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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 09:29

 

Une écriture hyperbolique.

 

 

 uéh

 Source : Planète Gaia.

 

 

 

   L'on peut avoir beaucoup marché et ne pas connaître le chemin. L'on peut avoir beaucoup lu et ne pas connaître le livre. L'on peut avoir beaucoup peint et ne pas connaître la peinture. Et ceci ne sonne nullement comme une condamnation à l'encontre de l'homme. C'est seulement la nature des choses que de toujours se situer dans une approximation, comme si l'on marchait sur l'aire courbe d'une sphère, refusant d'en connaître le centre, la plénitude, l'étonnante densité. Juste une dérive hasardeuse à la périphérie, alors que l'inquiétude même sourd, juste au-dessous de la translation distraite de son objet. Un effleurement, une brise, une approche dans l'indistinction de ce qui voudrait se donner à connaître mais échoue le plus souvent, le Sujet plié en lui-même refusant, par nature, de se soumettre à une exploration de ce qui le constitue et le porte au regard du monde. Car l'inquiétude ci-dessus nommée est inquiétude d'exister, il n'y en a pas d'autre ou, lorsque nous croyons en repérer une forme différente, ce n'est, en réalité, qu'une hypostase de cette Angoisse Majuscule qui habite le Dasein en son entier et maintient sa voilure debout. L'aventure qui nous porte au-delà de nous-mêmes, il la faut décisionnelle, intentionnelle, il faut vouloir avec la force du désir. Faute de cela le chemin se ferme, le livre échoue, la peinture s'écaille.

  L'on peut avoir beaucoup écrit et ne pas être entré dans l'orbe des significations. Écrire n'est jamais simplement tracer des signes sur l'espace de la feuille blanche. Plus que l'encre qui s'y projette, c'est la substance même dont nous sommes tissés qui s'imprime dans le filigrane et fait du texte ce sens à lui-même alloué, d'abord, ensuite faveur et don pour Celui qui écrit, ensuite offrande à Ceux, Celles qui le recevront et le disposeront là où les choses s'éclairent, sur la pointe extrême de la conscience. Il n'y a pas d'autre voie, pour l'écriture, que cette "porte étroite" par laquelle se laisse voir l'essence du réel. Notre monde contemporain dont la modernité n'est pas la moindre fierté a réussi le tour de force ontologique de cliver l'être, de le déposer selon deux perspectives opposées, générant par là même le lieu d'une abrupte dialectique. Comme deux plaques tectoniques dressant, l'une contre l'autre, leurs massifs denses, jusqu'à l'obtention d'une diaclase, ce géologique affrontement dispersant l'unité première du minéral. Mais, dans  la perspective anthropologique, c'est simplement  la séparation du phénomène apparitionnel - qu'il s'agisse de nature, de culture, de personne -, en deux territoires distincts apparemment non miscibles : le Sujet d'un côté, l'Objet de l'autre. Comme si, nous saisissant d'une esquisse du monde, une pomme par exemple, nous avions fait le décret d'en dissocier essence et existence. D'un côté la pomme intelligible seulement atteignable par la vertu intellective; de l'autre la pomme sensible à portée d'une toujours possible et réelle préhension. C'est Platon, ce génie du logosqui, le premier, a secoué l'édifice de l'être en introduisant dans le réel le coin d'une différence, œuvre largement amplifiée par Descartes et son cogito, l'âme devenant indépendante du corps. On ne mélangera plus les genres, à savoir la substance pensante de l'âme et la substance étendue du corps. Désormais les choses se feront face dans une dualité proche de la polémique.

  Donc, cette modernité ayant procédé à un démontage du réel, l'on pourra s'autoriser à dissocier ce qui, originairement ne peut l'être, à savoir l'unité du surgissement ontologique sur la scène de l'exister. Si le discours peut paraître abstrait et éloigné de son objet, à savoir l'écriture, cela ne saurait résulter que d'un effet d'optique, sinon d'une illusion, le langage, parfois, éprouvant quelque difficulté à décrire ce qu'il transcende, le réel comme catégorie aisément saisissable par la main, moins par l'esprit. Ce que nous voulons dire, c'est que sous la férule de cette soi-disant modernité - ce faux concept n'étant qu'un fourre-tout commode -, l'homme s'autorise à dissocier la nature fondatrice des choses, inclinant plus facilement du côté de l'existence que de celui de l'essence. L'essence ne pouvant être qu'intuitionnée, alors que l'existence se laisse saisir dans sa densité matérielle. Ce discours ramené à l'objet qui nous occupe, à savoir l'écriture,  veut seulement dire que commettre un écrit, aujourd'hui, et en faire un livre, par exemple,  devient une tâche purement technique laissant dans l'ombre les présupposés qui l'animent en son fond, ce caractère de l'art dont on ne peut s'exonérer qu'à la condition de renier son essence. Cette longue digression sur les conséquences de la modernité ne se comprendra, relativement au langage à l'œuvre dans le texte du livre, qu'à percevoir le fait selon lequel s'opère une dissociation de l'être et du paraître. Commettre une œuvre écrite, devrait toujours s'illustrer sous les auspices d'une vérité - vérité des personnages, de la fiction elle-même, de l'exactitude du langage, de la qualité d'un style, de l'exigence de faire apparaître un fondement, une essentialité -, or, le plus souvent, cette véritélaisse place à des approximations, à des flottements de l'intrigue, en un mot, à un manque-à-être dont la résultante la plus évidente est celle-ci : ce langage n'a guère servi qu'à porter au jour, insuffisances et objet d'une mode passagère. Aucune des conditions supposées participer à l'édification d'une œuvre authentique, à savoir son caractère esthétique et éthique, n'ayant été réunie, ne fait phénomène qu'une "pseudo-écriture" ayant échoué à faire surgir quoi que ce soit de littérairement pertinent.

  Ainsi nombre de fictions ne voient le jour qu'en raison même de leur impéritie, de leur insuffisance native, de leur allégeance à la première contingence venue. On parle le langage de la rue ou bien celui, convenu, d'une mode passagère. On thématise des amours de pacotille avec son inévitable triangle boulevardier mettant en scène l'amour-l'amant-l'aimée et bien sûr, au centre de la farce le mari dupé. On roucoule des airs dans le vent. On affiche son "American way of life". On affectionne de paraître jeune, d'avoir une silhouette de magazine, on se dévoue corps et âme à cette "Société du spectacle"dont Guy Debord, en son temps, fit la brillante démonstration. Le paraître supplante l'être, l'avoir impose son imperium, le simple s'écroule sous les meutes de la possession. En matière de "création littéraire" - ce n'en a nullement les moyens, s'entend -, cela donne une eau tiède qui coule des robinets indigents, cela met en scène une piètre comédie humaine seulement inquiète de se montrer sous une apparence flatteuse, cela fait un sous artisanat alors que nous attendons de l'art.

  Sans doute trouvera-t-on notre réquisitoire sévère, sans doute nous accusera-t-on d'élitisme. Et alors ? Peu nous chaut. Mieux vaut lire un seul livre digne de ce nom que des kyrielles de fictions insanes qui n'ont de valeur qu'à être superbement ignorées. Lire-écrire ne sont pas des activités superfétatoires qui se rajouteraient à quelque hasard mondain. Lire-écrire, c'est accepter et même vouloir pénétrer l'essence des choses jusqu'en son intime. Lire-écrire nécessite un effort afin que, dépassant l'horizon des distractions ordinaires, nous puissions accéder à cette verticalité qui fait de nous des êtres-debout. C'est non seulement une question d'esthétique, c'est-à-dire d'élévation d'une forme selon telle ou telle inclinaison, mais c'est foncièrement une question d'éthique laquelle nous adresse l'injonction d'être des Pensants qui cherchent à inclure des significations dans l'ordre du monde. Lire-écrire n'est pas un acte de surcroît qui viendrait faire allégeance à la somme des choses présentes. Lire-écrire c'est élever une stèle sur laquelle inscrire le chiffre humain. Lire-écrire c'est dresser un menhir en direction d'une toujours essentielle transcendance. De la même manière que vivre n'est pas seulement faire se produire des processus biologiques, mais plus fondamentalement exister, se projeter vers du possible, de la vérité, de la liberté. C'est de ce souffle dont le langage doit se doter afin qu'il parvienne à rayonner, à se déployer dans l'espace occupé par la belle aventure des Hommes, des Femmes. Lire-écrire n'est jamais de l'ordre d'un loisir quelconque. C'est la profusion d'un événement qui le fait se gonfler de l'intérieur, pareillement à une gemme brillant  de sa propre effusion. L'écriture est puissance du monde.La lecture est configuration d'un site étoilé portant Celui, Celle qui s'y adonnent au cœur de ce que, nous-mêmes, avons à dire des choses, au sein même de ce que les choses ont à nous dire.

  Car les choses parlent. L'arbre parle son langage de chlorophylle et de vent, sa poésie racinaire, l'arbre exulte par la puissance de son tronc, par le balancement de sa voilure qui n'est que l'émergence du temps en lui. L'arbre est fable se revivifiant à la source. L'arbre est émanation de la terre en tant que son fondement. C'est ceci qu'il est urgent de comprendre afin que lisant, écrivant nous ne tombions ni dans le faux-sens, ni dans le contresens, ni a fortiori dans le non-sens. C'est à cela que sert le génie humain : s'emparer des choses denses et en faire des êtres de transparence et de lumière. C'est à cela que nous sommes destinés : tracer sur le sol de poussière, dans la glaise ductile, sur l'écorce du monde la signature de l'âme, c'est ouvrir la voie, afin que d'autres, s'y engageant puissent faire prospérer, livrer à l'efflorescence la chair luxueuse de la connaissance. Signature, avons-nous  dit, oui, inscription dans le cœur des Existants, d'une trace, laquelle, si elle répond à une exigence de vérité, deviendra aussi inaltérable que l'est la persistance de la lumière. Car l'homme est signature, c'est-à-dire porteur d'une marque qui le singularise. Et signature, étymologiquement signifie :  « action d'écrire son nom à la fin d'une lettre, d'un contrat.». Ceci, cette définition somme toute banale nous indique tout de même une direction à suivre qui n'est pas seulement le fait d'une routine. Écrire son nom à la fin d'une lettre ou d'un contrat, c'est s'amener soi-même dans la présence à titre de témoin, c'est contracter une dette dontla signature sera le garant de ce lexique original apposé en bas du document. La signature implique Celui qui en est l'auteur, elle lui crée obligation de se conformer aux préceptes que doit nécessairement décliner toute relation, tout commerce avec Autre-que-soi. Cette dette est un autre nom de l'éthiquedont nous avons déjà fait état. Toute signature, par nature, est détentrice d'un style qui la rend unique, infalsifiable, non reproductible. C'est cela l'essence de l'empreinte, la certitude que celle-ci est unique et que, chaque fois qu'on la rencontrera, ce sera du même Dasein dont il s'agira, de ce même Sujet de chair et de sang comme unique figuration de la condition humaine. Ce ne sera jamais de la nature d'un fac-similé, d'une imitation, d'une parodie de vérité. Et si nous insistons sur cette qualité insigne de la signature, du style c'est afin qu'elle signifie par rapport à l'écriture, à l'Auteur, à l'œuvre. Lorsqu'on a affaire à une œuvre littéraire, vraie, profonde, exigeante, alors s'ordonne un style, alors surgit une trace que l'on reconnaît parmi la multitude des écritures. Montaigne, Rabelais, Rousseau sont inimitables parce que, chacun à leur  manière propre, ils ont tracé leur sillon qui ne doit rien à personne. Bien évidemment ils ne se sont jamais exonérés d'une culture, d'une nature, d'une société qui les modelait à leur insu, mais ils ont su en extraire la forme adéquate à une expression singulière.

  Ceci, cette marque d'un génie particulier n'est pas le prédicat, loin s'en faut, de nombre de productions  contemporaines qui ne vivent qu'à être le théâtre d'une mince quotidienneté dont le nul et non avenu semble être la raison principale qui soutient une architecture bien précaire. Enlevez les thèmes conventionnels récurrents - amours délétères, érotisme de pacotille, sentiments à l'eau de rose, métaphores indigentes, comportements stéréotypés, liberté confondue avec des mœurs décadentes -, et vous obtiendrez ces bluettes qui pour n'être totalement idiotes ne sont que l'envers de l'art, c'est-à-dire de bien piètres échos d'une réalité qui, pour être ourlée de perte et d'indétermination , les dépasse de la tête et des épaules. Mais enfin rien ne sert d'épiloguer sur de l'inexistant, puisqu'aussi bien "exister", au sens étymologique c'est "sortir du néant" et que, parfois, cette nécessité de s'extraire des contingences dont le livre abouti est la nécessaire résultante n'est pas, à l'évidence, le souci majeur dont leurs Auteurs se sont préoccupés. Créer une écriture qui mérite le prédicat "d'œuvre", c'est-à-dire empreintede vérité, suppose, en effet, de montrer du différent, du notable, du remarquable, et ceci ne s'informe jamais qu'à partir de ce qui, par nature, n'indique rien d'autre qu'une présence têtue, dense, dépourvue de nervure signifiante. Écrire est mettre au jour une altérité, non se conformer à une quelconque mode qui n'en est que l'envers.

  L'écriture, afin de paraître dans son registre exact, s'exhausse elle-même du-dedans du langage en direction du monde. C'est ce que  semblent n'avoir pas compris quelques épigones, fussent-ils d'habiles imitateurs de plus grands qu'eux, qui s'obstinent, de livre en livre, à nous asséner des fadaises modeléespar le monde en direction du langage. C'est, bien évidemment, n'avoir rien compris au fonctionnement d'une langue qui, par définition est une essence, et ceci d'autant plus lorsqu'on prétend l'amener sur les fonts baptismaux de l'art. Ce ne sont pas les choses du réel qui façonnent l'œuvre comme un enfant habile le ferait d'une boule de glaise afin de la plier à son propre caprice. C'est l'œuvre qui façonne le réel en lui donnant lieu et place dans ses propres limites. Car le langage pris en ses fondements déborde toujours ce qui est commis à le servir, à savoir la fiction, le roman, la poésie. Le langage est ce par quoi les choses paraissent et brillent de leur éclat tant que ce dernier, le langage, en sous-tend l'expression signifiante. Adoptez un sabir et plus rien ne tient que des sons en perdition d'eux-mêmes. L'être-de-l'homme et l'être-du-langage sont tellement affiliés au même regard sur le monde des contingences que, jamais, ils ne peuvent s'extraire de leur singulière vision pour rejoindre ce dont ils se sont enlevés au prix d'une transcendance qui leur accorde un site de liberté et de vérité, puisque l'une ne saurait être sans l'autre.

  Mais, après avoir essayé de circonscrire l'inanité d'une certaine écriture, venons-en au titre de cet article et à la signification de son prédicat. L'hyperbole est, selon la définition proposée par Wikipédia :"une figure de style consistant à exagérer l'expression d'une idée ou d'une réalité afin de la mettre en relief. C'est la principale figure de l'exagération et le support essentiel de l'ironie et de la caricature. L'hyperbole correspond le plus souvent à une exagération qui tend vers l'impossible. C'est un procédé proche de ceux de l'emphase et de l'amplification."

  Mais nous croyons que la signification dont nous souhaitons la doter, comme par le recours au glissement sémantique de la métonymie, il faut aller en chercher la source dans son étymologie."Hyperbole" vient du grec hyperbolê, de hyper (« au-delà ») et ballein (« jeter »). Si, en effet, nous ne négligeons jamais de recourir à l'hyperbole en tant que simple procédé rhétorique d'amplification du style au titre de "l'emphase" et de "l'amplification", c'est bien sa signification sous-jacente de "jeter au-delà", qui nous semble féconde, à savoir en l'utilisant en tant que tremplin ontologique, lequel prenant essor "au pied de la lettre", déploie cette même lettre du sens bien au-delà d'elle-même. D'abord en direction d'une possible transcendance. Ce dont tout acte de langage est constitué en totalité puisque, dès lors qu'il est proféré, déjà il n'appartient plus à son Locuteur, à son Scripteur mais fait seulement figure d'esquisse dans les mots proférés, se fondant  déjà dans l'histoire de la langue. Revenir au site de l'énonciation, dans  cette perspective, est plus acte d'archéologue que de linguiste, à savoir interrogation d'une mémoire qui a dit et s'est retirée dans la densité de sa profération. Toute parole, tout écrit ont ce destin d'être archivés. N'étant plus prononcés ou tracés par le geste de la main, ils réintègrent le système des signes et des expériences humaines terminées.

  Ensuite, ce tremplin  ontologique étymologique, il convient de l'assurer d'un autre essor. "Jeter au-delà", c'est ne pas demeurer dans un espace et un temps figés. C'est faire des mots des vecteurs de sens mobiles. Nous avons souvent coutume de dire que les mots sont "polyphoniques", "polychromes", souhaitant par là faire advenir leur puissance imaginative, l'empan selon lequel ils se déploient à l'infini, manière d'immense flamboiement dont le style phénoménologique a su s'emparer avec un rare bonheur. Il n'est que de lire, entre autres extraits, les somptueuses pages de Merleau-Ponty consacrées à la "chair du monde".

  Parlant d'autrui, qu'il définit comme "chair de ma chair", voici comment le Philosophe le présente dans une manière, précisément, de "jeter au-delà", geste verbal, certes, mais geste tout de même par lequel il projette hors de lui  pour rejoindre cette chair de l'Autre qui est aussi "chair du monde". Merveilleuse écriture par laquelle nous prenons  conscience de notre exister de la seule manière qui soit, celle d'une infinie ouverture au monde.

  Mais, un instant, réfléchissons avec le Philosophe et empruntons une phénoménologie à la première personne : Me percevant, essayant "de me saisir", c'est d'un même empan de la pensée que je saisis une altérité qui apparaît comme totalité. En moi, l'Autre, en l'Autre le Monde, en toutes choses le Monde qui se configure à partir de ma propre vision, mais également de la vision de Celui qui me fait face. Ainsi, le monde-hors-de-soi se présente-t-il sous les auspices d'une gémellité. Nous sommes indissolublement reliés à Cela qui est notre constant Vis-à-vis, par lequel nous existons en même temps qu'il se révèle à lui-même. Parler ici d'hyperbole, c'est accentuer  la présence au Monde des Autres  en les situant "comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision". La Vision sensible à laquelle je me rapporte est agrandie par la dimension langagière, à savoir ce style, cette esthétique de l'exister qui s'imprime dans le texte et fait écho pour tout ce qui vient à l'encontre.

 "Prenons les autres à leur apparition dans la chair du monde. Ils ne seraient pas pour moi, dit-on, si je ne les reconnaissais, si je ne déchiffrais sur eux quelque signe de la présence à soi dont je détiens l'unique modèle. Mais si ma pensée n'est que l'envers de mon temps, de mon être passif et sensible, c'est toute l'étoffe du monde sensible qui vient quand j'essaie de me saisir, et les autres qui sont pris en elle. Avant d'être et pour être soumis à mes conditions de possibilité, et reconstruits à mon image, il faut qu'ils soient là comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision à laquelle je participe aussi. Car ils ne sont pas des fictions dont je peuplerais mon désert, des fils de mon esprit, des possibles à jamais inactuels, mais ils sont mes jumeaux ou la chair de ma chair. Certes je ne vis pas leur vie, ils sont définitivement absents de moi et moi d'eux. Mais cette distance est une étrange proximité dès qu'on retrouve l'être du sensible, puisque le sensible est précisément ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps."

                                          Maurice Merleau-Ponty, Signes (Préface).

 

   Mais parler de langage hyperbolique ne saurait faire l'économie d'un de nos Auteurs majeurs, Le Clézio dont il suffira de citer un fragment éclairant de "Terra Amata", cette œuvre de jeunesse trop peu connue. Pourrait-on parler, dans ces années d'expérimentation romanesque, du "Procès-Verbal" à"Voyages de l'autre côté", d'une "littérature de l'excès" ? Sans doute le qualificatif peut-il paraître péjoratif. Mais c'est exactement du contraire dont il s'agit. Pendant toute cette période, le jeune Écrivain expérimente tout ce qu'il est possible de faire, aussi bien en matière de style, que d'invention, de création toujours renouvelée, dans une manière de vertige sans fin. Langue flamboyante, échappant aussi bien au réel que le métamorphosant. Une seule phrase de "La Fièvre" pourrait s'inscrire à l'incipit de la manière de dire leclézienne d'alors : "Nuage fin (…) gonflé de métamorphoses".  Ici l'oxymore s'instaurant entre "fin" et "gonflé", est le témoin de cette écriture vibrante, tendue, instaurant une tension lexicale permanente, une infinie et radicale dialectique entre Ombre et Lumière. Mais, plutôt que de pérorer sur l'esthétique des œuvres, il suffit de citer quelques phrases significatives repérées par Jean Onimus dans : "Pour lire Le Clézio".

  "On pourrait longuement s'attarder à savourer les images qui fourmillent dans cette singulière écriture dont elles font le charme. Nous terminerons en soulignant d'abord l'influence de Lautréamont et des surréalistes  dans ce que j'appelle le "style excessif". En voici quelques exemples : on parle de"sentiments qui aient la taille des immeubles de vingt-cinq étages" et l'on invite à "penser comme une ville"; on s'effraie de mots "gigantesques qui recouvrent des murs de cent mètres de haut […] avec leurs lettres rouge sang", mots qui rompent la "communication du silence" ; ailleurs "les mots géants sont écrits en lettres hautes de mille pieds" et la "lumière lance à travers l'espace ses grands coups de faux", cette "lumière des Maîtres" qui "serre ses mâchoires sur les nuques, et l'étau de ses dents ne s'ouvre plus". Ou bien cette étonnante vision des lumières de la ville : "sous la ville qui flottait, pareille à un zeppelin éclairé, les gouffres d'encre étaient préparés".

 Bien évidemment, ces fragments de phrases, mis bout à bout, donnent  l'impression d'une écriture tellurique, étincelante, chargée d'emphase, de démesure, de surabondance. Mais ce que Le Clézio veut nous délivrer là, c'est une vision écartelée du monde, sa chair multiple mais aussi lacérée, sanguinolente, tragique. Mais aussi un regard sur ce même monde fait d'émerveillement, face à l'éternel ressourcement d'une corde d'abondance qui paraît inépuisable. Chez cet Auteur, c'est une alternance de jour et de nuit, d'enthousiasme et d'abattement devant les apories de l'exister. Constamment confronté à cette turgescence de l'écriture qui n'est que le versant dynamique d'une hyperesthésie, le lecteur est décontenancé. Emporté, tour à tour dans une spirale transcendante, puis dans une perte contingente, sourde, operculée. Mais ici, je dis : il y a littérature, ce qui veut dire que la fiction s'éclaire du-dedans-du-langage.

 

  Cette littérature de l'hyperbole est précieuse en ce sens qu'elle nous confronte à notre propre Dasein et nous met en demeure de nous y retrouver avec lui. Littérature de la lucidité qui ne s'obtient qu'à forcer le trait, à délaisser le pastel pour se saisir de l'huile, en appliquer les empâtements au couteau, avec violence, car tout subjectile, donc toute présence, donc tout être doit être appelé à rendre compte de sa présence au monde. Les choses ne sont mutiques qu'à l'aune de notre paresse naturelle, laquelle redoute l'affrontement. Mais il n'y a sens que lorsqu'il y a polémique, combat, et mise à jour d'une vérité. Or celle-ci, la vérité, demeure dans sa bogue, abritée derrière ses piquants, sachant l'incurie de l'homme à regarder sa propre image droit dans les yeux. La misère, l'injustice, l'inégalité, mais aussi bien la beauté, la justesse de l'éthique, le sentiment épanoui du paysage, il faut les asséner à coups de boutoir, il faut planter la dague dans le mitan du dos du Minotaure, afin que, terrassé, il veuille bien consentir à libérer son sang carmin. Seulement lorsqu'il touche la poussière, commence à se révéler l'arche immense de cette vérité qui dormait au creux des chairs denses comme la pierre. Ça a le cuir dur, la vérité, ça rechigne à surgir en pleine lumière, cela préfère le confort de l'ombre, cela préfère la dissimulation.

  Le Clézio, ou ses textes - mais est-ce si différent ? - pousse, à sa manière le "Cri" de Munch. C'est du pur expressionnisme pris au pied de la lettre. Cela s'exprime, cela sort, cela fuse, cela montre l'incompréhensible égoïsme des hommes, cela dit l'infini vertige de l'amour, cela dit la beauté partout présente qui fait son ruissellement aussi bien sur les visages de cuivre des Indiens que sur les  traces de verre pilé à la crête  des vagues où  crépitent les étincelles. Ces livres de la première période sont de constantes éjaculations, des orgasmes portés au plein jour, des corridas sous le ciel brûlant ses millions de phosphènes. C'est une cataracte, un convertisseur à la gueule grande ouverte crachant ses scories ignées sur la face des hommes, éblouis ou bien sidérés. Ceci est le même. Ouvrir le "gueuloir" familier à Flaubert, c'est non seulement proférer son texte à haute voix, c'est hurler comme les loups sous la lune blême pour, tout à la fois, dire la beauté, la laideur partout répandues. Car c'est cela le déchirement du Dasein, sa pente vers la déréliction, la configuration simultanée du Bien et du Mal.

  La tension est extrême et c'est comme un vent paroxystique, une tornade qui ne s'éteindra qu'avec la disparition des hommes. Alors rien ne sert de se réfugier dans un patient angélisme, rien ne sert de poncer ses phrases à la lime, de toute façon la Mort est au bout, de toute façon le Rocher de Sisyphe est en marche qu'on n'arrêtera pas. Littérature de l'exaltation qui veut simplement dire la nécessité d'un arrêt, d'un suspens, avant qu'il ne soit trop tard. Il y a tellement de choses à voir, tellement de visages à regarder, de terres à fouler avec le regard portant haut sur la voilure blanche au-dessus du plateau d'étain de la mer. Tant de choses à loger dans sa forteresse de peau, à caresser, tellement de menhirs à dresser vers le ciel pour dire le sublime, la force levée de l'homme. Littérature de la parution, de l'éblouissement, parole arquée des phénomènes sur la courbure de la Terre. Littérature de la trace et de l'abîme; littérature de l'ouverture et du renoncement. C'est entre ces deux pôles s'écartant à la vitesse des comètes qu'oscille le dire de cet Auteur au cours de milliers de pages "éblouissantes comme la lampe à arc". Littérature de la conscience. Littérature de la mydriase qui veut dilater notre pupille organique, mais aussi ouvrir la demeure de notre esprit, l'aire libre de notre âme afin que notre cheminement sur le sol de poussière n'ait été qu'un simple égarement.

  Mais je ne saurais mieux dire, pour situer la force de l'hyperbole, que de livrer cette étonnante pépite, laquelle, à elle-seule a la force d'un cosmos, alors que le chaos est là, tout autour dissimulé dans la lumière banche et que l'assaut ne saurait tarder. Dans "Terra Amata", Mina et Chancelade, les deux protagonistes de l'œuvre disent l'événement de la vie, le sentiment à la fois exaltant et la grande affliction par lesquels le monde se donne à voir. Deux situations en seront livrées.

  Et, d'abord celle mettant en scène cet étonnant passage figurant sous le sous-titre : AIMÉ.

  "En restant trois jours et trois nuits enfermés dans une chambre avec Mina, sans dormir et sans manger. […] Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce. […] On était dans la chambre d'hôtel comme à l'intérieur d'un bateau, à la fois prisonnier et libre, en marche vers un pays inconnu. […] Et il faudrait sortir de la cachette obscure, et affronter la terrible lumière du soleil qui se réverbère sur les particules de mica mêlées à la poussière. […] Le vide bruyant et dangereux était installé dans la chambre, maintenant. On ne pouvait plus le fuir ou le chasser. On ne pouvait que le regarder avancer, se gonfler comme un nuage le long des murs, s'accumuler sur le plafond, étendre ses tentacules transparents entre les pieds de la table, s'asseoir sur les fauteuils, marcher sur les balcons entre les pots de géranium."

Littérature de la déflagration et de la volupté qui maintient l'amour,  les Amants, dans un état de tension proche de la syncope alors que la lumière est cette vague blanche qui va conduire au vertige, à la sortie hors de soi en direction de cet extérieur qui s'informe comme ouverture mais aussi comme menace.

   Ensuite, il faut s'arrêter un instant sur cet étonnant extrait placé sous l'intitulé : "J'ai vécu dans l'immensité de la conscience". Chancelade, comme à son habitude, erre sans but bien précis dans le dédale des rues :

 "Il y a des miroirs partout dans le monde. […] Et par-dessus tout, il y a ce miroir infini, voûté au-dessus de la planète miroitante […] et qui tient dans sa prison indéfectible les clignotements affolés de la vie prise au piège. […] Les vitres étincelaient de lumière, les vitres luisaient férocement. […] On ne pouvait plus se raccrocher à rien. Nulle part il n'y avait d'ouverture. Pas le moindre espace mat, pas la moindre petite surface de pierre ou de goudron où la lumière s'arrête et se repose. […] Partout étaient ces yeux impitoyables qui vous réverbéraient, vous rejetaient, vous détruisaient."

 Littérature de l'aimantation et de l'exclusion, littérature asilaire : le constant rutilement des choses reconduit à décrire la condition humaine sous les espèces de la déclaration de guerre. Partout, des quatre coins de l'horizon, surgissent des hordes de hallebardes qui brillent et menacent à la fois. Mais, ce qu'il est urgent de comprendre, lisant le premier Le Clézio c'est que cette radicale dialectique au cours de laquelle s'affrontent les puissances et les destins contraires, n'est que la mise en musique de ce que la beauté pourrait être si les Hommes consentaient à marquer une pause dans la course effrénée qui les conduit à la mort, à l'irrémédiable disparition. Ces magnifiques miroirs que le texte fait briller d'un singulier éclat, sont, bien évidemment, ceux de la conscience dont la pointe extrême est la lucidité. C'est de cette faculté aussi rare que précieuse dont, lecteurs de cette œuvre exigeante, il nous faut nous saisir afin que nous soyons au cœur de ce que le texte veut dire, à savoir être des Hommes-debout qui n'ont peur ni de l'ombre, ni de la lumière. Il en va de notre aptitude à lire. 

 En matière de littérature hyperbolique, nombreux seraient les textes à approcher et à commenter. Pour conclure ce long article il m'a paru nécessaire de citer des extraits d'Auteurs aussi somptueux que Lautréamont, Artaud et, enfin, le magnifique Rabelais dont l'écriture, pareille à cette "substantifique moelle" dont il fait état est une manière de pur ravissement.

 

*** Lautréamont d'abord et, évidemment, et "Les Chants de Maldoror".

 "Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens ; car, elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux."

 Le projet littéraire d'Isidore Ducasse est tellement démesuré, ambitieux - un génie, par définition, ne saurait s'imposer de limites -, qu'il lui faut convoquer ce style emphatique, déclamatoire, extatique. C'est cette dimension liée à l'exigence d'une création abyssale qu'il convient de voir dans cette très étonnante prose. Y déceler seulement la haine comme composante de l'âme humaine, donc la simple projection d'un pathos me paraît manquer son but. Ici n'est pas le lieu de l'analyse des passions, fussent-elles soumises à une psychanalyse des profondeurs. Ici est le lieu de l'écriture poussée dans ses derniers retranchements. C'est en cela, d'abord, que l'œuvre de Lautréamont est admirable.

 

 *** Antonin Artaud ensuite et son très beau "Pèse-Nerfs" dans lequel toute écriture est présentée comme "de la cochonnerie".

 "Et je vous l'ai dit : pas d'œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d'esprit, rien.

Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. […]

Je vous l'ai dit, que je n'ai plus ma langue, ce n'est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue. Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd'hui ce que vous faites.

Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d'âmes. Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d'arborescents bouquets d'yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c'est que la configuration de l'esprit, et on comprendra comment j'ai perdu l'esprit."

 Ce texte est sublime et il n'y aurait rien à dire de plus. Comment dire à propos de la Poésie ? Comment dire à propos de la Folie ? Poésie ; Folie : le Même quand le langage est porté à l'incandescence. Dire le monde avec les mots de la quotidienneté et, d'un seul coup, l'édifice s'effondre : de la poésie, de la folie. Dire selon une poésie fondatrice, originaire, fouillant jusqu'au tréfonds de l'être, ceci n'a jamais lieu qu'à abdiquer la raison. Le glossaire du Poète, le vrai - pensons à la perte dans la démence du "Poète des Poètes", Hölderlin -, est arborescence, aérolithe, cristallisation. Faute d'être cela, les mots, dans l'enceinte de la tête font leurs gonflements obséquieux, leur dilatation bestiale, leur objurgations orgastiques et ce sont de longues failles, d'immenses lézardes qui sinuent dans la densité des cerneaux gris du cortex, et ce sont des plaies à vif, des purulences, des égouttements de gemme acide qui ruissellent au plein jour, et c'est l'âme du Poète, laquelle ne parvient plus à se dire que sous la figure de la perdition. Car, rejoindre le monde des simplement Existants est, pour le Poète, sa propre condamnation à mort. Du-dedans tout signifie avec la puissance du geyser, tout s'étoile et flamboie, tout rutile et dresse ses dents de cristal, immenses glaciers disant la folie du monde, la seule recevable, la sur-réalité, la seule concevable. Du-dehors de l'enceinte autistique - la marque absolue du génie -, plus rien ne demeure que des scories et des meutes de bruits arbustifs. Le Poète est abandonné pour solde de tous comptes. Car, Du-dehors, est seulement perçue une réalité en forme de nadir, toujours en perdition vers la fente dernière de l'horizon.

  Du-dedans est l'accord avec la pure verticalité. Cela flamboie tout en haut et le langage est feu de Bengale, pur événement ivre de lui-même. Mais comment communiquer cette ambroisie aux Mortels, alors que ceci est de l'ordre du transcendant, des dieux aux lèvres olympiennes qui boivent jusqu'à la lie et ensuite sombrent dans l'ivresse ?  Du Ciel, non de la Terre. La Terre est trop soumise à son mouvement de giration pour percevoir l'étoile au ciel du monde qu'est le Poète, cette immense fusion que seul le cosmos et son immensité peuvent accueillir comme geste de donation. La Terre, elle, se contente d'une oblativité humaine, laquelle n'est qu'une offrande en prose. La tension du Ciel, son abîme ouvert, la brûlure de ses feux, là est le domaine du Poète. Là est le recueil de sa Dite, cette parole des origines qui retentit jusqu'aux limites de l'univers. Même au-delà, car tout langage essentiel est métalangage prenant essor à partir de lui-même afin de parvenir à l'amplitude de l'être, à savoir du Sens qui, jamais, ne s'épuise. Constant ressourcement au fondement. Cela, le ressourcement, seuls le peuvent les Poètes aux mains inventives, multiples, ouvertes au déploiement des choses. Les Mortels, leurs mains sont repliées sur les bogues de l'avoir et la possession les englue dans la cécité. C'est pour cela que les paroles du poème leur paraissent hermétiques, sourdes, étranges et, souvent s'abritent-ils derrière leur impéritie afin de ne pas subir les assauts de ce chant qui les blesse et les réduit à la surdité. Ils n'ont pas appris à entendre.

 

 *** Enfin Rabelais, le très génial et drolatique Rabelais, le génie de la langue Française.

 Lisant, écrivant, jamais on ne peut faire l'économie de ce bel Humaniste qui a porté le langage bien au-delà de ses contrées, fussent-elles extraordinaires. Fusion totale, osmose jusqu'à la quintessence de François et de sa verve à nulle autre pareille. Jamais, avant lui, on n'avait écrit comme, lui ; jamais après lui, l'on n'a pu porter l'écriture à une telle démesure. Mais le "rabelaisien", s'il évoque tant ce chaos souvent thématisé à l'époque de la Renaissance, ne saurait flotter dans un genre d'indétermination, laquelle ne serait que le signe d'une vacuité. La prose de Rabelais prend appui sur lui, le chaos apparent,  afin d'en faire un cosmos, une terre littéraire flottant dans le ciel de l'esprit. Lisant Rabelais on est à proprement parler hissé en dehors de ses propres frontières, on est directement placé dans l'athanor rubescent à partir duquel quelque chose comme une lave littéraire assemble son énergie avant d'être expulsée en millions de prodigieuses explosions aux quatre coins de l'espace. On est au milieu de la soupe de quarks, au centre de la révolution des protons. On est dans le mystère atomique de la langue. Constamment déplacés de l'infiniment petit à l'infiniment grand, perpétuellement expulsés du microcosme pour surgir dans l'immensité du macrocosme. Si une expression telle que "Littérature-Univers" pouvait trouver son sens en dehors de la flatterie de la formule, alors Rabelais en serait l'inventeur en même temps que le porte-drapeau. Plongés au sein duTiers-Livre ou du Quart-Livre, on est dans l'atelier du forgeron qui sculpte les mots et les tord selon sa volonté et sa fantaisie, soit en dentelles florales, soit en boulets ronds comme la guigne, soit encore en hallebardes destinées à trancher la tête de ceux qui, encore, seraient rétifs à ce nouvel usage de la langue. Car, si ce bon François nous intime l'ordre de prendre les mots au pied de la lettre, il nous indique le plus souvent le chemin de la liberté.

  S'il est un Écrivain qui a usé et "abusé" de l'hyperbole, c'est bien le célèbre Humaniste tourangeau, lequel, par son excellente "fiction gigantale" installe non seulement des Personnages d'exception, mais trace la voie au langage comme littérature. A partir de la logorrhée et de la verve rabelaisienne les mots deviennent, de leur intérieur même, les moteurs de l'œuvre. L'histoire n'est que secondaire. C'est elle, l'histoire, qui donne prétexte au langage de dérouler ses fastes et de transcender la réalité. Du-dedans de la langue, le dire rayonne afin d'essaimer toutes les beautés, mais aussi toutes les douleurs du monde. Rendre compte du réel, pour Rabelais, c'est se glisser à l'intérieur même des situations et en faire le site à partir duquel une littérature sera possible. Si l'on ne comprend pas cette exigence rabelaisienne, on ne peut lire adéquatement l'Auteur de Gargantua. Le recours aux géants et à leur infinie boulimie devient le véhicule qui dira l'insatiable faim de l'humanisme, sa soif inextinguible de découvertes, de connaissances, de culture, de langage. Et comment mieux dire cela que par le recours à cette magnifique disposition gigantale qui, en terme de banquet, de bonne chère et de généreuse goinfrerie assimile tout ce qui, du monde, devient comestible par la grâce de l'écriture ? De même que l'éclatement de la panse est la condition d'un bonheur immédiat, de même l'ingurgitation de livres volumineux et denses est le moyen d'accéder à la plénitude de l'existence. Dès lors l'incontinence verbale devient non seulement une esthétique - le texte est constamment beau -, mais le texte appelle une éthique : on ne saurait s'affranchir des règles de l'humanisme dont le paradigme essentiel est l'ouverture, la connaissance, la disposition de soi au monde. Car tout doit être "humanités", tout doit être culture. A ce sujet, Rabelais parlera des "lettres humaines" afin de distinguer la connaissance profane de celle, sacrée sur laquelle repose l'exercice de la théologie.

  L'alimentation, la très copieuse chère figureront  donc cet appétit de savoir, lequel, correctement métabolisé, deviendra éducation et apprentissage de la vie. Mangeaille, paillardise seront les thèmes grâce auxquels rendre hautement visible aux Lecteurs submergés par la gouaille rabelaisienne, ce qui devient une règle de vie, à savoir une manducation de toutes les nourritures dont le monde assure l'éternelle profusion. Rabelais aura recours aux longues litanies lexicales, aux énumérations sans fin - identique à la giration d'un mouvement perpétuel, à la circularité d'une vis sans fin -, cet effet cumulatif produisant un effet de vertige, tout comme le foisonnement des arts à cette époque d'intense bouillonnement intellectuel. Dès lors l'acte de nomination, la production lexicale itérative apparaîtront comme la dilatation d'un langage censé coloniser l'homme du-dedans de son corps afin que son esprit, son intellect s'en imprègnent.

  Bien évidemment, ici, l'on ne peut faire l'économie de la rusticité délirante des convives en même temps que se laisse apercevoir un lyrisme comme figure de proue de ce langage dont nous sommes tissés jusqu'en la moindre de nos cellules. Mais le thème de la nourriture et de sa copieuse ingestion ne se limite pas aux arts de la cuisine et de la bonne chère, mais concerne toutes les expériences au cours desquelles un enfant devient adolescent, puis homme -"homme" : même racine que "humanisme". La nourriture en ses excès concerne aussi bien l'usage du sexe. Nulle exception à cette règle, surtout dans une complexion "gigantale". Ainsi de Gargantua qui, dans le chapitre consacré à son adolescence, se livre avec autant de naïveté que d'entrain à la bonne chère dont son corps réclame la satisfaction, à corps et à cris. Voilà donc qu'apparaissent, dans un même élan de la grâce en direction des plaisirs adultes, les plaisirs de la table que ceux du sexe, pour autant, ne feront pas oublier. Tout est bon qui contribue à l'éducation. Bien évidemment ici l'on ne peut faire l'économie de ce morceau de bravoure rabelaisien - mais ils sont nombreux - qui décide des voies par lesquelles le bon Gargantua passera obligatoirement, afin que ses "humanités" soient pleines et entières. Ci-dessous, "De l'adolescence de Gargantua", texte délivré par les bons soins de François Bon :

   Il faut citer quelques extraits de la préface que François Bon réserve à la présentation de ce Gargantua mal taillé, grossier qui précède l'abouti, le terminé. Mais c'est toujours dans les fondations qu'il faut chercher l'œuvre, avant même que la finesse intellectuelle et la bienséance n'aient gommé quelques traits qui définissaient les protagonistes dans leur spontanéité originelle. Chez Rabelais la langue est éjaculatoire. C'est bien cette force qu'il faut conserver en elle afin que nous soyons au plus près du foyer de la création.

 "Une foudre soudain dans la langue. Le Gargantua est le livre le plus lourd de Rabelais, le moins

réussi, et brûlé: le plus chargé de rhétoriques que le travail n'a pas eu le temps de gommer. Machine

un peu brute, à la structure épaissement ternaire.

Mais ça râpe aux angles: les rhétoriques se figent et cassent, renvoyant alors dans une phrase si

étrange diffraction de couleurs que rien d'égal ne s'est vu depuis, même chez Rabelais quand lui l'a

cherché. […] Nous avons choisi de publier l'édition originale et maladroite du Gargantua. […]

On a souligné toujours l'invention, l'audace, la joie: le Gargantua est des quatre livres celui qui

incarne le mieux tous leurs contraires. […] On prend le Gargantua à contrepoil quand on prime ses beautés raisonnables: dans le fond brassé de la satire du tousseux, des phrases mettent le bonhomme tout nu, d'une nostalgie à pleurer. La littérature et notre langue s'inventent ici parce qu'on touche de la peau nue et toute une faiblesse sous les mots. Tréfonds méprisé de notre langue, qui ici fait ciel. Un livre d'émotion, comme s'il fallait aujourd'hui se justifier de l'essentiel même, prendre rire et pleurer avec des pincettes."

 

 De l'adolescence de Gargantua.  Cha. x.

 

"Gargantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry et institué en toute

discipline convenente par le commandement de son père, et celluy son temps passa

comme les petitz enfans du pais, c'est assavoir à boyre/ manger/ & dormir, à

manger/ dormir/ & boyre, & dormir/ boyre/ & manger. Tousiours se vaultroyt par

les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers &

baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons, desquelz

son père tenoyt l'empire. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il

morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens de son père

mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx: Ils luy

leschoyent les badigoinces. Et sabez quey hillotz, que mau de pie vous vyre, ce petit

paillard tousiours tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus dessoubz, cen devant

derrière, harry bourriquet: et desià commenczoit exercer sa braguette. Laquelle en

chascun iour ses gouvernantes ornoyent de beaux boucques, de beaux rubans, de

belles fleurs, de beaux flocquars: & passoyent leur temps à la fayre revenir entre

leurs mains, comme la paste dedans la met. Puys s'esclaffoyent de ryre quant elle

levoyt les aureilles, comme si le ieu leur eust pleu. L'une la nommoit ma petite dille,

l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre mon bondon, mon bouchon,

mon vibrequin, mon possouer, ma terière, ma petite andouille vermeille, ma petite

couille bredouille. Elle est à moy disoyt l'une. C'est la mienne, disoyt l'aultre. Moy,

(disoyt l'aultre) n'y auray ie rien: par ma say ie la couperay doncques. Ha couper,

(disoyt l'aultre) vous luy feriez mal ma dame, coupez vous la choses aux enfans?

Et pour s'esbatre comme les petitz enfans de nostre pays luy feirent un beau virollet

des aesles d'un moulin à vent de Myrebalais."

 

 uéh2

 

 

 

 

 

 

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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 09:25

 

*** Enfin Rabelais, le très génial et drolatique Rabelais, le génie de la langue Française.

 

  Lisant, écrivant, jamais on ne peut faire l'économie de ce bel Humaniste qui a porté le langage bien au-delà de ses contrées, fussent-elles extraordinaires. Fusion totale, osmose jusqu'à la quintessence de François et de sa verve à nulle autre pareille. Jamais, avant lui, on n'avait écrit comme, lui ; jamais après lui, l'on n'a pu porter l'écriture à une telle démesure. Mais le "rabelaisien", s'il évoque tant ce chaos souvent thématisé à l'époque de la Renaissance, ne saurait flotter dans un genre d'indétermination, laquelle ne serait que le signe d'une vacuité. La prose de Rabelais prend appui sur lui, le chaos apparent,  afin d'en faire un cosmos, une terre littéraire flottant dans le ciel de l'esprit. Lisant Rabelais on est à proprement parler hissé en dehors de ses propres frontières, on est directement placé dans l'athanor rubescent à partir duquel quelque chose comme une lave littéraire assemble son énergie avant d'être expulsée en millions de prodigieuses explosions aux quatre coins de l'espace. On est au milieu de la soupe de quarks, au centre de la révolution des protons. On est dans le mystère atomique de la langue. Constamment déplacés de l'infiniment petit à l'infiniment grand, perpétuellement expulsés du microcosme pour surgir dans l'immensité du macrocosme. Si une expression telle que "Littérature-Univers" pouvait trouver son sens en dehors de la flatterie de la formule, alors Rabelais en serait l'inventeur en même temps que le porte-drapeau. Plongés au sein du Tiers-Livre ou du Quart-Livre, on est dans l'atelier du forgeron qui sculpte les mots et les tord selon sa volonté et sa fantaisie, soit en dentelles florales, soit en boulets ronds comme la guigne, soit encore en hallebardes destinées à trancher la tête de ceux qui, encore, seraient rétifs à ce nouvel usage de la langue. Car, si ce bon François nous intime l'ordre de prendre les mots au pied de la lettre, il nous indique le plus souvent le chemin de la liberté.

  S'il est un Écrivain qui a usé et "abusé" de l'hyperbole, c'est bien le célèbre Humaniste tourangeau, lequel, par son excellente "fiction gigantale" installe non seulement des Personnages d'exception, mais trace la voie au langage comme littérature. A partir de la logorrhée et de la verve rabelaisienne les mots deviennent, de leur intérieur même, les moteurs de l'œuvre. L'histoire n'est que secondaire. C'est elle, l'histoire, qui donne prétexte au langage de dérouler ses fastes et de transcender la réalité. Du-dedans de la langue, le dire rayonne afin d'essaimer toutes les beautés, mais aussi toutes les douleurs du monde. Rendre compte du réel, pour Rabelais, c'est se glisser à l'intérieur même des situations et en faire le site à partir duquel une littérature sera possible. Si l'on ne comprend pas cette exigence rabelaisienne, on ne peut lire adéquatement l'Auteur de Gargantua. Le recours aux géants et à leur infinie boulimie devient le véhicule qui dira l'insatiable faim de l'humanisme, sa soif inextinguible de découvertes, de connaissances, de culture, de langage. Et comment mieux dire cela que par le recours à cette magnifique disposition gigantale qui, en terme de banquet, de bonne chère et de généreuse goinfrerie assimile tout ce qui, du monde, devient comestible par la grâce de l'écriture ? De même que l'éclatement de la panse est la condition d'un bonheur immédiat, de même l'ingurgitation de livres volumineux et denses est le moyen d'accéder à la plénitude de l'existence. Dès lors l'incontinence verbale devient non seulement une esthétique - le texte est constamment beau -, mais le texte appelle une éthique : on ne saurait s'affranchir des règles de l'humanisme dont le paradigme essentiel est l'ouverture, la connaissance, la disposition de soi au monde. Car tout doit être "humanités", tout doit être culture. A ce sujet, Rabelais parlera des "lettres humaines" afin de distinguer la connaissance profane de celle, sacrée sur laquelle repose l'exercice de la théologie.

  L'alimentation, la très copieuse chère figureront  donc cet appétit de savoir, lequel, correctement métabolisé, deviendra éducation et apprentissage de la vie. Mangeaille, paillardise seront les thèmes grâce auxquels rendre hautement visible aux Lecteurs submergés par la gouaille rabelaisienne, ce qui devient une règle de vie, à savoir une manducation de toutes les nourritures dont le monde assure l'éternelle profusion. Rabelais aura recours aux longues litanies lexicales, aux énumérations sans fin - identique à la giration d'un mouvement perpétuel, à la circularité d'une vis sans fin -, cet effet cumulatif produisant un effet de vertige, tout comme le foisonnement des arts à cette époque d'intense bouillonnement intellectuel. Dès lors l'acte de nomination, la production lexicale itérative apparaîtront comme la dilatation d'un langage censé coloniser l'homme du-dedans de son corps afin que son esprit, son intellect s'en imprègnent.

  Bien évidemment, ici, l'on ne peut faire l'économie de la rusticité délirante des convives en même temps que se laisse apercevoir un lyrisme comme figure de proue de ce langage dont nous sommes tissés jusqu'en la moindre de nos cellules. Mais le thème de la nourriture et de sa copieuse ingestion ne se limite pas aux arts de la cuisine et de la bonne chère, mais concerne toutes les expériences au cours desquelles un enfant devient adolescent, puis homme -"homme" : même racine que "humanisme". La nourriture en ses excès concerne aussi bien l'usage du sexe. Nulle exception à cette règle, surtout dans une complexion "gigantale". Ainsi de Gargantua qui, dans le chapitre consacré à son adolescence, se livre avec autant de naïveté que d'entrain à la bonne chère dont son corps réclame la satisfaction, à corps et à cris. Voilà donc qu'apparaissent, dans un même élan de la grâce en direction des plaisirs adultes, les plaisirs de la table que ceux du sexe, pour autant, ne feront pas oublier. Tout est bon qui contribue à l'éducation. Bien évidemment ici l'on ne peut faire l'économie de ce morceau de bravoure rabelaisien - mais ils sont nombreux - qui décide des voies par lesquelles le bon Gargantua passera obligatoirement, afin que ses "humanités" soient pleines et entières. Ci-dessous, "De l'adolescence de Gargantua", texte délivré par les bons soins de François Bon :

   Il faut citer quelques extraits de la préface que François Bon réserve à la présentation de ce Gargantua mal taillé, grossier qui précède l'abouti, le terminé. Mais c'est toujours dans les fondations qu'il faut chercher l'œuvre, avant même que la finesse intellectuelle et la bienséance n'aient gommé quelques traits qui définissaient les protagonistes dans leur spontanéité originelle. Chez Rabelais la langue est éjaculatoire. C'est bien cette force qu'il faut conserver en elle afin que nous soyons au plus près du foyer de la création.

 

"Une foudre soudain dans la langue. Le Gargantua est le livre le plus lourd de Rabelais, le moins

réussi, et brûlé: le plus chargé de rhétoriques que le travail n'a pas eu le temps de gommer. Machine

un peu brute, à la structure épaissement ternaire.

Mais ça râpe aux angles: les rhétoriques se figent et cassent, renvoyant alors dans une phrase si

étrange diffraction de couleurs que rien d'égal ne s'est vu depuis, même chez Rabelais quand lui l'a

cherché. […] Nous avons choisi de publier l'édition originale et maladroite du Gargantua. […]

On a souligné toujours l'invention, l'audace, la joie: le Gargantua est des quatre livres celui qui

incarne le mieux tous leurs contraires. […] On prend le Gargantua à contrepoil quand on prime ses beautés raisonnables: dans le fond brassé de la satire du tousseux, des phrases mettent le bonhomme tout nu, d'une nostalgie à pleurer. La littérature et notre langue s'inventent ici parce qu'on touche de la peau nue et toute une faiblesse sous les mots. Tréfonds méprisé de notre langue, qui ici fait ciel. Un livre d'émotion, comme s'il fallait aujourd'hui se justifier de l'essentiel même, prendre rire et pleurer avec des pincettes."

 

 De l'adolescence de Gargantua.  Cha. x.

 

"Gargantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry et institué en toute

discipline convenente par le commandement de son père, et celluy son temps passa

comme les petitz enfans du pais, c'est assavoir à boyre/ manger/ & dormir, à

manger/ dormir/ & boyre, & dormir/ boyre/ & manger. Tousiours se vaultroyt par

les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers &

baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons, desquelz

son père tenoyt l'empire. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il

morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens de son père

mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx: Ils luy

leschoyent les badigoinces. Et sabez quey hillotz, que mau de pie vous vyre, ce petit

paillard tousiours tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus dessoubz, cen devant

derrière, harry bourriquet: et desià commenczoit exercer sa braguette. Laquelle en

chascun iour ses gouvernantes ornoyent de beaux boucques, de beaux rubans, de

belles fleurs, de beaux flocquars: & passoyent leur temps à la fayre revenir entre

leurs mains, comme la paste dedans la met. Puys s'esclaffoyent de ryre quant elle

levoyt les aureilles, comme si le ieu leur eust pleu. L'une la nommoit ma petite dille,

l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre mon bondon, mon bouchon,

mon vibrequin, mon possouer, ma terière, ma petite andouille vermeille, ma petite

couille bredouille. Elle est à moy disoyt l'une. C'est la mienne, disoyt l'aultre. Moy,

(disoyt l'aultre) n'y auray ie rien: par ma say ie la couperay doncques. Ha couper,

(disoyt l'aultre) vous luy feriez mal ma dame, coupez vous la choses aux enfans?

Et pour s'esbatre comme les petitz enfans de nostre pays luy feirent un beau virollet

des aesles d'un moulin à vent de Myrebalais."

 

 

 

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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 08:18

 

 *** Antonin Artaud ensuite et son très beau "Pèse-Nerfs" dans lequel toute écriture est présentée comme "de la cochonnerie".

 

"Et je vous l'ai dit : pas d'œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d'esprit, rien.

Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. […]

Je vous l'ai dit, que je n'ai plus ma langue, ce n'est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue. Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd'hui ce que vous faites.

Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d'âmes. Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d'arborescents bouquets d'yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c'est que la configuration de l'esprit, et on comprendra comment j'ai perdu l'esprit."

  Ce texte est sublime et il n'y aurait rien à dire de plus. Comment dire à propos de la Poésie ? Comment dire à propos de la Folie ? Poésie ; Folie : le Même quand le langage est porté à l'incandescence. Dire le monde avec les mots de la quotidienneté et, d'un seul coup, l'édifice s'effondre : de la poésie, de la folie. Dire selon une poésie fondatrice, originaire, fouillant jusqu'au tréfonds de l'être, ceci n'a jamais lieu qu'à abdiquer la raison. Le glossaire du Poète, le vrai - pensons à la perte dans la démence du "Poète des Poètes", Hölderlin -, est arborescence, aérolithe, cristallisation. Faute d'être cela, les mots, dans l'enceinte de la tête font leurs gonflements obséquieux, leur dilatation bestiale, leur objurgations orgastiques et ce sont de longues failles, d'immenses lézardes qui sinuent dans la densité des cerneaux gris du cortex, et ce sont des plaies à vif, des purulences, des égouttements de gemme acide qui ruissellent au plein jour, et c'est l'âme du Poète, laquelle ne parvient plus à se dire que sous la figure de la perdition. Car, rejoindre le monde des simplement Existantsest, pour le Poète, sa propre condamnation à mort. Du-dedans tout signifie avec la puissance du geyser, tout s'étoile et flamboie, tout rutile et dresse ses dents de cristal, immenses glaciers disant la folie du monde, la seule recevable, la sur-réalité, la seule concevable. Du-dehorsde l'enceinte autistique - la marque absolue du génie-, plus rien ne demeure que des scories et des meutes de bruits arbustifs. Le Poète est abandonné pour solde de tous comptes. Car, Du-dehors, est seulement perçue une réalité en forme de nadir, toujours en perdition vers la fente dernière de l'horizon.

  Du-dedans est l'accord avec la pure verticalité. Cela flamboie tout en haut et le langage est feu de Bengale, pur événement ivre de lui-même. Mais comment communiquer cette ambroisie aux Mortels, alors que ceci est de l'ordre du transcendant, des dieux aux lèvres olympiennes qui boivent jusqu'à la lie et ensuite sombrent dans l'ivresse ?  Du Ciel, non de la Terre. La Terre est trop soumise à son mouvement de giration pour percevoir l'étoile au ciel du monde qu'est le Poète, cette immense fusion que seul le cosmos et son immensité peuvent accueillir comme geste de donation. La Terre, elle, se contente d'une oblativité humaine, laquelle n'est qu'une offrande en prose. La tension du Ciel, son abîme ouvert, la brûlure de ses feux, là est le domaine du Poète. Là est le recueil de sa Dite, cette parole des origines qui retentit jusqu'aux limites de l'univers. Même au-delà, car tout langage essentiel est métalangage prenant essor à partir de lui-même afin de parvenir à l'amplitude de l'être, à savoir du Sens qui, jamais, ne s'épuise. Constant ressourcement au fondement. Cela, le ressourcement, seuls le peuvent les Poètes aux mains inventives, multiples, ouvertes au déploiement des choses. Les Mortels, leurs mains sont repliées sur les bogues de l'avoir et la possession les englue dans la cécité. C'est pour cela que les paroles du poème leur paraissent hermétiques, sourdes, étranges et, souvent s'abritent-ils derrière leur impéritie afin de ne pas subir les assauts de ce chant qui les blesse et les réduit à la surdité. Ils n'ont pas appris à entendre.

 

 

 

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22 mars 2014 6 22 /03 /mars /2014 09:10

 

 

  Mais parler de langage hyperbolique ne saurait faire l'économie d'un de nos Auteurs majeurs, Le Clézio dont il suffira de citer un fragment éclairant de "Terra Amata", cette œuvre de jeunesse trop peu connue. Pourrait-on parler, dans ces années d'expérimentation romanesque, du "Procès-Verbal" à "Voyages de l'autre côté", d'une "littérature de l'excès" ? Sans doute le qualificatif peut-il paraître péjoratif. Mais c'est exactement du contraire dont il s'agit. Pendant toute cette période, le jeune Écrivain expérimente tout ce qu'il est possible de faire, aussi bien en matière de style, que d'invention, de création toujours renouvelée, dans une manière de vertige sans fin. Langue flamboyante, échappant aussi bien au réel que le métamorphosant. Une seule phrase de "La Fièvre" pourrait s'inscrire à l'incipit de la manière de dire leclézienne d'alors : "Nuage fin (…) gonflé de métamorphoses".  Ici l'oxymore s'instaurant entre "fin" et "gonflé", est le témoin de cette écriture vibrante, tendue, instaurant une tension lexicale permanente, une infinie et radicale dialectique entre Ombre et Lumière. Mais, plutôt que de pérorer sur l'esthétique des œuvres, il suffit de citer quelques phrases significatives repérées par Jean Onimus dans : "Pour lire Le Clézio".

 "On pourrait longuement s'attarder à savourer les images qui fourmillent dans cette singulière écriture dont elles font le charme. Nous terminerons en soulignant d'abord l'influence de Lautréamont et des surréalistes  dans ce que j'appelle le "style excessif". En voici quelques exemples : on parle de "sentiments qui aient la taille des immeubles de vingt-cinq étages" et l'on invite à "penser comme une ville"; on s'effraie de mots "gigantesques qui recouvrent des murs de cent mètres de haut […] avec leurs lettres rouge sang", mots qui rompent la "communication du silence" ; ailleurs "les mots géants sont écrits en lettres hautes de mille pieds" et la "lumière lance à travers l'espace ses grands coups de faux", cette "lumière des Maîtres" qui "serre ses mâchoires sur les nuques, et l'étau de ses dents ne s'ouvre plus". Ou bien cette étonnante vision des lumières de la ville : "sous la ville qui flottait, pareille à un zeppelin éclairé, les gouffres d'encre étaient préparés".

 Bien évidemment, ces fragments de phrases, mis bout à bout, donnent  l'impression d'une écriture tellurique, étincelante, chargée d'emphase, de démesure, de surabondance. Mais ce que Le Clézio veut nous délivrer là, c'est une vision écartelée du monde, sa chair multiple mais aussi lacérée, sanguinolente, tragique. Mais aussi un regard sur ce même monde fait d'émerveillement, face à l'éternel ressourcement d'une corde d'abondance qui paraît inépuisable. Chez cet Auteur, c'est une alternance de jour et de nuit, d'enthousiasme et d'abattement devant les apories de l'exister. Constamment confronté à cette turgescence de l'écriture qui n'est que le versant dynamique d'une hyperesthésie, le lecteur est décontenancé. Emporté, tour à tour dans une spirale transcendante, puis dans une perte contingente, sourde, operculée. Mais ici, je dis : il y a littérature, ce qui veut dire que la fiction s'éclaire du-dedans-du-langage (on ne le dira jamais assez !) en direction des consciences qui s'appliquent à essayer d'en décrypter le message. Il y a urgence à connaître, il y a urgence à forer le tissu mondain de façon, qu'en en faisant partie intégrante, les choses commencent à s'ouvrir.

  Cette littérature de l'hyperbole est précieuse en ce sens qu'elle nous confronte à notre propre Dasein et nous met en demeure de nous y retrouver avec lui. Littérature de la lucidité qui ne s'obtient qu'à forcer le trait, à délaisser le pastel pour se saisir de l'huile, en appliquer les empâtements au couteau, avec violence, car tout subjectile, donc toute présence, donc tout être doit être appelé à rendre compte de sa présence au monde. Les choses ne sont mutiques qu'à l'aune de notre paresse naturelle, laquelle redoute l'affrontement. Mais il n'y a sens que lorsqu'il y a polémique, combat, et mise à jour d'une vérité. Or celle-ci, la vérité, demeure dans sa bogue, abritée derrière ses piquants, sachant l'incurie de l'homme à regarder sa propre image droit dans les yeux. La misère, l'injustice, l'inégalité, mais aussi bien la beauté, la justesse de l'éthique, le sentiment épanoui du paysage, il faut les asséner à coups de boutoir, il faut planter la dague dans le mitan du dos du Minotaure, afin que, terrassé, il veuille bien consentir à libérer son sang carmin. Seulement lorsqu'il touche la poussière, commence à se révéler l'arche immense de cette vérité qui dormait au creux des chairs denses comme la pierre. Ça a le cuir dur, la vérité, ça rechigne à surgir en pleine lumière, cela préfère le confort de l'ombre, cela préfère la dissimulation.

  Le Clézio, ou ses textes - mais est-ce si différent ? - pousse, à sa manière le "Cri" de Munch. C'est du pur expressionnisme pris au pied de la lettre. Cela s'exprime, cela sort, cela fuse, cela montre l'incompréhensible égoïsme des hommes, cela dit l'infini vertige de l'amour, cela dit la beauté partout présente qui fait son ruissellement aussi bien sur les visages de cuivre des Indiens que sur les  traces de verre pilé à la crête  des vagues où  crépitent les étincelles. Ces livres de la première période sont de constantes éjaculations, des orgasmes portés au plein jour, des corridas sous le ciel brûlant ses millions de phosphènes. C'est une cataracte, un convertisseur à la gueule grande ouverte crachant ses scories ignées sur la face des hommes, éblouis ou bien sidérés. Ceci est le même. Ouvrir le "gueuloir" familier à Flaubert, c'est non seulement proférer son texte à haute voix, c'est hurler comme les loups sous la lune blême pour, tout à la fois, dire la beauté, la laideur partout répandues. Car c'est cela le déchirement du Dasein, sa pente vers la déréliction, la configuration simultanée du Bien et du Mal.

  La tension est extrême et c'est comme un vent paroxystique, une tornade qui ne s'éteindra qu'avec la disparition des hommes. Alors rien ne sert de se réfugier dans un patient angélisme, rien ne sert de poncer ses phrases à la lime, de toute façon la Mort est au bout, de toute façon le Rocher de Sisyphe est en marche qu'on n'arrêtera pas. Littérature de l'exaltation qui veut simplement dire la nécessité d'un arrêt, d'un suspens, avant qu'il ne soit trop tard. Il y a tellement de choses à voir, tellement de visages à regarder, de terres à fouler avec le regard portant haut sur la voilure blanche au-dessus du plateau d'étain de la mer. Tant de choses à loger dans sa forteresse de peau, à caresser, tellement de menhirs à dresser vers le ciel pour dire le sublime, la force levée de l'homme. Littérature de la parution, de l'éblouissement, parole arquée des phénomènes sur la courbure de la Terre. Littérature de la trace et de l'abîme; littérature de l'ouverture et du renoncement. C'est entre ces deux pôles s'écartant à la vitesse des comètes qu'oscille le dire de cet Auteur au cours de milliers de pages "éblouissantes comme la lampe à arc". Littérature de la conscience. Littérature de la mydriase qui veut dilater notre pupille organique, mais aussi ouvrir la demeure de notre esprit, l'aire libre de notre âme afin que notre cheminement sur le sol de poussière n'ait été qu'un simple égarement.

  Mais je ne saurais mieux dire, pour situer la force de l'hyperbole, que de livrer cette étonnante pépite, laquelle, à elle-seule a la force d'un cosmos, alors que le chaos est là, tout autour dissimulé dans la lumière banche et que l'assaut ne saurait tarder. Dans "Terra Amata", Mina et Chancelade, les deux protagonistes de l'œuvre disent l'événement de la vie, le sentiment à la fois exaltant et la grande affliction par lesquels le monde se donne à voir. Deux situations en seront livrées.

  Et, d'abord celle mettant en scène cet étonnant passage figurant sous le sous-titre : AIMÉ.

 "En restant trois jours et trois nuits enfermés dans une chambre avec Mina, sans dormir et sans manger. […] Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce. […] On était dans la chambre d'hôtel comme à l'intérieur d'un bateau, à la fois prisonnier et libre, en marche vers un pays inconnu. […] Et il faudrait sortir de la cachette obscure, et affronter la terrible lumière du soleil qui se réverbère sur les particules de mica mêlées à la poussière. […] Le vide bruyant et dangereux était installé dans la chambre, maintenant. On ne pouvait plus le fuir ou le chasser. On ne pouvait que le regarder avancer, se gonfler comme un nuage le long des murs, s'accumuler sur le plafond, étendre ses tentacules transparents entre les pieds de la table, s'asseoir sur les fauteuils, marcher sur les balcons entre les pots de géranium."

Littérature de la déflagration et de la volupté qui maintient l'amour,  les Amants, dans un état de tension proche de la syncope alors que la lumière est cette vague blanche qui va conduire au vertige, à la sortie hors de soi en direction de cet extérieur qui s'informe comme ouverture mais aussi comme menace.

   Ensuite, il faut s'arrêter un instant sur cet étonnant extrait placé sous l'intitulé : "J'ai vécu dans l'immensité de la conscience". Chancelade, comme à son habitude, erre sans but bien précis dans le dédale des rues :

 "Il y a des miroirs partout dans le monde. […] Et par-dessus tout, il y a ce miroir infini, voûté au-dessus de la planète miroitante […] et qui tient dans sa prison indéfectible les clignotements affolés de la vie prise au piège. […] Les vitres étincelaient de lumière, les vitres luisaient férocement. […] On ne pouvait plus se raccrocher à rien. Nulle part il n'y avait d'ouverture. Pas le moindre espace mat, pas la moindre petite surface de pierre ou de goudron où la lumière s'arrête et se repose. […] Partout étaient ces yeux impitoyables qui vous réverbéraient, vous rejetaient, vous détruisaient."

 Littérature de l'aimantation et de l'exclusion, littérature asilaire : le constant rutilement des choses reconduit à décrire la condition humaine sous les espèces de la déclaration de guerre. Partout, des quatre coins de l'horizon, surgissent des hordes de hallebardes qui brillent et menacent à la fois. Mais, ce qu'il est urgent de comprendre, lisant le premier Le Clézioc'est que cette radicale dialectique au cours de laquelle s'affrontent les puissances et les destins contraires, n'est que la mise en musique de ce que la beauté pourrait être si les Hommes consentaient à marquer une pause dans la course effrénée qui les conduit à la mort, à l'irrémédiable disparition. Ces magnifiques miroirs que le texte fait briller d'un singulier éclat, sont, bien évidemment, ceux de la conscience dont la pointe extrême est la lucidité. C'est de cette faculté aussi rare que précieuse dont, lecteurs de cette œuvre exigeante, il nous faut nous saisir afin que nous soyons au cœur de ce que le texte veut dire, à savoir être des Hommes-debout qui n'ont peur ni de l'ombre, ni de la lumière. Il en va de notre aptitude à lire. 

  En matière de littérature hyperbolique, nombreux seraient les textes à approcher et à commenter. Pour conclure ce long article il m'a paru nécessaire de citer des extraits d'Auteurs aussi somptueux que Lautréamont, Artaud et, enfin, le magnifique Rabelais dont l'écriture, pareille à cette "substantifique moelle" dont il fait état est une manière de pur ravissement.

 

 

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21 mars 2014 5 21 /03 /mars /2014 09:48

 

 

 

Une écriture hyperbolique.

 

 

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 Source : Planète Gaia.


 

 

   L'on peut avoir beaucoup marché et ne pas connaître le chemin. L'on peut avoir beaucoup lu et ne pas connaître le livre. L'on peut avoir beaucoup peint et ne pas connaître la peinture. Et ceci ne sonne nullement comme une condamnation à l'encontre de l'homme. C'est seulement la nature des choses que de toujours se situer dans une approximation, comme si l'on marchait sur l'aire courbe d'une sphère, refusant d'en connaître le centre, la plénitude, l'étonnante densité. Juste une dérive hasardeuse à la périphérie, alors que l'inquiétude même sourd, juste au-dessous de la translation distraite de son objet. Un effleurement, une brise, une approche dans l'indistinction de ce qui voudrait se donner à connaître mais échoue le plus souvent, le Sujet plié en lui-même refusant, par nature, de se soumettre à une exploration de ce qui le constitue et le porte au regard du monde. Car l'inquiétude ci-dessus nommée est inquiétude d'exister, il n'y en a pas d'autre ou, lorsque nous croyons en repérer une forme différente, ce n'est, en réalité, qu'une hypostase de cette Angoisse Majuscule qui habite le Dasein en son entier et maintient sa voilure debout. L'aventure qui nous porte au-delà de nous-mêmes, il la faut décisionnelle, intentionnelle, il faut vouloir avec la force du désir. Faute de cela le chemin se ferme, le livre échoue, la peinture s'écaille.

  L'on peut avoir beaucoup écrit et ne pas être entré dans l'orbe des significations. Écrire n'est jamais simplement tracer des signes sur l'espace de la feuille blanche. Plus que l'encre qui s'y projette, c'est la substance même dont nous sommes tissés qui s'imprime dans le filigrane et fait du texte ce sens à lui-même alloué, d'abord, ensuite faveur et don pour Celui qui écrit, ensuite offrande à CeuxCelles qui le recevront et le disposeront là où les choses s'éclairent, sur la pointe extrême de la conscience. Il n'y a pas d'autre voie, pour l'écriture, que cette "porte étroite" par laquelle se laisse voir l'essence du réel. Notre monde contemporain dont la modernité n'est pas la moindre fierté a réussi le tour de force ontologique de cliver l'être, de le déposer selon deux perspectives opposées, générant par là même le lieu d'une abrupte dialectique. Comme deux plaques tectoniques dressant, l'une contre l'autre, leurs massifs denses, jusqu'à l'obtention d'une diaclase, ce géologique affrontement dispersant l'unité première du minéral. Mais, dans  la perspective anthropologique, c'est simplement  la séparation du phénomène apparitionnel - qu'il s'agisse de nature, de culture, de personne -, en deux territoires distincts apparemment non miscibles : le Sujet d'un côté, l'Objet de l'autre. Comme si, nous saisissant d'une esquisse du monde, une pomme par exemple, nous avions fait le décret d'en dissocier essence et existence. D'un côté la pomme intelligible seulement atteignable par la vertu intellective; de l'autre la pomme sensible à portée d'une toujours possible et réelle préhension. C'est Platon, ce génie du logosqui, le premier, a secoué l'édifice de l'être en introduisant dans le réel le coin d'une différence, œuvre largement amplifiée par Descartes et son cogito, l'âme devenant indépendante du corps. On ne mélangera plus les genres, à savoir la substance pensante de l'âme et la substance étendue du corps. Désormais les choses se feront face dans une dualité proche de la polémique.

  Donc, cette modernité ayant procédé à un démontage du réel, l'on pourra s'autoriser à dissocier ce qui, originairement ne peut l'être, à savoir l'unité du surgissement ontologique sur la scène de l'exister. Si le discours peut paraître abstrait et éloigné de son objet, à savoir l'écriture, cela ne saurait résulter que d'un effet d'optique, sinon d'une illusion, le langage, parfois, éprouvant quelque difficulté à décrire ce qu'il transcende, le réel comme catégorie aisément saisissable par la main, moins par l'esprit. Ce que nous voulons dire, c'est que sous la férule de cette soi-disant modernité - ce faux concept n'étant qu'un fourre-tout commode -, l'homme s'autorise à dissocier la nature fondatrice des choses, inclinant plus facilement du côté de l'existence que de celui de l'essence. L'essence ne pouvant être qu'intuitionnée, alors que l'existence se laisse saisir dans sa densité matérielle. Ce discours ramené à l'objet qui nous occupe, à savoir l'écriture,  veut seulement dire que commettre un écrit, aujourd'hui, et en faire un livre, par exemple,  devient une tâche purement technique laissant dans l'ombre les présupposés qui l'animent en son fond, ce caractère de l'art dont on ne peut s'exonérer qu'à la condition de renier son essence. Cette longue digression sur les conséquences de la modernité ne se comprendra, relativement au langage à l'œuvre dans le texte du livre, qu'à percevoir le fait selon lequel s'opère une dissociation de l'être et du paraître. Commettre une œuvre écrite, devrait toujours s'illustrer sous les auspices d'une vérité - vérité des personnages, de la fiction elle-même, de l'exactitude du langage, de la qualité d'un style, de l'exigence de faire apparaître un fondement, une essentialité -, or, le plus souvent, cette véritélaisse place à des approximations, à des flottements de l'intrigue, en un mot, à un manque-à-être dont la résultante la plus évidente est celle-ci : ce langage n'a guère servi qu'à porter au jour, insuffisances et objet d'une mode passagère. Aucune des conditions supposées participer à l'édification d'une œuvre authentique, à savoir son caractère esthétique et éthique, n'ayant été réunie, ne fait phénomène qu'une "pseudo-écriture" ayant échoué à faire surgir quoi que ce soit de littérairement pertinent.

  Ainsi nombre de fictions ne voient le jour qu'en raison même de leur impéritie, de leur insuffisance native, de leur allégeance à la première contingence venue. On parle le langage de la rue ou bien celui, convenu, d'une mode passagère. On thématise des amours de pacotille avec son inévitable triangle boulevardier mettant en scène l'amour-l'amant-l'aimée et bien sûr, au centre de la farce le mari dupé. On roucoule des airs dans le vent. On affiche son "American way of life". On affectionne de paraître jeune, d'avoir une silhouette de magazine, on se dévoue corps et âme à cette "Société du spectacle"dont Guy Debord, en son temps, fit la brillante démonstration. Le paraître supplante l'être, l'avoir impose son imperium, le simple s'écroule sous les meutes de la possession. En matière de "création littéraire" - ce n'en a nullement les moyens, s'entend -, cela donne une eau tiède qui coule des robinets indigents, cela met en scène une piètre comédie humaine seulement inquiète de se montrer sous une apparence flatteuse, cela fait un sous artisanat alors que nous attendons de l'art.

  Sans doute trouvera-t-on notre réquisitoire sévère, sans doute nous accusera-t-on d'élitisme. Et alors ? Peu nous chaut. Mieux vaut lire un seul livre digne de ce nom que des kyrielles de fictions insanes qui n'ont de valeur qu'à être superbement ignorées. Lire-écrire ne sont pas des activités superfétatoires qui se rajouteraient à quelque hasard mondain. Lire-écrire, c'est accepter et même vouloir pénétrer l'essence des choses jusqu'en son intime. Lire-écrire nécessite un effort afin que, dépassant l'horizon des distractions ordinaires, nous puissions accéder à cette verticalité qui fait de nous des êtres-debout. C'est non seulement une question d'esthétique, c'est-à-dire d'élévation d'une forme selon telle ou telle inclinaison, mais c'est foncièrement une question d'éthique laquelle nous adresse l'injonction d'être des Pensants qui cherchent à inclure des significations dans l'ordre du monde. Lire-écrire n'est pas un acte de surcroît qui viendrait faire allégeance à la somme des choses présentes. Lire-écrire c'est élever une stèle sur laquelle inscrire le chiffre humain. Lire-écrire c'est dresser un menhir en direction d'une toujours essentielle transcendance. De la même manière que vivre n'est pas seulement faire se produire des processus biologiques, mais plus fondamentalement exister, se projeter vers du possible, de la véritéde la liberté. C'est de ce souffle dont le langage doit se doter afin qu'il parvienne à rayonner, à se déployer dans l'espace occupé par la belle aventure des Hommesdes FemmesLire-écrire n'est jamais de l'ordre d'un loisir quelconque. C'est la profusion d'un événement qui le fait se gonfler de l'intérieur, pareillement à une gemme brillant  de sa propre effusion. L'écriture est puissance du monde.La lecture est configuration d'un site étoilé portant CeluiCelle qui s'y adonnent au cœur de ce que, nous-mêmes, avons à dire des choses, au sein même de ce que les choses ont à nous dire.

  Car les choses parlentL'arbre parle son langage de chlorophylle et de vent, sa poésie racinaire, l'arbre exulte par la puissance de son tronc, par le balancement de sa voilure qui n'est que l'émergence du temps en lui. L'arbre est fable se revivifiant à la source. L'arbre est émanation de la terre en tant que son fondement. C'est ceci qu'il est urgent de comprendre afin que lisantécrivant nous ne tombions ni dans le faux-sens, ni dans le contresens, ni a fortiori dans le non-sens. C'est à cela que sert le génie humain : s'emparer des choses denses et en faire des êtres de transparence et de lumière. C'est à cela que nous sommes destinés : tracer sur le sol de poussière, dans la glaise ductile, sur l'écorce du monde la signature de l'âme, c'est ouvrir la voie, afin que d'autres, s'y engageant puissent faire prospérer, livrer à l'efflorescence la chair luxueuse de la connaissance. Signature, avons-nous  dit, oui, inscription dans le cœur des Existants, d'une trace, laquelle, si elle répond à une exigence de vérité, deviendra aussi inaltérable que l'est la persistance de la lumière. Car l'homme est signature, c'est-à-dire porteur d'une marque qui le singularise. Et signature, étymologiquement signifie :  « action d'écrire son nom à la fin d'une lettre, d'un contrat.». Ceci, cette définition somme toute banale nous indique tout de même une direction à suivre qui n'est pas seulement le fait d'une routine. Écrire son nom à la fin d'une lettre ou d'un contrat, c'est s'amener soi-même dans la présence à titre de témoin, c'est contracter une dette dontla signature sera le garant de ce lexique original apposé en bas du document. La signature impliqueCelui qui en est l'auteur, elle lui crée obligation de se conformer aux préceptes que doit nécessairement décliner toute relation, tout commerce avec Autre-que-soi. Cette dette est un autre nom de l'éthique dont nous avons déjà fait état. Toute signature, par nature, est détentrice d'un style qui la rend unique, infalsifiable, non reproductible. C'est cela l'essence de l'empreinte, la certitude que celle-ci est unique et que, chaque fois qu'on la rencontrera, ce sera du même Dasein dont il s'agira, de ce même Sujet de chair et de sang comme unique figuration de la condition humaine. Ce ne sera jamais de la nature d'un fac-similé, d'une imitation, d'une parodie de vérité. Et si nous insistons sur cette qualité insigne de la signaturedu style c'est afin qu'elle signifie par rapport à l'écriture, à l'Auteur, à l'œuvre. Lorsqu'on a affaire à une œuvre littéraire, vraie, profonde, exigeante, alors s'ordonne un style, alors surgit une trace que l'on reconnaît parmi la multitude des écritures. MontaigneRabelaisRousseau sont inimitables parce que, chacun à leur  manière propre, ils ont tracé leur sillon qui ne doit rien à personne. Bien évidemment ils ne se sont jamais exonérés d'une culture, d'une nature, d'une société qui les modelait à leur insu, mais ils ont su en extraire la forme adéquate à une expression singulière.

  Ceci, cette marque d'un génie particulier n'est pas le prédicat, loin s'en faut, de nombre de productions  contemporaines qui ne vivent qu'à être le théâtre d'une mince quotidienneté dont le nul et non avenu semble être la raison principale qui soutient une architecture bien précaire. Enlevez les thèmes conventionnels récurrents - amours délétères, érotisme de pacotille, sentiments à l'eau de rose, métaphores indigentes, comportements stéréotypés, liberté confondue avec des mœurs décadentes -, et vous obtiendrez ces bluettes qui pour n'être totalement idiotes ne sont que l'envers de l'art, c'est-à-dire de bien piètres échos d'une réalité qui, pour être ourlée de perte et d'indétermination , les dépasse de la tête et des épaules. Mais enfin rien ne sert d'épiloguer sur de l'inexistant, puisqu'aussi bien "exister", au sens étymologique c'est "sortir du néant" et que, parfois, cette nécessité de s'extraire des contingences dont le livre abouti est la nécessaire résultante n'est pas, à l'évidence, le souci majeur dont leurs Auteurs se sont préoccupés. Créer une écriture qui mérite le prédicat "d'œuvre", c'est-à-dire empreintede vérité, suppose, en effet, de montrer du différent, du notable, du remarquable, et ceci ne s'informe jamais qu'à partir de ce qui, par nature, n'indique rien d'autre qu'une présence têtue, dense, dépourvue de nervure signifiante. Écrire est mettre au jour une altérité, non se conformer à une quelconque mode qui n'en est que l'envers.

  L'écriture, afin de paraître dans son registre exact, s'exhausse elle-même du-dedans du langage en direction du monde. C'est ce que  semblent n'avoir pas compris quelques épigones, fussent-ils d'habiles imitateurs de plus grands qu'eux, qui s'obstinent, de livre en livre, à nous asséner des fadaises modeléespar le monde en direction du langage. C'est, bien évidemment, n'avoir rien compris au fonctionnement d'une langue qui, par définition est une essence, et ceci d'autant plus lorsqu'on prétend l'amener sur les fonts baptismaux de l'art. Ce ne sont pas les choses du réel qui façonnent l'œuvre comme un enfant habile le ferait d'une boule de glaise afin de la plier à son propre caprice. C'est l'œuvre qui façonne le réel en lui donnant lieu et place dans ses propres limites. Car le langage pris en ses fondements déborde toujours ce qui est commis à le servir, à savoir la fiction, le roman, la poésie. Le langage est ce par quoi les choses paraissent et brillent de leur éclat tant que ce dernier, le langage, en sous-tend l'expression signifiante. Adoptez un sabir et plus rien ne tient que des sons en perdition d'eux-mêmes. L'être-de-l'homme et l'être-du-langage sont tellement affiliés au même regard sur le monde des contingences que, jamais, ils ne peuvent s'extraire de leur singulière vision pour rejoindre ce dont ils se sont enlevés au prix d'une transcendance qui leur accorde un site de liberté et de vérité, puisque l'une ne saurait être sans l'autre.

  Mais, après avoir essayé de circonscrire l'inanité d'une certaine écriture, venons-en au titre de cet article et à la signification de son prédicat. L'hyperbole est, selon la définition proposée par Wikipédia :"une figure de style consistant à exagérer l'expression d'une idée ou d'une réalité afin de la mettre en relief. C'est la principale figure de l'exagération et le support essentiel de l'ironie et de la caricature. L'hyperbole correspond le plus souvent à une exagération qui tend vers l'impossible. C'est un procédé proche de ceux de l'emphase et de l'amplification."

  Mais nous croyons que la signification dont nous souhaitons la doter, comme par le recours au glissement sémantique de la métonymie, il faut aller en chercher la source dans son étymologie."Hyperbole" vient du grec hyperbolê, de hyper (« au-delà ») et ballein (« jeter »). Si, en effet, nous ne négligeons jamais de recourir à l'hyperbole en tant que simple procédé rhétorique d'amplification du style au titre de "l'emphase" et de "l'amplification", c'est bien sa signification sous-jacente de "jeter au-delà", qui nous semble féconde, à savoir en l'utilisant en tant que tremplin ontologique, lequel prenant essor "au pied de la lettre", déploie cette même lettre du sens bien au-delà d'elle-même. D'abord en direction d'une possible transcendance. Ce dont tout acte de langage est constitué en totalité puisque, dès lors qu'il est proféré, déjà il n'appartient plus à son Locuteur, à son Scripteur mais fait seulement figure d'esquisse dans les mots proférés, se fondant  déjà dans l'histoire de la langue. Revenir au site de l'énonciation, dans  cette perspective, est plus acte d'archéologue que de linguiste, à savoir interrogation d'une mémoire qui a dit et s'est retirée dans la densité de sa profération. Toute parole, tout écrit ont ce destin d'être archivés. N'étant plus prononcés ou tracés par le geste de la main, ils réintègrent le système des signes et des expériences humaines terminées.

  Ensuite, ce tremplin  ontologique étymologique, il convient de l'assurer d'un autre essor. "Jeter au-delà", c'est ne pas demeurer dans un espace et un temps figés. C'est faire des mots des vecteurs de sens mobiles. Nous avons souvent coutume de dire que les mots sont "polyphoniques""polychromes", souhaitant par là faire advenir leur puissance imaginative, l'empan selon lequel ils se déploient à l'infini, manière d'immense flamboiement dont le style phénoménologique a su s'emparer avec un rare bonheur. Il n'est que de lire, entre autres extraits, les somptueuses pages de Merleau-Ponty consacrées à la "chair du monde".

  Parlant d'autrui, qu'il définit comme "chair de ma chair", voici comment le Philosophe le présente dans une manière, précisément, de "jeter au-delà", geste verbal, certes, mais geste tout de même par lequel il projette hors de lui  pour rejoindre cette chair de l'Autre qui est aussi "chair du monde". Merveilleuse écriture par laquelle nous prenons  conscience de notre exister de la seule manière qui soit, celle d'une infinie ouverture au monde.

  Mais, un instant, réfléchissons avec le Philosophe et empruntons une phénoménologie à la première personne : Me percevant, essayant "de me saisir", c'est d'un même empan de la pensée que je saisis une altérité qui apparaît comme totalité. En moi, l'Autre, en l'Autre le Monde, en toutes choses le Monde qui se configure à partir de ma propre vision, mais également de la vision de Celui qui me fait face. Ainsi, le monde-hors-de-soi se présente-t-il sous les auspices d'une gémellité. Nous sommes indissolublement reliés à Cela qui est notre constant Vis-à-vis, par lequel nous existons en même temps qu'il se révèle à lui-même. Parler ici d'hyperbole, c'est accentuer  la présence au Monde des Autres  en les situant "comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision". La Vision sensible à laquelle je me rapporte est agrandie par la dimension langagière, à savoir ce style, cette esthétique de l'exister qui s'imprime dans le texte et fait écho pour tout ce qui vient à l'encontre.

 "Prenons les autres à leur apparition dans la chair du monde. Ils ne seraient pas pour moi, dit-on, si je ne les reconnaissais, si je ne déchiffrais sur eux quelque signe de la présence à soi dont je détiens l'unique modèle. Mais si ma pensée n'est que l'envers de mon temps, de mon être passif et sensible, c'est toute l'étoffe du monde sensible qui vient quand j'essaie de me saisir, et les autres qui sont pris en elle. Avant d'être et pour être soumis à mes conditions de possibilité, et reconstruits à mon image, il faut qu'ils soient là comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision à laquelle je participe aussi. Car ils ne sont pas des fictions dont je peuplerais mon désert, des fils de mon esprit, des possibles à jamais inactuels, mais ils sont mes jumeaux ou la chair de ma chair. Certes je ne vis pas leur vie, ils sont définitivement absents de moi et moi d'eux. Mais cette distance est une étrange proximité dès qu'on retrouve l'être du sensible, puisque le sensible est précisément ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps."

                                                                             Maurice Merleau-Ponty, Signes (Préface).

 

 

                                                                                     

 

 

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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 09:48

 

Du chemin vers le Poème

ou

la ressource selon Soi.

 

dcvlp.JPG 

A la découverte de nouveaux mondes.

Gravure datant de 1888.

Source : Wikipédia.

 

 

  Petite incise pour autant non superfétatoire concernant l'ensemble de mes articles.  Les poèmes ou textes que je décide de commenter, je ne les choisis pour nulle autre raison que LITTÉRAIRE, cherchant à en décrypter la beauté et le sens. Ma visée est toujours celle du LANGAGE, cette essence par laquelle l'homme fait figure dans le monde. Jamais d'arrière-pensée, "religieuse" par exemple. Ma "métaphysique" fait toujours signe vers l'homme et vers cet invisible que constitue toujours ce qui nous porte au-delà de nous-mêmes, le SUBLIME auquel, cependant, je ne saurais donner la valeur d'un quelconque Absolu. Jamais d'inclination au fait religieux, puisque m'en absentant par nature. Toujours la recherche d'une signification langagière et nulle autre perspective qui ferait signe vers un hypothétique arrière-monde.

  C'est du-dedans du langage, ce "mystère" - car comment pourrions-nous le nommer autrement ? -, que tout rayonne vers l'exister. S'il y a "être", c'est bien grâce à la langue qui s'affirme comme liberté et donc comme transcendance. Citant "l'être", je ne fais référence qu'à sa forme verbale : ce qu'être veut dire et non à sa forme substantivée, "L'Être" Majuscule qui indiquerait la présence d'une Divinité. Nous avons assez à chercher du côté du Dasein (cette inépuisable "condition humaine") et à sa profondeur en abîme sans nous égarer dans des actes de "foi" qui, pour être infiniment respectables, peuvent trouver d'autres moyens d'expression que la langue pour s'accomplir, dans le recueillement et la prière, par exemple. Si, parfois, je fais allusion au "Sacré", c'est pour dire en termes simples cette élévation de l'intellect, des affects, des percepts lorsque la "grâce" d'une belle métaphore s'empare de nous.

  C'est toujours de l'exister dont il s'agit sans que l'empreinte d'une croyance se projette en une quelconque manière dans  l'image accueillante,  fondatrice, révélatrice d'un cosmos-pour-nous. C'est cet entrelacement de l'immanent et du transcendant (comprenons : la transgression de l'étant en direction de l'être) qui toujours se déploie dans l'œuvre d'art. Et c'est bien cet ART qui m'intéresse en premier lieu, comme le site à partir duquel se saisir du sens de ce qui paraît et nous transporte dans le déploiement, le ravissement. Nous sommes ravis au monde, aussi bien qu'à nous-mêmes. Paradoxalement, nous sommes dépossédés en même temps que nous atteignons un état de plénitude. Bien évidemment, il ne saurait s'agir ici de "béatitude", ceci n'appartenant qu'au Saint ou bien au Mystique. Cependant les frontières sont floues qui marquent la limite entre le ressenti simplement païen et le début d'une spiritualité.

  Le beau paysage est un exemple parfait de cet enlèvement de soi hors des contingences communes. Le Croyant l'attribuera à l'infinie prodigalité de Dieul'Incroyant à la réserve sans fin de la Nature dans un élan panthéiste. Et c'est bien cela qui est passionnant : cette irrésolution du monde à apparaître selon telle ou telle vérité. "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", disait le génial Pascal dont, pourtant, on ne saurait remettre en question l'inclination à une foi véritable, exigeante. Notre liberté, celle de l'Autre, notre athéisme, la religiosité de celui qui l'a choisie, tout ceci doit vivre en bonne harmonie et sans doute dans les inclinations humaines à la tolérance (dont Voltaire écrivait la Lettre). La tolérance, l'une des vertus les plus rares qui soit.

  Le Poème, convenablement interprété, est ce chant par lequel "le monde se fait monde", c'est-à-dire entre en résonance avec ce que nous sommes en tant qu'hommes, ceci en dépit des différences et peut-être même grâce à ces différences qui sont le socle des fondements de l'humain. Le Poème est un "passage", une forme de subtile relation entre ce que nous sommes et ce que nous aspirons à être, à savoir une essentialité, une œuvre aboutie. Quant au fait de savoir si nous sommes créés ou bien incréés, libres ou sous la présence d'un Destin, ceci est bien évidemment insoluble. Ceci constitue d'ailleurs le naturel étonnement philosophique, lequel nous fait nous poser la question fondamentale de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'étant plutôt que rien ? " Question aporétique par excellence. Question nous renvoyant à notre propre finitude. D'elle, comme de notre naissance, nous sommes seulement assurés. Comme deux points fixes, indépassables au centre duquel nous tâchons de trouver notre quadrature existentielle.

   Mais avant de postuler quelque Idée Intelligible - clin d'œil au magnifique concept platonicien -,  ou bien de tracer les contours d'un lieu supra-céleste, nous existons d'abord à nous en remettre à quelques certitudes qui, toujours, nous font nous dresser en tant que concrétions humaines et qui reçoivent leur "prétention à être" depuis toute éternité. Nous sommes des êtres éminemment "incarnés", mais notre effigie ne tient debout qu'à recevoir "l'onction"  d'une trilogie hautement signifiante : celle d'une esthétique faisant appel à une éthique, laquelle n'est que la mise en œuvre de la Vérité. De cela nous sommes sûrs depuis les débuts pensants de l'humanité, jusqu'à épuisement du sens. "Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles", affirmait le Poète Paul Valéry. Laissons le dernier mot au Poète qui, avec le Penseur "vivent proches sur des monts éloignés" pour emprunter la belle métaphore heideggérienne. La cause de ces deux éminentes Figures étant de faire surgir ce que l'être a à nous dire du monde, lequel est toujours le nôtre, que toujours nous cherchons. C'est pourquoi nous sommes en chemin, de telle ou telle manière ! 

 

  

 

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9 février 2014 7 09 /02 /février /2014 10:00

 

Blanc-seing pour l'écriture.

 

 bspl-e.JPG

 

Source : Wikipédia.

 


 

    Sans doute le titre ne nécessitera-t-il pas de longues explications. Mais il faut s'assurer d'assises suffisamment claires afin que l'expression de "blanc-seing" ne fasse pas problème. Lisons ce qu'en propose le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales :

 [ Signature apposée d'avance sur une feuille de papier laissée blanche en tout ou en partie, à l'effet de recevoir une convention ou une déclaration`` (Barr. 1967). Synon. vx blanc-signé :

1. M. De Mortemart, selon M. Bérard, avait dit qu'il avait un blanc-seing et que le roi consentait à tout. Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombet. 3, 1848, p. 612.

− P. ext. :

2. ... ladite assemblée. (...), s'est bornée à prendre la décision, (...), de confier à un tiers un véritable blanc-seing, à l'effet d'élaborer et d'appliquer lui-même une nouvelle constitution; ... De Gaulle, Mémoires de guerre,1954, p. 315.

− Au fig. Avoir un blanc-seingdonner un blanc-seing à quelqu'un. Avoir, laisser toute liberté d'action. Synon. fam. carte blanche :

3. − Tiens, mon petit, emporte ça, dit-il, et commence à travailler. Blanc-seing, tu as blanc-seing. Druon, Les Grandes familles,t. 2, 1948, p. 40. ]

 

  Bien évidemment, c'est le sens "d'entière liberté d'action accordée à quelqu'un " qui ressort des précédentes définitions. Et c'est dans la même acception qu'il faut entendre l'intention se reportant à l'écriture. Mais, ici, il s'agira, bien entendu, de "liberté conditionnelle" car l'on ne saurait s'affranchir des règles du lexique ou bien de la syntaxe sans porter gravement atteinte à la compréhension du texte. Cependant, les thèmes retenus, ainsi que la façon de les traiter dépendront essentiellement du concept d'affinité dont il a été fait mention dans un précédent article. Ceci veut simplement dire, qu'à défaut de verser dans une fantaisie ou un simple caprice énonciatif, le contenu des textes s'annoncera selon l'humeur du moment, la couleur du ciel, les influences de récentes ou anciennes lectures, les thèmes personnels privilégiés, les variations imaginatives aussi bien qu'oniriques. Mais ceci, cette apparente "auto-indulgence" ne saurait s'affranchir de l'impératif de vérité dont l'économie ne pourrait être faite qu'à l'aune d'une écriture inauthentique, donc d'une non-écriture. Car écrire est une exigence ou bien n'est pas. Mais, pour autant, écrire ne suppose nullement qu'il suffirait de suivre une règle, de se plier à une norme pour qu'apparaisse quelque chose de l'ordre d'une valeur, d'un intérêt incontestable.

  Ecrire doit résulter d'un corps à corps avec le texte, ce dernier portant les stigmates de la lutte ou bien de la passion. Le lecteur, confronté au texte, doit ressentir, presque d'une manière physique, l'implication de l'Auteur dans son entreprise. Autrement dit, les phrases seront des secousses sismiques, des failles telluriques, des éruptions, des jets de lapillis, des odeurs de soufre, des répliques, des ondes, des suspens, des reprises, des hésitations, des frémissements, des montées d'adrénaline, des gonflements de bulles, des jaillissements de lave, des pluies de cendre. Ou bien elles seront une levée de brume dans l'aube bleue, des variations d'écume blanche, des pertes de jour dans le gris du galet, des envols de sternes au ras de l'eau, des meutes de pierres lisses à contre-jour des marais, une qualité de la lumière, la fuite d'une voix dans l'étoupe du silence. Ou bien encore des idées, des germinations, des déploiements de corolles, des projection de pollen, ou bien des pensées intempestives, des surgissements inattendus, des subversions, une infinité de questions faisant leurs sarabandes diaprées, leurs retournements pareils aux gants de peau qui montrent leurs coutures, des miroitements de lacs sous la poussée des interrogations, l'envers du monde quand il veut bien consentir à nous montrer ses racines, ses eaux originelles, ses sources vives.

  Ou bien encore les mots feront leurs bruissements  sourds comme la grenade qui chute au sol dans un éclatement carmin, ricocheront sur le lisse de la peau où ils sèmeront une trille de picotements, de douces irisations, des levées capillaires, ou bien planteront au milieu du corps leurs pointe de braise afin que la conscience s'anime de mille éclats, ou bien l'intellect se saisisse d'une ambroisie soudain à portée d'une possible compréhension, d'une ouverture de la taie du ciel en direction d'un étoilement. Car c'est bien de cela dont il s'agit, de se saisir de la matière du langage et d'y poser son empreinte, à la manière dont le manadier marque ses chevaux au fer rouge. Alors la monture se cabre, hennit, l'odeur est de charbon, l'écart de révolte en même temps que de saisissement et le galop qui s'ensuit une crinière battante dans une course qui semble sans fin.

  Voilà la perforation du réel à laquelle il faut parvenir, percer l'abcès et le pus jaunâtre s'écoule de la vive blessure et c'est comme une libération, la perte d'une subite fièvre, le panaris qui chute du doigt avec son bruit de coton mouillé. Alors on respire, alors les goulées d'oxygène se précipitent dans le pharynx avec la brusquerie de la jouissance soudaine. Alors se déplient les alvéoles et cela fait un drôle de râle existentiel, une sonorité de baiser humide, un souffle de vent sur un plateau andin avec des herbes jaunes qui bougent dans tous les sens et l'air bleu où courent les nuages. C'est une marée d'équinoxe et les digues cèdent longuement sous la poussée de l'eau et l'eau est libre qui féconde le pays que les hommes avaient soustrait à son emprise. Alors les millions de tonnes d'alluvions fertilisent le sol et, bientôt, il y aura de longues tiges de graminées essaimant partout leur folle semence, comme prise de frénésie. Et il n'y aura plus rien que ce roulement à l'infini de la vague végétale partant à l'assaut de la grande vague bleue.

  Cette métaphore ne s'illustre dans la justesse qu'à montrer la nécessité du déferlement. Il en va de même pour les mots qui meurent d'être encagés, verrouillés et l'on dresse les herses et l'on relève les pont-levis et l'on abrite les hommes du langage et on les soustrait à leur propre essence. Car toute confrontation à un langage saisi de vérité est une brûlure, une douleur, bientôt un ravissement si le temps et l'espace ont pu se dissoudre l'instant d'une lecture. C'est seulement à cette condition que le texte signifie dans toute son ampleur. Il n'y a pas de place pour une eau tiède s'écoulant du robinet dans un égouttement sans fin. Identiquement à une boisson douée de caractère, il faut l'amplitude, la tenue en bouche, l'arôme, la puissance, l'enivrement de l'alcool. Vraiment, il y en a assez de ces liquides sirupeux, de ces hydromels, de ces nectars qui ne vivent que de leur propre supercherie. L'écriture est du sang, du sperme, de la sueur, des desquamations, des excoriations ou bien elle n'est qu'une bluette pour âme sensible et, au mieux roman-feuilleton. Trop de complaisance aboutit à un réel ennui et tout se dispose sous le titre de "littérature" alors que souvent se présente l'anecdote et nulle autre chose. Bien des livres commis aujourd'hui sous la bannière de la mode - "ce qui est toujours déjà dépassé", selon l'expression du Philosophe -, s'auréolent d'une gloire éphémère, le temps de raconter l'imminence du quotidien et puis un autre lui succède dans une affligeante banalité.

  Ce qu'il faut faire : inoculer la toxine dans les veines du texte afin qu'il rende compte de lui-même, s'afflige de ses insuffisances, se plaigne de n'être œuvre qu'a minima alors qu'il devrait signifier au plein de l'existence avec l'ardeur du soleil faisant rouler sa boule blanche au zénith. Tous, nous sommes coupables d'hérésie à nous précipiter dans la facilité et nous ne le faisons que par faiblesse ou bien incurie. Combien il est gratifiant, pour l'intellect, de se confronter à un texte difficile, de vraie philosophie par exemple, en tâchant d'en extraire toute la pulpe, soulignant au stylo nos affinités ou bien nos oppositions, relisant sans relâche jusqu'à ce que le sens s'illumine et fasse ses torsades multiples, ses voix polyphoniques dont notre conscience se tresse dans la lucidité, infini métabolisme évoluant à bas bruit mais nous fécondant de l'intérieur comme une source le fait d'une terre qui se confie à son écoulement. Pure joie de connaître, de se mesurer à l'illimité, d'essayer de percer le dôme translucide qui, de toutes parts, nous enserre dans les mailles étroites des conventions de tous ordres, les résilles des préjugés, les prêt-à-penser dont notre société raffole afin de se soustraire à l'angoisse de sa condition mortelle. Pourtant, il n'y a pas de progrès s'il n'y a pas effort, visée d'un but, transcendance vers un dispositif ontologique qui nous arrache à nos préoccupations mondaines.  

 Écrire est un constant dépassement de soi en direction de ce qui, par nature, se dissimule, se soustrait à la conscience, se dérobe au regard. Ainsi le poème qui ouvre un monde et nous plonge au cœur de ce que nous supputions à défaut de pouvoir l'exprimer, le penser, l'imaginer. Écrire est une déchirure du réel, une transgression par laquelle nous accédons aux choses alors même que nous nous connaissons dans le pli de l'intime. Car l'écriture a ceci de particulier qu'elle nous contraint à surgir au plein de notre conscience. Dans la pièce prise d'ombre, alors que le crépuscule se dispose à la nuit, sous le rond de la lampe blanche, c'est d'un face à face avec nous-mêmes dont il s'agit. Il n'y a plus de dérobade et les mots se cabrent sur la plaine de la page blanche si nous les contraignions à dire ce qu'ils ne sauraient exprimer, à savoir le mensonge. Car toute écriture, pour exister, a besoin de découvrir sa propre vérité, sa verticalité grâce à laquelle elle s'extrait du vide, du silence et témoigne de ce que nous sommes ici et maintenant, sous les étoiles, face aux Autres, sur ce coin de terre qui ne fait qu'annoncer l'aire de notre propre finitude. Écrire, cette tension entre deux pôles, la source, l'abîme. C'est pour cela que nous écrivons, afin de tendre notre fil de funambule au-dessus du néant et faire phénomène, le temps d'une danse, d'une virevolte, puis déjà, nous rassemblons nos accessoires et nous rangeons le tout dans le grand coffre du devenir. Attendant qu'une écriture définitive s'empare de nous et nous dévoile le mystère dont nous sommes saisis depuis le lieu de notre naissance.

  Mais nous parlions de vérité de l'écriture. Nécessaire, en effet, sinon nous ne construisons que de dérisoires châteaux de sable. Cette vérité il faut en parler car elle n'est rien d'évident, elle n'est pas une objectivité que nous placerions devant nos yeux et nous délivrerait son message dans la clarté. Par essence elle est difficile à définir en raison de sa capacité à fuir, se dissimuler et se revêtir d'atours multiples sous lesquels nous ne la reconnaissons pas toujours. Et l'écriture dont nous prétendons qu'elle est l'une des mises en œuvre de la vérité n'échappe à cette inclination à la variabilité, à la constante métamorphose, laquelle, souvent, contribue à en dévoiler la richesse. Donc écrire n'est jamais un acte linéaire, comme si le destin des mots était fixé d'avance, gravé dans le marbre, immuable en quelque sorte. Écrire est vivre au jour le jour, au rythme de ses propres confusions, de ses espérances, de la démesure de ses passions. Et ceci, cette impermanence des choses parce que, jamais, nous ne sommes les mêmes. Sauf la peau et les os qui témoignent de notre architecture et, encore, dans l'inévitablement délitement, mais ceci se situe au-dessous du niveau de la conscience. Nous sommes Dasein et d'abord immergés dans la temporalité finie. Parcourir le chemin est toujours une aventure mouvante, changeante. Rien ne demeure en nous sauf la peur, l'angoisse de faire face à ce qui nous étreint et, d'avance, nous condamne.

  Éphéméride du temps. "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", disait Héraclite. Ce qui veut dire que jamais, le temps, l'existence, ne s'adressent à nous de manière identique, reproductible. Sans cesse nous changeons, sans cesse nous vivons. Témoins nos milliers de cellules qui, à chaque instant, disparaissent sans retour. Nos idées, nos pensées, nos émotions, nos actes et, en définitive, notre langage, notre écriture suivent la même pente. On appelle cela l'entropie en terme général d'évolution des organismes. Nous sommes creusés de l'intérieur, nous sommes grotte avec ses moraines, ses concrétions de calcite, ses barrages lacustres. Nous sommes cette multiple géologie soumise à l'érosion. Notre écriture s'incline et s'érode comme la montagne s'use et, progressivement, disparaît.

  Et pourquoi, au demeurant, tresserions-nous toujours les mêmes mots, écririons-nous la même chose d'un sujet déjà abordé ? Tel jour nous sommes dans une disposition d'esprit qui nous ouvre à la clarté, à la bienveillance, à la compréhension immédiate des choses, tel autre jour nous trouve, à l'opposé, dans une inclination à l'obscur, à la remise en question, à l'enfermement dans une manière d'absurde, de matière dense, illisible. La variabilité de nos affinités est la cause de tous ces remuements, ces états d'âme successifs  : tantôt dans le voisinage parlant du monde, tantôt dans l'éloignement et la mutité. Tantôt vision proximale de ce qui se présente à nous, tantôt vision distale, comme au travers d'une brume. Tantôt prose accueillant l'altérité, tantôt énonciation tenant à distance. Tantôt sensualistes, tantôt rationalistes. tantôt de ce côté-ci de l'écriture, tantôt de l'autre. C'est bien le langage qui nous abrite, dans lequel nous évoluons, empruntant telle ou telle forme pour le traduire en quelque chose de lisible, de préhensible. Pour nous d'abord qui écrivons, pour le Lecteur ensuite qui s'applique à déchiffrer, sinon à défricher. Car, toujours, il faut partir de cette constatation que rien ne signifie a priori, comme si les significations étaient des fruits suspendus aux branches, dont il suffirait de se saisir afin d'être, d'emblée, dans la vérité de l'énonciation. Il n'y a de vérité que relative, du côté du sensible, c'est-à-dire du côté de l'existence. Bien évidemment, du côté de l'intellection et de la préhension intuitive des Intelligibles, la vérité est un absolu, un point fixe dans l'univers, une référence cardinale ne pouvant jamais souffrir d'exception. Mais nous sommes hommes et installés dans la contingence, dans l'insaisissable vérité de ce qui nous fait face, aussi bien que celle qui nous échoit comme notre propre perspective. Vivre en affinité avec le monde, c'est tâcher, par son corps, son esprit, sa conscience, son âme, de coïncider avec cet être que nous sommes dont nous ne percevons guère que l'ombre portée, à l'identique des esclaves de la Caverne platonicienne. Et ceci, nous n'avons d'autre issue que d'assumer cette réalité dans le destin qui nous échoit à chaque instant comme notre irrémédiable factualité. Nous sommes un fait du monde, comme l'est le jour, la nuit, la feuille d'automne, la pomme attachée à la branche. Bien évidemment nous sommes les seuls à exister, nous les hommes, puisque conscients de ce destin, alors que l'animal, la chose se contentent de vivre depuis leur étroit métabolisme, leur "pauvreté en monde".

  Mais revenons à l'écriture dont nous avons décidé de faire notre préoccupation. Nous disions sa variabilité, sa vérité relative identique à la relativité des lieux qui se présentent à nous. Mais écoutons Pascal : "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà". Assertion identique sous la plume de Montaigne : "Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ?" . Et ici, nous rejoignons notre intuition de l'importance du concept d'affinité. Si l'affinité est, étymologiquement parlant, le "voisinage", alors tout voisinage avec lequel on se sent en rapport de proximité est plus proche d'une vérité-pour-nous, qu'un voisinage plus éloigné qui ne s'adresse à nous que sur le mode de l'incomplétude. Et, maintenant, si nous nous rapportons au cas du texte littéraire, nous retrouverons, au hasard de nos lectures - aussi bien de nos écritures -, des points de convergence (affinités), ainsi que des points de divergence (non-affinité). Mais prenons un exemple concret, le célèbre extrait de Proust sur la "Petite madeleine" et tâchons de voir en quoi ce texte peut jouer selon une infinité de valeurs, aussi bien pour l'Auteur, que pour le Lecteur ou bien le Commentateur. Et ceci, cette multiplicité des points de vues (le point à partir duquel on se place pour regarder les choses) est simplement coalescente au ressenti des Sujets qui s'appliquent à considérer l'œuvre.

  L'extrait : (NB : c'est moi qui souligne dans les passages en typographie bleue)

  "Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière."

  "Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi (… ) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité."

   Proust lui-même pose ce problème de la vérité qui n'est, pour notre propre thèse, que l'affinité qu'il rencontre, dégustant la Petite Madeleine, laquelle lui fait revivre cette rencontre à nulle autre pareille qui remonte déjà loin dans le passé, à Combray, un jour d'hiver, en compagnie de sa mère. Mais, en dehors de l'expérience existentielle, cherchons à découvrir ce qu'il en est de la vérité même de l'écriture lorsqu'il s'agit, par les mots, de restaurer un souvenir ancien, donc de procéder à un travail de mémoire. La relativité de l'écriture est justifiée par son caractère nécessairement contingent. Le fragment de la Petite Madeleine est forcément indissociable de l'instant, non seulement qui lui a donné lieu (ce jour d'hiver autrefois), mais aussi de ce jour particulier où Proust en retrace le phénomène, en restitue par le langage, l'apparition. Ecrivant, toujours nous sommes sous la dépendance d'une coloration, d'une inclination particulière, d'une "stimmung" selon l'expression de l'idéalisme allemand, lequel veut indiquer la notion de "tempérament", de "disposition", "d'accord" avec une voix qui serait, simplement, la voix de l'être (qui, selon Heidegger, appellerait l'homme en vue de l'événement de sa vérité.) Mais ici, les implications philosophiques entraîneraient trop loin, en tout cas bien au-delà d'un propos sur l'écriture. Donc l'Écrivain n'a donné le jour à ce morceau d'anthologie qu'à l'aune d'une intersection spatio-temporelle dont l'instant proustien a permis le surgissement. Mais, dans cette conception de l'exception que constitue, par sa nature, tout processus créatif, le fragment est la résultante d'un instant particulier non renouvelable, non susceptible de se soumettre à la loi d'un éternel retour du même. L'écriture clôture son événement en même temps qu'elle donne acte à son avènement. Le moment de l'écriture est UNIQUE et c'est en cela que le geste créatif a valeur d'absolu. C'est paradoxalement sa relativité, sa contingence qui le dotent de ce caractère absolument étrange dont, sans doute, provient l'étonnement. Toujours l'œuvre accomplie fascine. Toujours elle pose question. Simplement, précisément, parce qu'elle est énigme. Simplement parce que toute rationalisation échoue à en décrire les conditions de possibilité. Ainsi du génie dont on se demande toujours par quel miracle l'invention a pu naître. Mais c'est bien l'essence de l'instant, de l'étincelle, que de se soustraire à l'analyse, que de nous reconduire au flou des hypothèses, aux affres de l'irrésolution. Face au chef-d'œuvre, nous ne savons plus quoi décider, pas plus que nous ne savons nous situer par rapport à sa survenue.

  Afin qu'il y ait œuvre, afin que l'écriture surgisse d'une nuit fondatrice, il faut qu'il y ait coïncidence des affinités entre le moment dont la fiction ou bien le récit reconstitue la trame et le moment de sa mise à jour sur l'espace vierge du papier. C'est bien parce que le Petit Marcel a vécu intensément l'épisode de la Petite Madeleine que l'Écrivain Proust peut, avec un rare bonheur, faire renaître sous les yeux éblouis du Lecteur, un événement non seulement existentiel mais littéraire avec la merveilleuse amplitude dont le génie de l'Auteur l'a doté. Et c'est bien parce qu'il y a eu vérité de la situation primaire, celle de la dégustation de la petite friandise, que peut s'actualiser dans la beauté la situation secondaire du fait littéraire. Ici la notion de vérité dévoile l'essence de l'instant, lequel, en un même recueil, fait se conjoindre les deux Madeleines : la réelle et la symbolique. Et c'est parce que la conjonction est la résultante d'une immense liberté acquise, aussi bien dans le moment de la dégustation que dans celui de la reconstitution en mots que s'annonce le sublime en sa dimension radicale. Si, à l'origine, le thé ne s'était inscrit dans une manière de "cérémonie" (songeons à cette magnifique cérémonie au Pays du Soleil Levant), sa mince apparition ne l'aurait reconduit qu'à une simple factualité, laquelle n'aurait jamais ouvert le champ à une expression artistique.

  La richesse de ce fragment, sa densité, son élévation vers les hauteurs d'une transcendance attestent de l'exceptionnelle confluence du réel lorsqu'il est métamorphosé en langage essentiel, autrement dit en poésie. Tout arrive dans l'écriture dans un étonnant foisonnement, aussi bien la mesure de l'expérience existentielle que la dimension d'une recherche intellectuelle féconde et du surgissement dans une spiritualité à la riche esthétique. C'est cela, l'écriture, ce recueil en un même lieu d'affinités électives, d'une vérité faisant se fondre dans un même creuset le fait donateur de sens et sa transposition en texte, enfin cette généreuse liberté qui révèle son nectar, son prodigieux déploiement dans les consciences, celle de l'Écrivain donateur de lieu et de monde dont les Lecteurs sont à la fois les destinataires et ceux qui fécondent l'œuvre à la seule mesure de leur ravissement.

  Donner "blanc-seing" à l'écriture suppose donc  ceci : un événement à faire surgir du réel ou de l'imaginaire, l'existence d'affinités originelles avec ce qui s'est montré et méritait d'être éclairé, un accord entre la vérité de l'Auteur et celle de l'événement, enfin une vérité de l'écriture dans laquelle seulement peut se former l'espace d'une liberté. Alors peut se faire jour l'espace "blanc" qui se montre comme la métaphore du silence à partir duquel peut s'installer une parole; alors peut se révéler le"seing", cette empreinte qui signe l'apparition d'un phénomène à retenir dans l'aire mouvante des mots.

 

 

  

 

 

 

 

 

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