "Pré-Texte" à quelques simples méditations métaphysiques, parmi lesquelles le fait de savoir comment un destin particulier s'inscrit dans le dessein plus général de l'Histoire.

On notera, sans doute, quelques approximations historiques. Elles importent peu au regard de la simple question qui vaille, à savoir l'existentielle.

On s'étonnera peut-être du style, parfois classique, parfois atypique, s'évadant vers quelques licence ayant à voir avec la problématique des "Chants de Maldoror". Ces derniers sont présents, tout au long de la narration, en filigrane. Comment, en effet, mieux rendre compte d'une folie partout présente, en même temps que de la déréliction à l'œuvre dans les fantasques déambulations de Youri Nevidimyj, qu'en approchant, même de loin, la galaxie maldororienne ?

  Ce texte, soumis à bien des outrances, fantaisies et autres visions imaginaires et fantastiques est à considérer  comme un prétexte destiné à faire surgir quelques esquisses, sans doute sombres, sans doute nihilistes, mais en réalité inévitables de l'aventure existentielle. Le parcourant, sans idée préconçue, c'est à notre propre métamorphose qu'il nous convie.

 

  "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  C'est cela que pensait Youri depuis sa mansarde sous les toits de zinc et d'ardoises grises. Il se pencha par la fenêtre. Les Passants, dans la rue, formaient des colonnes de fourmis noires qui se croisaient joliment sur le passage zébré de blanc. Pareil à une portée musicale. Ou bien à des touches de piano, ivoires  maculés des trajets laborieux et multiplement hésitants de la marée humaine.  Fourmis ou bien cloportes, on se demandait où les conduisait leur destin en forme d'antennes agitées que des mandibules volubiles venaient souligner de leur sourde rumeur.

  Un instant, Youri chercha à démêler les sons, à percevoir des voix, des dialogues. Mais le bruit des voitures, le grognement tubéreux des autobus, les sirènes pareilles à des cornes de brume cliquetaient de toute part et il ne put rien interpréter de vraisemblable qu'un hourvari indistinct. Une jeune femme, isolée du flot des Vivants, chaloupait à l'aplomb du trottoir. Elle dissimilait ses yeux derrière des vitres teintées et fumait, laissant s'échapper de petits nuages de buée blanche. Youri la héla longuement "ohohoo...ohohooo", faisant varier la mélodie, mais sa missive se perdit parmi les lames d'air. Un vent léger s'était levé qui faisait tourbillonner les feuilles. La Ville tournoyait à l'infini sans s'occuper des quidams qui la peuplaient. Des volutes acides balayaient la vitre glauque du ciel. Au septième étage, Youri tutoyait l'invisible, s'y mêlait avec délices. Il eût été confondu si son appel avait été entendu. Comme pris en flagrant délit d'exister. Il y avait mieux à faire. Glisser le long de la vie à la manière dont l'agile fumerole s'échappe du volcan cendré. C'était cela qui était bien : être une étrange étrangeté, aux autres, à soi-même. Un cheminement dans l'ornière du doute, une progression dans le toujours inaccompli.

  Du reste, sa vie n'avait été que cette longue séparation de lui-même, ce volontaire dédoublement de borderline, cet écart, cette faille hautement schizophrénique. Pour Youri, exister n'était en rien adhérer à quelque philosophie, fût-elle celle de l'existentialisme, cette fausse liberté, cet humanisme tiède réchauffé à l'aune de l'engagement. Youri Nevidimyj pratiquait un volontaire détachement de tout ce qui pouvait lier, relier, assujettir, contraindre. Sa liberté consistait à ne jamais savoir où ses pas le porteraient, à quoi ses gestes aboutiraient, quel serait le sens pouvant s'attacher au moindre de ses actes. Seule une longue ligne de fuite aurait pu porter témoignage de cette manière d'absence dont il était affecté, comme d'une grâce, tellement cette inclination naturelle, il la ressentait avec l'impérieuse nécessité d'une vérité à toujours atteindre, à toujours avoir à portée de  main.

  Quasiment invisible à ses voisins de palier, des étudiants ou étudiantes au nomadisme érudit qu'il croisait dans les couloirs. Leurs ombres finissaient toujours par disparaître, aspirées par la faible clarté des coursives de plâtre. Lui,Youri, descendant sur la pointe des pieds, les orteils cambrés, position insupportable au commun des mortels alors qu'elle constituait, pour le Mansardeux, la plus jouissive des érections qui fût. Toujours il avait marché sur ses ergots, toujours il marcherait ainsi. Le sol, la poussière, la promiscuité du ciment martelé par des milliers de pas lui était devenu un domaine hostile, hautement répulsif. De retour dans sa mansarde, après ses errances pluvieuses et mortifères, il passait de longues heures, visage contracté, dans l'attitude du Saint devant de pieuses images, prélevant méticuleusement, menus gravillons, brins de végétaux et autres fragments qu'il prenait soin de classer au profond d'un sac de papier fermement attaché à l'encolure. Cette activité purement classificatoire et obsessionnelle était devenue, en quelque sorte, coalescente à sa condition, si bien que ses rêves, plutôt que de sacrifier au culte d'Eros, servaient un dieu barbare et exigeant, lequel ne se satisfaisait jamais des miettes qu'on lui dédiait, fût-ce avec générosité et application. A défaut d'être une rigoureuse taxonomie commise à inventorier les entités du vivant, sa manie s'attachait à archiver les plus infimes corpuscules qu'il collectait avec la même méticulosité que met un numismate à disposer parmi les feuilles  de soie les papiers monnaie et les assignats les plus précieux.

  La seule personne dont Nevidimyj supportait l'évanescente présence, telle le vol primesautier du papillon, était Olga, la Concierge dont la seule conversation - elle avait compris, depuis sa naïveté foncière, que "Monsieur Youri" tenait autant à préserver son anonymat qu'elle déployait de disponibilité à battre et rebattre les cartes usées d'un jeu de Solitaire -, donc la conversation se limitait toujours à un économe et poli "Jour M'sieur Youri", auquel M'sieur Youri répondait par un grognement indistinct, lequel suffisait au bonheur quotidien d'Olga. Car, Olga, depuis longtemps séparée, dans l'espace et le temps, de celui qui avait été son mari,

en pinçait pour Nevidimyj, ce grand jeune homme dégingandé dont elle eût pu être la mère. Peut-être y avait-il du désir incestueux qui rôdait en sous-sol ? Cependant les premières relations en restèrent toujours à ce ballet verbal minimal, à ce pas de deux aussi vite effacé qu'esquissé.

  Le quotidien de Youri N., s'il n'était jamais réglé comme papier à musique, comportant de soudaines volte-face, de subits revirements, n'en sacrifiait pas moins à une manière de rituel. Il affectionnait les endroits déserts - quais de gare au petit matin; squares au crépuscule, rives du fleuve avant que les promeneurs ne les fréquentent -, les espaces publics, - grands magasins, musées et bibliothèques -, là où la foule lui permettait d'être un individu parmi les autres, "sans importance". Son choix l'orientait souvent vers les salles garnies de rayonnages et de livres, cherchant de préférence à occuper les places non situées en vis-à-vis et, si possible, dans les encoignures, là où les autres lecteurs n'avaient aucune raison particulière de laisser choir leur naturelle curiosité.

  Le matin, après un petit déjeuner frugal, Nevidimyj descendait l'escalier  aux marches de bois disjointes, évitant que ces dernières ne craquent, de peur que quelque colocataire ne vînt troubler sa première quiétude - le jour avait à peine commencé sa longue dérive, laquelle ne manquait jamais de livrer son lot d'étonnantes surprises : l'arbre qu'on n'avait jamais réellement aperçu, le banc aux volutes rouillées, le caillou noir parmi le gravier blanc -, et lorsque Youri, rassuré par sa troublante clandestinité franchissait le seuil de l'immeuble, c'était comme une plongée dans la neuve inquiétude, une disposition au tragique qui ne manquait jamais de surgir de ce à quoi on s'attendait le moins, peut-être une clarté fuyante sur l'arête du trottoir qu'on livrerait, plus tard,  à une longue méditation. Vivre, c'était cela et rien que cela, une songeuse dérive dans les rainures et les configurations étoilées de la Ville, la recherche de l'inapparent, l'urticante question à poser au banc, à la feuille, à la fuite irraisonnée de la poussière dans l'ombre des caniveaux.

  Le matin, donc, Youri N., tel une cariatide de pierre parmi les convulsions de la foule, cintré dans des vêtures trop étroites alors que son apparence fluette eût appelé davantage d'ampleur, faisait le pied de grue sur le trottoir, attendant que le nez du Bus 27 fît son apparition au milieu des frondaisons qui cascadaient vers les rives du Fleuve. Souvent, à l'attente, des Passagers, des habitués de la même ligne que Nevidimyj ne voyait même pas, tellement la condition humaine le concernait peu. Il accordait plus d'attention au végétal, au minéral, surtout à ce qui, dans ces deux règnes, jouait une partition minimale, à savoir ne s'illustrait aux yeux ordinaires que par une manière d'absence récurrente. Quant à l'animal, il l'ignorait volontiers, ne l'utilisant qu'à des fins métaphoriques, tel homme lui apparaissant sous la figure du rat, telle femme sous celle du caméléon. Il était une manière de fabuliste s'exprimant dans une prose abstraite, un genre de La Fontaine métaphysique trouvant dans la mouvance animale ce qu'il ne percevait jamais dans ses semblables qu'à l'aune de la vulgarité ou, pire, de l'incomplétude. L'humanité se livrait à lui avec ses bizarreries, ses travers, ses fosses abyssales dont il estimait qu'elles étaient dépourvues de clarté. Le langage, pour lui qui n'en usait quasiment jamais, faisait figure de mousse inutile, d'écume aléatoire dont les Bipèdes eussent mieux fait de faire l'économie plutôt que de le dédier, le plus souvent, à l'injure et à la calomnie. Le silence lui semblait constituer un genre infiniment supérieur puisque capable de toutes les virtualités, dont la plus originale était le silence absolu lui-même, c'est-à-dire l'absence de profération de quoi que ce fût.

  Cependant, étant homme, quoique d'une manière fortuite, il ne pouvait réduire la parole à l'état d'un récipient sans fond. Le fond, il en fallait un, ne serait-ce que pour permettre à la voix, fût-elle autonome, de pouvoir faire écho. Des pensées, il en avait, tout comme ses congénères et tout aussi rapides, tout aussi brillantes. Plus, peut-être, son intériorité permanente constituant le gage d'une certaine authenticité que l'extériorité autorisait rarement. D'ordinaire, les sottises, on les véhiculait pareillement à l'âne son boisseau d'avoine. Les approximations on en faisait des collines au sommet desquelles ce bon Maître Cornille eût été bien inspiré de planter son moulin. A la pensée abstraite, bien qu'il ne négligeât nullement cette dernière, il substituait volontiers la métaphore, laquelle par son dire imagé en disait souvent bien plus qu'un long et méticuleux discours.

  L'attente du Bus 27 lui créait toujours une manière de prélude à une "assomption jubilatoire", estimant en son for intérieur combien de tours de roues seraient nécessaires au chaland urbain avant que d'accoster au quai de ciment. Si le langage lui avait été plus familier, il se serait volontiers entretenu de la question avec le Machiniste, car pour lui, les estimations arithmétiques et géométriques de toutes sortes constituaient l'alpha et l'oméga de toutes choses, l'architectonique qui présidait à toute cosmologie, donc à toute compréhension de l'univers. Parfois, nuitamment, de sa mansarde ouverte sur l'infini, il questionnait longuement les étoiles, il interprétait leur clignotement mystérieux, tâchant de traduire en un langage vraisemblable le nombre de galaxies, la quantité d'étoiles qui peuplaient la vastitude du territoire ouranien.  La mathématique lui semblait la science première et dernière par laquelle connaître enfin tous les secrets de l'univers. Quant à la mécanique, aux rouages astronomiques et horlogers,  aux cliquets et ressorts, clavettes et pignons, renvois et bascules, tirettes  et chaussées, il les tenait en haute estime, pensant même que, de leur interprétation exacte, pouvait surgir rien de moins que l'immensité de la connaissance. Ainsi cheminait Youri dans les voies étroites et sinueuses de l'existence, pareillement aux machines haut-le-pied qui se faufilaient dans une succession de soubresauts primesautiers parmi les fils d'Ariane des gares aux confins de quelque pays oublié des hommes. Cependant cette progression chaotique n'induisait en lui, ni état d'âme, ni regret fuligineux. Sa vie était tissée de ces allers-retours indécis dont il buvait l'ambroisie jusqu'à la lie.

  Assis, dans le Bus 27, à la sempiternelle place située immédiatement derrière le Machiniste, au-dessus de l'éminence ménagée pour le passage de la roue, Nevidimyj considérait le monde de haut et ceci d'autant mieux qu'aucun siège contigu au sien ne le gênait. Il était, en quelque manière, le Machiniste en second, ce dont personne ne s'étonnait. On le prenait généralement pour un grand timide, un simplet ou bien un muet. Peut-être même les trois à la fois et nul ne se fût étonné de le voir surgir, un matin, canne blanche à la main, tâtant du bout de son aiguillon acéré les flancs du monde du silence. Youri, dont la lucidité était affûtée comme le lumignon du lampyre,  retirait de ce consentement mutuel le situant d'emblée dans une sublime autarcie, l'assurance de ne jamais être dérangé dans ses sombres et obséquieuses méditations. Le trajet qu'il accomplissait pour la millième fois, non seulement ne le lassait pas mais lui procurait le plus vif des sentiments de bien être, pareillement à l'Amant retrouvant, dans le boudoir enrubanné, l'Aimée. Son ravissement, pour ne pas dire son extase, s'obtenait à la suite de la plus futile des perceptions : le manche d'ivoire d'un pommeau, l'éclat d'un bouton de manchette, la semelle crantée d'une chaussure ou bien le gravillon faisant son chemin parcimonieux dans l'allée centrale de l'autobus. On s'étonnera sans doute que les émois de Nevidimyj se fissent toujours au contact d'objets et non de ceux ou celles qui en étaient porteurs. On sera alors allé trop vite en besogne, oubliant la méticulosité de notre Passager à dénicher l'étrange là où on ne l'attend jamais. A savoir dans les colifichets plutôt que chez ceux qui s'en travestissent.

  Cahotant au milieu des soubresauts de la chaussée, consécutivement à l'état d'âme du Machiniste, il se laissait aller à une facile rêverie, laquelle n'était jamais le signe d'une quelconque réminiscence d'un passé proche ou lointain, - il n'avait, du temps, qu'une conscience plus qu'approximative -,  pas plus qu'une nostalgie qui se pût attacher à un événement quel qu'il fût. Youri, hors ses méticulosités abstraites et son intérêt pour le débris inapparent, ne vibrait jamais à l'unisson de ses congénères dont, d'ailleurs, il faisait habituellement l'économie, les réduisant à l'état de simples contingences qui, aussi bien, n'eussent pu jamais s'actualiser, ce qui est bien, d'ailleurs, l 'essence la plus intime de ladite contingence. A ses yeux, la marée humaine était quasiment invisible, pareille à un flux et reflux de brume qu'auraient dispersé des vents contraires. Et, de cet état de fait, il s'offusquait d'autant moins que faire halte auprès de ses semblables, non seulement lui eût paru invraisemblable, mais que cette seule idée lui donnait un genre d'incoercible nausée. Insulaire il était, insulaire il voulait demeurer, ne souhaitant apercevoir du réel qu'une utopie floue, cotonneuse, une manière de Farghestan belliqueux dont les contours assiégés d'un éternel brouillard ne lui apparaissaient qu'au travers de la plus nébuleuse des myopies qui se pût imaginer.

  Les Déambulants qui le cernaient de toute part, sans pour autant jamais l'atteindre par la parole ou le geste, le regard seulement, il les vivait "de l'intérieur" pourrait-on dire, comme s'il eût été une sorte de microbe vénéneux, de virus enragé qui se serait invaginé au mitan de leur chair afin de mieux les réduire à sa merci, à défaut de les posséder d'une manière plus adéquatement humaine. Ainsi tous les Passagers du 27 étaient-ils devenus, avec le temps, de simples éminences anatomiques, de rapides empilements de tarses, métatarses et carpiens, des trajets complexes d'arborescences sanguines et de lacs de lymphe, des soufflets alvéolaires parcourus d'un vent acide, des viscères occupés à cohabiter selon frictions et giclures diverses dont, parfois, au retour de ses pérégrinations il dressait l'inventaire, dessinant sur de grandes feuilles blanches, à la plume et à l'encre de chine les étonnants tracés mescaliniens pareils au tellurisme des créations du Poète  Michaux, lequel cherchait à triturer le réel jusqu'à la moelle et bien au-delà afin d'en expurger la sublime parole. Ensuite, lorsque les feuilles avaient absorbé le tracé, il épinglait ses vignettes dans le plâtre jauni de la mansarde comme autant de portraits de l'humaine condition. Le tout, dans une habile maîtrise de l'espace, dans une méticuleuse disposition, traçait les contours sismographiques d'une bien étrange altérité. Lui seul en possédait les clés qui lui permettaient, même à distance, de recréer les conditions de leur phénoménalité. Tel tracé évoquait telle Passagère  portant en sautoir, tel jour précis, tel médaillon vert émeraude si semblable aux yeux phosphorescents du poulpe; tel autre étant l'allusion aux brodequins  du Passager X., dont les lacets  emmêlés l'avaient fasciné, le faisant penser à de vigoureuses joutes ophidiennes. Ainsi, au fil du temps, observateur d'une métaréalité qui échappait au commun des mortels, avait-il réalisé quantité de fiches anthropométriques, identiquement aux pointillés du Morse qui ne parlent qu'à ceux qui en sont familiers.

 

    "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  Cette phrase, bien que récurrente, Youri ne la formulait jamais. Jamais, en tout cas, de manière claire ou selon une pensée rigoureuse qui lui eût permis d'élaborer les prémices d'un sens existentiel, le seul qui, du reste, valût pour bien des hommes. En réalité, cette question, venue de nulle part, se posait elle-même, d'une manière autonome, manière de Ruban de Moebius entrelacé à son propre trajet, énonciation tellement proche d'un absolu qu'elle semblait résulter d'une méditation à haute voix de l'être lui-même. (Par "être", nous voulons simplement dire de l'exister en sa préoccupation, en sa sempiternelle énigme.) Cette question de "l'événement", de l'énigme de la confondante visibilité de l'humain au sein de celui-ci, l'événement, ne pouvait uniquement se poser à l'individu Nevidimyj embarqué parmi les rotations multiples de la Ligne 27 mais, à tous ceux qui, étranges voyageurs de la destinée humaine figuraient à titre de Passagers sur tous les méridiens et horizons de la Terre.

Seulement, parmi les agitations, tumultes, circonvolutions et mouvements diaprés de la foule, la plupart des Vivants  se résignaient à être au mieux des numéros anonymes, au pire des invisibilités qui n'attendaient que la  formulation en forme de couperet de la finitude. Ainsi était tout destin en voie d'achèvement. Cependant que l'on n'aille pas s'imaginer que de telles interrogations se fussent en quelque moment installées dans les cerneaux gris des Embarqués de la Ligne 27. Non qu'aucun signe n'en émergeât point. Mais il s'agissait seulement de petites hypostases physiques que ne remarquait guère qu'un œil averti : ride zébrant le front, paupière flasque, pincement des lèvres, affaissement des bajoues, début de double menton et autres bizarreries qui, pour ne pas affecter ceux qui les portaient étaient la signature patente d'un début de délabrement. D'autres failles et lézardes plus sournoises, plus ambiguës, végétaient à bas bruit au détour de quelque vergeture, de quelque plissement dermique dans le silence relatif des massifs carnés et des réseaux sanguins souterrains. Ils attendaient seulement le moment propice où ils pourraient lancer leurs assauts.

  Pour autant ceci n'empêchait en rien le 27 de faire ses boucles et ses angles droits, ses pas de deux et ses entrechats parmi l'immense labyrinthe de la Ville, sorte de praticable livide encombré de machineries diverses, poulies et cintres dont il était bien difficile de tirer une signification a priori. Ceci n'empêchait en rien ses Hôtes de vaquer à leurs occupations quotidiennes avec la régularité d'un métronome et la béatitude de ceux qui, aveuglés par l'inconséquence du jour, avancent en tricotant leur vie, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, se contentant de cette vue de chiot nouveau-né, ce qui leur évitait bien des désagréments. Ils allaient par le monde, empruntant le premier chemin vers Compostelle venu, descendaient et remontaient dans  la carlingue d'acier en toute bonne conscience, ne s'apercevant même pas que leur trajet était la sombre métaphore d'une existence déjà commise au rebut, avec ses stations bonnes ou mauvaises, hospitalières ou rejetantes, avec son perpétuel chemin de croix. Les autres Passagers, rencontres hautement hasardeuses, ne les intéressaient pas, ne les concernaient pas et ils feignaient de ne pas les voir ou bien ne les voyaient pas.

  Cependant un Passager ne leur était pas indifférent. Vous aurez deviné que la personne de Youri Nevidimyj correspondait assez parfaitement à une préoccupation de la sorte. Non que ce dernier se trahît par quelque dialogue. Il n'en tenait pas. Non qu'il témoignât envers quiconque haine ou animosité. Il ne les remarquait pas. Non qu'il exhibât un comportement pouvant s'interpréter en tant que velléité anti humaniste. Sa conduite était la neutralité même. Non qu'il affectât à l'endroit de ses pairs une insupportable morgue ou bien une piteuse condescendance. Plutôt un désintérêt qui confinait à l'épaisseur du vide. Non, le mal était plus simple. Nevidimyj agaçait, titillait les consciences, communiquait le prurit de l'impatience et l'urticaire de l'intolérance en raison même de sa constante candidature à l'invisibilité. Non seulement il se confondait avec le paysage de l'urbanité roulante, tassé qu'il était contre la paroi de skaï qui délimitait l'aire dévolue au Machiniste, non seulement il demeurait figé pareillement à un insecte pris depuis des millénaires dans un bloc de résine, mais il ne regardait jamais ses Covéhiculés, jamais ne leur adressait le moindre signe qui se fût interprété comme un geste de reconnaissance à leur égard. Ce qui incommodait au plus au point les autres Roulants, c'était cette montagne d'indifférence dont ils se sentaient exclus comme s'ils avaient été quelque rat de caniveau en décomposition, museau et queue identiquement dispersés aux quatre écoulements aquatiques du peuple des égouts. Certes, ils n'auraient pas demandé que l'Inconnu du 27 leur tînt de longs discours sur les sciences et les arts, pas plus que sur les talents multiples d'Averroès en matière de mathématique, de médecine et de philosophie. Ils ne lui auraient même pas demandé de raconter par le menu ses faits et gestes quotidiens, d'avouer ses petites manies classificatoires pas plus que des confidences sur son penchant sexuel.

  Ils auraient simplement souhaité un regard, fût-il furtif, éphémère, aussi vite disséminé qu'apparu. Or, de regard, il n'y avait point, le Mansardeux laissant flotter sur le monde des sclérotiques de porcelaine sur laquelle ricochait la clarté du jour et les images inversées et hautement abstraites des silhouettes qui, par aventure, croisaient son destin. Quant à ses pupilles, noires comme le jais, dures comme le diamant, profondes comme la nuit souveraine, elles n'offraient aucune issue par laquelle l'âme du Russe pût être atteinte. Mais combien il était désolant pour les Curieux de la Ligne 27 de se heurter à ce bloc de granit sourd, combien il était frustrant de n'apercevoir qu'une nuque aux deux cordes symétriques, manières d'étroites colonnes doriques supportant le chapiteau altier de la tête avec ses brunes frondaisons ! La désespérance des Convoyés, - dont on se souviendra qu'elle était amplifiée par autant de consciences  meurtries qu'il y avait de Passagers dont aucun ne pouvait se targuer d'être clandestin, à savoir dans le but de se faire oublier et de descendre à la première station avec un statut d'absolue invisibilité - , donc la désespérance des Laissés-pour-compte était abyssale, à proprement parler, indescriptible.  Ô combien ils auraient été comblés, au contraire, d'apparaître en pleine lumière, nimbés de l'éclat de la mandorle rayonnante des Saints et ceci dans un seul souhait : que Youri Nevidimyj leur accordât la faveur d'une simple et fugace attention. Il s'agissait là, on l'aura compris, d'un rêve pieux, d'un pur onirisme coupé du réel, d'une simple et inconcevable fantasmagorie. L'en-partie moujik, en-partie-boyard, se scindait volontiers selon cette ligne de partage sociale, selon cette incompatibilité des mœurs afin de mieux s'enliser dans un statut hautement atypique, lequel n'offrait au regard des quidams qu'une grille de lecture brouillée, brumeuse, pareille aux tracés ténébreux qu'offraient  les ardoises magiques d'autrefois.

  Tout au long du cheminement du 27 - Youri Nevidimyj effectuant la totalité du trajet -, les Questionnants, les secrétaires, les vendeuses de grands magasins, les bourgeoises, les prostituées, les conservatrices de musées, les notaires, les galeristes, les retraités, les rentiers, les midinettes, les collégiens, les gardiens de squares, les imberbes, les chevelus, les chauves, les bigleux, les sourds, les malveillants, les filles de grande et de petite vertu, les bonnes sœurs, les professeurs à la Sorbonne, les SDF, les marmiteux, les coiffeuses, les infirmières, les employées du cadastre, les bibliothécaires, les quincaillers, les rentiers, les sans- importance, les notables, tout ce petit monde enclos dans le microcosme ambulant et cotonneux, dans la nasse où nageaient toutes sortes de poissons, proies latentes ou bien prédateurs à l'affût, tout ce petit monde donc focalisait son unique regard sur la manière de bernique collée au rocher sombre du Machiniste, sur le genre de bouleau perdu, confondu parmi les autres bouleaux de la taïga, sur la sorte de permafrost sur lequel, même les sabots des caribous et des rennes n'avaient nullement prise, leurs pieds fourchus rebondissant sur les matelas laineux des lichens et des spores de toutes sortes qui en comblaient les interstices. Interstices par lesquels une connaissance approchée du sol spongieux, mystérieux, eût pu recevoir un semblant de réponse. Etait-ce sa lointaine ascendance russe qui avait installé Nevidimyj dans cette hébétude du sous-sol à révéler de sa structure intime quoi que ce fût ?

  Or, chez tous les Assis du 27, il y avait urgence à connaître cette vivante énigme posée devant eux, à en percer les secrets, à s'introduire dans les arcanes de la pensée de cette mutité en acte. Au fil du temps le désir s'était accru de mettre à jour cette mystérieuse archéologie.  (Il n'y a, en effet, que les choses qui nous résistent qui fouettent notre intérêt à les mieux connaître, le connu n'offrant à nos yeux blasés que la figure de la  banalité.)  Or, ici, l'on pressentait qu'il y avait de riches filons à exploiter, des pépites rares à extraire.

  Car, pour le dire vite, la personne de Youri Nevidimyj dégageait un charme indiscutable, fait à la fois d'une distinction tout aristocratique telle qu'elle apparaissait dans la bourgeoisie pétersbourgeoise, au siècle dernier, dans les romans de Dostoïevski ou de Pouchkine. En lui, il y avait à la fois une rusticité de bon aloi, une souche de moujik qu'était venu tempérer un profil noble, aristocratique. Du premier il tenait une nature farouche, volontiers accordée aux rudesses de la tâche agricole, aux rigueurs du climat; du second une inclination à la retenue, à la distinction, à la pratique des beaux-arts et à celui, tout en finesse, de la diplomatie. Cet inhabituel cocktail des tempéraments, cet héritage de manières de vivre, de sentir, de s'exprimer, si opposées, jointes à un passé dont la trace se perdait quelque part dans les convulsions  ayant suivi la Révolution russe, tout ceci avait contribué à faire de Youri un personnage complexe, lequel s'était constitué selon une manière de ligne de partage des eaux, la tension résultant de ces deux courants contraires expliquant vraisemblablement le clivage actuel, le refuge hors de toute raison apparente. Exilé de son pays depuis son plus jeune âge, orphelin sans racines, longuement confié à l'anonymat des Institutions sépulcrales recueillant les sans-familles, lieux désincarnés, privés de la moindre chaleur, de communication,  il avait flotté entre deux eaux, à la manière d'un fétu de paille pour échouer, bien plus tard, au hasard de ses pérégrinations hasardeuses, dans cet immeuble vétuste du XIII°, tout près de la Place d'Italie qu'il apercevait, du reste, du haut de sa mansarde.

Réputé asocial, jugé inapte à l'exercice d'un métier quel qu'il fût, il vivait des subsides de la société, relégué quelque part entre ciel et terre, aux confins de la vie. Ses journées se passaient en longues flâneries dépourvues de but précis, si ce n'est d'échapper à la cohorte humaine et à la vindicte dont il se croyait la victime expiatoire. Sans que cette impression ait reçu, jusqu'à ce jour, d'estampille sociale officielle ou de début de réalisation,  il existait par défaut, dans la crainte d'une toujours probable anastrophe dont lui, au premier chef et la Terre  entière ne manqueraient d'être atteints, prélude à une manière d'eschatologie cosmique réalisant, d'un même élan, l'ultime déclinaison de l'aventure humaine. Pour solde de tous comptes. Cependant, si Nevidimyj passait, à ses propres yeux, pour un devin ou un prophète, il ne pouvait supputer que la seule victime potentielle immédiate serait précisément celle qui aurait présidé à cette prédiction. A savoir lui-même en chair et en os, si l'on pouvait oser cette métaphore aussi cruelle que réaliste.

  La quarantaine bien sonnée, Youri était un bel homme au visage blafard, somme toute empreint de tragique, une manière d'Antonin Artaud lors de ses jeunes années, lèvres régulières au parfait arc de Cupidon, front haut sous un casque de cheveux révoltés entretenus en un savant désordre, pommettes saillantes sous une peau doucement parcheminée, menton affirmant la volonté ferme, assurée, yeux sombres brillant d'une intelligence toute contenue et profonde. Ce post-romantisme inquiet, cette inclination affirmée à une vie intérieure, passionnée, séduisait les femmes mûres aussi bien que les soubrettes et il n'était pas un homme qui fût indifférent à cette esthétique du désespoir. Les Nomades du quotidien, les Orphelins de la ligne 27 eussent été ravis d'un simple sourire de Youri à eux adressé, d'une attention même passagère, d'une inclinaison de sa tête d'acteur en guise de reconnaissance. Mais, au fil des jours, des mois et, finalement, des années, le même scénario invisible reproduisant sa trame vide avait fini par altérer les sentiments fraternels entretenus à son endroit et, à la façon dont un gant se retourne, ne dévoilant plus sa surface d'agneau glacé mais ses piqûres, ses empiècements, ses rognures de cuir bouilli, ne restait plus de Nevidimyj que cette armature sans vie, cette architecture muette pareille au dialogue d'un parapluie privé de sa toile, les nervures seules s'offrant comme ultime ressource.

Peu à peu, chez les Egarés du 27, le doute avait lancé ses assauts, faisant de l'Immigré russe un potentiel espion à la solde de l'ennemi - la guerre froide faisait rage alors -, ou bien un prédateur sexuel dissimulant bien son jeu ou, peut-être, un étrangleur de concierges au fond de leurs cours sombres et humides. Toute la discrète faveur entretenue à longueur de temps à l'égard du Mansardeux s'était soudain muée en ressentiment puis en franche hostilité. Lorsqu'à Tolbiac, l'Esseulé montait à bord du moderne fiacre, s'installant tout près du postillon, c'étaient comme si de vigoureux coups de fouets s'étaient abattus sur la croupe miteuse qu'était devenu l'ancien moujik. Il ne restait plus trace de l'élégance de l'habitant de la datcha  qu'on lui avait intuitivement attribuée, en raison de sa distinction naturelle, de la grâce de ses articulations, de la finesse de ses doigts de violoneux. Car, s'il y avait une chose à laquelle Nevidimyj tenait par dessus tout, c'était bien celle de son aspect physique, en même temps que celui de sa vêture, toujours impeccable grâce au dévouement et à l'amour prosaïque que lui portait Olga. La beauté de son visage, le port altier du costume sombre et cintré, sa minceur, son allure empreinte de facilité l'installaient dans une manière d'aristocratie immatérielle qui pouvait s'exonérer de tout rapport au temps. Ainsi flottait-il à mi-chemin entre rêve et réalité, ayant cependant un penchant affirmé pour le côté onirique et souvent baroque de ce qui constituait sa vie ordinaire.

  Les Membres du 27, dépités de ne pas être élus à le fréquenter  eussent pu fomenter une révolte dont il eût été la victime immédiate. Ils eussent pu lui planter une dague par le mitan des omoplates  et le saigner comme un goret. Ils eussent pu lui faire avaler des baleines de parapluie, lui faire déglutir des calots de verre, lui enfiler des aiguilles à tricoter dans les oreilles, lui enfoncer des osselets dans les yeux, lui hacher la langue avec une moulinette à légumes. Oui, tout ceci aurait pu être fait sans que la police s'en inquiétât et que les juges fussent obligés de revêtir leurs hermines afin de juger les assassins. En fait la société des braves gens ne supportait plus ces empêcheurs de tourner en rond qui, au fond du fond, étaient pires que les envoyés de Satan, pires que les suppôts de quelque secte maléfique, pires que la peste bubonique. Car, faute de se le formuler clairement, avec la facilité des évidences, les Habitués du 27 avaient bien perçu, chez Youri, cette dimension d'étrange étrangeté qui les inquiétait au plus haut point. Certes ils n'en avaient pas une intuition exacte mais ils percevaient, chez le Mansardeux, comme l'exhalaison d'une odeur de souffre, l'insistance rubescente de flammes mortifères, la poursuite d'un funeste projet.

  Outre que les Voyageurs étaient des pleutres et des nabots se réfugiant derrière le dos du Voyageur qui le précédait, nul ne prit l'initiative  de procéder à l'extermination de la Vermine machinique. Percevant, parmi l'étroitesse de leurs esprits emboucanés et miteux, la dimension d'absence ultime dont Nevidimyj était porteur à son insu, ils renoncèrent selon un accord tacite à employer le vitriol qui défigurerait à jamais le visage du Malveillant. Ils disposaient d'un moyen bien plus efficace. Plutôt que d'envoyer dans les pupilles de l'Impétrant l'éclat d'une vive lumière commise à lui infliger la cécité, - une lampe à arc, par exemple -, ils préféraient user d'une méthode plus douce, faisant fuser la mince flamme d'une lampe acétylène diffusant ses rayons à la mesure d'un lent effritement de la pierre de carbure. Ils renouaient ainsi avec les pires supplices d'antan et pensaient que le lumignon du gaz serait plus adéquat que la clarté coruscante de l'arc à instiller dans l'âme du pauvre hère la pire des décompositions qui se pût imaginer et dont la lenteur à agir constituait le plus sublime des raffinements jamais conçus.

  Mais avant de passer aux friandises du dessert, le Lecteur comprendra que l'on veuille faire précéder la chute du couperet final d'une revue  des us et coutumes de l'Erratique. Nulle proie n'est mieux dégustée par son prédateur que lorsque ce dernier, informé du contenu de sa victime, fond sur elle avec les délices de l'anticipation. Ainsi en est-il de l'amant que la manta religiosis  boulotte avec componction et recueillement, depuis les frêles antennes jusqu'aux ailes diaphanes et l'abdomen vidé de son précieux nectar, les génitoires du Séducteur n'étant plus qu'une mince désolation, après que l'accouplement royal a eu lieu.

 

  Us et coutumes du bon Youri Nevidimyj.

 

  Youri, en bon Exilé à la recherche constante de ses racines, fréquentait toujours le même sol dont il espérait que ce dernier lui donnerait accès à ses propres sources, à sa propre énigme, la même que les Autochtones de la Ligne 27 cherchaient avec, il faut bien l'avouer,  une certaine fièvre, et les démangeaisons associées à une passion cannibale. Au hasard de ses trajets compulsionnels, de ses virées dépourvues de but précis, il avait fini par substituer l'impérieuse nécessité d'élire certains espaces à la manière de véritables icônes dont faire l'économie eût été l'équivalent d'un renoncement à soi. Ainsi, certaines haltes s'étaient imposées elles-mêmes avec la tyrannie de la nécessité existentielle. Les fragments épars de son anatomie, répandus depuis les limites de la taïga jusqu'à la mansarde du XIII°, en passant par la case orphelinat, trouvaient un début d'assemblage à défaut de pouvoir s'illustrer sous la figure d'une osmose parfaite. Nevidimyj avait conscience que, s'il voulait persister dans la vie, à défaut d'exister vraiment, il devait s'inscrire dans cette perpétuelle recherche de lieux commis à le doter d'un territoire vraisemblable. Le trajet quotidiennement réitéré, les haltes aux mêmes stations, son invagination dans une manière de génie du lieu traçaient les contours de son esquisse probable. Renoncer à cela, à ce pèlerinage en lui-même lui eût été fatal, c'est du moins ce qu'il redoutait avec la plus vive des souffrances qui fût. Toujours préoccupé des rives à atteindre, il faisait l'impasse du courant qui le portait, sur lequel voyageaient de concert ses coreligionnaires puisqu'aussi bien ils poursuivaient le même but : s'y retrouver avec l'obscurité Nevidimyjienne.

 

  Une chronique des lieux.

 

Le Jardin du Luxembourg ou l'esquive des jours.

 

  Bien évidemment on aura compris la difficulté d'attribuer une justification aux actes de Nevidimyj et faire la moindre hypothèse sur le choix de ses haltes sur le trajet du Bus 27 n'aurait été que supputation gratuite.  Youri, quoique habité d'une vive intelligence, n'en fonctionnait pas moins sous l'autorité d'une impulsion parfois incoercible qui le jetait hors de son cocon d'acier avec la vivacité que possède un ressort comprimé à se détendre. Lorsque, après Saint-Jacques, il apercevait les frondaisons s'étalant autour du Sénat, il se levait vivement de son siège, appuyait sur le bouton de demande d'arrêt et se plantait auprès de la porte centrale du bus, manifestant une certaine impatience avant que les soufflets ne s'ouvrissent. Son état d'agitation contrastant avec l'immobilité qui l'avait affecté jusqu'alors ne manquait  d'inquiéter nombre de ses Covoyageurs, certains se trouvant même bien inspirés de descendre à sa suite afin que, le suivant, puisse se lever un coin du voile du mystère Nevidimyj. L'on se souviendra cependant du statut de quasi invisibilité du Russe pour en déduire avec aisance et même un brin de flegme britannique que la filature n'était en rien une partie de tout repos, Youri, de sa démarche zigzagante et imprévisible semant irrésistiblement ses poursuivants au gré des complications urbaines, kiosques à journaux, colonnes Moriss, étals divers, terrasses de cafés, attroupements de chalands face aux vitrines pléthoriques.

  Mais ç'aurait été mal connaître l'entêtement de certains Passagers du 27 que de croire que ces derniers, découragés par la fuite éternelle de leur proie, se fussent réduits à un pur et simple abandon. Non. Le vice était ancré au fin fond de quelque turpitude inavouable ou, à tout le moins, s'inscrivait dans les mailles d'un désir irrépressible. Donc, au milieu des bancs et des chaises métalliques, parmi les allées gravillonnées de blanc, derrière les kiosques peints en vert, au travers des ilots de marronniers, dans la perspective des vasques et des balustres de pierre le jeu se poursuivait que Nevidimyj percevait sans même qu'il lui fût nécessaire de se retourner. C'était comme de sentir la brise sur une partie dénudée du corps ou d'anticiper  la perception de l'écho alors qu'on vient de lancer sa voix à l'assaut d'un cirque de montagnes. Toujours le Fuyard glissait entre les doigts de ses poursuivants. Toujours ces derniers ressentaient cet échec avec un sentiment d'humiliation dont, au fond d'eux-mêmes, ils faisaient le serment de se venger. Il n'était pas rare que le Bolchevik - car c'est sous ce type d'attribut révolutionnaire que Youri s'illustrait en ces occasions -, disparût derrière le piédestal de Baudelaire, s'abritât dans l'ombre de la stèle de Stefan Zweig, s'ingéniât à se confondre avec le buste de Flaubert ou bien cherchât refuge auprès de Léda et le Cygne derrière le grand fronton de la Fontaine Médicis.

  Les jours de malchance, au cours desquels il ne parvenait que de justesse à rejoindre sa figure d'invisibilité, il s'esquivait volontiers grâce à l'usage d'un ingénieux stratagème, se cachant au plein jour, si l'on peut dire, parmi les Adeptes du Tai-chi-chuan, se coulant dans leurs postures élégantes, cette esthétique flattant de surcroît ses nobles origines, dont, pour rien au monde, il n'eût voulu se départir. Malgré la hargne de ses ennemis à vouloir fendre l'armure, il parvint toujours à leur échapper assurant ainsi au secret dont lui même ne possédait nullement la clé, sa charge de mystère. Et il se sentait d'autant plus aise de vivre dans ce relatif inconfort, dans cette ambiguïté permanente, que cette dernière était la condition même de son obstination à vivre parmi la touffeur des incertitudes. Il lui fallait côtoyer quotidiennement l'abîme, marcher sur ce fil étroit de funambule afin que ses jours pussent se colorer des teintes du projet à entretenir, sa flamme fût-elle vacillante comme la faible lumière des feux follets. Mais rien ne servirait de prolonger plus avant les assauts dont Nevidimyj parvint toujours à déjouer les pièges mortels. Il convient, à présent, de poser les fondations topologiques de sa prétention à exister parmi les Vivants.

 

  L'Île Saint-Louis ou les jours racinaires.

 

    "Être au milieu des événements", pour Youri, c'était d'abord être au centre de lui-même, calfeutré au plein de la bogue primitive avec laquelle, à l'évidence il ne se relierait jamais, son territoire originel l'ayant déserté, ayant fait de lui un perpétuel nomade sans lieu ni espace où se ressourcer, sans ouverture vers un langage signifiant dont il eût pu espérer une issue. Être Nevidimyj revenait à investir le premier lieu d'errance rencontré, à s'y accrocher avec le désespoir du naufragé porté par son fragment d'esquif, apercevant la côte, très loin,  vague esquisse brumeuse, cependant porteuse d'une clairière où poser le regard. La première fois que l'Exilé avait pris contact avec l'Île Saint-Louis, un matin d'octobre parcouru des jours encore lumineux d'un persistant été indien, une rare et argileuse clarté teintant d'ivoire les façades de pierre des hôtels particuliers, il avait eu son premier émoi au contact d'un paysage urbain, un premier espoir de s'y retrouver avec lui-même comme s'il avait enfin accosté au rivage d'une Terre élue. Non soumis à une facile nostalgie - n'en sont atteints que ceux qui ont hérité d'un lieu où ancrer leur existence -, c'est toujours avec une inclination à un relatif et fragile bonheur qu'il retrouvait les pavés lissés de lumière, les portes cochères aux porches amples et ténébreux, les trottoirs aux solides arêtes, les solides pierres angulaires des quais de la Seine.

  Lieu d'élection entre tous, l'étrave de l'Île, Quai de Bourbon, où la vue, effleurant le flanc de la Cité, glissait en direction de l'Hôtel de Ville. Là, à la proue du navire de pierre, il regardait longuement les péniches remonter le courant, manières de longs cachalots portant sur leur dos des dunes de sable, des gravats, du ciment, du linge étendu sur un fil, des femmes de Mariniers qui, parfois, le saluaient amicalement de la main comme s'il avait été une vigie bienveillante commise à veiller au bon déroulement de la navigation. Alors, Nevidimyj, l'espace d'un instant, devenait visible aux autres, à lui-même, comme si une lumière intérieure se fût soudain éclairée, l'assurant d'un bref rayonnement.

  Seulement ces illuminations étaient rares, souvent interrompues par de longues périodes de rumination au cours desquelles il était comme envahi de cécité, fermé au monde environnant, à ses mouvances, ses rumeurs. Assis sur un banc de bois, à l'ombre des feuillages compacts des marronniers, il sombrait la plupart du temps dans une manière de léthargie dont il ressortait toujours avec un sentiment d'intense nausée. Sans le savoir vraiment, il reproduisait le thème sartrien de la racine dont il s'était imprégné au cours de ses longues et méditatives lectures, au hasard des innombrables bibliothèques où il avait trouvé refuge quand son identité menaçait de lui échapper.

  Cela commençait toujours de cette façon. A peine venait-il de s'assoir sur le banc que les arbres alentour, les autres bancs, les bornes de pierre reliées par des chaînes refermaient leur monde clos, ceinturant Youri à la manière d'une Cité Interdite. Tout l'enserrait jusqu'à la démesure. L'air devenait compact, cotonneux, rempli de fibres étroites; les feuilles étaient des tampons d'étoupe; les pavés des meutes de formes mouvantes semblables aux carapaces des tortues. Cela devenait un sombre réduit, l'antre au sein duquel les  idées  avaient peine à se mouvoir, comme si elles avaient été prises dans de la glu. Tout, alors, paraissait terreux, accompagné de relents d'humus humide; tout girait follement à l'intérieur d'un terrifiant vortex. Tourbillon, œil cyclopéen auquel Nevedimyj ne voulait rien céder, pupille démesurée dont il cherchait à s'extraire à force de volonté, de désir de vivre quelques instants encore, l'espace qu'il fallait afin que quelque vérité se révélât à lui. Mais les parois de l'oculus qui cherchaient à le déglutir étaient infiniment lisses, infiniment abruptes, décidées à en finir avec le Russe et ses manières d'aristocrate inverti, tout juste bon à semer la zizanie parmi le bon peuple des Officiants de la Ligne 27.

  Parfois, grâce à un sursaut de volonté, à la mobilisation d'une tragique énergie, Youri parvenait à s'extraire de l'étau assidu des tenailles, les mâchoires se relâchant quelques secondes dans un geste tellement semblable à celui du félin jouant avec sa proie, lui accordant un bref répit en même temps qu'un fol espoir alors que les crocs, prêts à bondir, s'illuminaient des sucs d'un plaisir pré-gustatif. Alors, l'étreinte rétrocédant, Nevidimyj essayait de se ressaisir, de restituer à sa position une assise plus confortable, mieux assurée, non qu'il craignît un jugement des passants si rares en cet endroit, mais plutôt une manière d'autocritique qu'il redoutait, ne voulant en rien céder à la facilité, à l'abandon, préférant satisfaire sa constante exigence de dignité, de maintien - on n' était pas issu d'une famille de la grande bourgeoisie en pure perte -, et alors il respirait d'aise, avec une nouvelle agilité de la poitrine, une aisance subite à la dilatation, à l'expansion, à l'accueil de l'événement nouveau qui ne manquerait pas de se produire. Car, pour le Russe, comme pour tout autre individu à la surface de la Terre, même la tête sur le billot, l'espoir faisait, dans les cerneaux ourlés de gris, ses petites circonvolutions, ses petites fantaisies de dentellière, ses menus entrechats de bal masqué. On objectera sans doute, le Principe de Raison redressant toujours fièrement la tête, que la lucidité du Moujik était bien entamée, en sourdine, aussi peu audible qu'une berceuse au-dessus d'une charmante tête blonde avant que survînt l'endormissement. Et, supputant ceci, on se sera fourvoyé dans de sombres et inextricables arcanes. En toutes occasions,  l'Exilé était lucide autant que la situation le permettait et, en la circonstance, il savait qu'il lui fallait faire preuve d'audace et d'inventivité afin que son sort ne fût définitivement scellé.

   Lorsque survenait le relâchement soudain des feuilles, il percevait l'air gris-bleu de la Ville, il devinait le dôme plombé du ciel, tout en haut des immeubles, comme une promesse d'avenir. Dans le reflux des pavés, dans le renoncement de ces sinistres blocs de granit à élever vers sa fragile anatomie des sortes de belliqueuses Murailles de Chine, il lui semblait percevoir un clin d'œil du destin, lui ouvrant de nouvelles voies, des chemins à parcourir avec plus de sérénité. A nouveau il devenait attentif aux murmures de l'Île, à l'écoulement de la Seine dans ses gorges de pierre, au flux de l'air parmi les branches des marronniers. Il se mettait à échafauder des plans sur la comète, à ouvrir dans le firmament de sa mansarde l'étoilement d'un jour possible.

Seulement c'était sans compter sur la persistance des choses à l'enserrer dans le filet étroit des contingences. On n'est pas un Exilé sans rendre des comptes à la société des hommes, à leur confondante et impitoyable vue de myope éclairant à peine le bout de leurs souliers envahis d'une fange inconséquente. On n'est pas Exilé impunément et libre de soi. Même les choses réclament leur dû, un genre de cannibalisme  dont la mission leur aurait été confiée par une force secrète. Et c'est au moment où Nevidimyj croyait recouvrer la liberté que surgissait, pareils  à des  coups de canif, les crocs acérés du Néant.

Les lattes de bois du banc se mettaient à danser leur gigue alors que les pieds, de fer ouvragé, enroulaient leurs torsades autour des chevilles, montant lentement le long des piliers des jambes, se ramifiant, telle des lianes de lierre, afin de s'étoiler autour du bassin, avant de lancer leurs vrilles métalliques autour de l'ombilic, de corseter les hanches - le souffle devenait court, sifflant, rauque -, alors que le fleuve de fonte poursuivait son ascension mortifère, gainant les poumons dans une résille serrée, dense comme la toile d'araignée, - l'air sifflait dans les alvéoles qui peinaient à se déplisser, ballonnets asthmatiques aspirant laborieusement  les corpuscules vitaux -, puis les ruisselets se plaquaient le long de l'aorte avec un bruit de succion, enserraient le goulet de la gorge, ligaturaient le massif visqueux de la langue, perforaient les cavités nasales, poinçonnaient le chiasma optique - la cécité était alors à son comble, l'inconscience presque totale, juste un faible lumignon dans la gorge exigüe d'une grotte -, s'enfonçaient selon mille réseaux complexes dans la matière grise, transperçaient la fontanelle, ressortaient à l'air libre ou à ce qu'il en restait, les feuilles, à leur tour, ayant repris leur chute cotonneuse, filandreuse, s'émiettant en nervures nerveuses, en limbes mielleux, en corpuscules ligneux. Il n'y avait plus guère de place pour l'oxygène, pas plus que d'espace pour la pensée. La conscience s'écoulait le long du rocher du corps en longs filaments stériles, en minces éjaculations inopérantes, en turgescences émollientes. Le temps avait reflué, se limitant à une flaque presque inapparente. L'invisibilité du Russe n'était pas encore arrivée à son comble : il manquait encore le travail de la racine. Mais que le Lecteur ne s'impatiente nullement. Il n'est jamais trop tard pour faire œuvre utile.

  La racine donc, travaillait en sous-sol, glissait à bas bruit parmi les touffeurs et les entrailles chaudes du limon. S'emmêlait à d'autres racines. Jumelles, latérales, pivots, superficielles, toutes participant à la tâche commune, à savoir réduire à la totale invisibilité le sombre idiot qui avait échoué sur le banc sans même être conscient du sort qui, depuis la nuit des temps, devait fatalement lui échoir. Racines par nature, elles auraient dû se contenter de mener leur existence obscure dans les replis terreux et les accumulations de glaise. C'était sous estimer leur naturelle propension à coloniser l'espace. Les pieds de l'Exilé, posés à plat comme deux grosses limaces sur le lit d'humus étaient l'occasion rêvée, pour des racines en quarantaine depuis une éternité,  de sortir à l'air libre afin d'y rencontrer un exemplaire de la condition humaine. Aussitôt exhumées du Néant dans lequel elles reposaient depuis Mathusalem, elles s'étaient empressées de ligaturer ce qui passait à leur portée.

Nevidimyj était un amphigouri de cette sorte, un genre de galimatias non encore suffisamment articulé, un balbutiement à la face du monde dont il valait mieux se débarrasser au plus vite. Pareilles aux anguilles, à leur viscosité rampante, en même temps qu'à leur vigueur prédatrice, les racines s'étaient attaquées aux falaises des jambes, jouant leur partition de concert avec les giclures de fonte qui, autrefois, avaient été de simples pieds de banc bien inoffensifs. Puis elles remontaient, suivant une inexorable ascension, une manière de transcendance étroite, obtuse, pieusement écornée, s'engouffrant dans les remous du sexe, dans l'étroit siphon de l'anus, gagnant à force de reptation les cannelures du rectum, chaloupant selon les  errances granuleuses du colon, gagnant la besace de l'estomac, y faisant une sorte de niche accueillante aux loupes et autres diverticules du bois, se teintant de safran dans l'antre du foie, se hissant selon radicelles et pilosités diverses dans le goulot de l'œsophage, se ramifiant en milliers de capillaires dans la gouttière du pharynx pour se terminer en bouquet floral dont la bouche faisait l'offrande dans une étrange contorsion labiale. C'était un spectacle étrange en même temps qu'envoûtant où l'homme et la nature intimement mêlés semblaient jouer une sublime partition, laquelle s'éployait en une symphonie stellaire qu'absorbait la vitre envieuse du ciel.

  Possédé par le dehors, traversé par le dedans,  son corps devenait le lieu d'un sacrifice en même temps qu'une ode à la gloire de quelque dieu païen, dionysiaque, se repaissant de l'homme avec délices tout en le condamnant à n'être qu'un vulgaire nutriment digéré, métabolisé avant que d'être rendu au processus infini de la corruption, laquelle était toujours suivie d'une renaissance. En supposant que Nevidimyj eût pu, même faiblement, être conscient de la symbolique de sa métamorphose, en eût-il pour autant applaudi des deux mains quant au ressourcement palingénésique dont elle était porteuse ?  Bien évidemment, il est permis d'en douter. Quoi qu'il en fût, le Supplicié en ressortait toujours l'air hagard, déboussolé au sens propre, ne sachant plus retrouver le chemin qui le ramènerait par le sinueux labyrinthe de la Ville à rejoindre la Ligne 27, la seule qu'il consentait à emprunter, en connaissant toutes les voltes et subtilités, cette connaissance lui apportant, par rapport à une ligne inconnue, un genre de sécurité ou de réassurance narcissique. On comprendra aisément que son retour à la mansarde du septième étage, après de telles errances, lui causaient quelque tracas, en même temps que la dispense de saluer Olga, la Concierge, laquelle, le plus souvent se distrayait de sa solitude en compagnie de son jeu de cartes,  mais n'en demandait pas moins qu'on la saluât. Le salut de Nevidimyj consécutif aux événements ci-devant relatés, faisait dans la concision, cela va sans dire.

 

  Le retour à la mansarde ou le jour oblitéré.

 

     Mais aller trop vite en besogne et rejoindre Youri Nevidimyj dans la mince cellule du septième étage en faisant l'économie de son trajet de retour serait un comportement homologue à celui d'un archéologue survolant quelque étonnant site antique sans prendre la peine d'en mettre à jour la riche signification. Donc, le dernier soir de sa rencontre tragique avec le décor du Quai de Bourbon, après avoir réussi à se libérer de l'étreinte mortelle dont il avait failli être la victime, Nevidimyj avait erré de longues heures, hagard, se sentant épié, poursuivi par les racines dont il percevait la grouillante et terrienne rumeur, sa marche entravée par les lattes de bois et les ferrures du banc alors que les feuilles du marronnier l'emmaillotaient dans une manière de gangue pareille à la tunique exiguë  des momies. On aura deviné que ce parcours perdu, irrationnel, s'il était bien réel, empruntant les rues de l'Île Saint-Louis, celles de la Cité, n'en était pas moins halluciné, imaginaire quant aux sombres événements qui y étaient prétendument associés. Quoi qu'il en fût, le Russe avait fini par échouer sur les marches qui, face au sombre rectangle de Notre-Dame, donnaient accès aux rives du fleuve, se ressaisissant peu à peu, son esprit demeurant cependant envahi d'une sorte de brume cotonneuse qui jouait à la manière d'une anesthésie. Peut-être n'avait-il que cette ressource disponible afin de faire face à son quotidien perclus de chausse-trappes. Alors qu'il avait longuement déambulé du côté de la Place des Vosges, poursuivant jusqu'à Port-Royal et alors qu'il se trouvait du côté des Halles, il aperçut un bus longeant les arcades de Rivoli.

  Alors, par on ne sait quel miracle du destin, il se retrouva à la fin du siècle dernier, parmi les hallucinations surréalistes des Chants de Maldoror, devenant le Narrateur lui-même, vivant son existence désordonnée, tumultueuse - il faut dire que bien des analogies, par-delà le temps rassemblaient en un même creuset des destins pareillement soumis aux multiples dérèglements de la folie, celui d'Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont et le sien, Youri Nevidimyj, livré aux affres de l'invisibilité, de l'impalpable, comme si sa naissance ne s'était actualisée que par défaut, genre d'excroissance molle dont les humains voulaient se débarrasser comme de la peste -, doncYouri avait revêtu les habits d'outre-tombe du Narrateur, s'appropriant sa parole dont il faisait, au fur et à mesure de son déroulement, les commentaires, comme si l'arche temporelle se fût ramifiée, supportant à l'une de ses extrémités les extravagances maldororiennes, de l'autre les erratiques entrechats d'un Russe en perdition. Voici ce qu'il en résultait dont le lecteur considérera, conséquemment à un élargissement de son empan langagier, que ces deux destins réunis, ne sont que les deux faces d'une seule et même histoire.

 

(NB : Les citations en typographie rouge sont extraites des "Chants de Maldoror".

          Les passages en typographie habituelle sont les propos tenus par Nevidimyj, par-delà le   

          temps avec la sombre "liturgie" maldororienne.)

 

"Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine..."

 

"Où est-il le Bus 27 qui me ramènera à la mansarde ?  Peu importent les autres, les omnibus peccamineux qui ne transportent leurs chargements d'existences,  ne parcourent la ville en tous sens que pour abuser leurs passagers, les préparer à expier leurs fautes, celle de vivre, surtout. Ils ne valent guère mieux que cette déambulation sans fin, ce sursis au bout duquel veillent les flammes de l'enfer."

 

"Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme s’il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement ; car, il paraît ne ressembler à aucun autre..."

 

"Mais oui, je le reconnais le 27, avec ses garde-boues dégoulinant de limon, ses marches maculées d'argile, son impériale où sont accrochées les feuilles de marronnier. Il me cherchait, j'en étais sûr. Mon seul abri, mon seul refuge, mon seul terrier. Il a plongé son groin sous le banc, au milieu du repliement des noires racines - ne sont-elles pas la métaphore du Serpent, du péché originel, de la faille qu'ont ouverte aux hommes Adam et Eve par leur acte inconséquent ? -, il a cherché à m'extraire des catacombes aux phosphorescents ossuaires - n'était-ce pas à ce sort-là que m'acculaient les planches mortuaires pareilles à un cercueil, les ligatures métalliques du banc, les langues gangrenées des feuilles tellement semblables à des âmes mortes -, puis renonçant à me trouver parmi les touffeurs de la glaise et le fourmillement des rhizomes, il est ressorti à l'air libre, ici, tout contre les arcades de Rivoli, en partance pour Bastille, puis Austerlitz avant de gagner Italie.

Non, il ne ressemble à aucun autre, l'omnibus de la Ligne 27. Tout simplement parce qu'il est un assemblage unique de rouages, de pignons, de renvois métaphysiques. De la vie à la mort, de la mort à la vie : voilà son seul objet, sa seule raison de glisser le long des caniveaux de la Ville avec cette sorte d'obstination étroite, d'acharnement têtu. Malheureusement les Convoyés n'en perçoivent que la face émaillée, la carrosserie brinquebalante, les sièges de moleskine, jamais l'architecture secrète, jamais les questionnements urgents, seulement les cahots sur les bosses contingentes du bitume. Race beuglante n'entendant même pas ses lugubres beuglements !"

 

"Sont assis, à l’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre réglementaire n’est pas dépassé..."

 

"Oui, c'est bien cela, peuple immolé à sa propre inconscience. Cherchant à me détruire, à forer mes secrets, ils se sont condamnés eux-mêmes, les hommes, à n'être que des manières de harengs secs serrés par les flancs étroits et putrides d'un baril sans avenir. L'œil immobile, le regard retourné sur eux-mêmes à la manière de vieilles chaussettes inutiles et impertinentes. A trop vouloir regarder l'autre ils sont allés jusqu'à s'oublier. A trop vouloir percer le hiéroglyphe, ils sont devenus hiéroglyphes muets sur lesquels ricoche la pensée, faute de pouvoir les atteindre.

Non, le nombre réglementaire n'est pas dépassé : le nombre réglementaire de la vie et pourtant ils portent sur eux, sur leur visage de carton mâché, sur leurs mains moulinant le vide, sur leurs jambes jointives dans l'attitude du repliement, ils portent les stigmates du vice qui, par avance les condamne. Se seraient-ils occupés de la condition humaine, plutôt que de l'homme. De l'homme que je suis, moi, Youri Nevidimyj, coquille vide, patronyme sans écho, simple égarement de la Nature, facile jouet de l'Histoire."

 

"Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet..."

 

Oui, Cocher-Machiniste, menu tremblement qu'agite le Destin. Et pourtant, à t'entendre, à te regarder, on te croirait doué des plus éminentes qualités. Celle par exemple de conduire cette foule d'idiots majuscules où bon te semble, selon ton bon vouloir, peut-être même ta fantaisie. De les déverser directement dans le premier cimetière zébrant l'éther de ses bras en croix, Le Père Lachaise, par exemple. Ou bien de les précipiter, d'un coup de frein bien ajusté, dans les ateliers du Musée Grévin afin que les sculpteurs puissent immortaliser dans la cire leurs faces hilares se distrayant de la mort à grands coups de plaisanteries grotesques.

Mais brave Cocher-Machiniste, tes coups de fouets, tes coups de volant ne sont qu'illusions. Ce n'est pas toi qui joues la partition. Tu es joué, tout simplement, tout comme ta cargaison d'inutiles ventripotents est jouée, tout comme moi, Nevidimyj qui suis joué depuis ma naissance  et même, sans doute, bien avant. Mais moi je le sais. Ça parle en moi depuis longtemps, le langage de la vérité, le langage mortel qui lance ses faucilles et ses yatagans, alors que les Déplacés du 27 le sont à leur insu, occupés qu'ils sont à ne voir que l'écume des choses. Mais il y aurait tellement à dire. Mais, fouette Cocher et ramène-moi donc à mon lieu d'incertitude. Celui-ci, quoiqu'inconfortable, quoiqu'induisant un état de sidération permanente vaut encore mieux que cette crasse anonyme qui habite ces sièges martyrisés par des dizaines de fessiers ourlés d'ignorance !"

 

"Que doit être cet assemblage d’êtres bizarres et muets ? Sont-ce des habitants de la lune ? Il y a des moments où on serait tenté de le croire ; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres..."

 

"Pour être bizarres, assurément, ils le sont. A force d'hébétude. A force de vouloir trouver chez l'Autre, cette énigme dont ils ne supportent pas qu'elle résiste à leur insatiable curiosité, ce qu'ils ne sauraient, du reste,  trouver en eux-mêmes. Car ils sont vides, désertés par les pensées et leurs actes sont aussi menus et inglorieux que la vacuité dont ils font preuve lors de l'émission de chacun de leur souffle.

Ou bien seraient-ils des Luniens à la mine blafarde, des Pierrots tellement tissés de nullité, des valets bouffons commis à faire rire, des candides à la recherche de quelque absolu, des badins, des enfarinés, des Paillasses poursuivant de leur assiduité creuse de merveilleuses  d'inatteignables Colombines ?

Mais votre blancheur - maintenant je m'adresse à vous, blafards Compagnons de voyage, sans détours et d'ailleurs en quoi serait-il méritoire de faire quelques entrechats hypocrites destinés à dissimuler votre piètre réalité ? -, votre blancheur, disais-je n'est que celle de la Mort, de la Dame-à-la-faux, la grande moissonneuse de têtes et de destins empaillés. Cadavres, croisement d'iniques ossuaires, crânes vides à force de déraison. Vous n'avez jamais été, tout au long de votre vie, que des candidats à une ambiance d'église morne, des porteurs de cierges brûlant pour des gloires posthumes, des suppôts de Satan et de ses basses œuvres, des concrétions miséreuses se voilant la face, des élévations de jalousies, des souffleurs d'un théâtre où ne grimaçaient, sur la scène de l'humain, que d'étiques masques par où le fiel et la bile s'écoulaient en longues glaires jaunes. Vos semblables vous ne les avez fréquentés, ne les avez courtisés que dans le but d'en tirer profit, de remplir le gousset cupide de votre vanité des écus d'or dont l'éclat contribuait à entretenir votre cécité.

Et moi, Youri Nevidimyj, sur lequel vous dardiez vos regards pointus comme la hargne, dont vous tâchiez d'arracher le masque afin d'en disséquer l'identité, que vous pistiez sans relâche, espérant obtenir de l'une de mes probables chutes, des indices croustillants, des secrets bien nauséeux, de petites misères toutes chaudes, rondes comme des œufs, que vous vous seriez empressés de fouetter, réalisant ce que votre goinfrerie naturelle attendait, à savoir une omelette mousseuse, persillée, juteuse, mets délicat que vous auriez aspiré de vos lèvres goulues, digérant par avance la petite histoire, la mince fiction qui aurait illustré un somptueux repas. Ensuite, les reliefs de la curée, vous en auriez fait l'offrande à vos semblables, les trépanés de l'esprit, les cul-de-jatte de la pensée, les hémiplégiques du sentiment.

Et que le Lecteur n'aille pas croire que j'abuse, que j'en rajoute. Le réel qui concernait ces Erratiques était bien pire que cela, au-delà de tout langage !"

 

"L’omnibus, pressé d’arriver à la dernière station,  - la Mansarde n'est plus si loin, maintenant -, dévore l’espace, et fait craquer le pavé… Il s’enfuit !…

Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière..."

 

"Et cette masse informe, ô Lecteur bienveillant et vigilant, tu l'auras deviné, n'est autre que ton serviteur, Youri Nevidimyj, tout juste enfant, courant après l'omnibus de son destin - excuse-moi pour cette métaphore si peu gracieuse mais tellement parlante -, après que ses parents l'ont abandonné, tout juste à la fin de la Révolution. En ces temps-là on n'aimait pas les bâtards nés de l'accouplement monstrueux d'un grand aristocrate et d'une fille d'un miséreux moujik, laquelle, par un tel acte, avait rompu le lien avec le Peuple nourricier.

Et ce Peuple tout entier tourné vers sa vindicte, tout entier disposé à châtier de ses propres mains les traîtresses à la cause révolutionnaire, tu en auras éprouvé l'inquiétante présence par le truchement de ces Convoyés qui ne le sont que de l'Histoire, chargés par Elle de régler des comptes, de solder ce que le passé a été incapable d'accomplir.

Pourtant, Lecteur, tu seras témoin de ma volonté d'apaiser les choses, tu apprécieras ma façon de progresser dans l'existence, faisant profil bas, le dos arrondi, le regard abrité par le revers d'astrakan de ma redingote, les mains recouvertes de chevreau noir, le chef couvert d'une toque de fourrure - il faut bien, parfois se relier à sa propre histoire, surtout lorsqu'elle a glissé entre vos doigts comme le vent parmi les bouleaux de la taïga -, et mes bottes de cuir aux revers glacés sont-elles une offense aux quidams que je croise et qui, parfois, surpris par mon accoutrement, se prennent à sourire ? J'inspire sans doute plus la pitié que l'envie, alors que ne me laisse-t-on en paix; ma vie recluse dans ma piteuse mansarde ne suffit-elle pas à racheter une "faute" dont je ne suis même pas coupable ?

Lecteur, tu ne manqueras pas d'être surpris par ma vindicte, mes apostrophes envers mes Poursuivants et, dans le même temps, mon ton éploré, parfois lyrique, peut-être suppliant. Ô combien ma folie m'a été utile lors de mon enfance vagabonde; dans l'orphelinat qui me recueillit en Russie; lors de mon arrivée ici, de ma prise en charge par mes protecteurs, de mon existence entre les quatre murs venteux du ciel de Paris ! Mais cette folie, mon enfance en était déjà porteuse, elle en contenait les germes. Sans doute m'a-t-elle protégé de moi-même. Mais il me faut revivre avec l'intensité propre au réel tous ces traumatismes qui ont constitué mes fondements. J'ai mal à mon enfance !"

 

 

"Arrêtez, je vous en supplie ; arrêtez… mes jambes sont gonflées d’avoir marché pendant la journée… je n’ai pas mangé depuis hier… mes parents m’ont abandonné… je ne sais plus que faire… je suis résolu de retourner chez moi, et j’y serais vite arrivé, si vous m’accordiez une place… je suis un petit enfant de huit ans, et j’ai confiance en vous… "

 

"Vous voyez, je vous le disais, je suis un petit enfant de huit ans courant après son destin, mais ce dernier feint d'être aveugle, muet et paralytique. On n'excuse jamais ceux qui ont trébuché dans l'existence, même si la chute ne peut leur en être imputée. Mais que faudrait-il donc faire - se coucher devant l'Omnibus, se déchirer le ventre avec une pierre ou bien tuer froidement le Cocher ou bien encore profiter d'un arrêt, monter à bord, dégoupiller une grenade et attendre que le souffle ait ravagé la meute hurlante et céciteuse qui s'abrite en ses flancs, que faudrait-il donc accomplir afin d'arrêter la progression de la roue infernale ? Y a-t-il seulement un Omnibus sur la planète qui rétrocède vers le passé, acceptant de faire reculer son attelage jusqu'à une supposée origine ? Combien de perdus, de sans-nom, de déshérités comme moi crieront après des attelages d'infortune alors que les Passagers, amusés des gesticulations, des vociférations, feignent de croire à un simple jeu ? A tout prendre, ne serait-il pas plus simple de se saisir d'une arme et de la retourner contre soi, le barillet chargé, priant avec l'énergie du désespoir que la seule cellule libre de balle nous fasse le don d'un possible sursis ?"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l’œil froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autre baisse la tête d’une manière imperceptible, en forme d’acquiescement, et se replonge ensuite dans l’immobilité de son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en seconde..."

 

"Hommes à l'œil froid comme la congère, hommes  aux oreilles soudées, hommes aux pavillons transpercé par les supplications du petit enfant Youri, hommes convoyés par un sombre Omnibus pareil à un corbillard, hommes de peu d'ouverture, hommes-couleuvrines, hommes-œillères, hommes-meurtrières que ne vous assemblez-vous afin que, vos forces convergeant, vous manifestiez  assez de volonté pour faire cesser l'ignoble supplique, pour étouffer dans l'œuf les cris obscènes qui ricochent sur la paroi acérée de votre conscience ? A moins que ces cris ne vous confortent dans votre suprême mépris ! Et alors, Hommes-carapaces-de-tortues, que ne lancez-vous un assaut contre cet avorton, ce fœtus nul et non avenu condamné par les plus hautes causes de la Révolution ? Et alors, Hommes bouffis d'égoïsme que ne vous refermez-vous sur l'enceinte remplie de vos propres remugles, de vos objurgations méticuleuses, de vos anathèmes grouillant comme les poux sur la tête du pouilleux, du petit enfant livré aux affres de l'orphelinat ?"

 

"L’on voit des fenêtres s’ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître…"

 

"Soyez donc rassurés, aimables Voyageurs de l'Omnibus. Vos récriminations, vos condamnations, vos vaticinations en direction del'absurdité qui s'ingénie à suivre votre cortège, à savoir moi-même dans la faiblesse de l'âge, à savoir la masse informe qui roule mais n'amassera jamais mousse, n'est qu'une illusion. Et d'ailleurs vous n'êtes pas les seuls à vouloir l'effacer de votre imaginaire. Les volets, sur le parcours, ne se ferment-ils pas avec hargne, comme pour vous donner raison, comme pour acquiescer et vous encourager dans votre refus d'entendre une voix venue de nulle part ?"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur."

 

"Seul, parmi la fuite de l'Omnibus - même les véhicules se sauvent devant le désarroi, le non-sens que je représente, moi, Youri, poursuivant mon  destin qui s'éloigne à grands pas, à coups de fouet, selon un invraisemblable galop - [seule la peur peut justifier une telle dérobade, une pareille échappée semblable aux nuées de la tornade] -, seul, absolument seul, mais que vos oreilles distraites et occluses comme de vieilles huîtres consentent donc à s'ouvrir, une fois, une seule fois, afin que surgisse le vortex par lequel une vérité puisse s'instiller jusqu'au tréfonds de votre cerveau, y germer, y faire croître ses rameaux et que votre âme - mais en possédez-vous une, au moins ? -, enfin atteinte se dispose à l'événement de la solitude, car c'est bien cela le secret de Polichinelle que l'humanité feint de garder sous le coude alors que chacun en est informé depuis la nuit des temps.

Mais pourquoi donc, dans la cavalcade éperdue de l'omnibus, un jeune homme ressent-il de la pitié pour le malheur qu'à moi seul, j'incarne, comme si ce sentiment indicible pouvait trouver à se matérialiser dans la faible et inaperçue stalactite que j'élève au milieu des autres stalactites, me noyant dans la confondante et illisible multitude humaine ? Mais simplement parce que cet individu anonyme parmi les anonymes est SEUL. C'est par la fente de sa solitude que le monde de l'oubli, de la déréliction, de l'absurde lui parvient. Etroite meurtrière, laquelle, le plus souvent s'obture pour ne plus s'ouvrir. Semblable à la pupille frappée par une trop vive lumière, redoutant que la cécité ne l'enveloppe. Juste le temps de la rêverie, c'est-à-dire le rapide passage dans le monde autre que celui du réel et l'homme touché par le pur sentiment, compatit, s'ouvre, s'éploie à la dimension de l'Autre, à son angoisse native. Mais il y a danger à trop longtemps tutoyer l'inconcevable et c'est pourquoi le jeune Voyageur ému, disponible, referme soudain les volets de sa conscience, tout comme les habitants de la ruche humaine disposés le long de l'Avenue sillonnée par les roues de l'Omnibus, et le trottinement désespéré de l'enfant que j'essaie d'être, les habitants donc, claquent avec impétuosité les lourds contrevents de bois. Ils seront à l'abri de la vindicte, du malheur, protégés l'instant que durera leur inconscience des griffes mortifères du désespoir."

 

"En faveur de l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambes endolories, il n’ose pas élever la voix ; car les autres hommes lui jettent des regards de mépris et d’autorité, et il sait qu’il ne peut rien faire contre tous."

 

"Jeune homme disponible, jeune âme inclinée à l'accueil de l'Autre, de ses faiblesses, de ses failles, cherchant à comprendre les ressorts intimes et secrets de la situation qui frappe l'enfant perdu; Jeune Générosité, tu es donc pardonné de refermer si vite le battant de la porte qu'un instant, à mon attention, tu avais entrouverte. Jeune homme incliné à l'honneur, tu n'es pas libre. Tu n'es pas un lionceau qui pourrait se détacher du groupe compact de  ses congénères et vaquer à sa guise, adoptant, au hasard de tes rencontres, l'attitude qu'il te conviendrait d'adopter. Non, ta crinière à peine ébauchée contient déjà l'empreinte de toutes les autres crinières, de tes semblables, du chef de la bande, des femelles qui lui sont attachées selon un vibrant harem, gage de la continuité de l'espèce. Non, jeune et insouciant lionceau, tu n'es pas libre. Tes feulements tu ne les pousseras qu'à obtenir le consentement de tes aînés, tes accouplements tu ne les réaliseras qu'à l'instant même où tu auras assuré ton autorité sur l'ensemble de la meute. Pour le temps présent, contente-toi de regarder le lionceau, ton frère, qui est blessé et implore qu'on l'entoure de soins. Tu lui aurais volontiers prêté ta patte afin qu'il puisse rejoindre le cercle des félins. Mais le chef en a décidé autrement. Il faut chasser, se saisir de nouvelles proies, survivre. Ainsi est la loi du groupe qui condamne toujours les plus faibles, les valétudinaires, les infirmes, les idiots. Ne cherche point à être secourable, tu finiras par attirer sur toi les foudres les plus mortelles, les plus injustes, mais il y a là une réalité indépassable.

Ô, Voyageur estimable parmi les estimables, poursuis donc ta route et ne te retourne donc point, il en va de ton bonheur. Et n'aie point de remords, le groupe est là pour te protéger, te rassurer et la faute est toujours moins lourde à porter à plusieurs. La solitude est la condition de l'attention, l'appartenance grégaire son incoercible opposé. C'est ainsi !"

 

"Le coude appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Il reconnaît alors que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit : « En effet, pourquoi s’intéresser à un petit enfant ? Laissons-le de côté."

 

"Me voici rassuré. Tu as donc enfin compris qu'on ne protège la veuve et l'orphelin qu'à y perdre soi-même son âme. Poursuis ta route, à la recherche de ta bonne étoile. Le deuil que tu feras de mon inconsistante personne, fais-le aussi vite que possible, ton salut et ta gloire en dépendent !"

 

"Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pour en écarter un nuage dont l’opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté ; il sent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible ! Fatalité hideuse ! Lombano, je suis content de toi depuis ce jour ! Je ne cessais pas de t’observer, pendant que ma figure respirait la même indifférence que celle des autres voyageurs."

 

"Ta larme t'honore mais ne doit pas concourir à ta perte, Lombano. Ce siècle, comme tous les siècles sont sans pitié. Tous nous sommes des bêtes de somme que seulement la prison peut abriter de la terrible liberté. Quant à la fatalité, certes elle est hideuse et frappe ceux qui claudiquent et désespèrent, c'est la façon qu'elle a d'être charitable. Jetant sa vindicte sur les gauchis du corps, les boiteux de l'âme, elle concourt à leur bonheur en ruinant leur longévité. C'est cela que pensent tes compagnons de fortune assis au chaud ou bien respirant d'aise sur les hauteurs de l'impériale. Leur tour viendra bientôt qui les fera goûter au fiel de l'infortune. La nature est généreuse, il suffit de tendre les mains pour y recueillir les présents : soit la délicatesse de l'amande douce, soit l'intransigeance corrosive de l'acide acétique. C'est comme à la Tombola, Lombano, des jours on gagne, des jours on perd !"

 

"L’adolescent se lève, dans un mouvement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté… Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement ; car, l’enfant a touché du pied contre un pavé en saillie, et s’est fait une blessure à la tête, en tombant."

 

"Ô Omnibus emportant ta charge de désespoir vers de sombres catacombes - les heureux de ce jour n'attendront pas longtemps avant d'être les démunis de la nuit -, rassure donc tes Passagers aux yeux obliques, aux oreilles ourlées comme la feuille du chou, aux poitrines pléthoriques, aux ventre gonflés d'acide, aux bassins immergés d'eaux putrides, aux hanches malfaisantes, aux cuisses lardées d'inconséquence, aux jambes torsadées par l'envie, aux pieds bots glissant sur le sol d'indifférence, rassure-les, chante leur de pieux cantiques dont leurs âmes cernées de gale feront leur miel fielleux, entonne leur des comptines afin que leur idiotie puérile les conduise à trépas avant que le dernier refrain n'entre dans leur immonde caverne. Moi Youri Nevidimyj, Moi Your...  Nev..., tu vois je suis déjà réduit à n'être plus qu'un pointillé, une suite de points de suspension dans le vide de l'existence, un aimable pavé - mais c'est certainement ta charmante roue cerclée de fer qui l'a disposé là, obligeamment, en guise d'offrande pour l'Egaré que je suis -, donc, un sympathique pavé vient de me trépaner pour l'éternité et ma tête ensanglantée est le tribut que je devais payer à la communauté des hommes. Pour eux, je ne serais plus un obstacle sur leur chemin, une manière de chien galeux auquel on se retient de donner des coups de pied, non par une noble indulgence, mais de peur d'attraper la gale ou peut-être même pire, on ne sait jamais avec les miséreux ce qu'ils peuvent bien dissimuler dans les replis pervers de leur anatomie de goule. Je ne suis plus qu'une boule de poussière parmi la poussière, un genre de guenille tirebouchonnée qui, sans doute, fera le bonheur d'un maraudeur ou d'un chiffonnier en quête d'une petite fortune immédiate."

 

"L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la rue silencieuse… Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses pareils de l’omnibus. Il vient de ramasser l’enfant ; soyez sûr qu’il le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont fait ses parents."

 

"Voyez vous, je le savais. Le Chiffonnier. Quelle belle faveur que l'intuition, tout de même. Sans doute la seule dont mon triste sort ait bien voulu me faire le présent. Comprendre les choses avant même qu'elles ne se présentent à vous, avant même que les plus menues prémices d'un possible accomplissement n'aient pris forme. Y aurait-il à voir avec la rêverie dont Lombano avait été atteint au moment où ma propre révélation inonda l'horizon d'une conscience bien disposée à l'accueil des événements ? Sans doute. Mais il y aurait tant à dire quant à la compréhension, à l'intelligence du monde par l'éveil humain. Mais revenons au Chiffonnier, et ce ne sera pas une inutile digression, puisqu'aussi bien, ce dernier, semble doué d'une ouverture suffisante à ce qui fait phénomène devant lui à la mesure de l'énigme. L'homme est courbé, probablement à le recherche d'une fuyante vérité. La courbure, le rassemblement en un lieu clos de l'esprit, de l'entendement, sont en effet nécessaires à la préhension par les facultés de quelque chose comme une révélation. La dispersion, le renversement de la position, manière de parenthèse largement ouverte sur l'éther, regard rayonnant aux quatre horizons des fuites sidérales eût porté en lui, dans sa forme propice à la diaspora mentale, les conditions mêmes du dessaisissement du réel pathétique dans lequel l'enfant blessé, moi en l'occurrence, s'était racorni comme immolé une seconde fois par un destin cruel, la première fois étant seulement une naissance inadéquate.

Ô Voyageurs de l'impériale, que ne vous retournez-vous pour apercevoir ce brave homme courbé sur sa lanterne pâlotte ? Et alors, en admettant que vous fussiez assez curieux de vérité pour faire pivoter vos cous déplumés d'autruches inconséquentes, dont tout le monde connaît l'inclination à dissimuler la tête sous le sable, n'eussiez-vous point deviné que ce faible lumignon était l'icône d'une lumière plus grande encore, je veux dire de la conscience ouvrant le champ de toutes les significations qui parcourent constamment l'univers, pareilles aux queues fusantes des rapides comètes ? N'eussiez-vous point été alertés par sa clarté unique, sa persistance à briller même au cœur de la plus vive tempête ?

Car jamais l'étincelle ne s'éteint, si ce n'est aux yeux des ignorants, des insensibles et des mort-nés de l'existence qui, avant que de croître dans l'espace à eux dévolu, se fourvoient toujours dans quelque fosse emplie d'une misérable obscurité. Et ne vous seriez-vous interrogés sur la modeste nature du généreux Chiffonnier, vous accordant, pour une fois, à admettre du fond de votre égoïsme foncier que vous portez chevillé au corps, comme les Saints portent le scapulaire jour et nuit, à admettre  que l'indulgence, l'attention aux autres sont bien souvent inversement proportionnelles à la dimension de la bourse de leur possesseur ? 

Le cœur du Chiffonnier bien plus vaste que tous les cœurs à l'unisson des bourgeois et des femmes de grande vertu qui épousent les flans de l'Omnibus, l'âme en paix, ne cherchant nullement à savoir si le monde existe VRAIMENT, hors de ce cocon douillet. Mais les plus éveillés d'entre vous - si, toutefois une telle grâce peut leur échoir -, auront bien compris dans quelle impasse s'est fourvoyé le brave Chiffonnier qui ne pourra pas sauver, à lui seul, ce que le destin et l'Histoire ne sont pas parvenus à mettre à l'abri du danger. Car là est bien le tragique qui me saisit à chacune de mes respirations, me rive au sol lors de chacun de mes pas, moi, Youri Nevidimyj, ou le mirage feignant de l'être, sommes irrécupérables, vieille guenille se confondant avec le sol d'anonyme poussière. Jamais on ne sauve l'abandonné qui n'a plus d'identité à laquelle se raccrocher, plus de lieu où rassembler ses fragments épars, d'esprit au sein duquel pouvoir s'imaginer. Merci, vieux Chiffonnier pour ta sollicitude vraie. Elle m'est déjà d'un grand secours. Elle est l'haleine chaude que mes doigts recueillent lorsque la bise souffle au travers du désert de la mansarde. Elles est le "bonjour" de ma Concierge, rassurant et maternel, même si je feins de ne lui prêter aucune attention. Elle est la gorgée de bouillon qui, l'hiver, m'empêche de me transformer en stalagmite de glace. Merci, vieux Chiffonnier et que ton âme aille en paix !"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, de l’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière !… Race stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras, va ! tu t’en repentiras."

 

"Ainsi dit le Chiffonnier, ainsi semble-t-il vitupérer et condamner sans appel. Mais sa rage n'est froide et ulcérée que parce qu'il désespère de l'homme, il l'aimerait tellement bon, à défaut d'être parfait."

 

"Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie, et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience !"

 

"Oui, Lautréamont, oui Comte génial qui trempes ta plume dans le vitriol mais surtout dans le sublime - que personne ne s'y trompe, la calomnie, l'objurgation, l'invective ne sont souvent que la face cachée de la générosité -, use donc toutes tes forces à crucifier l'homme et ensuite, fais-en le don au Créateur, ce magnifique Démiurge habile à sortir de ses cornues diaboliques, crimes et viols, assassinats et bassesses ultimes, trahisons et faussetés de tous acabits. Mais soyons donc indulgents à son endroit. Qu'en tant que Démiurge, il inverse donc ses formules diaboliques et  s'annule lui-même. Le Créateur incréé : tout comme Youri Nevidimyj, votre Serviteur qui, depuis l'union des opposés qui présidèrent à son apparition,  se débat dans le tube infernal, l'éprouvette diabolique, qu'on appelle simplement "La Vie".

Mais, Lecteur, au risque de te décevoir, toi qui t'impatientes de découvrir le prochain de mes malheurs, triturant un à un les grains de buis de mon chapelet existentiel, - il y aura encore plein de surprises, rassure-toi -, je me hâte de regagner ma mansarde où m'attend ma sombre et humide paillasse. Il est vrai, je n'ai guère à me plaindre, les rats, de leurs chaudes fourrures grises, me protègent de la froidure hivernale !

 

     La mansarde  ou la perdition du jour.

 

  Maintenant, Lecteur, te jugeant assez informé du cas Youri Nevidimyj, t'étant infiltré dans les corridors de mon intimité, ayant parcouru à bas bruit les arcanes de ma condition schizophrénique - sans doute as-tu perçu combien ma piteuse existence est fragmentée, un morceau à Pétersbourg, un autre dans l'orphelinat post-révolutionnaire, un autre encore dans les services d'aide aux plus démunis, encore un autre à la proue de Saint-Louis, un supplémentaire dans le bus de la Ligne 27, puis un crochet par le fameux Omnibus de Maldoror, puis à nouveau plein de débris épars, selon les bons vouloirs de mon infinie déambulation parmi les errances de la ville, dans telle ou telle bibliothèque, dans tel ou tel musée, dans cette salle des pas perdus de l'immense gare ou parmi les flots continus de migrateurs des quais ou bien sous les coupoles ouvragées des grands magasins - eh bien, cher Prédateur, car avoue-le donc, tu n'es que cela, tournant les pages de mon précieux incunable orné de mes gribouillis nauséeux, tu n'es qu'à la recherche de ce qui, encore, pourrait me confondre, m'envoyer, sans détours, en Place de Grève, au pied de l'échafaud avec, pour unique serviteur, discret autant que policé et efficace, ce bon Docteur Guillotin s'impatientant de savoir si sa fidèle lame, cette Durandal au fil brillant comme la gloire consent toujours à accomplir ses basses œuvres. Ô, Lecteur épargne-moi la peine de te dire combien ce serait un ravissement, pour toi et tes semblables, de voir ma tête rouler parmi la sciure et console-toi d'avance, ce serait, pour moi, un encore plus grand ravissement. Mais tu devras surseoir encore un instant à ton juteux plaisir car tu ne saurais faire l'économie de quelques uns des épisodes de mon existence, lesquels pour ne pas être glorieux, n'en sont pas moins hautement estimables pour un Lecteur en quête de pures jouissances terrestres. Je projetais de t'emmener dans une grande bibliothèque où je t'aurais fait découvrir, par le menu, te prodiguant force détails, ces ouvrages par lesquels me parvient mon oxygène quotidien. En effet, c'est bien de ces compagnons discrets, toujours disponibles, mystérieux à souhait, insondables à force de savoirs cumulés, que je tire l'énergie suffisant à entretenir la flamme de mon lumignon étique. Car c'est bien d'eux que me vient mon salut provisoire, de la chaude intimité dont m'assurent leurs pages, du fourmillement fascinant auquel se livrent les signes noirs imprimés sur la livide page blanche que j'exhume une dernière volonté de vivre afin, qu'encore, tant qu'il en est temps, je puisse me livrer au déchiffrement de ma propre énigme. Scindé par l'Histoire, oblitéré par ma propre fable, ligoté par les multiples fictions dont les autres m'entourent, ou plutôt m'assiègent, je n'ai de cesse de progresser parmi les plis de ténèbres dont mon cheminement sur Terre est la piètre mise en musique. Je ne sais si la Mort - tu remarqueras que j'ai pris le soin de mettre une Majuscule à l'initiale du mot, tout comme j'ai l'habitude de le faire lorsque je nomme le somptueux Néant, la suprême liberté dont l'homme ne peut être atteint qu'à l'aune de sa disparition, de son effacement total du monde, y compris de la mémoire de ceux avec lesquels il a eu à entretenir un quelconque commerce - je ne sais si La Dame-à-la-faux m'en fournira les clés ou bien s'il me faudra encore composer avec elle, l'énigme, de manière à ce qu'elle me révèle, comme dans un suprême haut-le-corps, la pelote de régurgitation dont ma vie est détentrice depuis mon premier souffle et qu'elle ne consentira, peut-être, à me restituer uniquement lors de ma dernière respiration.

Donc, immense Lecteur à la conscience torturée du seul fait que la mienne conscience  l'est encore plus que celle que tu prétends posséder tout en donnant la preuve, à chacun de tes mots, au moindre de tes actes, qu'elle ne te visite que bien trop rarement, tout occupé que tu es à une vaine curiosité dont tu espères qu'elle te donnera le savoir absolu te sauvant des griffes de l'incomplétude; donc, très honorable Lecteur, c'est à mon dernier chevet que je te convoque afin que tu puisses assister au spectacle, unique en son genre, de l'ancien moujik confronté à sa troublante énigme. Laquelle m'a poursuivi, toute ma vie durant, pareille à mon ombre dont je devinais la sombre présence sans, toutefois, qu'elle se manifestât en aucune manière, si ce n'est, précisément, par sa vacuité, son abîme généreusement commis à recevoir l'obole de ma piètre existence.  Cependant, je ne sais si un tel concept tellement proche de la notion du vide absolu parlera en quelque façon à ton entendement et je crains fort que tu  ne renonces, avant la fin, à poursuivre ton voyage, hissé que tu es sur le siège du Cocher que je suis, Cocher te conduisant peut-être à ta perte ou bien même à nos deux pertes conjuguées. Toute lecture en profondeur est de cette nature. Il faut toujours consentir à mourir un peu, à chaque chapitre, chaque page, chaque paragraphe.

Mais approche-toi donc, homoncule, de mon semblant de corps. Il n'est en réalité qu'amas difforme d'écritures embouclées, de lettres enlacées, de pleins et de déliés dont tu devras consentir à faire ton ordinaire, afin qu'abandonnant tes habituelles nourritures terrestres - cochonnailles et autres tripes à la mode du pays -, tu te délestes de tes lourdeurs cellulitiques et qu'enfin, ton esprit - en supposant qu'il te visite parfois - , délivré de ses brumes, parvienne à s'élever à des hauteurs suffisantes. Alors, de concert, nous naviguerons  vers de nouvelles contrées, dont, pour l'instant, il serait inopportun de dresser les contours.  Mais arrêtons là nos aimables divagations et occupons-nous plutôt du Chant Premier de Maldoror. Et essayons d'y apporter un peu de notre non-savoir d'irrémédiables pourceaux croyant avoir accès au sens de toutes choses pareillement à l'âne étirant son cou nécessiteux vers la mangeoire salvatrice. Et, Lecteur, pendant mon soliloque sur mon lit d'agonie et de questions coruscantes comme la giration des planètes dans le cosmos, garde-toi bien d'agiter ta langue sirupeuse et enrubannée de questions idiotes et hémiplégiques, lesquelles ne feraient que me distraire de ma propre fin dont tu sais bien que j'attends tous les bienfaits cachés dans l'au-delà des hommes. On ne sait ce qu'il est en réalité, si ce n'est que l'humaine condition en est absente, ce qui, déjà est la plus vive des satisfactions qui se puisse concevoir. Et si, depuis le retrait de la mansarde dans lequel tu te tiens, dans une attitude hiératique - est-ce donc le visage de la Mort qui t'effraie tant ? -, tu consens seulement à regarder la Grande Faucheuse faire ses fenaisons  définitives, alors peut-être comprendras-tu où se situe ton intérêt et réserveras-tu, sur-le-champ, ta concession à perpétuité dans le premier carré de terre venu. Car tu ne saurais mieux faire. Mais laisse-moi donc, maintenant face à mon Destin. Nous avons, tous les deux, plus d'un compte à régler.

Ceci étant formulé avec clarté et conviction, Nevidimyj, allongé sur son havresac mangé par les rats, éclairé par l'avaricieuse lumière de la mansarde du septième ciel où le non-amour le retient obliquement, tenant le volume des "Chants" d'une main assurée, tournant les pages maculées de notes et de traces de doigt poisseuses, peccamineuses pour tout dire, spermatiques, la littérature ayant toujours constitué, pour le lecteur qu'il a toujours été, une activité hautement érotique, Youri donc, comme en extase, le regard fiévreux, les paupières comateuses, les lèvres enflées par la manducation sacrée des signes et des lettres, alors que, dans l'embrasure de l'ouverture crépusculaire se tient le Lecteur, vous-même, saisi de crainte et d'effroi face à ce qui ne saurait tarder à survenir : la Mort ou bien la Vérité. Ce qui est la même chose. Enfin, si vous avez compris cela, vous venez de dérider vos cerneaux poisseux, leur apportant l'infime lumignon qui leur manquait quant à une intelligence adéquate de l'existence et, déjà, votre corps de papier se convulse sous la poussée des phrases et des lettres, enfin vous consentez à entrer dans le livre, union fusionnelle dont, vous le savez en cet instant précis, vous ne ressortirez jamais, victime des Lettres, de leur voracité, de leur intransigeance. Ou bien vous devenez Lecteur et vous consentez au sacrifice. Ou bien vous demeurez sur le seuil, empreint de cécité qu'aucune lumière ne saurait féconder. Mais assez disserté. Il ne sert jamais à rien de différer les rencontres, fussent-elles fatales !

 

"On ne me verra pas, à mon heure dernière..."

 

"On ne me verra pas. Enfin invisible. Aux yeux des autres, des inquisiteurs de la Ligne 27 qui reluquent tellement ma nuque, mes épaules, mon dos, mon bassin, mes jambes, qu'au fil des jours je suis devenu une manière de hareng saur se déplaçant sur son pointilleux coccyx, bientôt, anatomiquement réduit à un simulacre, à une brume s'élevant d'un lac solognot par les jours brouillardeux de l'automne. Mais que ne poursuit-on donc mon dépouillement jusqu'à sa logique dernière, au moment où je serais devenu cette feuille privée de son limbe, n'exhibant plus que d'étiques nervures ?"

 

"Mon heure dernière.."

 

"Celle-ci pût-elle arriver avant même que j'aie pu terminer cette phrase, crayon saisi dans l'air glacé de ma geôle, feuille transpercée de la dernière vérité d'une écriture haletante !

Mais qui donc entendra ma supplique ? Ma prière et pourtant je ne suis pas croyant. Comment croire à autre chose qu'à la finitude lorsqu'on a été abandonné sur le bord de la route, sa vie durant ? Et qui donc se souciera de mon absence ? Olga retournera à son éternel Solitaire, les bibliothécaires à leurs rayonnages, les feuilles du Quai de Bourbon aux eaux boueuses de la Seine. Juste trois p'tits tours..."

 

 

"(j’écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres."

 

"J'écris, mais quelle audace de prononcer ceci. Quelqu'un sur la Terre a-t-il jamais écrit ? Cela n'est-il pas réservé au calame divin trempant son bec acéré dans l'Absolu qui transcende toute chose de son vol pareil à celui d' Itzam-Yeh - l'Oiseau céleste des Mayas ? N'est-ce pas blasphémer, que d'oser prononcer, à la première personne - ô inconscience sans fond de la condition humaine ! -, le geste sacré - j'écris -, d'où naissent les oiseaux, les arbres, l'élévation des montagnes, les eaux profondes des abysses et la fleur de lotus, la seule flottant au-dessus de l'eau, pareille au chat abyssin faisant son arc gracieux tout détaché du sol, léger comme l'Eveillé lui-même.

"J'écris", en termes concrets et ordinaires, en assertions nevidimyjiennes, veut simplement dire "je meurs à moi-même par la trace que chaque lettre inflige, incise, dans la propre densité obscure du hiéroglyphe dont la charge secrète ne consent à se dévoiler qu'au prix de son propre délitement. "J'écris-je-meurs."

C'est pour cette raison que j'écris sur mon lit de mort. Chaque mot tracé sur la feuille blanche est un ossuaire déjà presque consommé, chaque phrase un exhaussement de catacombe, chaque page un assemblage de croix mortuaires faisant, dans l'air glacé de la mansarde, ses giclures ouvrant l'espace du Néant. De la liberté pure. Mais qui donc, sur la Planète courbe et aveuglée de cendres, est capable de redresser l'échine, de porter son visage émacié au-devant de l'éclat de lumière, de dévisager ce qui voudrait se dire libre et soutenir la confrontation avec l'indicible clarté ? Pour cette seule raison, la liberté est la Mort elle-même reconnue comme telle. Moi, Youri l'Abandonné, je ne consens à l'écriture qu'à l'aune de ma propre disparition. Et Toi donc, Lecteur, ne te désole point d'assister à ma propre fuite dans l'au-delà. Elle n'est que le prélude à la tienne. Seulement, fuyant éternellement cette cruelle vérité, tu crois pouvoir assurer la paix de ton âme alors que tu n'en es que le fossoyeur. La Mort, tous les jours de ta piteuse existence, à chacun de tes pas, à chacun de tes souffles, est collée à ta condition comme la bernique au rocher et, bien sûr, ta vanité de rocher ne s'aperçoit même pas de la succion qui, déjà, l'incline au galet, puis au sable, enfin à la poussière.

En réalité, cher Lecteur, valétudinaire occupant de la mansarde, pointilleux pèlerin privé de son bâton, tu n'es même plus assuré d'un quelconque appui. Mais regarde donc comme ta marche est erratique, sautillante, comique à souhait. Or, tu le sais, rien n'est plus risible que la Mort. RIEN. Mais nous voilà donc en train, derechef, de nommer le surprenant Néant, l'Incontournable, l'Incoercible dont la Dame-à-la-faux n'est que la figure grimaçante et obséquieuse. Et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ? La Mort, piètre serviteur, figure famélique, silhouette ossifiée et hautement relative de ce quelque chose qui la dépasse pareillement à la montagne toisant le monticule dérisoire de la taupe à l'allure chafouine et céciteuse. Car la Mort dont tu fais tes gorges chaudes n'est que l'humble serviteur de l'inconnaissable Absolu. Nul ne saurait nommer le Néant et, à plus forte raison, le décrire, en dresser les contours selon une plausible métaphore. C'est pour cela que les hommes l'ont habillé de guenilles et d'oripeaux, qu'ils ont inventé Dieu, le Diable, les Anges, les Saints, les Religieux et leur cohorte claudicante de gens de robe, prélats vermoulus, évêques à la crosse nécessiteuse, curés aux oreilles mangées par les mites, prêtres au goupillon glaireux tout juste en pensant à la Vierge Marie.

Mais Lecteur incrédule et indécrottable, croirais-tu, par hasard, que je sois présentement en train de plaisanter, d'inventer quelque sotie afin que des miséreux émus vinssent applaudir mon délictueux spectacle ?  Mais es-tu si abscons et refermé étroitement sur ta bogue que tu ne puisses éveiller la flamme de ta conscience qu'à illuminer faiblement le bout ulcéré et recroquevillé de tes piquants ? Mais serais-tu, à ce point, nul et non avenu que tu ne puisses figurer que par défaut comme l'inconséquence que tu es depuis les siècles des siècles ?

Mais cessons nos invectives. Elles ne contribuent qu'à obscurcir un tableau déjà bien sombre. Moi, ou ce que je celui que je crois être, dont la nomination Youri Nevidimyj, n'est autre chose qu'une vibration verbale commise à me faire apparaître aux yeux des autres le temps de ma nomination - mais, en réalité, moi, comme toi, comme tous les Fugitifs sur Terre, ne sommes que des spectres reflétant l'abîme sans fond dont nous nous croyons toujours exclus, alors que nous en sommes les représentants les plus sûrs, immédiatement perceptibles, provisoirement incarnés, doués de parole, mais c'est le Néant qui parle en nous, l'Absolu qui nous revendique comme sa possession ultime, indépassable, dernière probabilité qui nous est offerte afin que nous commencions à y comprendre quelque chose à cet écheveau que l'homme s'est complu à compliquer à l'infini, faisant du fil originel, premier, qui le reliait au pur Néant directement accessible, une pelote obtuse, enchevêtrée, sans début ni fin, comportant toutes sortes de nœuds dont tout un chacun s'occupe plutôt que de chercher à en percevoir la forme initiale, simple, interprétable, hautement lisible. C'est ainsi, l'homme dirige sa myopie sur la densité de l'écheveau, ses voltes et ses arabesques facétieuses alors que le pur objet qui lui a donné lieu est simplement remisé aux objets perdus, quelque part dans un lointain nébuleux."

 

"...entouré de prêtres..."

 

 "N'as-tu pas compris que cette noble assemblée de prêtres dispendieux - ils n'oublieront pas de réclamer leur obole afin de réparer la tuile absente au toit de leur église, laquelle donne accès au ciel bien plus sûrement que ne le saurait faire la plus éprouvée des prières qui fût -, ces gueux en robe noire et surplis blanc, comme s'ils voulaient métaphoriser le passage de vie à trépas, cette meute discrète mais non moins inquiète de son propre sort plutôt que du tien est là, dans ta mansarde - mais ne te gêne donc point, prends donc ma place un instant sur mon confortable pucier, lequel me sert de lit de mort -, donc, les Prêtres veillant sur ton dernier souffle, t'aspergeant d'eau bénite puante comme l'égout, faisant leurs signes de croix méticuleux, récitant, parmi les remugles d'hosties leurs cantiques d'effroi, - mais ne lisent-ils quelque ouvrage licencieux en sourdine ? -, se livrant à toutes sortes de simagrées dans la ferme intention de te distraire du Néant, lequel pourrait t'apparaître comme l'ultime Vérité, ils ont bien trop peur de perdre leur fond de commerce et puis, sois-en assuré, à force de réciter leurs litanies bancales, ils ont fini par y croire à leur écheveau gonflé comme une outre vide de sens. Qu'ils gardent donc leurs illusions, nous garderons les nôtres, reconnaissant cependant une primauté de sens à ce Néant dont nous sommes issus et auquel nous retournerons, tâchant, parmi les bruits divers du monde de percevoir quelque linéament d'une parole originelle si tant est qu'elle pût, un jour, trouver son site, ce qui est donc hautement indémontrable, ceci nous reconduisant, en dernier lieu, à percevoir avec d'autant plus de rigueur le sans-fond dont, un jour, nous fûmes exhumés."

 

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11 décembre 2012 2 11 /12 /décembre /2012 09:10

 

Fragment et Totalité.

 

 

  Le Journal ayant pris le parti d'être publié selon un mode antéchronologique (de la dernière publication en remontant à la première), les textes ayant une certaine longueur apparaissent d'abord en tant que fin d'une fiction ou d'une théorie.

  Afin de faciliter la tâche du lecteur, la publication des textes se fera selon les deux modes : par fragments, ensuite le texte intégral.

 

    

 

 

 

 

  VOYAGE EN EXUVIE

 

 

 

 

           Prologue.

 

   1)       Terre Blanche.

 

                   2)       Comme un lézard.

 

                   3)       Le Chemin du Ciel.

 

                   4)       Dionysos.

 

                   5)       Exuvie ?  Exuvie !

 

                   6)       Apollon.

 

                   7)       Adret et Ubac.

 

                   8)       La Voie Royale.

                  

                   9)       Epilogue.

 

 

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                                             « Tout était écrit. Tout était lisible, là,

                                                sur cette peau,

                                                comme sur la peau du monde ! »

                                                                  J.M.G. Le Clézio . « Terra Amata »

  

 

 

PROLOGUE

 

 

 

  Le Passager s’assit, regarda l’immense plaine qui s’étendait à ses pieds. Une sorte de poudroiement lui fit cligner les yeux. Il porta sa main en visière au-dessus de son front. La lumière trop vive l’obligea à fermer les paupières. Il essaya, par la pensée, de reconstituer les détails du paysage, les lignes de fuite, la perspective. Rien ne s’imprimait sur le fond de sa conscience.

  Il rouvrit les yeux, pivota sur lui-même. La lumière, maintenant, était latérale, basse. Elle faisait apparaître les sillons de la terre, les rides de poussière, les crevasses, les fissures qui entaillaient la mesa de terre rouge. Un sourire éclaira le visage de l’homme qui, lui aussi, était marqué de lignes, de coupures, d’anciennes cicatrices. Il promena ses doigts sur sa peau meurtrie, sur les picots de barbe qui commençaient à hérisser ses joues. Il fut heureux de reconnaître les stigmates qui faisaient comme une signature à la surface de son épiderme.

  Tout au bout de la mesa, des arbres griffaient le ciel de leurs branches aiguës. Il se leva, se dirigea vers eux. Il n’en voyait que les silhouettes, semblables à des personnages hagards sur une scène de théâtre.

  C’étaient des baobabs, immenses, accrochés au ciel par des branches pareilles à des racines, arrimés à la terre par leurs énormes fûts. Sorte de pachydermes antédiluviens. Il palpa leurs troncs, leurs rugosités, leurs callosités, - il pensa à ses propres mains meurtries par les outils -, il effleura des plaies remplies de sève, il souleva des écailles, contourna des tavelures, découvrit des fentes, des meurtrissures, des trous d’insectes.

  Le Passager s’assit, s’appuya au tronc d’un baobab. La lumière déclina. Il fut soudain enveloppé d’une nuit fraîche, obscure. La faible clarté des étoiles ne lui permettait plus de voir l’étendue plate de la mesa, l’architecture immobile des baobabs. Il passa à nouveau la main sur son visage, en éprouva la rugosité, les fractures, le discontinu. Il s’aperçut que ses doigts avaient, en même temps, conservé la mémoire des empreintes du sol d’argile, des scarifications de l’arbre géant.

  La certitude fut en lui que tout cela était identique : sa peau, la terre, l’arbre. Ils étaient faits de la même chair vivante sur laquelle s’étaient imprimées les lignes de l’existence comme autant de marques uniques et indélébiles. Une sorte de cartographie, semblable à des empreintes digitales, à des parchemins portant des signes, à des tablettes d’argile incisées au calame.

  Lui, le Passager, était donc une écriture qui témoignait, par sa conscience, d’une grande calligraphie terrestre et universelle. Celle portée par la glaise, les arbres, les frontons des temples, les livres, les graffiti des murs, les pierres tombales, les actes de naissance, les lézardes des trottoirs, les fissures des routes, les failles des carrières, les fêlures sous-marines, les tatouages, les gribouillis des enfants, le dessin du givre sur les vitres, la fumée des feux de camps, le clignotements des fanaux, les sillages des cargos, le vol rapide des mouettes, les écharpes de brume, les sillons des vallées, les éclats de silex, les pierres levées, les zigzags des frontières, l’empreinte des pneus, les traces dans la neige, la buée dans le froid de l’hiver, le rythme des moraines, la dérive des glaciers, la braise des cigarettes, les fards à paupières, le rouge des lèvres, la blancheur des os, les nervures des feuilles, le déplacement des voitures, les pensées, les rêves, la fuite des jours…

  Tout cela était donc pareil : lui, la courbure du vent, la course des astres, le flux, le reflux des marées, les saignées de bitume à la face de la terre, la translation des fourmis, la lente dérive des péniches, l’irisation des arcs-en-ciel, la rotation des écluses, le clignotement des feux, les traits de vapeur des avions, l’éclat des barres de néon, la rumeur des affiches, la lueur bleue des postes de télévision, les carrés de lumière des immeubles, des tours, le sifflement des percolateurs, les mouvements des draisines, les torches des bateaux-mouches, les rires, les mots chuchotés, l’éclat des dents blanches, les gorges déployées. Tout était vraiment pareil. Des multitudes de signes qui témoignaient. Equivalents, interchangeables. Tous fuyants, intemporels, toujours renouvelés. Signes imprimés à la face de l’eau, mobiles, fragiles, fugaces, solubles. Infiniment solubles.

                                                                                                                                                                                                     Qu’avait-il, lui, l’anonyme Passager, à rajouter à cette marée, à ce trop-plein, à ce maelstrom qui s’enfuyait continuellement par le trou d’une bonde sans fin ? Quoi donc qui pût flotter à la surface des choses ? Un cri, des mots, une écriture, des gesticulations? Non, ceci était simplement dérisoire.

Qu’avait-il à dire qui lui permît de se distinguer de toutes ces manifestations mort-nées?

Une seule chose à confronter à son propre regard, à celui des autres : sa PEAU, avec ses blessures, ses entailles, ses traumatismes, ses excroissances, sa peau avec ses cicatrices, semblable à celle des lézards, à leurs fourreaux d’écailles qu’ils abandonnent lors de leurs mues successives. Seulement cela pour témoigner, pour dire les signes de la vie à même la chair vivante, le pathos épidermique.

Témoigner avec les marques visibles de sa souffrance, de sa douleur, tant qu’il est temps, tant que les vergetures, les incisions, les sutures, les excoriations, les meurtrissures n’ont pas basculé dans la poussière, dans l’ultime refuge du non-dit, du néant.

  Sur la mesa, le vent s’est levé. Le Passager s’est réfugié dans l’ombre des baobabs. Il s’est couvert d’une toile. Dans son sac il a pris un livre, a allumé son briquet. Il fume sous les étoiles, rejetant dans l’air pur de longs signaux de fumée. Il tourne les pages d’un livre qu’un aveugle inconnu lui a offert. De ses doigts il parcourt les picots de l’écriture Braille.

Sur le maroquin, d’abord, dont les stigmates sont comme les cicatrices de la peau. Il déchiffre le nom du poète : Hölderlin ; le titre de l’ouvrage « Pain et Vin ». Il tourne les pages, interroge le saillant des mots. Le poète y parle de l’homme en général, de la situation fondamentale qui est aujourd’hui la sienne. Il le définit, l'homme,  comme éloigné de sa propre essence, exilé dans un pays étranger, sans que cet exil apparaisse de façon claire à sa conscience :

 

« Un signe, nous sommes, mais privé du sens ».

 

L’homme referme le livre, parcourt songeusement la peau vivante du livre, le message des graphies en relief. Il pose l’ouvrage sur sa poitrine, sur des blessures anciennes, signes contre signes. Il s’endort sous les étoiles qui font, dans le ciel, des points de lumière semblables aux signes secrets du livre, au chant du poète dans le secret des pages.

 

 

                                                        **********

 

 

TERRE BLANCHE

 

 

    Avons-nous une prescience des choses, des événements, l’avenir peut-il parfois se dessiner à l’orée de notre conscience, y imprimer par anticipation quelques signes dont nous pourrions déchiffrer le sens ? Nous n’avons aucune certitude à ce sujet, seulement une vague intuition. Saisissant une large feuille d’iris pour en faire un lien autour d’un bouquet de fleurs champêtres, nous nous entaillons le pouce et un peu de sang en surgit que nous étanchons en suçant notre doigt. Voulant franchir le ruisseau à gué, nous posons notre pied sur d’accueillants galets dont l’invisible limon nous a surpris, bleuissant notre cheville. Souhaitant profiter des premiers rayons du soleil, nous exposons notre fragile peau hivernale aux assauts de la lumière printanière, notre épiderme s’auréolant bientôt des irisations de la brûlure.

  L’entaille du pouce, le bleu à la cheville, les auréoles de la brûlure, nous les portions déjà en nous, nous le savions, comme des plaies latentes qui attendaient de s’actualiser. Des plaies minimes, bien sûr, qui, sans doute, ne laisseraient que peu de traces, que nous aurions pu éviter. Mais nous avions le pressentiment qu’elles étaient, en quelque sorte, inéluctables, qu’elles devaient advenir, qu’elles faisaient partie de notre propre règle du jeu. Nous n’avons pas cherché à les éviter, souhaitant même qu’elles adviennent, à la façon d’un courant d’air, d’un tourbillon dans l’eau, quelque chose sans importance, que nous feignions d’ignorer, mais dont nous savions que les légères variations s’infiltreraient dans les replis de la mémoire, toujours prêts à resurgir, à sortir de l’ombre. Nous étions alors semblables à un animal tapi au creux de la terre, un lézard peut-être, en attente du réchauffement de l’air, d’un signal pour vivre au plein jour, faire palpiter notre gorge an contact des pierres tièdes, absorber la lumière par tous les ocelles de notre corps, nous débarrasser de notre ancienne peau, commencer enfin la métamorphose. La peau réelle, nous la laissions derrière nous, comme une guenille embarrassante porteuse de traces, de plaies, de sutures. Nous savions cependant qu’elle deviendrait bientôt peau imaginaire, qu’elle serait notre double, notre ombre portée sur les choses, qu’elle ferait écho à nos actes, modulerait nos gestes, influerait sur nos pensées.

 

    C’est dans cette sorte de vague pressentiment de l’avenir immédiat, dans un genre d’attitude reptilienne préparatoire à sa propre mue, à son dépouillement, que je décidai, par ce bel après-midi de printemps, de rejoindre « Terre Blanche », ma maison d’enfance, à Beaulieu-la-Leyre. Ma mère y vivait, en compagnie d’Adeline, sa confidente, la gardienne du logis, en charge du ménage et de la cuisine, - qu’elle confectionnait toujours avec beaucoup d’attention - , s’occupant également des menus travaux, surtout d’intérieur, affichant peu d’inclinations pour les activités à l’extérieur, notamment pour le jardinage.

  Passionnée par la botanique, Floriane, ma femme, était le portrait symétriquement inversé d’Adeline. Elle m’avait accompagné à Terre Blanche pour y effectuer, dans le grand parc attenant à la maison, ce qu’elle appelait, par une étrange habitude, des « saisonnements » — elle était familière de ces néologismes, dont je sus bientôt qu’ils résultaient d’une forme contractée de « saison » et « d’événement », ou, par paronymie, « d’avènement », et qui signifiait, ce qui, par la saison, arrive ou advient. Dans son esprit, cet avènement au sein de la nature, n’avait rien de messianique mais était le reflet d’une fête païenne et dionysiaque dont sa philosophie de l’instant était la plus pure illustration. Son dynamisme permanent, son matérialisme heureux, se traduisaient par ce contact simple avec les choses, par un émerveillement jamais altéré du spectacle continûment renouvelé du monde végétal auquel elle vouait une sorte de culte, puisant les sources de son inspiration quasiment liturgique dans « L’Encyclopédie du Jardinage », « Le Manuel de la Taille et des Boutures », « Le Guide de la Culture Ecologique ». De ses « mains vertes » naissaient des profusions de créations florales, herbacées, feuillues, des superpositions de mousses et de lichens, des tresses d’herbe, des enlacements de lianes, des liaisons d’écorces, des mobiles de branches, des éclatements de corolles, des éventails d’étamines, des tableaux d’écailles, des tournoiements de vrilles, des chapelets de capsules, des compositions épuisant la gamme des variétés végétales, céréalières, frugifères, oléagineuses, aromatiques, textiles, tinctoriales, médicinales, forestières, ornementales, fourragères, tout ceci dans une étonnante variété de formes, arborescentes, bulbeuses, ciliées, duveteuses, exotiques, géminées, grimpantes, lancéolées, lobées, naines, géantes, operculées, pubescentes, rampantes, tubéreuses, vivipares, zoocarpées. Prodigalité sans cesse renouvelée, à la façon d’une corne d’abondance, symbole de la diversité, du foisonnement inépuisable, du ressourcement continu, du cycle de la croissance, de la multiplication des espèces, générations spontanées, spirale sans fin des changements, des transformations, des transfigurations.

 

  Située au lieu géométrique de cet étrange sabbat du végétal, Floriane apparaissait sous les traits emblématiques d’une nature brouillonne et enthousiaste, cette impétuosité la reliant, par son style, son tempérament, au-delà de la logique génétique, à notre fils Olivier, qui semblait avoir hérité de sa mère cette inclination au protéiforme, au déchaînement matériel; ils étaient l’illustration du passage de la puissance à l’acte, sous les traits d’une perpétuelle éclosion dont ils figuraient, selon la formule de Claude Simon, "les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons."

  Adeline, d’un naturel dévoué, toujours prête à rendre service, vivait cependant à son rythme, fait d’une alternance de périodes d’activité et de longs moments de pause qu’elle consacrait le plus souvent au tricot, se laissant divertir par l’ambiance lénifiante de longs après-midi télévisés; attentive à ma mère qui ne bougeait guère de son fauteuil et à laquelle elle servait quotidiennement, vers seize heures, une infusion de tilleul agrémentée de savoureuses madeleines qu’elle confectionnait elle-même et dont elle ne picorait habituellement que quelques miettes, soucieuse d’éviter un embonpoint qui commençait à faire de ses vêtements des tuniques martyrisées aux coutures distendues. Elle se rendait parfaitement compte de cette manière d’enlisement sournois qui la guettait, mais la seule compagnie de ma mère, dont l’accomplissement nonagénaire était proche, ne suffisait pas à éveiller en elle le sursaut d’activité dont elle aurait eu besoin.

Depuis la mort de mon père, nous venions régulièrement, Floriane et moi, entretenir le jardin d’agrément, le potager, tondre l’immense pelouse et soigner les arbres séculaires affectés des diverses blessures du temps.

  Au début, Adeline prétextait du ménage à finir, du repassage en retard, une pâtisserie à mettre en route pour le dîner. Nous n’étions pas dupes de son manque d’intérêt pour les travaux agricoles et arboricoles et nous ne lui en tenions pas rigueur, conscients que sa tâche essentielle était de tenir la maison en ordre, de s’occuper du cadre de vie et, bien sûr, d’apporter à ma mère toute l’affection et les soins dont cette dernière pouvait avoir besoin. Elle s’acquittait de ses différentes charges avec aisance et naturel, témoignant pour son hôtesse des plus charmantes prévenances.

  S’ennuyait-elle parfois, dans sa fonction de dame de compagnie ? Elle était une sorte de Pénélope recommençant sans cesse son éternel ouvrage, seulement distraite par les images et le son de la télévision, par les questions épisodiques, souvent réitérées et toujours les mêmes, que ma mère, perdant la mémoire et l’audition, lui posait sans même écouter ou entendre la réponse.

  Toujours est-il que, les jours passant, au fur et à mesure des semaines qui étaient comme des jalons du temps dont les points de repère avaient pour noms : débroussaillage, élagage, taille, greffe, boutures, tuteurs, Adeline commença d’abord à venir voir les mutations du parc, à s’y intéresser, à ramasser quelques branches éparses sur le gazon, à les disposer sur le tas de feuilles à faire brûler, à nous demander quel était notre prochain projet concernant l’entretien du parc et du jardin. Il y avait eu, chez elle, au début du printemps, comme un léger frémissement dans son attitude, l’amorce même d’une curiosité et une implication physique, laquelle dans son esprit, - c’était une supposition de notre part -, lui permettrait d’effacer les « outrages du temps », d’amoindrir les rondeurs qui la menaçaient. Notre hypothèse se révéla juste; elle perdit du poids, retrouva une silhouette plus conforme à sa morphologie, « aidée » en cela par la reprise assidue d’un régime tabagique qu’elle avait interrompu, mais pour un temps seulement, et dont nous n’avions pas à juger, d’autant plus qu’elle ne fumait jamais dans la maison, mais dans le parc, toujours au pied du même arbre, un peu à la façon d’un rituel. Quelle que fût sa motivation, elle participait depuis peu à l’entretien de l’environnement de Terre Blanche, s’en trouvait bien et, pendant que ma mère rêvassait à l’ombre du tilleul, égrenant son passé comme on égrène un chapelet, nous maintenions, tant bien que mal, l’important patrimoine arboré du parc. Tout cela contribuait à une sorte d’harmonie, sinon de communion bénéfique pour tous, recréant de la sorte, sur le domaine de Terre Blanche, une communauté de vie à laquelle ma mère n’était pas insensible mais dont elle se détachait visiblement peu à peu, comme désinvestissant le quotidien à la faveur d’une trilogie existentielle se résumant à boire, manger, dormir. Sans doute s’agissait-il là d’une des astuces dont la vie disposait pour lui faire intégrer progressivement d’inévitables processus de deuil.

  Arrivés à Terre Blanche dès la fin du déjeuner, nous avions trouvé Adeline adossée à son arbre favori, entourée des volutes de fumée de ses "Svenson", longues cigarettes américaines qu’elle affectionnait particulièrement. Entre deux longues aspirations, ayant précisé que Suzy, - elle avait pris l’habitude d’appeler ma mère par un diminutif dont cette dernière était porteuse depuis sa plus tendre enfance, son vrai prénom étant Suzanne -, se reposait sur la méridienne du salon, elle nous proposa de participer à l’entretien du parc. Floriane et moi, nous nous doutions qu’Adeline commençait à y prendre goût. Floriane accepta avec empressement, plus à la joie d’initier un nouveau disciple à l’art de la nature qu’au fait de disposer du renfort d’une « petite main ». Je n’avais pas très bien compris ce qui, dans l’esprit de ma femme, liait le jardinage à la couture. Peut-être la coupe et la taille étaient-ils à l’origine de cette étrange association, à moins que ce ne fût le rapport nature-culture.

  Floriane précisa à Adeline, non sans une pointe d’humour et d’ironie, que notre trio habituel allait rétrécir comme peau de chagrin pour se limiter à un duo, pour la simple raison que j'avais  opté pour un « pèlerinage » sur les terres de mon enfance. Le « sexe faible » se chargerait donc de présider à la destinée des arbres du parc. Avant que la discussion ne dégénère de la simple critique à une sévère remise en question, je saluai les deux déesses en charge du domaine sylvestre et me dirigeai vers la voiture pour y prendre l’appareil photo qui me servirait à immortaliser les paysages de ma jeunesse.

Hâtant le pas, le trajet ne dura pas longtemps, mais suffisamment toutefois pour que Floriane, spontanéité aidant, y glissât une réflexion sur le mode mi protecteur, mi satirique : "Céleste, n’oublie pas de prendre tes peaux de bête, il doit faire frais au bord de la Leyre !"

 

 

COMME UN LEZARD

 

 

  Ma femme avait « visé juste » en mettant en évidence ma manie de superposer des blousons, des vieux de préférence, ce qu’elle interprétait volontiers comme un attachement au passé, comme l’interposition d’une frontière tangible destinée au reflux ou tout au moins à une mise à distance du présent et, a fortiori, du futur. Une recherche de l’immuable en somme ! Je ne sais pourquoi, - peut-être simplement la poursuite d’une méditation sur les métamorphoses lacertiennes - , mais sa réflexion m’avait soudainement fait froid dans le dos, et j’avais senti, bizarrement, le long de ma colonne vertébrale, comme le hérissement d’une épine dorsale. Quant à la partie antérieure de mon corps, c’était une sensation identique de fraîcheur intense, comme si mon sang s’était figé dans mes veines à la suite d’une brusque hypothermie, créant des zones différenciées sur mon cou, ma poitrine, mes cuisses, zones vaguement arrondies, à la façon d’écailles, alors que mes mains et mes pieds étaient en proie au même engourdissement générant un durcissement et un rétrécissement de mes ongles qui, en même temps, se recourbaient à la façon de griffes. Ce profond vécu interne, ce chamboulement métabolique, irradiait dans toutes les directions, altérant mon ouïe, troublant ma vision qui se décomposait en une myriade de facettes. Envahi par l’étrange sentiment d’une métamorphose ou d’une dissociation de la personnalité, j’ouvris la portière de la voiture dans une sorte de tremblement parkinsonien, me hissai difficilement sur le siège. Sans doute était-ce la nouvelle morphologie de mon corps qui donnait à ma progression une démarche quasiment rampante. Fortement angoissé à l’idée de constater l’étendue des dégâts, je sentais déjà un durcissement de ma peau, une dilatation de mes globes oculaires, un effacement du pavillon de mes oreilles au bénéfice de deux simples trous latéraux, un raccourcissement très net de mon nez qui avait subi une altération identique à celle de mes oreilles et dont je ne percevais plus que deux orifices étroits et palpitants. Ma position assise était malcommode, - j’avais pourtant repoussé au maximum vers l’arrière le siège du passager - , mais quelque chose de diffus, d’indéfinissable,  semblait prolonger ma colonne vertébrale, sorte d’éminence crantée, crénelée, qui avait du mal à trouver une position qui lui convînt. Je compris, il n’y avait désormais plus l’ombre d’un doute, j’étais devenu AUTRE, j’étais devenu un SAURIEN, et plus rien, maintenant, ne pourrait arrêter la métamorphose qui embrumait mon cerveau devenu reptilien, siège essentiel des émotions, de l’instinct à l’état pur. Le peu de conscience qui me restait, j’en usai l’énergie résiduelle pour constater avec stupeur la facilité du passage de l’humanité à l’animalité, me posant même la question de la prochaine étape qui me conduirait peut-être à la simple matérialité d’une excroissance tellurique, sorte de sillon d’argile parcourant la croûte terrestre.

  C’est dans cet état d’esprit, qu’au prix d’un effort surhumain, - mais que restait-il d’humain dans cette aporie ? - , je parvins à faire basculer le miroir de courtoisie fixé au pare-soleil et dans lequel je m’attendais à la brusque révélation qu’avait eue Grégor Samsa s’éveillant un matin, changé en un énorme cancrelat. L’imaginaire kafkaïen m’apparut à cet instant comme le réel lui-même, la scène quotidienne sur laquelle nous dansions cette sorte de pantomime grimaçante où, tous, nous portions des masques que nous ne voulions pas ôter, où, tous, nous étions revêtus de peaux multiples dont nous ne pouvions nous débarrasser. Cette « sauriennité » n’était donc qu’un effet du réel qui me concernait ici et maintenant, dans la plus compacte des réalités qui fût et qu’il faudrait désormais que j’assume.

  Portait-elle encore, en elle-même, une trace de l’homme que j’avais été ? Existait-il un cycle temporel propre à ce processus dont j’étais la victime, une sorte d’Eternel Retour qui me permettrait un jour de me retrouver sous les traits d’une humaine condition ? Fallait-il qu’Eros succombe à Thanatos pour créer les conditions d’une véritable métensomatose ? Pourrais-je, en un mot, retrouver mon corps, y demeurer d’une façon stable, en faire le lieu d’une fête à laquelle seraient conviés mes amis, scellant ainsi le bonheur d’une alliance nouvelle ? C’est dans cet état d’esprit décadent, pris dans le tourbillon de questions sans fin et sous l’effet d’une faible et mourante agitation neuronale que je me disposai, tant bien que mal, au choc que ma nouvelle forme ne manquerait pas d’imprimer à ma conscience, cherchant même, dans l’extinction progressive de cette dernière, la force de mon renoncement à figurer parmi les hommes.

La manœuvre du basculement du miroir constitua une épreuve autant physique que morale, une résistance mécanique s’opposait à mes gestes, sans doute aussi primitifs que la physiologie de l’arc réflexe chez les batraciens. Le déplacement lent du miroir, sous l’effet du soleil, renvoyait de faibles rayons vers le plafond gris anthracite, puis une lumière plus vive me frappa en plein visage, m’obligeant à cligner des yeux, regardant par l’interstice des paupières, apercevant le spectre que je redoutais,

 un visage, ou plutôt une sorte d’ectoplasme fugace, d’une nature indéfinie, zoo-    

 anthropomorphe, nimbé d’un brouillard qui paraissait immuable. L’état cataleptique  

 dans lequel je me trouvais aurait pu me figer pour l’éternité, me transformer en fossile, mais la chaleur qui filtrait au travers des vitres contribua peu à peu à me faire sortir de mon état d’hibernation, à retrouver un semblant de vigilance, à déciller mes paupières, à aiguiser mon sens de la vision, m’apercevant enfin que la buée qui s’était déposée sur la surface du miroir avait dû abuser mes sens, à la manière d’une hallucination, réalisant une anamorphose, une illusion, une amplification de mon imaginaire, créant une manière de bestiaire allégorique dont j’étais devenu, pour un instant, la figure monstrueuse et emblématique. Ce fut comme une vraie renaissance, une illumination des sens succédant aux ténèbres, à la torpeur et à l’inquiétude. Je sentis une énergie nouvelle parcourir mes veines, mobiliser mes muscles, amplifier ma respiration.

 

 

 

LE CHEMIN DU CIEL

 

 

  Malgré le soleil, l’air était encore frais au dehors, ce qui m’autorisait, malgré la remarque de Floriane, à revêtir mes deux blousons, à enfiler une paire de bottes, - les bords de la Leyre devaient être humides en ce début de printemps - , à m’équiper de mon appareil photo et à rejoindre ce domaine qui m’était devenu étranger. La dernière visite à la rivière de mon enfance, je l’avais faite, il y a de cela quatre décennies environ, pendant les vacances de Noël. Avec Floriane nous faisions des études à Paris. L’hiver était rigoureux cette année-là. Nous en avions eu une conscience aiguë, lors de notre trajet Paris-Beaulieu, voyageant à bord d’une 4 CV dont le chauffage n’était qu’une hypothèse d’école. Douze heures de voyage, un difficile passage sur les routes du Limousin encombrées de congères. Nous avions beau pratiquer la méthode Coué, évoquer les chauds rivages de la Méditerranée en été, notre arrivée au terme du périple avait des allures de traversée de banquise. Le lendemain, quelques plaques de neige rythmant encore le paysage, j’avais pris mon appareil photo, étais descendu au bord de la Leyre, telle qu’en elle-même, réalisant quelques clichés que j’avais précieusement conservés, comme de vivants témoins d’une époque révolue.

  C’est donc avec l’idée d’une sorte de permanence du réel, de la pérennité des images, de la récurrence de leur formes que j’entrepris ce que Floriane avait qualifié de « pèlerinage ». La petite gare, désaffectée depuis longtemps, bâtisse haute et étroite, entourée d’un jardin clôturé de grilles rouillées, avait toujours son aspect désuet et solitaire. Sur la façade, un panneau d’agence portait la laconique mention « A VENDRE », suivie d’un numéro de téléphone. Quelques herbes, folle avoine, carottes sauvages, avaient envahi le terre-plein, n’affectant en rien l’allure générale du lieu qui s’accommodait fort bien de ce relatif état d’abandon réservé habituellement aux terrains des proches banlieues et aux bâtiments marginaux, lesquels finissent toujours par se confondre avec le paysage environnant. La clôture contournée, armé de la certitude que, finalement, rien ne changeait jamais, sauf notre vision des choses et des événements, je m’engageai sur le sentier longeant l’ancienne voie ferrée, ronces et liserons y avaient poussé, dans une anarchie contenue cependant, et j’anticipais mon plaisir de retrouver bientôt la Leyre et les vagabondages heureux de mon enfance.

  A ma droite, légèrement en contrebas, le Chemin du Ciel sinuait toujours au milieu d’une voûte de noisetiers au feuillage tendre que le soleil traversait, jonchant le sol d’ocelles claires. Une sorte de bonheur léger et juvénile m’envahit : j’aurais pu inscrire, dans chaque rond de lumière, une histoire, un souvenir précis, y imprimer des visages familiers, des moments rares, des découvertes, des émotions adolescentes, y retrouver des projets, y poursuivre d’anciennes aventures, y réveiller des rêves si lointains et si proches à la fois.

 

  Il y a, dans la permanence des choses, ce plaisir simple du chemin cent fois parcouru, cette familiarité de l’insignifiant, du caillou blanc au milieu du gué, de l’ornière remplie de feuilles, de la source jaillissant des coussins de mousse. On peut fermer les yeux, se laisser guider par l’intuition des pas, la déclivité de la pente, le murmure de l’eau. Il y a une sorte d’ivresse à se fondre dans le paysage, à vibrer sous le chant des herbes, à tutoyer les frondaisons, à écouter le bruissement des abeilles, à deviner, sous le pied, la texture du pont de bois, son oscillation, le lisse de la main-courante. On devient alors extralucide, on avance dans le secret, comme dans un songe, on est devenu herbe, vent, vibration, éclat de lumière. La lumière intérieure suffit, elle guide, rassure, murmure à l’oreille, étonne. Elle est plus forte que le soleil qui brûle les yeux. Mais elle n’a pas ses excès. Elle est apaisante. Elle pousse ses ondes dans tous les membres, elle tisse des chants dans le trajet des veines, elle éclaire les doigts, elle sort par les pores, comme une lente sudation qui veut dire les galets, les écorces, l’argile blanche, l’herbe bleue, les nappes d’air. Elle rythme le souffle, le cœur bat très lentement, on marche sans peine, comme sur un nuage, on flotte sur une barque de roseaux, l’écume effleure nos lèvres, l’air coule comme du miel, les bruits s’estompent, légers comme des plumes, ils nous disent la beauté du monde, le calme des rivières, le miroir des eaux. On glisse infiniment, on est la vie habillée d’un corps docile, souple, nos gestes sont lents comme ceux des danseurs, ils dessinent des cercles, des ailes de papillon, des mots très doux qui font à nos bouches une rosée subtile. Parfois le murmure s’amplifie, vous n’y prêtez guère attention. Vous continuez de progresser sur votre fil de soie, funambule attentif à vos pas, bien arrimé à votre perche, à votre équilibre fragile. Vous sentez sous vos pieds, une tension, une inquiétude. Le globe de vos yeux dans un mouvement-caméléon, se porte vers la gauche, un liseré s’ouvre dans l’écran de vos paupières. Vous percevez, soudain, une étrangeté, une touffe d’herbe inopportune, un moutonnement de broussailles, une ornière profonde dans les plis de la glaise. Vous réfutez. Vous opposez votre incrédulité. Vous pestez intérieurement. Non, ne refermez pas vos paupières. Le mal est déjà fait. Le réel, en vous, s’est épanché à la vitesse de la marée lors des vives eaux. Votre rêve a reflué, il est devenu une ombre vague logée au creux de votre inconscient. Vous n’êtes plus que constatation, désapprobation, opposition muette.

 

 Oui, c’est bien cela, sur ma gauche, le Chemin du Ciel ne m’offre plus qu’une parodie, une pantomime, un faux-semblant. De hautes herbes l’ont envahi, il n’est plus guère visible dans le foisonnement végétal. De larges traces de roues - sans doute de tracteur et de remorque - , attestent son glissement vers une sorte de jungle inextricable. Il ressort de ce déplacement, une manière de non-lieu, de magma argilo-chlorophyllien où mes bottes ont du mal à trouver une assise stable. Sous ce maelstrom, j’ai peine à imaginer le sentier empierré de mon enfance, ses berges moussues, sa source à mi-pente recueillie dans la conque des pierres blanches, le fossé rempli de lentilles d’eau et de cresson, la haie de lilas, le pré à l’herbe rase où paissaient les moutons.

  Je suis envahi d’un sentiment étrange fait de dépit, de frustration, d’impuissance. Bien sûr, mon appareil photo n’enregistrera pas ce constat de désolation. Ma mémoire y pourvoira amplement ! En guise de pèlerinage, il s’agit plutôt d’un chemin de croix aux multiples stations . De Charybde en Scylla ! Au bord de la Leyre, les peupliers ont poussé, les ronciers aussi : la falaise de Beaulieu que je photographiais jadis aux premières heures du levant, n’est plus guère perceptible qu’au travers de rares trouées de la végétation. Le moulin sur la rivière est cerné de nombreuses clôtures; le niveau de l’eau est à son étiage; les berges croulent; les prés, envahis autrefois par les campanules mauves des fritillaires-couronnes, - je pensais toujours au tableau de Van Gogh - , n’abrite plus que de rares joncs; leurs étendues sont traversées de drains où courent de longs tuyaux jaunes percés de trous; un lac a été aménagé dont la digue coupe la perspective des rares haies qui subsistent; du pont de bois qui permettait l’accès au Château des Térieux ne restent plus que quelques planches usées émergeant des rives boueuses. Je m’assois un moment sur une souche, - geste de renoncement et de lassitude - , et j’imagine l’enfant que j’étais il y a un demi siècle déjà, insouciant, heureux de découvrir cette nature généreuse, intacte, propice à tous les rêves. Robinson sur mon île, les prés de la Leyre étaient mon lieu de prédilection; ils m’appartenaient comme je leur appartenais, dans une fidélité réciproque, un pacte sans faille, une promesse de bonheur partagé.

  Ce printemps est chaud, éprouvant pour la nature, pour les hommes aussi, pour ma mémoire qui n’aura plus d’autre chemin à accomplir que celui du deuil. Je me relève. Mes bottes alourdies de boue. Je marche lentement sur le chemin fantôme, sans me retourner. Je sais, maintenant, que cette visite à la Leyre est la dernière. Qu’un jour aussi, le trajet vers Beaulieu, vers Terre Blanche, ne sera plus qu’un souvenir, la trace d’une buée sur une vitre claire. Tout cela aura-t-il existé, vraiment ? Je franchis, tout au bout du chemin, la voûte des noisetiers qui fait comme un portique.

 

  Ce dernier m’apparaît alors dans son évidence symbolique comme le lieu de partage du temps, un peu à la façon d’une ligne de partage des eaux dont les versants s’opposent : l’un réservé au long souffle océanique, au calme, à la limpidité; l’autre tourné vers les excès des vents du sud, vers l’exubérance du sol et du climat. Je sens un en deçà du portique tourné vers le passé, les souvenirs, les territoires de l’enfance; et un au-delà faisant signe vers le futur, les projets, la jungle de la vie adulte au milieu de laquelle j'essaie d'inscrire mon cheminement laborieux de fourmi.  Toute mon existence, soumise à une tension permanente, oscille entre ces deux rives. Je n’ai d’autre choix, d’autre posture que ce grand écart au-dessus d’une ligne de fracture, que ce vertige du franchissement de l’abîme. Souvent, le bruit, l’activité, la distraction obturent provisoirement la faille, rapprochent les bords de la plaie. Mon avancée  devient alors cicatricielle, ma mémoire oublieuse de la fracture des chairs. Surviennent un silence, une pause, une interrogation, alors la suture devient manifeste, la douleur palpable, le présent tranchant comme une lame.

 

  Je marche maintenant dans la rue principale qui sépare le village en deux. Le côté Leyre avec sa falaise, ses maisons anciennes , - certaines à colombages - , son église, son monument aux morts, son lavoir, son moulin aux rouages blanchis de farine. Le côté collines avec ses champs cultivés, ses maisons restaurées, ses lotissements, ses quelques commerces, l’école, la mairie, la chaussée refaite à neuf avec ses lampadaires modernes imitant l’ancien. Je gravis le chemin de castine qui conduit au parc. Je contourne le massif de forsythia où crépitent les fleurs jaunes. J’ai soudain l’impression d’un brusque retour en arrière.  Le spectacle de dévastation que m’offre Terre Blanche est en tout point comparable à l’anarchie des bords de la Leyre. Sous le regard vaguement songeur de ma mère , - mais à quoi peut-elle penser après neuf décades d’existence ?  - , les deux muses sylvestres, répliques d’une composition d’Arcimboldo, cheveux ornés de feuilles, de mousses, de lichen, s’affairent au milieu d’un labyrinthe de branches, d’écorces, de pommes de pin, de lianes enchevêtrées, de ronces aux épines acérées, de nids anciens tombés des arbres, de flocons cotonneux des chenilles processionnaires. Le sol jonché d’outils , - sécateurs, échenilloir, bêche, binette, râteau, tondeuse, égoïne - , rivalise d’harmonie avec les excès botaniques.

On s’étonne de mon retour si tardif, on suppute de magnifiques photos qui diront, bientôt, sous des cadres de verre, la beauté de la nature, sa virginité, son innocence, son indéfectible fidélité; on se plaint de courbatures et d’ampoules, Adeline surtout; on n’a qu’une hâte : manger frugalement, une douche, le réconfort du lit. Une bonne nuit de sommeil. Un lever matinal. Le bonheur de retrouver le parc de Terre Blanche, sa générosité, le dense de sa végétation, le chantier à poursuivre, les innovations, les créations, les modifications sans fin, le lyrisme du végétal.

 

 

  DIONYSOS

 

              Floriane et moi regagnons notre chambre, celle avec balcon qui donne sur le parc, sur les crêtes des arbres bordant la Leyre, sur l’immense château des Térieux entouré de barrières blanches. Des lits jumeaux séparés. Floriane dans celui de droite, ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. Elle prononce parfois des mots tissés de rêve qui ressemblent à : épicéa, chêne, érable, charme, cèdre, yucca, pivoine, agave, écrêter, planter, bouturer… D’heureuses litanies lexicales, ponctuées de temps à autre d’un soupir de bien-être, de plénitude, de sérénité. Je m’assois sur le fauteuil derrière le lit de gauche. Je choisis distraitement un magazine dans le porte-revues. « L’Ami des Parcs ». Je le repose. En prends un autre, au hasard, « Les Plantes de A à Z ». Je ne persiste ni ne signe. J’ouvre la porte-fenêtre. L’air est doux. La lune brille sur les aiguilles des cèdres, sur les feuilles blanches des bouleaux. J’allume une cigarette. Je repense à mon expédition vespérale : un remède contre la nostalgie. Demain le jour se lèvera tôt. Je me convertirai sans doute aux joies du jardinage. Après tout Adeline y a bien survécu !

              Une douce clarté coule dans la chambre. Je m’allonge sur le divan. Mon esprit dérive entre passé et présent, entre Leyre et collines de Beaulieu. Bientôt, bercé par le souffle du vent printanier, par la respiration calme et régulière de Floriane, je glisse tout au bord du sommeil. Léger, fluctuant, comme un flottement entre deux eaux. Brèves incursions, parfois, sur le balcon où la lumière joue entre les lames de bois. Le parc, lui aussi, est animé d’ombres mouvantes, de bruissements, de courses rapides. La pleine lune y creuse des puits de clarté, des gouffres d’ombre. La fumée de ma "Bridge", aspirée par le ciel, fait, devant mes yeux, comme un écran où apparaissent d’évanescentes silhouettes. Les traces du songe habillent encore mes paupières. Je m’assois sur un coussin à même le sol, j’observe dans une espèce de rêve éveillé, les frondaisons du parc, le déchaînement végétal initié par les deux vénus arboricoles. Lesquelles ont d’ailleurs repris leur tâche ! J’ai peine à y croire, à cette heure si précoce. Mes pupilles dilatées ne sont aucunement victimes d’une illusion.

 

              C’est sur le fond d’une conscience nette, claire, que s’illustrent maintenant satyres et faunes dont Terre Blanche constitue le domaine, la terre d’élection. Abritées sous des corps velus, pourvues de longues oreilles pointues, affublées de cornes et de pieds de chèvre, Suzy, Floriane, Adeline, sous les attributs  des divinités champêtres, se disposent, en secret, aux orgies dionysiaques. Sous leur accoutrement, chacune est reconnaissable à quelque signe particulier. Floriane mène le bal avec l’entrain qui lui est coutumier. Ses sabots, animés d’une gigue endiablée, arrachent aux silex des gerbes d’étincelles. Elle a orné ses cornes d’une guirlande de fleurs où se mêlent angélique, belles de nuit, campanules, chèvrefeuille; autour de ses poignets s’épanouissent en bracelets floraux des boutons d’or, des églantines et quelques gueules de loup; ses chevilles à la longue houppelande blanche, s’agrémentent d’hysope, de jasmin et de myosotis.

              Adeline la suit, les cornes auréolées du plaisir de la fête. Elle a accroché à ses oreilles velues de larges créoles d’argent où danse la lumière. Autour du cou, sous sa barbiche blanche, une rivière de glands cascade vers sa taille ceinturée d’une couronne de lierre. Quelques boules de gale du chêne font à ses longues pattes des grelots qui résonnent au rythme de la sarabande.

              Enfin, Suzy clôture le bal dans une sorte de carmagnole au rythme soutenu. Ecorces sur la tête, brindilles tissées dans la toison de la poitrine, bracelets de tiges, feuilles de bouleau, de tilleul, d’érable en guise de ceinture; longue liane illuminée de fruits de la passion qui court de l’aine aux chevilles; éclatantes fleurs de pissenlit insérées dans la fente des sabots dont le rythme effréné soulève des vagues de poussière.

              Je suis l’unique spectateur d’une scène où l’amour s’habille de fleurs, où le vin coule à flots, où le raisin célèbre le Printemps. Les arbres centenaires, les calices des fleurs, le tranchant des feuilles vibrent au son de la flûte de Pan. Ce ne sont que mouvements lascifs des herbes, chatoiement des frondaisons, dilatation des gouttes de rosée. Le parc est devenu une chair vivante, palpitante, sensuelle, pareille aux battements lents d’une anémone de mer, au flottement des algues dans les courants marins, au gonflement de la nacre au fond des conques abyssales. Des chants naissent de la terre, s’enroulent autour des lianes, vibrent dans le lierre, tissent des ondes, des nappes sonores qui parcourent le sol, creusent les sillons de glaise, pénètrent les fentes des écorces, forent les galeries souterraines, se lovent dans les nids de brindilles, se glissent dans les abris des insectes.

            La Nature, conviée à la fête, convoque dans une folle sarabande, le Vent, le Soleil et les Nuages.

            Aquilon, Zéphyr, Tramontane, Sirocco, gonflant leurs joues, investissent les arbres d’une douce mélodie.

            Phaéton, Amon, Râ, Osiris, Horus, tressent aux corolles des fleurs des rayons de lumière.

            Cumulus, Stratus, Nimbus, déposent à la cime des herbes de duveteux flocons de neige.

            Soudain, de belles jeunes femmes à demi dévêtues, venues d’on ne sait où, se mêlent à la fête.

            Leur beauté éblouit, leur grâce séduit, leur agilité est sans pareille. Le soleil levant les nimbe d’une auréole de clarté. L’apparition de ces belles inconnues me remplit d’admiration. J’ai beau chercher dans mes souvenirs, aucune apparition ne m’a jamais habité avec une telle intensité, une telle fascination. Une si subtile perfection ne peut simplement être humaine, il doit s’agir de divinités attirées par le renouveau de la Nature, la joie, l’allégresse de la saison nouvelle.

              Me reviennent alors en mémoire les fêtes antiques célébrées par les Grecs à l’arrivée du Printemps. Des hordes de jeunes gens, filles et garçons, habillés de fleurs, visages fardés, sillonnaient la campagne, essaimant sur leur chemin, chants, danses, ritournelles d’amour. Des cortèges parcouraient les villes, récitant des poésies, incitant les citoyens à se grimer, à revêtir les traits des satyres, des faunes, des nymphes. Chacun devenait alors, pour un instant, fils et fille de Dionysos, oubliait sa condition, sa solitude. Plus rien ne comptait que la joie, la possession des insignes de la Royauté, le commerce des Dieux.

              J’assiste donc, ébloui, sur mon modeste balcon de Terre Blanche, à la reconstitution, grandeur nature, d’une scène d’une religion immémoriale, sublime cadeau de mes Vénus arboricoles, où les belles inconnues m’apparaissent maintenant comme les Déesses de la Nature, les Nymphes elles-mêmes.

              Bientôt s’anime sous mes yeux étonnés, une grande farandole parcourue des ondes mélodieuses de la flûte de Pan. Les notes me parviennent, claires, égrillardes, avec une touche grivoise et libertine, à la façon d’une sardane licencieuse, pointes des sabots effleurant le sol, claquement des cornes, frottement des glands, tintement des grelots, claquement des tambourins sous les doigts agiles des divinités de la Terre. Cela fait comme une grande corolle qui tourne sur elle-même, se nourrit de sa propre ivresse, sans qu’il soit possible de connaître le terme du mouvement, sa logique propre.    Soudain, sur un signe de Floriane, - elle doit certainement présider aux destinées des Faunes et autres satyres - , la fleur se défait, libère ses pétales qui voltigent dans le parc sous l’effet de la brise printanière. Les Nymphes-pétales semblent investies d’une mission particulière. Sous leurs doigts agiles s’accomplit la métamorphose du parc : multitude de lignes et de formes, entrelacs du végétal, du minéral, de l’aquatique, élévations d’architectures arborées, lexique complexe de creux et de bosses, de tumulus et de dépressions, de dolines ovales et de collines rondes, de gorges, de ravines, de mesas, de corniches, de strates, de surplombs, de fosses, de ruissellements, d’excroissances, de failles, de promontoires, de caps, de dunes, de golfes, de criques, d’archipels, d’estuaires, de confluents, de deltas, de chaînes, de pics , de sommets, de ballons, de défilés, de lacs, de marais, de savanes, de toundras, de brèches, de cirques, de cavernes, de grottes, de combes, de fissures, de fractures, de marmites, de roches, de troncs, de souches, d’écorces, de rhizomes, de bulbes, de lobes, de calices, de pétales, de pistils, d’étamines, de sève, de lymphe, de pétioles, d’écailles, de duvets, de vrilles, de membranes, de gousses, de capsules, de racines, de radicelles, de fibrilles, de chutes, de cascades, de cataractes, de sources, de fontaines, de mares, de flaques, de pluie, de rosée, de brume, de vapeur, de gouttes, de gouttelettes, de remous, de bouillons, de tunnels, de galeries, de catacombes, de cryptes, de tranchées, de puits, de puisards, de citernes…

              En peu de temps, Terre Blanche devient le microcosme qui reflète le macrocosme, sorte de modèle réduit de l’Univers où l’Un reflète le Tout, où la profusion est la loi, sorte de ressourcement inépuisable, cycle de l’Eternel Retour où la mort est la condition même de la vie éternelle, métaphore de Dionysos perdant son sang fécond et renaissant de ses blessures, comme Osiris, comme Jésus ressuscitant. Je deviens le témoin involontaire du mystère profond de l’existence, du cycle de la vie et de la mort, de l’alternance sans fin d’Eros et de Thanatos. Je m’interroge sur le sens de ma propre vie, de ma relation à Floriane. Celle-ci est-elle détentrice d’un pouvoir démiurgique, est-elle la réincarnation d’une déité, ou seulement l’archétype du métabolisme universel ? Assujetti au doute, je laisse mon regard planer un instant sur le vaste poème dithyrambique que m’offre la nouvelle configuration du parc.

            

              J’ai l’impression, en quelques instants, d’avoir parcouru, au travers des métamorphoses naturelles, des pans entiers de l’histoire de l’Art : classicisme de la peinture grecque, foisonnement de la Renaissance, Maniérisme et Caravagisme des compositions Arcimboldiennes, exhibitionnisme du Baroque, exubérance du Rococo, mysticisme Romantique, Impressionnisme à la Monet, Expressionnisme et vision panthéiste selon Franz Marc ou vision dramatique à la Soutine, Primitivisme du Douanier rousseau, Surréalisme des paysages à la Max Ernst.

              Je jetai un dernier coup d’œil sur l’exubérance de Terre Blanche, pensant à la Nature comme à un objet modelable sur lequel nous pouvions projeter notre propre idée du réel aussi bien que celle de la finitude, de l’absence : Floriane par l’action et l’accomplissement, alors que ma démarche s’inscrivait dans le rêve et l’utopie. Une conception temporelle diamétralement opposée nous divisait. Elle s’appuyait sur le futur, alors que je recherchais le passé. Satyres, Faunes et Nymphes avaient irrémédiablement changé les règles du jeu, du côté de Floriane, la puissance en réserve dans le fonds naturel s’était réalisée. Dont acte !

 

 

EXUVIE ? EXUVIE !

 

 

  Abandonnant mes divinités à leur affairement, - elles n’en sont encore qu’à l’une des phases de la « Grande Transformation » - je tire les rideaux, m’allonge sur le divan où Morphée, portée par des ailes de papillon, ne tarde pas à venir me visiter.

  - Céleste, reprenons tout au début, si vous le voulez bien.

  - Au début ?

  - Oui, depuis vos plaies, vos cicatrices…

  - Ce n’étaient que des exemples généraux, théoriques, en un sens.

  - Certainement, mais vous savez comme moi, que « théorie » vient du grec « theoria » qui désignait « contemplation du monde », or, c’est bien connu des sciences humaines, nous ne faisons tous que contempler notre petit égo.

  La voix est grave, modulée, chaleureuse, avec une touche un rien dogmatique, professorale. Je reconnais, assis sur le fauteuil, derrière le divan où je suis allongé, la silhouette hiératique du Docteur Simon, Analyste, fines lunettes cerclées d’argent, barbe blanche taillée au carré, bague ronde à l’annulaire de la main droite, index et majeur tachés de nicotine.

  - Ces exemples n’étaient donc que des projections de mon inconscient ?

  - Certainement, et ces projections n’étaient elles-mêmes qu’une résurgence du réel. Mais, imaginez, nous sommes tous un peu amnésiques.

  - Donc, ces plaies…

  - Enfant, déjà, vous adoriez offrir des fleurs à votre mère. Un jour, dans les prés bordant la Leyre, vous avez cueilli quelques fritillaires que vous avez réunis au moyen d’une feuille d’iris.

  - De là mon entaille au pouce !

  - Plus tard, accompagnant votre grand-père à la pêche, vous avez glissé sur la plage de galets qui bordait la rivière.

  - Je crois, en effet, me souvenir d’une entorse à la cheville. Mon grand-père l’avait entourée de son mouchoir. C’était le seul moyen de contention dont il disposait.

  - Toujours la même année, au printemps, votre promenade au bord de l’eau, torse nu, s’est soldée par une brûlure au premier degré.

  - C’est vrai, je me souviens maintenant. Mais ces plaies sont anciennes et superficielles.

  - Le croyez-vous vraiment ?

  - …

  - Certes ces menus incidents n’ont été que des traumatismes physiques mineurs. La preuve en est que votre mémoire les a effacés. La peau n’en a gardé que d’infimes traces, l’âme au contraire…

  - Docteur, ne croyez-vous pas que la réalité est plus simple, l’âme trop abstraite, hors d’atteinte, en quelque manière ?

  - Non, Céleste. La peau est, d’une certaine façon, l’âme visible, matérielle, celle que le monde observe. Les traces y sont un langage qu’il faut savoir interpréter. L’entaille du pouce, le bleu à la cheville, les auréoles de la brûlure sont comme vos lignes de force, vos "lieux existentiels". Ils vous appartiennent en propre. On peut partager des souvenirs avec des amis, des projets, on ne partage pas sa peau. Elle est comme un parchemin sur lequel s’inscrivent les signes de notre propre vie, nos expériences intimes, nos plaisirs et aussi nos douleurs. La peau est unique en ce sens ! Observez un visage de vieillard, ses rides, ses incisions, ses sutures. Vous y lirez une géographie de la vie, des peines , des joies, des souffrances, des espérances déçues.

  - Pourtant, cette peau, je l’ai oubliée !

  - Peut-être. Mais elle, elle ne vous a pas oublié. Elle est, si vous me permettez ce jeu de mots « à fleur de peau », comme tapie dans l’ombre, aux aguets.

  - A la façon d’un lézard au fond de son trou ?

  - Oui. D’ailleurs j’allais y venir. Quand votre femme, Floriane, a fait allusion à vos « peaux de bête », en parlant de vos blousons, le saurien qui sommeillait en vous en a profité pour bondir, pour vous obliger à régresser, à vous préparer à votre voyage initiatique vers les territoires de votre enfance. En fait, il ne s’agissait pour vous que d’un voyage à rebours, d’une métamorphose inversée, d’une mue rétrograde vous permettant, par paliers successifs, de réintégrer vos peaux anciennes, de revenir à cette peau originaire, meurtrie, entaillée, bleuie, mais pour vous essentielle puisque fondatrice d’une existence en devenir.

  - Oui, j’ai été victime d’une hallucination, comme si un gouffre s’était ouvert sous mes pieds

  - En fait, vous avez souffert, pendant cette sorte de « descente aux enfers », d’un genre de décompensation qui est toujours attachée aux manifestations aiguës du Complexe d’Exuvie.

  - Du Complexe de…?

  - Je m’explique. C’est à la suite de nombreuses recherches personnelles et de l’analyse systématique de milliers de cas cliniques que j’ai pu mettre en évidence ce Complexe, aussi important que le Complexe d’Œdipe. J’ai écrit, sur ce sujet, une importante communication qui a longtemps retenu l’attention de mes Collègues de l’Académie de Médecine et qui fait encore autorité, ma modestie dût-elle en souffrir !

  - J’aimerais connaître…

  - Je comprends votre impatience mais toute réalité psychologique est "complexe", c’est le cas de le dire, et chacune de ses composantes ne se livre au regard qu’avec d’infinies précautions. On désigne par le terme « d’exuvie », le phénomène par lequel une larve d’insecte, ou un reptile, lézard par exemple, rejette sa vieille peau pendant la période d’accroissement ou de mue. Etudiant la riche symptomatologie de mes patients, j’ai bâti l’hypothèse suivante :                                                                                                                                     

 

  Toute réalisation existentielle de l’individu ne peut aboutir à l’équilibre que par un travail de deuil de ses mutations ou exuvies successives, la résolution ultime de cette démarche étant toutefois conditionnée par la mise en évidence, et le dépassement, d’une peau, que j’ai qualifiée « d’originelle » ou de « primitive », celle qui renferme le plus de sens, le plus d’informations, le plus de réalité pour l’individu concerné.

 

 - Un travail « classique » de psychanalyse, si je comprends bien. Un retour aux sources, à la « peau primitive ». La conscience claire de cette dernière permet d’éliminer les pulsions obscures et incontrôlées de notre inconscient.

  - Oui. Tout le problème est de trouver la « bonne » peau !

  - La méthode ?

  - Votre terminologie est juste. Il faut encore faire référence à l’étymologie. En grec, « méthodos » signifie « route, direction vers un but ». Route, direction, chemin. Ne cherchez nulle part ailleurs que dans l’étymologie, c'est-à-dire, comme vous le précisiez précédemment, dans le retour aux sources, la voie de votre vérité intime. Etre en thérapie, c’est être en chemin vers une direction, un sens, une valeur, une connaissance de soi. A chaque fois le chemin est unique.

  - Mon évocation du « Chemin du Ciel » était-il une métaphore de cette recherche ?

  - Bien évidemment. Ce chemin est celui de votre enfance qui, lui aussi, a subi ses mues successives. A tel point que vous ne le reconnaissez plus.

  - Comment puis-je retrouver sa peau originelle ?

  - Faites sa psychanalyse !

  - Docteur Simon, sauf votre respect, ne seriez-vous pas en train d’halluciner ?

  - Aucunement.

  - La méthode ?

  - L’imaginaire, bien sûr !

  - C'est-à-dire ?

  - Revenez, par l’imagination, au Chemin du Ciel. Redonnez-lui ses peaux primitives, qui sont aussi les vôtres. Et surtout, ne le foulez plus que par la pensée. Le seul chemin d’accès à l’exuvie inaugurale !

  - Oui, mais admettons que l’imaginaire ne veuille pas emprunter le bon chemin !

  - Alors laissez-vous aller à la voie royale vers l’inconscient.

  - La voix royale… Vous voulez dire le rêve, je suppose ?

  - Bonne supposition. A défaut les associations libres. Quant à l’hypnose, elle n’est plus tellement à la mode par les temps qui courent, sauf dans quelques cabarets désuets !

  Sur ces bonnes paroles, le Docteur Simon prend congé, allume son Havane et s’esquive dans un nuage de fumée. Je reste un moment immobile, yeux grands ouverts, méditant les paroles de l’éminent thérapeute, cherchant, dans les ombres du plafond, les prémisses à un cheminement onirique, lequel ne tarde pas à se manifester.

 

APOLLON

 

 

  Profitant d’un repos temporaire des Faunes vaincus par un carrousel endiablé, -Suzy dort sur des coussins de lichen; Floriane se love au creux d’une doline; Adeline abandonne ses rondeurs à la maternité d’une dune - les Nymphes faussent compagnie à la horde festive, confondant leurs ombres avec celles des pins centenaires. Un chant mélodieux, attirant comme celui des sirènes, me parvient bientôt. Rassemblées sous mon balcon, les déesses terrestres poursuivent leurs mélopées qui ont la force d’un message, ressemblent aux notes secrètes d’une initiation, d’un rite. La musique, maintenant, semble venir du ciel; elle emplit sa voûte, résonne aux quatre coins de l’horizon. Elle semble issue d’une mystérieuse harpe dont je cherche l’origine au milieu du clignotement des dernières étoiles.

  Soudain, les hauteurs de Beaulieu s’illuminent d’étranges clartés. Consentant à descendre de l’Olympe, Apollon lui-même apparaît sur son char, couronné de cornes de bœufs, jouant de la lyre, arborant fièrement les insignes du corbeau, du cygne, du coq et du loup. Son visage est orné d’une barbe à la teinte d’écume. Sa main droite porte une bague ronde dont le chaton resplendit. Il tire d’un cigare couleur de terre de longues volutes de fumée qui se mêlent aux boucles de ses longs cheveux. Les larges roues de bois creusent dans la glaise des ornières royales où les belles jeunes femmes impriment leurs pas légers. Leurs doigts aériens pincent les cordes des luths et des cithares.

  La musique ouvre dans la colline, un chemin de lumière où glisse le cortège. Sur un geste d’Apollon, le silence s’installe. Le Dieu protecteur des troupeaux tire de son carquois une tige aux reflets de métal. Bandant son arc d’argent il décoche une flèche qui troue la nuée, dévoilant le Temple de Delphes. Il interroge l’Oracle sur la direction à emprunter. Ce dernier, d’un geste ample et auguste encourage la poursuite de la marche en direction des profondeurs de la Leyre.

  De la lyre divine s’égrènent à nouveau des myriades de sons qui ouvrent les jeux apollinaires. Chaque Nymphe imprime de son sceau la Nature indomptée:

  Les Naïades réveillent l’ancienne source qui reprend son cours au flanc de la colline blanche. L’eau claire cascade sur les galets, se fraie un chemin au milieu des touffes de cresson. Des vasques s’ouvrent où flottent des tapis de lentilles d’eau. La haie de lilas fait, au dessus du ruisseau, une arche mauve traversée de soleil.

  Les Océanides, réfugiées au creux de la source, redonnent vie au petit peuple caché sous le miroir des eaux. L’onde s’anime de la course rapide des têtards, du saut des grenouilles, de la fuite des tritons.

  Les Néréides parcourent la surface de la Leyre de vagues souples et amples qui tissent les rives d’argile douce, lissent les berges, se hissent dans le tube effilé des joncs.

  Les Hyades, Aésylé, Ambrosia, Cleia, Coronis, Eudore, Phaeo et Phaesylé tombent du ciel en gouttes drues qui restituent à la rivière ses eaux vives d’antan, ses courants, ses remous où cascadent perches, carpes et goujons.

  Les Oréades, en compagnie d’Artémis, courent sur la falaise qui s’orne de reflets lunaires.

  Les Dryades peuplent les chênes, illustrent les peupliers de feuilles neuves, redonnent aux saules leur chevelure d’eau.

  Apollon tire une salve de flèches en direction des nuages. Des masses cotonneuses de cumulus deviennent, au contact du sol, de jeunes moutons au dos laineux, qui font de la jungle un tapis d’herbe douce parsemé de coussins de mousse et de lichen.

 

  Je regarde, ébloui, le retour aux sources des paysages de mon enfance. La Leyre est redevenue une rivière tranquille qui sinue lentement au milieu des prés à l’herbe rase. Les broussailles qui envahissaient la peupleraie se sont évanouies, comme par enchantement, laissant place à l’ordonnancement régulier des troncs couleur d’argent. La falaise, à nouveau, resplendit sous une lumière neuve au dessus du moulin dont les rouages chantent sous la poussée de l’eau. Le Chemin du Ciel s’orne de la voûte régulière des noisetiers, le sol pavé de pierres plates est longé de liserés de mousse, les ornières près de la source ont été comblées, laissant la place à des galets polis qui brillent au soleil.

  Ce retour à une nature sereine, calme, animée en quelque sorte de « l’esprit de géométrie » me fait soudainement parcourir à rebours les stations de l’histoire de l’art. A défaut d’y retrouver l’équilibre et la beauté plastique propres au Quattrocento italien, - qu’on pense à la perfection du « Printemps » ou de « La Naissance de Vénus » de Botticelli - le ressourcement de mes territoires originels dans une sorte d’évidente harmonie me fait penser à l’œuvre de Matisse, « La Joie de Vivre », dont la composition, inspirée d’Ingres, les couleurs à la Gauguin, s’accordent à une sorte de vision idyllique de la nature dont mon enfance fut dépositaire.

 

 

ADRET ET UBAC

 

 

  Encore sous le charme de l’évocation de mes joies enfantines, je perçois indistinctement quelques paroles qui me parviennent au travers d’un nuage, d’un écran de fumée :

  - Reprenons, si vous le voulez bien, notre discussion au point où nous l’avions laissée lors de la dernière séance.

  - Nous parlions de l’imaginaire et du rêve comme voie d’accès privilégiée à l’exuvie inaugurale.

  - C’est bien cela, en effet. Où en êtes-vous de votre parcours ?

J’expose au Docteur Simon les phases du rêve qui se sont succédé peu après son départ : le repos des Faunes, la musique céleste, la descente d’Apollon au milieu des Nymphes, la lecture des augures par l’Oracle, les étapes des jeux apollinaires, la restauration par les Déesses terrestres d’une nature conforme à mon exigence enfantine, ma joie au contact de la Leyre, du Chemin du Ciel, tels qu’en eux-mêmes, le bonheur de retrouver une nature originelle, pure, intacte, ordonnée, agréable à l’œil et à l’esprit, rassurante, maternelle, soumise à un ordonnancement souple mais rationnel, la référence à « La Joie de Vivre » de Matisse.

  - Dans la logique de vos recherches picturales, vous auriez pu également citer les paysages symbolistes de Puvis de Chavannes, notamment son « Esquisse d’une vision Antique » de 1884 ou, dans une veine académiste, les œuvres néo-classiques de Jean-Auguste-Dominique Ingres, notamment son tableau « L’Age d’Or » dont la précision, l’admirable composition, font de ce Maître du 19° siècle le parangon de la rigueur intellectuelle.

  - Ces peintures ont en effet, pour moi, de nombreuses vertus cardinales…

Le Docteur Simon m’interrompt, craignant les digressions :

  - Revenons à nos moutons, si je puis dire. En réalité nous n’abandonnons l’art que d’une façon relative, puisque la méthode analytique est en soi un « art » de la guérison.

  - Sans doute, mais n’y a-t-il pas incompatibilité entre art et méthode ?

  - Seulement apparente. N’oubliez pas que la signification grecque de « méthodos », outre qu’elle désigne, comme nous en avons déjà parlé, « route, direction vers un but » a eu également, comme acception première « manière particulière de soigner ». Mais laissons de côté ces considérations théoriques, qui ne sont sans doute pas superflues pour la compréhension de la thérapie en général, mais ne suffisent pas à rendre compte de votre cas personnel.

  - Vous faites allusion à ma situation par rapport à mon exuvie primitive ?

  - On ne peut rien vous cacher.

  - Eh bien, Docteur, je crois bien qu’avec votre aide et celle du rêve mettant en scène Apollon et les Nymphes, j’ai pu remonter à la source de mon Complexe, en identifier la peau originelle, en cerner les plaies et les blessures.

  - Avez-vous le sentiment d’avoir atteint la "vraie" peau, celle qui, pour vous, est fondatrice du sens de votre existence ?

  - Oui, certainement.

  - Comment pouvez-vous l’argumenter ?

  - Par une nouvelle référence à l’art, mais je crains que nous ne finissions par tomber dans une ronde sans fin : le serpent qui se mord la queue !

  - Peu importe. Donc, la référence ?

  - A une autre œuvre de Matisse, non pour sa facture pointilliste à la Signac qui, dans ce cas l’éloignerait des représentations classiques auxquelles je suis attaché, mais seulement par allusion à son titre : « Luxe, calme et volupté ».

  - Ces qualificatifs illustrent-ils votre état d’esprit après votre rêve ?

  - Certainement.

  - Pensez-vous que cet « état d’âme » prouve votre accès réel à la racine de l’exuvie ?

  - Je le pense.

  - Votre sérénité présente est certes nécessaire mais pas suffisante.

  - Pourtant, Docteur, dans votre hypothèse concernant l’exuvie, vous aviez posé l’atteinte d’un état harmonieux comme condition sine qua non d’une thérapie réussie ?

  - Certainement, Céleste, mais en ne retenant que cet aspect d’une « volupté » présente, vous tombez, comme tous les autres patients dans une aporie. Vous faites l’économie du deuil de votre peau primitive.

  - Mais n’est-il pas normal que le plaisir occulte la douleur, fût-elle ancienne ?

  - La condition humaine est ainsi faite que le principe de plaisir se superpose toujours au principe de réalité. Prenez conscience, Céleste, que votre état de « volupté » ne durera qu’à l’expresse condition du sacrifice de votre peau cicatricielle.

  - Docteur, quelle différence faites-vous entre une psychanalyse « orthodoxe » et celle que vous pratiquez, entre le Complexe d’Œdipe et le Complexe d’Exuvie ?

  - Voyez-vous, Céleste, l’approche de ces deux types de complexes est fondamentalement différente. L’Œdipe met en jeu une altérité et une référence à Eros, alors que l’Exuvie repose sur un égotisme et s’appuie sur le seul pathos.

  - Pouvez-vous préciser ?

  - Certainement. Œdipe s’inscrit fondamentalement dans la relation. Le petit garçon, amoureux de sa mère, rejette son père dont il devient le rival. Même chose pour la petite fille qui, dans le Complexe d’Electre, éprouve des sentiments amoureux pour le père et se livre donc à un rejet de la mère. Œdipe, aussi bien qu’Electre reposent sur Eros, sur un fonctionnement amoureux surinvesti.

  - Et le Complexe d’Exuvie ?

  - Il n’est pas fondé sur une relation, à moins qu’on ne nomme « relation » le propre rapport à soi. Dans l’Exuvie, ni le père, ni la mère ne sont en jeu, pas plus que des membres de la fratrie ou des personnes extérieures au cercle familial. L’Exuvie est égocentrique et ne mobilise que sa stricte histoire personnelle. Retrouver sa peau primitive, en vue de son dépassement, c’est, par un travail de mémoire, remonter à sa source intime, retrouver, dans la texture de sa chair, les premières échardes de la souffrance, de la douleur, du pathos.

  - Je comprends, Docteur, mais ces souffrances, si elles vous appartiennent comme un objet personnel et unique, peuvent avoir été infligées par le père, la mère ou d’autres personnes. Donc la dimension de l’altérité !

  - Oui, bien sûr, mais ces blessures résultent de tierces personnes. Qu’elles soient volontaires ou involontaires ne change en rien leur nature profonde qui est d’être, pour le sujet, hors relation.

  - Je dois avouer que j’ai du mal à suivre votre logique.

  - Il ne s’agit pas de logique, mais de réalité simplement. Les affects, les sentiments qui sous-tendent l’Œdipe ne sont pas perceptibles aux traces, aux empreintes, aux cicatrices qui sont la trame de l’Exuvie. C’est la mémoire qui constitue la ligne de partage entre ces deux modes d’approche. Le petit garçon, devenu homme, ne peut oublier l’amour qui l’a lié à sa mère lorsqu’il était enfant. Même chose pour la petite fille qui faisait de son père l’amant idéal. L’amour a cette qualité qu’il n’est pas soluble dans l’existence. Les sentiments peuvent s’altérer, la mémoire d’Eros reste intacte.

  Notre rapport à la peau, surtout la primitive, est plus sujet à caution, soumis aux caprices de la mémoire. Adulte, les plaies que vous portez sur votre épiderme, vous pouvez les lire visuellement, tactilement, il vous est loisible d’en épouser les contours, d’en décrire la forme, l’aspect, mais votre mémoire peut buter sur l’origine du traumatisme. Les souffrances de jadis sont oubliées, leurs circonstances également. A proprement parler, vous n’avez plus de relation à l’agent qui en a été la cause, vous-même, ou un autre. Cette peau vous offre un miroir dans lequel vous pouvez lire votre histoire, mais ce miroir est souvent dépourvu de tain, il ne reflète que l’énigme qui est attachée à votre passé. Souvent le pathos est dépourvu de mémoire, ce qui ne signifie pas qu’il n’agit plus en vous. Il est, en fait, comme la partie immergée de l’iceberg. Vous pouvez rester lié à une quelconque souffrance, toute votre vie durant, sans pouvoir l’identifier. Or vous disposez, sous vos yeux, des clés nécessaires à la résolution du problème. Encore faut-il savoir les utiliser !

  - Mais pourquoi attacher autant d’importance aux plaies, aux cicatrices, à la souffrance ? Ne vaudrait-il pas mieux se mettre sur les traces d’Eros et travailler à sa reconquête ?

  - Céleste, je comprends votre suggestion. Elle part, encore une fois, de la prééminence du principe de plaisir sur tout autre principe. Mais, en fait, il s’agit d’une impasse. Pourquoi les cicatrices, les plaies, les contusions ? Evidemment cela peut paraître paradoxal, mais l’explication est, somme toute, assez simple. Un adulte qui remonte à son Œdipe, un homme par exemple, recherche, consciemment ou inconsciemment, la dimension d’Eros, non dans son aspect mortifère - il y a souvent du drame, de la passion noire, du destin tragique dans les relations amoureuses - mais dans sa dimension de faille à combler, c'est-à-dire à réinvestir d’amour vrai, de plaisir, de sentiments souvent exacerbés, magnifiés par le souvenir, la fuite du temps.

  Dans sa régression, Œdipe veut donc s’unir à Eros dans la célébration d’un amour idéal dont sa mère est l’archétype. Le tragique, il l’assume, mais seulement à la façon d’un expédient symbolique car le « meurtre du père » n’est pas une fin en soi, mais le moyen de fusion, de symbiose avec la Mère-Amour. Cette sorte de retour dans le giron maternel, dans le bain primordial, résonne à la façon d’un cercle herméneutique : le désir y fusionne deux êtres dans une seule et unique quête érotique qui fonctionne à la manière d’une monade - ni portes, ni fenêtres - Point d’issue !

  Œdipe-Jocaste se confondent dans l’Eros. Leur fusion gomme les différences; de l’indifférencié ne surgit aucune question de l’ordre de l’identité, du « qui suis-je », de la tension existentielle. Paradoxalement, parti d’une relation, l’Œdipe aboutit à un isolement à un solipsisme dans lequel il semble se suffire à lui-même.

  Le problème est totalement autre en ce qui concerne le Complexe d’Exuvie. Recherchant le sens de ses plaies, comme un aveugle lirait les aspérités de l’alphabet Braille, le patient n’est nullement orienté vers une quête érotique, relationnelle, dont le plaisir serait l’alpha et l’oméga. Chaque cicatrice est une histoire sous-tendue par la souffrance, par la rencontre de l’expérience, de la douleur. Or, seule cette expérience, est fondatrice d’une vraie question existentielle. Elle est, comme l’œuvre d’un artiste, comme toute création authentique, la résultante d’une angoisse, d’une résistance à la mort.

  A l’opposé de l’Œdipe qui se résout dans une fusion, donc dans une sorte de disparition, passage du multiple à l’un, l’Exuvie réalise un processus diamétralement opposé : le sujet, isolé dans l’égotisme de ses propres traumatismes, pose sans cesse la question essentielle du pathos, de la finitude. Mais, dans ce cas, la question ne résonne pas dans le vide, elle appelle une réponse qui, comme tout logos, est une création. Ce logos recrée pour le patient les conditions d’une altérité, situation dialogique où chaque plaie, chaque cicatrice ouvre l’espace d’un colloque, où l’histoire personnelle peut se reconstruire, peut retrouver le chemin fécond du projet, de la voie à poursuivre.

Comprenez-moi bien, Céleste, si l’Eros est en définitive repli dans une fusion il ne peut aboutir qu’à un non-sens, alors que l’Exuvie, par sa nature fondamentalement liée à la douleur, n’a d’autre solution que de poser sans cesse la question qui l’ouvre au monde et donc de retrouver, en définitive, le chemin de l’altérité.

  La quête d’Œdipe est sous la férule du plaisir, la recherche d’Exuvie entièrement conditionnée par l’aiguillon de la douleur. Vous savez, comme moi, que « luxe, calme et volupté » de Matisse est, en quelque façon, la représentation idéale du désir, le domaine d’Eros. Imaginez-vous, un moment, comme l’un des protagonistes de l’œuvre du Maître. Pouvez-vous douter, un seul instant, du souhait qui serait le vôtre de rester éternellement dans cette sorte de paradis, de vous immiscer dans la nature accueillante, de résonner au rythme de la lumière, de la couleur, de confondre votre corps dans la volupté féminine, de ne plus être qu’une vibration sur la toile. Vous n’auriez plus aucune question à poser sur Thanatos, sur votre disparition réelle à l’horizon de votre vie.

  Maintenant, projetez-vous, mentalement, dans une œuvre totalement différente : « L’Homme à l’oreille coupée » de Van Gogh. Soyez-en le sujet, Vincent lui-même. Sentez le bandage autour de votre tête, interrogez votre plaie, votre coupure. Vous souhaiteriez alors, avec toute l’énergie dont vous êtes capable, sortir du cadre du tableau, devenir Autre, faire que la folie s’éloigne de vous; vous poseriez la question du sens de la vie, de la finitude.

  Céleste, comprenez-vous bien, maintenant, l’immense fossé qui sépare ces deux conceptions thérapeutiques ? D’un côté Eros, Matisse, « Luxe, calme et volupté »; de l’autre côté Van Gogh, « L’Homme à l’oreille coupée », le pathos, Thanatos ? Comment vous situez-vous, après ce long exposé théorique sur la thérapie : du côté de Matisse, du côté de Van Gogh ?

  - …

  - Votre silence est éloquent. Il signifie simplement que vous avez encore un « fil à la patte » et que votre avenir reste  lié à un passé dont les comptes ne sont pas encore soldés.

  - Encore une question de méthode ?

  - Vous êtes plutôt bon élève.

  - Mais encore ?

  - Pensez à votre enfance, à ses paysages. Pouvez-vous y renoncer si facilement ?

  - Facilement ? Non. Il y a encore un peu de nostalgie à l’évocation du passé.

  - La nostalgie est la plaie de l’âme, elle alimente vos cicatrices, vos meurtrissures, vos bleus, vos contusions, elle les entretient, sans leur procurer la moindre issue. « Nostalgia », du grec « nostos » (retour) et « algos » (souffrance), au sens propre de « mal du retour, mal du pays », indique bien la position centrale de la souffrance qui n’est jamais dépassée, qui est entretenue. Le « déraciné » ne faisant pas le deuil de son sol natal, ne peut trouver de nouvelle terre d’accueil. Le pathos ne peut se résoudre qu’au prix d’un pathos supplémentaire, d’une perte qui, avant tout, est une acceptation ou plus exactement, une décision volontaire. Le bateau n’ouvre son sillage vers les mers lointaines qu’à condition de larguer ses amarres.

  - Cependant, Docteur, il me semble percevoir une faille dans votre argumentation.

  - Mon hypothèse serait-elle bancale ?

  - Lors de la dernière séance, parlant du Chemin du Ciel, dans une acception symbolique, bien entendu, vous évoquiez la possibilité de le fouler par la pensée, donc de le parcourir à nouveau, de revivre des émotions, des affects …

  - Votre réponse me rassure, en un certain sens : mon hypothèse tient toujours ! Fouler par la pensée est un acte purement rationnel, de l’ordre du topologique, de l’orientation dans l’espace, de la prise de repères. Il n’engage en rien l’affect, le sentiment, il est une balade libre de toute nostalgie, une « promenade de santé » si vous préférez ! 

    - Il y faut, sans doute, beaucoup de force de caractère !

    - Pas nécessairement. Il s’agit, surtout, d’une prise de position par rapport au temps.

    - Par rapport au temps ?

    - Prenons la métaphore de la montagne. Nous, les humains, marchons tous sur une ligne de crête. Cette ligne symbolise le présent. Elle est étroite, difficile à cerner, fuyante. Désignons par « adret » le versant exposé au soleil qui serait sous l’emprise du passé, alors que « l’ubac », versant exposé à l’ombre, se tournerait vers l’avenir. Dans notre progression sur la ligne de crête, nous avons le choix entre deux attitudes : soit porter notre vue vers l’adret, soit vers l’ubac. La résolution du Complexe d’Exuvie est totalement comprise dans le choix du versant qu’opère notre regard.

  - Si je vous suis bien, c’est dans la perspective de l’ubac, donc de l’ombre, que se situe la seule solution réelle ?

  - Sans aucun doute !

  - Docteur, n’est-il pas étrange que vous ayez choisi, pour illustrer votre propos, le versant situé à l’ombre ? Il semble y avoir, dans cette option, un côté sombre, dramatique, l’idée d’une éternelle finitude, en somme. Pourquoi cette référence récurrente au tragique ?

  - Céleste, l’adret, le côté du soleil ne doit pas vous abuser. Les miroirs aux alouettes brillent eux aussi, ils n’en sont pas pour autant, des planches de salut !

  - Oui, bien sûr, nous connaissons tous l’inévitable pente de l’avenir, une sorte de plongée dans les abysses.

  - L’homme, sur sa ligne de crête, se situe bien sûr, au cœur de la dialectique d’Eros et de Thanatos.

  - La tentation d’Eros est permanente, il faut bien l’avouer !

  - Elle ne doit dissimuler ni l’ombre, ni Thanatos. Seule la lucidité permet d’y voir plus clair. Rien ne sert de se voiler la face.

  -  « Rien ne sert de se voiler la face », c’est en effet ce que me répète souvent Floriane, comme un leitmotiv.

  - Ceci me paraît tout à fait conforme à sa nature. Pour autant que je puisse en juger, votre épouse est dionysiaque, alors que vous êtes apollinien.

  - Ces allusions permanentes à la mythologie sont-elles bien utiles ?

  - Nécessaires. Par notre comportement nous ne faisons que reproduire les aventures des dieux guerriers, des déesses rebelles, notre vie est constamment l’illustration de quelque mythe antique.

  -Peut-être, mais aujourd’hui personne ne croît plus aux grandes sagas, aux légendes, personne ne croît plus aux mythes.

  - Vous avez malheureusement raison et je pense que ce désaveu du mythe n’illustre que la perte des valeurs dont notre société est le reflet. Le « muthos » grec signifie « récit légendaire, fiction pourvue d’un sens caché ». C’est ce sens caché que nous cherchons à mettre en évidence dans notre cheminement vers la peau primitive. Peut-être ne sommes-nous qu’une fiction dont nous ne possédons plus la clé ?

  - Et mon côté apollinien, dans tout ça ?

  - Céleste, voyez-vous, votre ego s’est engouffré dans la brèche. Vous vous êtes empressé d’éliminer Dionysos au profit d’Apollon. Tel Narcisse, vous ne voulez interroger que votre propre image. Vous vous moquez de la nymphe Echo, vous poussez Améinas au désespoir et au suicide. Seule Némésis parvient à déjouer votre piège, à vous confondre avec votre propre reflet, à faire naître une passion impossible qui vous livrera, pieds et poings liés, à Thanatos. Heureusement, Céleste, votre identification à Apollon vous sauve d’un destin cruel car, si votre beauté est grande, elle n’est pas votre seule préoccupation. Vous êtes la divinité protectrice des troupeaux, vous charmez vos pairs en jouant de la lyre, vous secourez vos semblables grâce à vos talents de guérisseur. Patronnant la lumière, l’intelligence, la divination et les arts, vous revêtez une dimension universelle qui vous protège de vous-même, vous incluez, en quelque sorte les Autres, y compris Dionysos.

  - Docteur, nous voilà parvenus à des considérations totalement éthiques. Et la psychologie là-dedans ?

  -Il n’y a pas de psychologie sans éthique. Chacun de vos comportements vous engage totalement. Face à vous. Face aux autres.

  - Face à Floriane, par exemple, à son instinct dionysiaque ?

  - Pour mieux comprendre votre femme, pensez à ce que je vous disais de notre relation au temps. Floriane est constamment orientée vers l’ubac, vers l’avenir, mais c’est aussi le côté de l’ombre dont vous me disiez qu’il recélait l’idée sous jacente de la finitude. Votre analyse est pertinente. Le déchaînement dionysiaque porte en effet, en lui, l’angoisse du peuple grec. Ce dernier a été le créateur de la Tragédie, laquelle a représenté le combat de l’homme face à un destin qui l’écrasait, qui a fait de l’Art, un culte amalgamant la mort et le plaisir. L’apparence exubérante, la joie, l’extase des bacchanales ne doivent pas vous égarer.

  Le culte du végétal, les profusions florales, les orgies des Faunes er des Nymphes, les gigues, les sarabandes, les carmagnoles, les sardanes, les farandoles, la démesure du végétal, du minéral, le vin , l’ivresse, la transe, la musique, ne peuvent s’interpréter qu’à l’aune du cycle éternel de la mort et de la résurrection. Il y a du drame dans tout cela. Les apparences, voyez-vous, sont souvent trompeuses. Nous avançons, chacun, sur notre chemin, porteurs de cagoules. Notre cécité nous condamne à vivre à l’intérieur de nos propres limites.

  - La vision apollinienne du monde semble plus sereine, mois entachée de noirceur. Elle penche du côté de l’adret, du soleil, de la lumière, donc de la raison.

  - Otez-donc votre cagoule, Céleste. « Rien ne sert de se voiler la face ». C’est une vérité que votre épouse cherche constamment à vous faire partager. Votre attachement apollinien au passé, votre amour de l’ordre, de l’immuable, sont louables mais entachés d’erreur. N’observez pas les Grecs au travers d’un prisme déformant. Les Classiques ne voyaient en eux que le peuple de l’art serein, des Dieux olympiens, de la « juste » mesure, de l’harmonie, de la sagesse, de la rationalité socratique. Un peuple qui invente la Tragédie ne peut faire l’économie de la souffrance. Bien au contraire, c’est cette dernière qui en constitue l’acte de naissance.

  - Floriane et moi, sommes donc dans le même creuset ?

  - Absolument. Ce n’est qu’un problème de vision, de forme, si vous préférez, le fond est identique en ce sens qu’il repose toujours sur cette incontournable finitude. La vraie pierre angulaire, en somme. Mais revenons au temps pour illustrer notre propos. Comme tous les dionysiaques, Floriane ne conçoit le temps sous la forme cyclique de l’Eternel Retour, succession sans fin des morts et des renaissances.

  Vous, en tant qu’apollinien, avez une vision linéaire du temps, comme un axe sur lequel vous vous déplacez. Si nous replaçons ces deux attitudes, apparemment contradictoires, dans notre conception thérapeutique de l’exuvie inaugurale, de la peau primitive, nous aboutissons aux mêmes coordonnées existentielles. Le dionysiaque, dans sa fuite effrénée vers l’avenir, accroît sans cesse le cycle de l’éternel retour du même, c'est-à-dire, le passage fréquent et toujours recommencé par sa peau primitive. L’apollinien, dans son attachement au passé, s’agrippe désespérément à cette peau originelle, comme à un salutaire radeau, et y reste, en quelque sorte, fixé. Reconnaissez avec moi, Céleste, la troublante similitude qui existe entre les deux démarches : elles sont comme l’avers et le revers de la médaille. Elles ne se voient pas mais naviguent de concert.

  - Votre démonstration est convaincante, Docteur, je dois le reconnaître. Il en résulte donc une sorte de négation du présent, par le refuge dans le passé apollinien ou par le saut dionysiaque vers le futur.

  - En effet, le présent ne serait, dans la meilleure des hypothèses, qu’un point infime, une fulgurante forme de passage, une entité insaisissable. Souvenez-vous de l’image de la crête sur laquelle nous cheminons. Notre position y est aussi sujette à caution que celle du poète, dont Pierre Reverdy disait, dans le « Gant de crin », qu’elle était « difficile et souvent périlleuse, à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré, celui du rêve et celui de la réalité ».

  Rêve appartenant au passé. Présent : forme constamment actualisée de l’avenir. C’est à cette fuite, à cette immatérialité de l’instant que s’opposent, avec résignation ou ardeur, mais toujours dans le même but, apolliniens et dionysiaques.

  - N’existe-t-il pas une « 3° voie » qui unifierait ces problématiques opposées, qui en ferait, en quelque sorte, la synthèse ?

  - Non, Céleste, ne cherchez pas de faux-fuyant , de solution de rechange. Il n’y en a pas. N’oubliez pas que vous êtes inscrit dans l’Histoire, et qu’à ce titre, vous ne pouvez échapper à un fonctionnement nécessairement dialectique. Tout ce qui existe, homme, événement ou proposition, est "Da-Sein", c'est-à-dire qu’il porte en lui une négation :

 Dionysos n’existe qu’en tant que non-apollinien. 

 Apollon n’a de raison d’être que par opposition à Dionysos.

 Le futur trouve sa négation dans le passé.

 Le passé est invalidé par le futur.

 Donc la réponse à votre question est éminemment temporelle et, dans ce contexte, seul le Présent paraîtrait à même d’assurer la synthèse.                                                                                                                

 - Mais, Docteur, puisque le Présent semble avoir si peu de réalité, puisqu’il est impalpable, fuite, question, intervalle, comment pourrait-il, à lui seul, assumer ce rôle d’unification ?

  - Avec l’appui d’Eros !

  - Que vient faire Eros là-dedans ? Cette conception n’est-elle pas contradictoire avec l’ensemble de votre théorie ?

  - Non, Céleste. Dans ce que je vous expose en ce moment, Eros n’est pas le vecteur de la thérapie, il n’est pas le guide vous permettant un retour à votre propre origine. Il est simplement un messager, une sorte d’ambassadeur, d’Hermès, Dieu dont on dit, d’ailleurs, qu’il a été , à l’origine, un symbole sexuel ou un esprit de la fécondité.

Vous me posiez la question de ce qu’Eros venait faire. Mais réconcilier Apollon et Dionysos, bien évidemment !

  - Mais, Docteur, Thanatos ne risque-t-il pas de…

  - …

  - s’opposer à Eros ?

  - …

  - Docteur, Docteur ! Docteur ?

 

 

LA VOIE ROYALE

 

 

  - Qu’y a-t-il, Céleste ? Tu as passé une nuit vraiment agitée !!!

  La voix de Floriane me parvient, douce, calme, filtrée par des voiles de brume. Je m’assieds sur le divan, interroge ma femme d’un regard dubitatif.

  - Tu as beaucoup rêvé, sans doute. Tu n’as pas cessé de bouger, de parler d’Apollon, de Dionysos, du Docteur Simon. A ce propos, je crois que tu ferais mieux de mettre un terme à ta psychanalyse, je te trouve, comment dire, bizarre, étrange, ces temps-ci.

  - Oui, je sais, toujours préoccupé par des questions métaphysiques…

  - Qui frisent le délire, parfois. Peux-tu, par exemple, m’expliquer ta longue méditation sur le Temps ? Tes paroles étaient confuses, parfois peu audibles, mais j’ai pu mettre bout à bout les éléments du puzzle, reconstituer des bribes de phrases. J’avais le temps. Je n’arrivais pas à dormir, et pour cause !

  -Excuse-moi, Floriane, j’aurais dû m’installer dans le salon.

  -Donc, tes propos incohérents, donnaient à peu près ceci :

  - "La contemplation du monde...entaille...pouce...moyen de contention...âme trop abstraite...partage pas sa peau...un lézard...trou...peaux de bête...hallucination...gouffre...sous mes pieds...descente...enfers..."

  - Floriane, es-tu sûre de ne pas en rajouter ?

  - Oh, non, Céleste. J’abrège au contraire. Et tu vas voir, il y a mieux encore :

  - "Complexe...Exuvie...Oedipe...trouver...bonne peau...méthodos…"

  - S’il te plaît, Floriane, résume !

  -Oui, Céleste, j’ai bientôt fini. D’ailleurs, c’est comme pour les bons repas, je garde le meilleur pour la fin. Ecoute bien :

  - "J’ai retrouvé...chemin du ciel…"

  - Mais je croyais que tu étais agnostique ! Ton analyse te fait régresser. C’est classique ! Tu as dû revêtir ton aube d’enfant de chœur !

  - Floriane, s’il te plaît, arrête de me charcuter !

  - Juste un petit coup de scalpel. Encore quelques morceaux d’anthologie. Le Docteur Simon ne doit pas s’ennuyer avec un patient comme toi ! Donc, je poursuis :

  - "Le présent est un acte d’amour. Bien sûr...Insaisissable, le Présent, comme l’amour ! Docteur, je commence à mieux comprendre. Passé...Avenir, Apollon, Dionysos...réconciliés...grâce... Eros…"

  - "Oui, Céleste, vous êtes tout proche...certaine forme...vérité !"

  - "La « 3° voie », Docteur ?"

  - "Oui, quelque chose dans ce genre…"

  - "Incroyable...la « 3° voie »…"

  - Eh bien ,Céleste, je vais t’en proposer une, moi, de troisième voie, une bien concrète, une bien palpable, qui n’a rien à faire de la mythologie, de la psychanalyse, de l’hypnose, de l’imaginaire… Je t’offre une vraie voie royale, encore plus royale que le rêve, la voie de Terre Blanche, la voie du Parc. Celle-là, elle n’a besoin ni d’Eros, ni de Thanatos, ni du Docteur Simon, elle a seulement besoin de ta peau, la vraie, la vivante, avec des entailles, des bleus, des brûlures. Et tant pis pour l’âme si elle se révolte ! Je t’offre une thérapie gratuite, ni comportementale, ni psychodrame, ni art-thérapie, ni musicothérapie, ni mimodrame. Une thérapie gestuelle, manuelle, bien chevillée au corps, utilisant des outils simples et efficaces : sécateur, taille-haie, échenilloir, binette, sarcle, bêche, plus une touche de bon sens. C’est bien une sorte de vérité, je crois ! Pas besoin de paroles, de matière grise, de réflexion, tu peux même faire l’économie de ta tête. Qu’en dis-tu, Céleste ? La Nature t’attend, elle a besoin de tes bras, de tes mains, de ton énergie, ne la déçois pas. Adeline s’est bien convertie, alors pourquoi pas toi ?

 

  Floriane me fixe, attend ma réponse, la connaissant par avance. Elle a un petit sourire moqueur, malicieux, de victoire, peut-être. Ce sourire me rappelle quelque chose. Oui, un souvenir ou bien un rêve, je ne sais plus. Soudain, elle s’habille d’une peau de poils bruns, coiffe sa tête de cornes agrémentées d’une guirlande de fleurs, enfile à ses pieds des sabots de chèvre; ses oreilles sont pointues, une longue houppelande couvre sa poitrine garnie d’angéliques et de belles de nuit; l’hysope et le jasmin entourent ses chevilles. Elle me fait un clin d’œil, couleur noisette. Elle sort de la chambre dans une gigue endiablée qui arrache des étincelles aux dalles du couloir. Je lui emboîte le pas en sautillant, je ne suis pas encore habitué à mon corps velu, à mes cornes recourbées; ma démarche est hésitante sur mes sabots cambrés, mes bêlements sont timides, peu assurés. J’entends, dans le grand salon, comme en écho, Adeline, Suzy, leurs cris caprins, leurs danses effrénées, carmagnole et sarabande mêlées. La flûte de Pan résonne dans le Parc où les Nymphes se sont rassemblées.

  Alors peut commencer le grand sabbat du végétal, le déchaînement animal, le chambardement minéral. Nous sautons tous gaiement parmi les chênes et les bouleaux, nous entamons un menuet autour des massifs de chèvrefeuille. Nous ornons nos toisons de l’éclat des fleurs du forsythia, nous arrachons des grappes de raisin, nous les foulons de nos pattes dans les vasques qui boivent le vin goulûment, comme du sang nouveau. Bouquetins, cerfs, lièvres et faisans se mêlent à la fête, leurs cous entourés de colliers de marguerites et de bleuets. Les paons se pavanent dans leurs roues au rythme arc-en-ciel. Les carpes, les brochets, les perches nagent frénétiquement au centre des bassins d’eau claire. Leurs livrées d’argent font un anneau continu animé de musiques liquides.

  Venant du fond de la vallée, on perçoit d’autres bruits, légers, aquatiques, qui semblent cascader du côté du Chemin du Ciel. Soudain, à l’orée du Parc, une écume apparaît portée par des vagues. La Leyre, la source d’eau blanche, les fossés, les ruisseaux souterrains, les Hyades porteuses de pluie participent à la fête. L’onde, maintenant, se glisse au pied des pins centenaires, cascade dans les vasques, s’immisce dans les grottes. Du côté du Levant, en direction du Château des Térieux, un grand voilier apparaît, grand foc blanc gonflé par le vent. Des pirates y gesticulent à son bord; on perçoit, à la proue, le timonier qui manœuvre la barre. Le vent forcit, drossant le bateau vers la côte de Terre Blanche. Soudain, un craquement se fait entendre au milieu des voiles : le mât se transforme en un gigantesque pied de vigne chargé de pampres et de grappes gonflées de suc. Apparaît Dionysos lui-même, longs cheveux, barbe carrée couleur d’écume, main droite ornée d’une bague ronde au chaton resplendissant. Des volutes de fumée sortent de sa bouche, sa main gauche tient un long cigare couleur de terre. L’équipage est alors pris de terreur à la vue du Dieu androgyne de la Plénitude et de l’Extase qui rugit comme un lion. Tous se jettent dans les flots où ils se métamorphosent en dauphins.

  J’invite Suzy, Adeline, Floriane et tous les animaux à une grande fête marine. Une farandole s’organise, sorte d’immense serpent cosmique dont je figure la tête, Floriane, Suzy, Adeline, les anneaux. Notre corps, couleur de mercure, lance des éclats qui font, aux habitants de Beaulieu, des couronnes d’étincelles, des palmes de lumière. Du levant au zénith, du zénith au couchant, l’orgie bat son plein, fait onduler les croupes et les bassins, contorsionner les membres, virevolter les pieds, les pattes, fulgurer les yeux à la vitesse des diamants.

 

  Le soleil descend sur la Leyre, sur le Chemin du Ciel, sur le Parc de Terre Blanche. Les ombres envahissent bientôt les arbres majestueux, les conques d’eau, les galeries souterraines. Les étoiles s’allument dans le ciel, dessinent la route de la Voix Lactée, sorte de grande avenue où apparaît le disque de la Lune. Tout, soudain, devient éthéré, calme, apollinien, effaçant subitement le feu céleste, le Soleil et ses rayons dionysiaques. Séléné, déesse de la nuit, vient de sonner le terme de la fête. Chacun regagne son logis dans la profondeur secrète de la Nature.

  Suzy dort, allongée sous le grand eucalyptus; Adeline repose sur le bord d’un étang; Floriane s’abandonne aux coussins de mousse et de lichen. Je m’allonge près d’elle dans un creux de sable frais. Après un dernier regard à la Lune, aux Etoiles, mes yeux se ferment, mon corps se livre tout entier au pouvoir d’Hypnos dans un des immenses temples qu’il réserve aux rêves-oracles. Me demandant quel songe viendra me visiter, je sombre dans le sommeil, mêlant ma respiration à celle de mes compagnes, à celle du Ciel qui étend son ombre sur la Terre, à la façon d’un immense secret.

 

 

 

EPILOGUE

 

 

    C’est cette même nuit, dit-on, qu’au sommet de l’Olympe où il vit retiré, Apollon, bandant son arc d’argent, décocha une flèche qui atteignit Dionysos en plein cœur. Le jeune Dieu succomba à ses blessures mais ressuscita en regagnant l’Olympe. L’union d’Apollon et de Dionysos, le Dieu androgyne, fut célébrée sous les auspices de Vénus, Déesse de l’Amour. De cette rencontre sacrée naquit un fils ailé et joufflu, qu’on désigne du nom d’Eros.

 

  Bien sûr, vous l’aurez compris, cette union « contre nature » n’est qu’une fable, une fantaisie mythologique qui cherche à brouiller les pistes, à stimuler l’imaginaire, à poser des interrogations. Peut-être n’est-elle que le prétexte à l’unique question : Qui suis-je ?

 

  Qui sommes-nous, en effet : une infime partie de la nature, de la glaise modelée par Dieu, un fragment de la poussière universelle, une combinaison d’atomes, un écho du big-bang, un sujet, un objet, une monade, un ça, un surmoi, une conscience, une liberté, une idée, un singe évolué, un primate rétrograde, un avatar de l’australopithèque, de l’homo-habilis-erectus, de Neandertal, de l’homo sapiens, un mythe inventé par les habitants de l’Olympe, un désir, un simple désir tendu entre deux pôles, une âme incarnée, une incarnation dépourvue d’âme, une émanation du souffle divin, la simple rencontre de deux chromosomes antagonistes mais finalement complémentaires, un compromis entre les deux, une seule question posée à elle-même dans le vide sidéral ?

 

  Face à ce choix infini, faisons le pari de la sagesse grecque. Eros y tenait une place importante sur le plan religieux, dans la vie sociale, l’art et la littérature. Attentif aux cosmogonies orphiques, considérons cette divinité comme une puissance primordiale, fondatrice du monde, sans père, ni mère:

Eros = Un =l’Origine.

  Faisons de cette question un problème nous concernant. Vous ne le savez pas, mais Eros, cet enfant de l’Amour, tourne autour de vous, comme le papillon autour de la fleur, sans jamais y faire halte. Parlant à votre oreille, dans le plus grand secret, il est le Présent, l’inapparent. Ni vos mains, ni vos yeux, ne peuvent le saisir. Il fuit au devant du jour, au devant de la nuit. Les flèches qu’il décoche n’ont jamais de repos. Elles portent en elles les jours de votre enfance, traversent votre vie à la vitesse de l’éclair, s’enfuient vers votre avenir. Elles sont les traces de votre passé, du manque, de l’absence; elles portent, au travers de votre présence, vos désirs, votre tension vers le futur. Du rien à la finitude, elles dessinent l’origine de toutes choses, la course rapide du destin, unissent le masculin et le féminin, les principes opposés, l’un et le multiple, Apollon et Dionysos.

 

 Vous ne le savez pas, mais peut-être ne s’agit-il que du temps qui passe, du souffle du vent, d’une idée, d’un battement d’aile, d’une musique, d’une plaie, d’un souvenir du corps, d’une blessure de votre peau ?

 

 Vous ne le savez pas, mais peut-être ne s’agit-il que de VOUS ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                     

 

                                                                                       

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

                                                                                                                                                                              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:28

 

EPILOGUE

 

 

    C’est cette même nuit, dit-on, qu’au sommet de l’Olympe où il vit retiré, Apollon, bandant son arc d’argent, décocha une flèche qui atteignit Dionysos en plein cœur. Le jeune Dieu succomba à ses blessures mais ressuscita en regagnant l’Olympe. L’union d’Apollon et de Dionysos, le Dieu androgyne, fut célébrée sous les auspices de Vénus, Déesse de l’Amour. De cette rencontre sacrée naquit un fils ailé et joufflu, qu’on désigne du nom d’Eros.

 

  Bien sûr, vous l’aurez compris, cette union « contre nature » n’est qu’une fable, une fantaisie mythologique qui cherche à brouiller les pistes, à stimuler l’imaginaire, à poser des interrogations. Peut-être n’est-elle que le prétexte à l’unique question : Qui suis-je ?

 

  Qui sommes-nous, en effet : une infime partie de la nature, de la glaise modelée par Dieu, un fragment de la poussière universelle, une combinaison d’atomes, un écho du big-bang, un sujet, un objet, une monade, un ça, un surmoi, une conscience, une liberté, une idée, un singe évolué, un primate rétrograde, un avatar de l’australopithèque, de l’homo-habilis-erectus, de Neandertal, de l’homo sapiens, un mythe inventé par les habitants de l’Olympe, un désir, un simple désir tendu entre deux pôles, une âme incarnée, une incarnation dépourvue d’âme, une émanation du souffle divin, la simple rencontre de deux chromosomes antagonistes mais finalement complémentaires, un compromis entre les deux, une seule question posée à elle-même dans le vide sidéral ?

 

  Face à ce choix infini, faisons le pari de la sagesse grecque. Eros y tenait une place importante sur le plan religieux, dans la vie sociale, l’art et la littérature. Attentif aux cosmogonies orphiques, considérons cette divinité comme une puissance primordiale, fondatrice du monde, sans père, ni mère:

Eros = Un =l’Origine.

  Faisons de cette question un problème nous concernant. Vous ne le savez pas, mais Eros, cet enfant de l’Amour, tourne autour de vous, comme le papillon autour de la fleur, sans jamais y faire halte. Parlant à votre oreille, dans le plus grand secret, il est le Présent, l’inapparent. Ni vos mains, ni vos yeux, ne peuvent le saisir. Il fuit au devant du jour, au devant de la nuit. Les flèches qu’il décoche n’ont jamais de repos. Elles portent en elles les jours de votre enfance, traversent votre vie à la vitesse de l’éclair, s’enfuient vers votre avenir. Elles sont les traces de votre passé, du manque, de l’absence; elles portent, au travers de votre présence, vos désirs, votre tension vers le futur. Du rien à la finitude, elles dessinent l’origine de toutes choses, la course rapide du destin, unissent le masculin et le féminin, les principes opposés, l’un et le multiple, Apollon et Dionysos.

 

 Vous ne le savez pas, mais peut-être ne s’agit-il que du temps qui passe, du souffle du vent, d’une idée, d’un battement d’aile, d’une musique, d’une plaie, d’un souvenir du corps, d’une blessure de votre peau ?

 

 Vous ne le savez pas, mais peut-être ne s’agit-il que de VOUS ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:24

 

APOLLON

 

 

  Profitant d’un repos temporaire des Faunes vaincus par un carrousel endiablé, -Suzy dort sur des coussins de lichen; Floriane se love au creux d’une doline; Adeline abandonne ses rondeurs à la maternité d’une dune - les Nymphes faussent compagnie à la horde festive, confondant leurs ombres avec celles des pins centenaires. Un chant mélodieux, attirant comme celui des sirènes, me parvient bientôt. Rassemblées sous mon balcon, les déesses terrestres poursuivent leurs mélopées qui ont la force d’un message, ressemblent aux notes secrètes d’une initiation, d’un rite. La musique, maintenant, semble venir du ciel; elle emplit sa voûte, résonne aux quatre coins de l’horizon. Elle semble issue d’une mystérieuse harpe dont je cherche l’origine au milieu du clignotement des dernières étoiles.

  Soudain, les hauteurs de Beaulieu s’illuminent d’étranges clartés. Consentant à descendre de l’Olympe, Apollon lui-même apparaît sur son char, couronné de cornes de bœufs, jouant de la lyre, arborant fièrement les insignes du corbeau, du cygne, du coq et du loup. Son visage est orné d’une barbe à la teinte d’écume. Sa main droite porte une bague ronde dont le chaton resplendit. Il tire d’un cigare couleur de terre de longues volutes de fumée qui se mêlent aux boucles de ses longs cheveux. Les larges roues de bois creusent dans la glaise des ornières royales où les belles jeunes femmes impriment leurs pas légers. Leurs doigts aériens pincent les cordes des luths et des cithares.

  La musique ouvre dans la colline, un chemin de lumière où glisse le cortège. Sur un geste d’Apollon, le silence s’installe. Le Dieu protecteur des troupeaux tire de son carquois une tige aux reflets de métal. Bandant son arc d’argent il décoche une flèche qui troue la nuée, dévoilant le Temple de Delphes. Il interroge l’Oracle sur la direction à emprunter. Ce dernier, d’un geste ample et auguste encourage la poursuite de la marche en direction des profondeurs de la Leyre.

  De la lyre divine s’égrènent à nouveau des myriades de sons qui ouvrent les jeux apollinaires. Chaque Nymphe imprime de son sceau la Nature indomptée:

  Les Naïades réveillent l’ancienne source qui reprend son cours au flanc de la colline blanche. L’eau claire cascade sur les galets, se fraie un chemin au milieu des touffes de cresson. Des vasques s’ouvrent où flottent des tapis de lentilles d’eau. La haie de lilas fait, au dessus du ruisseau, une arche mauve traversée de soleil.

  Les Océanides, réfugiées au creux de la source, redonnent vie au petit peuple caché sous le miroir des eaux. L’onde s’anime de la course rapide des têtards, du saut des grenouilles, de la fuite des tritons.

  Les Néréides parcourent la surface de la Leyre de vagues souples et amples qui tissent les rives d’argile douce, lissent les berges, se hissent dans le tube effilé des joncs.

  Les Hyades, Aésylé, Ambrosia, Cleia, Coronis, Eudore, Phaeo et Phaesylé tombent du ciel en gouttes drues qui restituent à la rivière ses eaux vives d’antan, ses courants, ses remous où cascadent perches, carpes et goujons.

  Les Oréades, en compagnie d’Artémis, courent sur la falaise qui s’orne de reflets lunaires.

  Les Dryades peuplent les chênes, illustrent les peupliers de feuilles neuves, redonnent aux saules leur chevelure d’eau.

  Apollon tire une salve de flèches en direction des nuages. Des masses cotonneuses de cumulus deviennent, au contact du sol, de jeunes moutons au dos laineux, qui font de la jungle un tapis d’herbe douce parsemé de coussins de mousse et de lichen.

 

  Je regarde, ébloui, le retour aux sources des paysages de mon enfance. La Leyre est redevenue une rivière tranquille qui sinue lentement au milieu des prés à l’herbe rase. Les broussailles qui envahissaient la peupleraie se sont évanouies, comme par enchantement, laissant place à l’ordonnancement régulier des troncs couleur d’argent. La falaise, à nouveau, resplendit sous une lumière neuve au dessus du moulin dont les rouages chantent sous la poussée de l’eau. Le Chemin du Ciel s’orne de la voûte régulière des noisetiers, le sol pavé de pierres plates est longé de liserés de mousse, les ornières près de la source ont été comblées, laissant la place à des galets polis qui brillent au soleil.

  Ce retour à une nature sereine, calme, animée en quelque sorte de « l’esprit de géométrie » me fait soudainement parcourir à rebours les stations de l’histoire de l’art. A défaut d’y retrouver l’équilibre et la beauté plastique propres au Quattrocento italien, - qu’on pense à la perfection du « Printemps » ou de « La Naissance de Vénus » de Botticelli - le ressourcement de mes territoires originels dans une sorte d’évidente harmonie me fait penser à l’œuvre de Matisse, « La Joie de Vivre », dont la composition, inspirée d’Ingres, les couleurs à la Gauguin, s’accordent à une sorte de vision idyllique de la nature dont mon enfance fut dépositaire.

 

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:23

 

EXUVIE ? EXUVIE !

 

 

  Abandonnant mes divinités à leur affairement, - elles n’en sont encore qu’à l’une des phases de la « Grande Transformation » - je tire les rideaux, m’allonge sur le divan où Morphée, portée par des ailes de papillon, ne tarde pas à venir me visiter.

  - Céleste, reprenons tout au début, si vous le voulez bien.

  - Au début ?

  - Oui, depuis vos plaies, vos cicatrices…

  - Ce n’étaient que des exemples généraux, théoriques, en un sens.

  - Certainement, mais vous savez comme moi, que « théorie » vient du grec « theoria » qui désignait « contemplation du monde », or, c’est bien connu des sciences humaines, nous ne faisons tous que contempler notre petit égo.

  La voix est grave, modulée, chaleureuse, avec une touche un rien dogmatique, professorale. Je reconnais, assis sur le fauteuil, derrière le divan où je suis allongé, la silhouette hiératique du Docteur Simon, Analyste, fines lunettes cerclées d’argent, barbe blanche taillée au carré, bague ronde à l’annulaire de la main droite, index et majeur tachés de nicotine.

  - Ces exemples n’étaient donc que des projections de mon inconscient ?

  - Certainement, et ces projections n’étaient elles-mêmes qu’une résurgence du réel. Mais, imaginez, nous sommes tous un peu amnésiques.

  - Donc, ces plaies…

  - Enfant, déjà, vous adoriez offrir des fleurs à votre mère. Un jour, dans les prés bordant la Leyre, vous avez cueilli quelques fritillaires que vous avez réunis au moyen d’une feuille d’iris.

  - De là mon entaille au pouce !

  - Plus tard, accompagnant votre grand-père à la pêche, vous avez glissé sur la plage de galets qui bordait la rivière.

  - Je crois, en effet, me souvenir d’une entorse à la cheville. Mon grand-père l’avait entourée de son mouchoir. C’était le seul moyen de contention dont il disposait.

  - Toujours la même année, au printemps, votre promenade au bord de l’eau, torse nu, s’est soldée par une brûlure au premier degré.

  - C’est vrai, je me souviens maintenant. Mais ces plaies sont anciennes et superficielles.

  - Le croyez-vous vraiment ?

  - …

  - Certes ces menus incidents n’ont été que des traumatismes physiques mineurs. La preuve en est que votre mémoire les a effacés. La peau n’en a gardé que d’infimes traces, l’âme au contraire…

  - Docteur, ne croyez-vous pas que la réalité est plus simple, l’âme trop abstraite, hors d’atteinte, en quelque manière ?

  - Non, Céleste. La peau est, d’une certaine façon, l’âme visible, matérielle, celle que le monde observe. Les traces y sont un langage qu’il faut savoir interpréter. L’entaille du pouce, le bleu à la cheville, les auréoles de la brûlure sont comme vos lignes de force, vos "lieux existentiels". Ils vous appartiennent en propre. On peut partager des souvenirs avec des amis, des projets, on ne partage pas sa peau. Elle est comme un parchemin sur lequel s’inscrivent les signes de notre propre vie, nos expériences intimes, nos plaisirs et aussi nos douleurs. La peau est unique en ce sens ! Observez un visage de vieillard, ses rides, ses incisions, ses sutures. Vous y lirez une géographie de la vie, des peines , des joies, des souffrances, des espérances déçues.

  - Pourtant, cette peau, je l’ai oubliée !

  - Peut-être. Mais elle, elle ne vous a pas oublié. Elle est, si vous me permettez ce jeu de mots « à fleur de peau », comme tapie dans l’ombre, aux aguets.

  - A la façon d’un lézard au fond de son trou ?

  - Oui. D’ailleurs j’allais y venir. Quand votre femme, Floriane, a fait allusion à vos « peaux de bête », en parlant de vos blousons, le saurien qui sommeillait en vous en a profité pour bondir, pour vous obliger à régresser, à vous préparer à votre voyage initiatique vers les territoires de votre enfance. En fait, il ne s’agissait pour vous que d’un voyage à rebours, d’une métamorphose inversée, d’une mue rétrograde vous permettant, par paliers successifs, de réintégrer vos peaux anciennes, de revenir à cette peau originaire, meurtrie, entaillée, bleuie, mais pour vous essentielle puisque fondatrice d’une existence en devenir.

  - Oui, j’ai été victime d’une hallucination, comme si un gouffre s’était ouvert sous mes pieds

  - En fait, vous avez souffert, pendant cette sorte de « descente aux enfers », d’un genre de décompensation qui est toujours attachée aux manifestations aiguës du Complexe d’Exuvie.

  - Du Complexe de…?

  - Je m’explique. C’est à la suite de nombreuses recherches personnelles et de l’analyse systématique de milliers de cas cliniques que j’ai pu mettre en évidence ce Complexe, aussi important que le Complexe d’Œdipe. J’ai écrit, sur ce sujet, une importante communication qui a longtemps retenu l’attention de mes Collègues de l’Académie de Médecine et qui fait encore autorité, ma modestie dût-elle en souffrir !

  - J’aimerais connaître…

  - Je comprends votre impatience mais toute réalité psychologique est "complexe", c’est le cas de le dire, et chacune de ses composantes ne se livre au regard qu’avec d’infinies précautions. On désigne par le terme « d’exuvie », le phénomène par lequel une larve d’insecte, ou un reptile, lézard par exemple, rejette sa vieille peau pendant la période d’accroissement ou de mue. Etudiant la riche symptomatologie de mes patients, j’ai bâti l’hypothèse suivante :                                                                                                                                     

 

  Toute réalisation existentielle de l’individu ne peut aboutir à l’équilibre que par un travail de deuil de ses mutations ou exuvies successives, la résolution ultime de cette démarche étant toutefois conditionnée par la mise en évidence, et le dépassement, d’une peau, que j’ai qualifiée « d’originelle » ou de « primitive », celle qui renferme le plus de sens, le plus d’informations, le plus de réalité pour l’individu concerné.

 

 - Un travail « classique » de psychanalyse, si je comprends bien. Un retour aux sources, à la « peau primitive ». La conscience claire de cette dernière permet d’éliminer les pulsions obscures et incontrôlées de notre inconscient.

  - Oui. Tout le problème est de trouver la « bonne » peau !

  - La méthode ?

  - Votre terminologie est juste. Il faut encore faire référence à l’étymologie. En grec, « méthodos » signifie « route, direction vers un but ». Route, direction, chemin. Ne cherchez nulle part ailleurs que dans l’étymologie, c'est-à-dire, comme vous le précisiez précédemment, dans le retour aux sources, la voie de votre vérité intime. Etre en thérapie, c’est être en chemin vers une direction, un sens, une valeur, une connaissance de soi. A chaque fois le chemin est unique.

  - Mon évocation du « Chemin du Ciel » était-il une métaphore de cette recherche ?

  - Bien évidemment. Ce chemin est celui de votre enfance qui, lui aussi, a subi ses mues successives. A tel point que vous ne le reconnaissez plus.

  - Comment puis-je retrouver sa peau originelle ?

  - Faites sa psychanalyse !

  - Docteur Simon, sauf votre respect, ne seriez-vous pas en train d’halluciner ?

  - Aucunement.

  - La méthode ?

  - L’imaginaire, bien sûr !

  - C'est-à-dire ?

  - Revenez, par l’imagination, au Chemin du Ciel. Redonnez-lui ses peaux primitives, qui sont aussi les vôtres. Et surtout, ne le foulez plus que par la pensée. Le seul chemin d’accès à l’exuvie inaugurale !

  - Oui, mais admettons que l’imaginaire ne veuille pas emprunter le bon chemin !

  - Alors laissez-vous aller à la voie royale vers l’inconscient.

  - La voix royale… Vous voulez dire le rêve, je suppose ?

  - Bonne supposition. A défaut les associations libres. Quant à l’hypnose, elle n’est plus tellement à la mode par les temps qui courent, sauf dans quelques cabarets désuets !

  Sur ces bonnes paroles, le Docteur Simon prend congé, allume son Havane et s’esquive dans un nuage de fumée. Je reste un moment immobile, yeux grands ouverts, méditant les paroles de l’éminent thérapeute, cherchant, dans les ombres du plafond, les prémisses à un cheminement onirique, lequel ne tarde pas à se manifester.

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:22

 

 DIONYSOS

 

              Floriane et moi regagnons notre chambre, celle avec balcon qui donne sur le parc, sur les crêtes des arbres bordant la Leyre, sur l’immense château des Térieux entouré de barrières blanches. Des lits jumeaux séparés. Floriane dans celui de droite, ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. Elle prononce parfois des mots tissés de rêve qui ressemblent à : épicéa, chêne, érable, charme, cèdre, yucca, pivoine, agave, écrêter, planter, bouturer… D’heureuses litanies lexicales, ponctuées de temps à autre d’un soupir de bien-être, de plénitude, de sérénité. Je m’assois sur le fauteuil derrière le lit de gauche. Je choisis distraitement un magazine dans le porte-revues. « L’Ami des Parcs ». Je le repose. En prends un autre, au hasard, « Les Plantes de A à Z ». Je ne persiste ni ne signe. J’ouvre la porte-fenêtre. L’air est doux. La lune brille sur les aiguilles des cèdres, sur les feuilles blanches des bouleaux. J’allume une cigarette. Je repense à mon expédition vespérale : un remède contre la nostalgie. Demain le jour se lèvera tôt. Je me convertirai sans doute aux joies du jardinage. Après tout Adeline y a bien survécu !

              Une douce clarté coule dans la chambre. Je m’allonge sur le divan. Mon esprit dérive entre passé et présent, entre Leyre et collines de Beaulieu. Bientôt, bercé par le souffle du vent printanier, par la respiration calme et régulière de Floriane, je glisse tout au bord du sommeil. Léger, fluctuant, comme un flottement entre deux eaux. Brèves incursions, parfois, sur le balcon où la lumière joue entre les lames de bois. Le parc, lui aussi, est animé d’ombres mouvantes, de bruissements, de courses rapides. La pleine lune y creuse des puits de clarté, des gouffres d’ombre. La fumée de ma "Bridge", aspirée par le ciel, fait, devant mes yeux, comme un écran où apparaissent d’évanescentes silhouettes. Les traces du songe habillent encore mes paupières. Je m’assois sur un coussin à même le sol, j’observe dans une espèce de rêve éveillé, les frondaisons du parc, le déchaînement végétal initié par les deux vénus arboricoles. Lesquelles ont d’ailleurs repris leur tâche ! J’ai peine à y croire, à cette heure si précoce. Mes pupilles dilatées ne sont aucunement victimes d’une illusion.

 

              C’est sur le fond d’une conscience nette, claire, que s’illustrent maintenant satyres et faunes dont Terre Blanche constitue le domaine, la terre d’élection. Abritées sous des corps velus, pourvues de longues oreilles pointues, affublées de cornes et de pieds de chèvre, Suzy, Floriane, Adeline, sous les attributs  des divinités champêtres, se disposent, en secret, aux orgies dionysiaques. Sous leur accoutrement, chacune est reconnaissable à quelque signe particulier. Floriane mène le bal avec l’entrain qui lui est coutumier. Ses sabots, animés d’une gigue endiablée, arrachent aux silex des gerbes d’étincelles. Elle a orné ses cornes d’une guirlande de fleurs où se mêlent angélique, belles de nuit, campanules, chèvrefeuille; autour de ses poignets s’épanouissent en bracelets floraux des boutons d’or, des églantines et quelques gueules de loup; ses chevilles à la longue houppelande blanche, s’agrémentent d’hysope, de jasmin et de myosotis.

              Adeline la suit, les cornes auréolées du plaisir de la fête. Elle a accroché à ses oreilles velues de larges créoles d’argent où danse la lumière. Autour du cou, sous sa barbiche blanche, une rivière de glands cascade vers sa taille ceinturée d’une couronne de lierre. Quelques boules de gale du chêne font à ses longues pattes des grelots qui résonnent au rythme de la sarabande.

              Enfin, Suzy clôture le bal dans une sorte de carmagnole au rythme soutenu. Ecorces sur la tête, brindilles tissées dans la toison de la poitrine, bracelets de tiges, feuilles de bouleau, de tilleul, d’érable en guise de ceinture; longue liane illuminée de fruits de la passion qui court de l’aine aux chevilles; éclatantes fleurs de pissenlit insérées dans la fente des sabots dont le rythme effréné soulève des vagues de poussière.

              Je suis l’unique spectateur d’une scène où l’amour s’habille de fleurs, où le vin coule à flots, où le raisin célèbre le Printemps. Les arbres centenaires, les calices des fleurs, le tranchant des feuilles vibrent au son de la flûte de Pan. Ce ne sont que mouvements lascifs des herbes, chatoiement des frondaisons, dilatation des gouttes de rosée. Le parc est devenu une chair vivante, palpitante, sensuelle, pareille aux battements lents d’une anémone de mer, au flottement des algues dans les courants marins, au gonflement de la nacre au fond des conques abyssales. Des chants naissent de la terre, s’enroulent autour des lianes, vibrent dans le lierre, tissent des ondes, des nappes sonores qui parcourent le sol, creusent les sillons de glaise, pénètrent les fentes des écorces, forent les galeries souterraines, se lovent dans les nids de brindilles, se glissent dans les abris des insectes.

            La Nature, conviée à la fête, convoque dans une folle sarabande, le Vent, le Soleil et les Nuages.

            Aquilon, Zéphyr, Tramontane, Sirocco, gonflant leurs joues, investissent les arbres d’une douce mélodie.

            Phaéton, Amon, Râ, Osiris, Horus, tressent aux corolles des fleurs des rayons de lumière.

            Cumulus, Stratus, Nimbus, déposent à la cime des herbes de duveteux flocons de neige.

            Soudain, de belles jeunes femmes à demi dévêtues, venues d’on ne sait où, se mêlent à la fête.

            Leur beauté éblouit, leur grâce séduit, leur agilité est sans pareille. Le soleil levant les nimbe d’une auréole de clarté. L’apparition de ces belles inconnues me remplit d’admiration. J’ai beau chercher dans mes souvenirs, aucune apparition ne m’a jamais habité avec une telle intensité, une telle fascination. Une si subtile perfection ne peut simplement être humaine, il doit s’agir de divinités attirées par le renouveau de la Nature, la joie, l’allégresse de la saison nouvelle.

              Me reviennent alors en mémoire les fêtes antiques célébrées par les Grecs à l’arrivée du Printemps. Des hordes de jeunes gens, filles et garçons, habillés de fleurs, visages fardés, sillonnaient la campagne, essaimant sur leur chemin, chants, danses, ritournelles d’amour. Des cortèges parcouraient les villes, récitant des poésies, incitant les citoyens à se grimer, à revêtir les traits des satyres, des faunes, des nymphes. Chacun devenait alors, pour un instant, fils et fille de Dionysos, oubliait sa condition, sa solitude. Plus rien ne comptait que la joie, la possession des insignes de la Royauté, le commerce des Dieux.

              J’assiste donc, ébloui, sur mon modeste balcon de Terre Blanche, à la reconstitution, grandeur nature, d’une scène d’une religion immémoriale, sublime cadeau de mes Vénus arboricoles, où les belles inconnues m’apparaissent maintenant comme les Déesses de la Nature, les Nymphes elles-mêmes.

              Bientôt s’anime sous mes yeux étonnés, une grande farandole parcourue des ondes mélodieuses de la flûte de Pan. Les notes me parviennent, claires, égrillardes, avec une touche grivoise et libertine, à la façon d’une sardane licencieuse, pointes des sabots effleurant le sol, claquement des cornes, frottement des glands, tintement des grelots, claquement des tambourins sous les doigts agiles des divinités de la Terre. Cela fait comme une grande corolle qui tourne sur elle-même, se nourrit de sa propre ivresse, sans qu’il soit possible de connaître le terme du mouvement, sa logique propre.    Soudain, sur un signe de Floriane, - elle doit certainement présider aux destinées des Faunes et autres satyres - , la fleur se défait, libère ses pétales qui voltigent dans le parc sous l’effet de la brise printanière. Les Nymphes-pétales semblent investies d’une mission particulière. Sous leurs doigts agiles s’accomplit la métamorphose du parc : multitude de lignes et de formes, entrelacs du végétal, du minéral, de l’aquatique, élévations d’architectures arborées, lexique complexe de creux et de bosses, de tumulus et de dépressions, de dolines ovales et de collines rondes, de gorges, de ravines, de mesas, de corniches, de strates, de surplombs, de fosses, de ruissellements, d’excroissances, de failles, de promontoires, de caps, de dunes, de golfes, de criques, d’archipels, d’estuaires, de confluents, de deltas, de chaînes, de pics , de sommets, de ballons, de défilés, de lacs, de marais, de savanes, de toundras, de brèches, de cirques, de cavernes, de grottes, de combes, de fissures, de fractures, de marmites, de roches, de troncs, de souches, d’écorces, de rhizomes, de bulbes, de lobes, de calices, de pétales, de pistils, d’étamines, de sève, de lymphe, de pétioles, d’écailles, de duvets, de vrilles, de membranes, de gousses, de capsules, de racines, de radicelles, de fibrilles, de chutes, de cascades, de cataractes, de sources, de fontaines, de mares, de flaques, de pluie, de rosée, de brume, de vapeur, de gouttes, de gouttelettes, de remous, de bouillons, de tunnels, de galeries, de catacombes, de cryptes, de tranchées, de puits, de puisards, de citernes…

              En peu de temps, Terre Blanche devient le microcosme qui reflète le macrocosme, sorte de modèle réduit de l’Univers où l’Un reflète le Tout, où la profusion est la loi, sorte de ressourcement inépuisable, cycle de l’Eternel Retour où la mort est la condition même de la vie éternelle, métaphore de Dionysos perdant son sang fécond et renaissant de ses blessures, comme Osiris, comme Jésus ressuscitant. Je deviens le témoin involontaire du mystère profond de l’existence, du cycle de la vie et de la mort, de l’alternance sans fin d’Eros et de Thanatos. Je m’interroge sur le sens de ma propre vie, de ma relation à Floriane. Celle-ci est-elle détentrice d’un pouvoir démiurgique, est-elle la réincarnation d’une déité, ou seulement l’archétype du métabolisme universel ? Assujetti au doute, je laisse mon regard planer un instant sur le vaste poème dithyrambique que m’offre la nouvelle configuration du parc.

            

              J’ai l’impression, en quelques instants, d’avoir parcouru, au travers des métamorphoses naturelles, des pans entiers de l’histoire de l’Art : classicisme de la peinture grecque, foisonnement de la Renaissance, Maniérisme et Caravagisme des compositions Arcimboldiennes, exhibitionnisme du Baroque, exubérance du Rococo, mysticisme Romantique, Impressionnisme à la Monet, Expressionnisme et vision panthéiste selon Franz Marc ou vision dramatique à la Soutine, Primitivisme du Douanier rousseau, Surréalisme des paysages à la Max Ernst.

              Je jetai un dernier coup d’œil sur l’exubérance de Terre Blanche, pensant à la Nature comme à un objet modelable sur lequel nous pouvions projeter notre propre idée du réel aussi bien que celle de la finitude, de l’absence : Floriane par l’action et l’accomplissement, alors que ma démarche s’inscrivait dans le rêve et l’utopie. Une conception temporelle diamétralement opposée nous divisait. Elle s’appuyait sur le futur, alors que je recherchais le passé. Satyres, Faunes et Nymphes avaient irrémédiablement changé les règles du jeu, du côté de Floriane, la puissance en réserve dans le fonds naturel s’était réalisée. Dont acte !

 

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:20

 

LE CHEMIN DU CIEL

 

 

  Malgré le soleil, l’air était encore frais au dehors, ce qui m’autorisait, malgré la remarque de Floriane, à revêtir mes deux blousons, à enfiler une paire de bottes, - les bords de la Leyre devaient être humides en ce début de printemps - , à m’équiper de mon appareil photo et à rejoindre ce domaine qui m’était devenu étranger. La dernière visite à la rivière de mon enfance, je l’avais faite, il y a de cela quatre décennies environ, pendant les vacances de Noël. Avec Floriane nous faisions des études à Paris. L’hiver était rigoureux cette année-là. Nous en avions eu une conscience aiguë, lors de notre trajet Paris-Beaulieu, voyageant à bord d’une 4 CV dont le chauffage n’était qu’une hypothèse d’école. Douze heures de voyage, un difficile passage sur les routes du Limousin encombrées de congères. Nous avions beau pratiquer la méthode Coué, évoquer les chauds rivages de la Méditerranée en été, notre arrivée au terme du périple avait des allures de traversée de banquise. Le lendemain, quelques plaques de neige rythmant encore le paysage, j’avais pris mon appareil photo, étais descendu au bord de la Leyre, telle qu’en elle-même, réalisant quelques clichés que j’avais précieusement conservés, comme de vivants témoins d’une époque révolue.

  C’est donc avec l’idée d’une sorte de permanence du réel, de la pérennité des images, de la récurrence de leur formes que j’entrepris ce que Floriane avait qualifié de « pèlerinage ». La petite gare, désaffectée depuis longtemps, bâtisse haute et étroite, entourée d’un jardin clôturé de grilles rouillées, avait toujours son aspect désuet et solitaire. Sur la façade, un panneau d’agence portait la laconique mention « A VENDRE », suivie d’un numéro de téléphone. Quelques herbes, folle avoine, carottes sauvages, avaient envahi le terre-plein, n’affectant en rien l’allure générale du lieu qui s’accommodait fort bien de ce relatif état d’abandon réservé habituellement aux terrains des proches banlieues et aux bâtiments marginaux, lesquels finissent toujours par se confondre avec le paysage environnant. La clôture contournée, armé de la certitude que, finalement, rien ne changeait jamais, sauf notre vision des choses et des événements, je m’engageai sur le sentier longeant l’ancienne voie ferrée, ronces et liserons y avaient poussé, dans une anarchie contenue cependant, et j’anticipais mon plaisir de retrouver bientôt la Leyre et les vagabondages heureux de mon enfance.

  A ma droite, légèrement en contrebas, le Chemin du Ciel sinuait toujours au milieu d’une voûte de noisetiers au feuillage tendre que le soleil traversait, jonchant le sol d’ocelles claires. Une sorte de bonheur léger et juvénile m’envahit : j’aurais pu inscrire, dans chaque rond de lumière, une histoire, un souvenir précis, y imprimer des visages familiers, des moments rares, des découvertes, des émotions adolescentes, y retrouver des projets, y poursuivre d’anciennes aventures, y réveiller des rêves si lointains et si proches à la fois.

 

  Il y a, dans la permanence des choses, ce plaisir simple du chemin cent fois parcouru, cette familiarité de l’insignifiant, du caillou blanc au milieu du gué, de l’ornière remplie de feuilles, de la source jaillissant des coussins de mousse. On peut fermer les yeux, se laisser guider par l’intuition des pas, la déclivité de la pente, le murmure de l’eau. Il y a une sorte d’ivresse à se fondre dans le paysage, à vibrer sous le chant des herbes, à tutoyer les frondaisons, à écouter le bruissement des abeilles, à deviner, sous le pied, la texture du pont de bois, son oscillation, le lisse de la main-courante. On devient alors extralucide, on avance dans le secret, comme dans un songe, on est devenu herbe, vent, vibration, éclat de lumière. La lumière intérieure suffit, elle guide, rassure, murmure à l’oreille, étonne. Elle est plus forte que le soleil qui brûle les yeux. Mais elle n’a pas ses excès. Elle est apaisante. Elle pousse ses ondes dans tous les membres, elle tisse des chants dans le trajet des veines, elle éclaire les doigts, elle sort par les pores, comme une lente sudation qui veut dire les galets, les écorces, l’argile blanche, l’herbe bleue, les nappes d’air. Elle rythme le souffle, le cœur bat très lentement, on marche sans peine, comme sur un nuage, on flotte sur une barque de roseaux, l’écume effleure nos lèvres, l’air coule comme du miel, les bruits s’estompent, légers comme des plumes, ils nous disent la beauté du monde, le calme des rivières, le miroir des eaux. On glisse infiniment, on est la vie habillée d’un corps docile, souple, nos gestes sont lents comme ceux des danseurs, ils dessinent des cercles, des ailes de papillon, des mots très doux qui font à nos bouches une rosée subtile. Parfois le murmure s’amplifie, vous n’y prêtez guère attention. Vous continuez de progresser sur votre fil de soie, funambule attentif à vos pas, bien arrimé à votre perche, à votre équilibre fragile. Vous sentez sous vos pieds, une tension, une inquiétude. Le globe de vos yeux dans un mouvement-caméléon, se porte vers la gauche, un liseré s’ouvre dans l’écran de vos paupières. Vous percevez, soudain, une étrangeté, une touffe d’herbe inopportune, un moutonnement de broussailles, une ornière profonde dans les plis de la glaise. Vous réfutez. Vous opposez votre incrédulité. Vous pestez intérieurement. Non, ne refermez pas vos paupières. Le mal est déjà fait. Le réel, en vous, s’est épanché à la vitesse de la marée lors des vives eaux. Votre rêve a reflué, il est devenu une ombre vague logée au creux de votre inconscient. Vous n’êtes plus que constatation, désapprobation, opposition muette.

 

 Oui, c’est bien cela, sur ma gauche, le Chemin du Ciel ne m’offre plus qu’une parodie, une pantomime, un faux-semblant. De hautes herbes l’ont envahi, il n’est plus guère visible dans le foisonnement végétal. De larges traces de roues - sans doute de tracteur et de remorque - , attestent son glissement vers une sorte de jungle inextricable. Il ressort de ce déplacement, une manière de non-lieu, de magma argilo-chlorophyllien où mes bottes ont du mal à trouver une assise stable. Sous ce maelstrom, j’ai peine à imaginer le sentier empierré de mon enfance, ses berges moussues, sa source à mi-pente recueillie dans la conque des pierres blanches, le fossé rempli de lentilles d’eau et de cresson, la haie de lilas, le pré à l’herbe rase où paissaient les moutons.

  Je suis envahi d’un sentiment étrange fait de dépit, de frustration, d’impuissance. Bien sûr, mon appareil photo n’enregistrera pas ce constat de désolation. Ma mémoire y pourvoira amplement ! En guise de pèlerinage, il s’agit plutôt d’un chemin de croix aux multiples stations . De Charybde en Scylla ! Au bord de la Leyre, les peupliers ont poussé, les ronciers aussi : la falaise de Beaulieu que je photographiais jadis aux premières heures du levant, n’est plus guère perceptible qu’au travers de rares trouées de la végétation. Le moulin sur la rivière est cerné de nombreuses clôtures; le niveau de l’eau est à son étiage; les berges croulent; les prés, envahis autrefois par les campanules mauves des fritillaires-couronnes, - je pensais toujours au tableau de Van Gogh - , n’abrite plus que de rares joncs; leurs étendues sont traversées de drains où courent de longs tuyaux jaunes percés de trous; un lac a été aménagé dont la digue coupe la perspective des rares haies qui subsistent; du pont de bois qui permettait l’accès au Château des Térieux ne restent plus que quelques planches usées émergeant des rives boueuses. Je m’assois un moment sur une souche, - geste de renoncement et de lassitude - , et j’imagine l’enfant que j’étais il y a un demi siècle déjà, insouciant, heureux de découvrir cette nature généreuse, intacte, propice à tous les rêves. Robinson sur mon île, les prés de la Leyre étaient mon lieu de prédilection; ils m’appartenaient comme je leur appartenais, dans une fidélité réciproque, un pacte sans faille, une promesse de bonheur partagé.

  Ce printemps est chaud, éprouvant pour la nature, pour les hommes aussi, pour ma mémoire qui n’aura plus d’autre chemin à accomplir que celui du deuil. Je me relève. Mes bottes alourdies de boue. Je marche lentement sur le chemin fantôme, sans me retourner. Je sais, maintenant, que cette visite à la Leyre est la dernière. Qu’un jour aussi, le trajet vers Beaulieu, vers Terre Blanche, ne sera plus qu’un souvenir, la trace d’une buée sur une vitre claire. Tout cela aura-t-il existé, vraiment ? Je franchis, tout au bout du chemin, la voûte des noisetiers qui fait comme un portique.

 

  Ce dernier m’apparaît alors dans son évidence symbolique comme le lieu de partage du temps, un peu à la façon d’une ligne de partage des eaux dont les versants s’opposent : l’un réservé au long souffle océanique, au calme, à la limpidité; l’autre tourné vers les excès des vents du sud, vers l’exubérance du sol et du climat. Je sens un en deçà du portique tourné vers le passé, les souvenirs, les territoires de l’enfance; et un au-delà faisant signe vers le futur, les projets, la jungle de la vie adulte au milieu de laquelle j'essaie d'inscrire mon cheminement laborieux de fourmi.  Toute mon existence, soumise à une tension permanente, oscille entre ces deux rives. Je n’ai d’autre choix, d’autre posture que ce grand écart au-dessus d’une ligne de fracture, que ce vertige du franchissement de l’abîme. Souvent, le bruit, l’activité, la distraction obturent provisoirement la faille, rapprochent les bords de la plaie. Mon avancée  devient alors cicatricielle, ma mémoire oublieuse de la fracture des chairs. Surviennent un silence, une pause, une interrogation, alors la suture devient manifeste, la douleur palpable, le présent tranchant comme une lame.

 

  Je marche maintenant dans la rue principale qui sépare le village en deux. Le côté Leyre avec sa falaise, ses maisons anciennes , - certaines à colombages - , son église, son monument aux morts, son lavoir, son moulin aux rouages blanchis de farine. Le côté collines avec ses champs cultivés, ses maisons restaurées, ses lotissements, ses quelques commerces, l’école, la mairie, la chaussée refaite à neuf avec ses lampadaires modernes imitant l’ancien. Je gravis le chemin de castine qui conduit au parc. Je contourne le massif de forsythia où crépitent les fleurs jaunes. J’ai soudain l’impression d’un brusque retour en arrière.  Le spectacle de dévastation que m’offre Terre Blanche est en tout point comparable à l’anarchie des bords de la Leyre. Sous le regard vaguement songeur de ma mère , - mais à quoi peut-elle penser après neuf décades d’existence ?  - , les deux muses sylvestres, répliques d’une composition d’Arcimboldo, cheveux ornés de feuilles, de mousses, de lichen, s’affairent au milieu d’un labyrinthe de branches, d’écorces, de pommes de pin, de lianes enchevêtrées, de ronces aux épines acérées, de nids anciens tombés des arbres, de flocons cotonneux des chenilles processionnaires. Le sol jonché d’outils , - sécateurs, échenilloir, bêche, binette, râteau, tondeuse, égoïne - , rivalise d’harmonie avec les excès botaniques.

On s’étonne de mon retour si tardif, on suppute de magnifiques photos qui diront, bientôt, sous des cadres de verre, la beauté de la nature, sa virginité, son innocence, son indéfectible fidélité; on se plaint de courbatures et d’ampoules, Adeline surtout; on n’a qu’une hâte : manger frugalement, une douche, le réconfort du lit. Une bonne nuit de sommeil. Un lever matinal. Le bonheur de retrouver le parc de Terre Blanche, sa générosité, le dense de sa végétation, le chantier à poursuivre, les innovations, les créations, les modifications sans fin, le lyrisme du végétal.

 

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