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17 décembre 2022 6 17 /12 /décembre /2022 09:46

   Il est parfois des heures de grande perdition où l’on se rattacherait au premier écueil venu : une lointaine réminiscence, la face jaunie d’une ancienne photographie, un air de musique qui folâtrerait tout autour de soi avec sa neuve insistance. Toujours il est besoin d’un sémaphore, quelque part au monde, qui agite ses bras de métal et vous dise le lieu de votre être ou, tout au moins, ce qu’il pourrait être parmi les soubresauts du divers, les collisions du multiple. Car c’est de Soi dont il s’agit, de cette chair infiniment vacante qui ne sautait trouver le sens de son existence qu’à bivouaquer, ici au plein du désert, derrière la parenthèse des barkhanes à l’abri de l’harmattan ; là au revers de la colline semée d’une toison accueillante, un repos pour l’âme.  Mais le bucolique n’est le plus souvent qu’une vision de l’esprit et l’ouverture d’un paysage romantique, la survivance de quelque songe de jadis, il n’est plus qu’un fin cirrus se confondant avec la vaste plaine du ciel.

   Les choses du réel sont parfois, sinon toujours, si évidemment tranchantes qu’il ne servirait à rien de s’illusionner à leur sujet, autant faire face et prier les dieux que la fâcheuse, l’irrémédiable aporie se dissimule encore un instant et n’atteigne nullement la cible de notre conscience. Voyez-vous, vous dont encore je ne puis saisir l’être, c’est avec un cruel vague à l’âme que je progresse en direction de votre territoire sans le connaître vraiment pas plus que je ne saurais procéder à mon propre inventaire sous ce jour si gris qui confine à la blancheur du vide. Me sera-t-il jamais donné de dresser de vous plus qu’une esquisse se dissolvant dans les plis irrémédiables du temps ? Certes, ma plainte ne pourrait, aux yeux d’un Étranger, d’une Etrangère (c’est bien ceci que vous êtes jusqu’en votre plus troublante réalité), ne passer que pour risible, simple caprice d’enfant auquel un camarade indélicat viendrait de lui subtiliser son précieux jouet. Mais le voile de mon affliction, j’en pressens la noirceur, vous amputera de tout ce qui, de vous, aurait pu rayonner, s’exalter et dire la dimension de la joie. Votre aura, si vous en possédez une, rejoindra, sous le scalpel de mon regard, le massif ténébreux aussi bien qu’impénétrable de votre chair mortifiée, sa teinte d’argile grise en dit l’irrémédiable fermeture.

   Dès ici, je vais parler de vous et, sans doute, ne vous reconnaîtrez-vous nullement dans l’image qui en résultera. C’est égal, il faut qu’à mes yeux vous deveniez quelqu’un de vraisemblable, par exemple une personne que je pourrais croiser au hasard de mes erratiques voyages. Je crois, en définitive, qu’ils ne sont que périples tout autour de moi. Å la vérité nous sommes nos propres esclaves et si nos mains sont liées, c’est nous qui avons tenu le lacet, l’avons serré autour de nos poignets sans même savoir que nous étions les auteurs de ce cruel forfait. Mais assez disserté. Que je vous dise telle que je vous perçois.

   L’atmosphère qui vous entoure est toute de bleu-nuit, ce bleu indéfinissable qui ne connaissent que les yeux des étoiles. C’est un air de mystère sur lequel vous vous détachez un peu comme si votre âme, votre lieu intime avaient débordé de vous, teintant les choses alentour de vos pensées nocturnes. Car c’est bien nuitamment que vous pensez, c’est bien de l’obscur que naissent vos impressions. Vos pensées si discrètes, si dissimulées, voici que je me plais à les concevoir à la manière de ces beaux tissages des tissus africains, simple emmêlement de fils de chaîne et de fils de trame dont votre esprit est la navette qui en assemble les étranges nappes colorées. Métaphores si puissantes, si utiles à décrire votre écho.

 

Trame de votre destin.

Chaînes de vos relations,

peut-être de vos amours

anciennes ou actuelles.

Imaginez donc combien

le langage est précieux à peindre

 les caractères des individus.

Deux mots, deux simples mots

TRAME, CHAÎNE

et vous voici livrée corps et âme

à l’Inquisiteur que je suis,

lequel ne trouvera nul repos qu’il n’ait

 déchiffré votre rébus, trouvé la réponse

à votre charade existentielle.

   

   Je sais qu’à vous observer ainsi avec quelque curiosité avide, je dois l’avouer, constitue un geste de la plus grande impudeur. Cependant vous ne serez nullement atteinte en qui vous êtes puisque votre existence n’est que de papier. Mais enfin, une photographie témoigne bien d’un Modèle. D’un Modèle vivant « en chair et en os » pour employer la cruelle expression canonique. Mais je ne franchirai nullement le pas et demeurerai sur le seuil de l’Icone que vous me tendez, il est vrai dans une attitude bien sacrificielle. Votre visage, qui paraît boire l’air au-devant de lui, possède une curieuse coloration de Parme atténué dont l’on ne saurait pencher pour quelque interprétation que ce soit, reflet d’une profonde contemplation intérieure, jouissance à venir ou, bien plus tragique encore, dernier regard avant qu’un sommeil éternel ne vienne vous ravir aux yeux de vos coreligionnaires ?

 

Vos yeux sont clos.

Vos lèvres sont closes.

 

   Vous semblez bien au-delà de vous, peut-être dans un univers supra-céleste, une terre suressentielle qui vous ôterait au monde des Vivants, cette longue procession allant à sa perte, tout comme le gros du troupeau de Panurge se précipite dans l’abîme, chaque individu suivant le geste de celui qui le précède, vers cet irrémissible destin qui, toujours, se solde par une perte.

   Et vos cheveux de cuivre, cette longue flammèche qui vous poursuit comme si vous étiez une Damnée en proie à ses démons, condamnée aux plus vives flammes de l’Enfer. Est-ce ceci, ce feu qui vous ronge déjà, qui vous rend si énigmatique, si ambiguë aussi, cette figure que vous tendez au monde, faite d’une douloureuse jouissance. Être Pécheresse, ce que, possiblement vous avez été votre vie durant, un genre de Marie-Madeleine, peut-être repentie mais d’une repentance qui vient trop tard, au seuil même de votre condamnation, être cet événement singulier, cela, au moins vous a-t-il comblée alors même que votre gloire nimbait le visage de vos Adorateurs de cette auréole d’inimitable plaisir, de confession faite à eux-mêmes de vivre une extase hors du commun ?

   Oui, je crois avoir trouvé le bon vocable, le prédicat qui définit au plus près la tournure de votre âme. Vous êtes une Contemplative confinée à n’être qu’en vous-même. Sans doute êtes-vous, en votre plus effective intériorité, cette Déesse à laquelle vous vouez un culte dithyrambique dont nul autre ne pourrait partager l’exception. Vous êtes à vous-même votre interrogation et la réponse que vous y apportez avec cette certitude qu’ont les Explorateurs de découvrir le lieu absolu du Pôle qu’ils recherchent de toute éternité, en vérité cette étincelle qui les anime, les fait se tenir debout à même l’aiguille aimantée de leur boussole. Certes, la totalité de votre anatomie est une énigme, mais ce qui est le plus frappant, cette sorte de liane qui part de votre tête et ceinture petit à petit votre buste. Son point d’acmé, le point le plus haut de sa signification est cette tresse d’épines, résille qui enserre vos cheveux roux dans une bien étroite geôle. Il s’agit bien là, sans qu’une autre hypothèse soit possible, de la Couronne d’épines du Christ, cet instrument de la Passion avant l’épreuve de la Crucifixion. Tragique en sa plus terrifiante épiphanie.

   Ce qui, cependant, démure obscurité au plus haut point, ce voile de sérénité, de douce acceptation, tel Socrate devisant avec ses amis peu de temps avant de boire la cigüe qui va le conduire au Royaume des Morts. Est-ce votre vie de Pêcheresse, les sacrifices que votre corps et votre âme ont consentis dans les moments les plus cruels du don de votre personne qui vous ont porté au faîte de qui vous êtes dans une sorte de stoïcisme indépassable qui force le respect ? Ou bien, au contraire, s’agit-il de l’effet d’un renoncement à tout qui vous placerait dans l’attitude d’une inentamable quasi-sainteté ? Vous apercevez-vous au moins combien votre attitude héroïque me plonge dans l’embarras le plus profond ? Par le regard que je porte à votre sacrifice, me voici contaminé à mon tour et de manière que je crois irréversible. Que me reste-t-il à faire pour me racheter d’une vie que je crois pourtant bien ordinaire ? Me crever les yeux, tel Œdipe et errer dans les Rues de Colone ? Vos yeux clos, sont-ils de même nature que ceux de l’infortuné Œdipe ? Et pourrais-je vous regarder longtemps, vous qui ne voyez plus, c’est du moins ce qui m’apparaît au terme de votre sacrifice ? Je crains bien devoir vous rejoindre dans ce monde opaque. Le jour est si triste qui pleure des larmes blanches. Un sang qui n'est plus qu'une inutile lymphe !

 

 

 

 

  

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10 décembre 2022 6 10 /12 /décembre /2022 08:27

   Vous apercevant du plus loin de mon songe, vous ne pouviez que vous inscrire dans le cercle de mon inquiétude. Le ciel est bas ce matin, des miettes de blancheur en traversent l’immatériel souci. D’étiques oiseaux noirs, sans doute des freux, sillonnent l’horizon sans trêve. Je ne sais s’ils sont des signes annonciateurs de quelque malheur, s’ils sont le funeste présage de la rigueur hivernale. Sur la lentille de mes yeux, une brume s’est déposée, une manière de gel qui me livre le Monde en une étrange fantasmagorie. Ce qui, hier encore, était clair, ce qui, hier encore disait son nom, voici qu’il n’en demeure que le voile d’une ombre et un discours si confus qu’il se situe aux confins d’une lourde mutité.

   Vous apercevant du plus loin de mon songe, mais peut-être aussi du plus loin de la mémoire, peut-être vous ai-je rencontrée un jour de pur bonheur que le temps a effacé de ses doigts légers mais oblitérant tout, si bien que ne restent que quelques échardes de souvenirs, quelques éclairs dans la nuit de la conscience, quelques hautes silhouettes aux ineffables contours. Si vous avez suivi mon propos, si, d’une mystérieuse façon, vous pouvez vous enchâsser en mon regard, voir par mes propres pupilles, ce qui vous apparaîtra bientôt, un genre de vague irisation, une bruine diaphane, une pluie dont nul regard ne pourrait traverser la cruelle densité. Si bien que, vos yeux, buttant sur cette mer d’écume, ils feront retour vers vous, vous découvrant alors sous un jour qui, jusqu’ici, vous avait été refusé. Simple Narcisse à elle-même remise, c’est ce bien curieux paysage que vous découvrirez, une manière de plongée en vous jusqu’à la limite extrême de votre être.

   Sans doute vous interrogerez-vous sur la nature de cette étrange cellule (elle pourrait être celle d’une Nonne en méditation), dont vous figurez l’étonnante cariatide, mais une cariatide vaincue, en quelque sorte, affalée tout contre la lame de son Destin, possiblement en pénitence, à tout le moins remise à une introspection qui paraît sans issue. A l’angle d’un mur blanc et d’un mur gris, d’un plafond mangé de ténèbres, casque de cheveux noirs, vêture noire, dans la posture de retrait qui sied aux Exilés de la vie, vous figurez comme sur le revers d’une pièce usée, dont l’effigie serait devenue illisible, si bien que votre chiffre remis à la pure nullité vous distrairait de vous-même au point de vous rendre simple image perdue dans les pages d’un antique antiphonaire, manière de plain-chant s’épuisant à même son verbe irrésolu.

   Ne vous étonnez point que j’use de termes religieux, vous êtes si semblable à ces ténébreuses Contemplatives dont on ne connaît rien, si ce n’est la rumeur d’un chant grégorien en provenance de quelque crypte. Mais à qui donc s’adresse ce chant sinon à elles-mêmes en quête de qui elles sont ? Dieu est si loin. Dieu est si abstrait. Dieu est si absent. J’énonce ceci à la manière d’une antienne afin que, sortant de votre songe creux, vous puissiez enfin l’emplir de quelque existence vraisemblable, y amarrer quelque projet, lequel vous distrayant un instant de qui vous êtes, ouvrirait pour vous un chemin de lumière, non celui de votre Esprit, celui de votre Corps dont, enfin, vous pourriez faire le lieu d’une fête. Non, je ne pense à nul pandémonium, à nulle danse dionysiaque qui vous soustrairait à votre sagesse et immobilité apolliniennes. Non, je songe simplement à votre corps dénudé rayonnant sur un linge blanc, l’irradiant de sa belle présence. Je conçois combien mon propos doit vous paraître osé, un genre de viol si je peux employer ce mot, mais rien ne sort du carcan d’attitudes séculaires qu’à être ébranlé fortement, une sorte de tellurisme et, bientôt, des failles s’ouvriront par lesquelles le passé disparaîtra sous ses propres sédiments, de nouveaux territoires se donneront à conquérir.

   Mais il me faut revenir à vous, dans le présent qui vous entoure, vous sculpte et vous porte au réel dans cette attitude, certes admirable, mais combien mortifère pour l’âme. Mais que pourriez-vous donc tirer d’une telle mortification, sinon de vous précipiter tête la première dans ces abysses de l’humain dont nul ne ressort indemne, seulement mutilé à soi, ôté à toute forme de vie qui pourrait s’illuminer d’un rayon de joie ?  Qu’il me soit permis de procéder encore à votre inventaire, je ne saurais m’en lasser à la seule raison que, par ma seule parole, je pourrais vous extirper de ce Néant (fût-il un choix volontaire), il vous condamne à trépas avant même que vos prières n’en aient traversé l’invisible et cruelle toile. Cependant, en cette posture de profond recueil, vous êtes belle au point de parvenir à quelque perfection. Si j’étais Peintre habile à manier le pinceau, toutes affaires cessantes, sur l’instant même de votre vue, je dresserais votre portait à la manière du génial Rembrandt, semant ici, parmi les pulsations du clair-obscur, la touche claire du visage, la levée d’une main pâle en direction de ce visage, prenant bien soin de laisser vos yeux dans le flou, comme si vous étiez saisie d’une jouissance intérieure qui se montrerait au-dehors dans toute la nudité de son acte.

   Puis, je n’aurais de cesse de poser sur le brun de la toile les deux collines claires de vos genoux dénudés, sans doute seraient-ils, tout au bout de ma brosse, promesse d’un Paradis dont mes rêves les plus hardis auraient en hâte dressé les tréteaux de votre subtile et envoûtante représentation. Ces trois points de votre être : votre Visage, l’une de vos Mains, la double harmonie de vos Genoux, tout ceci, bien loin d’être l’image pieuse d’une Religieuse cloîtrée en elle, procédant à sa propre négation, s’éclairerait des promesses d’un avenir radieux dont je serais, en quelque sorte, l’Officiant dévoué. Percevez-vous au moins, que dressant votre portrait en cette gloire discrète, je vous sauverais de votre entreprise de Pêcheresse, vous insurger contre qui vous êtes alors que, jusqu’ici, vous pensiez vous grandir du geste d’offrande à un invisible Dieu. Mais, vous que je n’ai pas encore nommée (sans doute Ève serait-il le nom qui vous conviendrait, une naissance à qui vous êtes si vous voulez), vous êtes à vous-même la Seule et Unique Déesse à qui vous aurez à faire pour l’infinité des jours à venir. Rien ne me sera plus agréable que de vous y rejoindre par la pensée. Une pensée appelant l’autre.

    Votre à peine apparition, le retrait en vous, étaient les signes mêmes au gré desquels vous m’êtes apparue selon l’image de quelqu’un dont il fallait, en quelque sorte, déployer l’étendard. Rien n’aurait plus été dommageable, pour Vous, pour Moi, que de vous laisser végéter dans cette ombre, cette nuit qui vous phagocytaient et vous précipitaient vers le lieu de votre trépas. La sainteté, si vous en avez une, est la vôtre, seulement la vôtre et Nulle Divinité, jamais, n’en pourra accomplir la venue au jour. C’est bien au motif de votre ténébrisme que vous êtes la Lumineuse. Ma découverte de vous est la source à laquelle je m’abreuve chaque heure qui passe. Demeurez en qui vous êtes, vous êtes le signe de mon regard le plus précieux. Rares sont les êtres de Lumière ! Toujours ils viennent de l’Ombre, tout comme le Jour naît de la féconde Nuit.

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 décembre 2022 5 09 /12 /décembre /2022 08:40

    Du Monde, saisit-on plus que son envers, ses coutures comme si sa peau s’était retournée avec, au plein jour, l’éclatement de ses viscères de glaise et d’humus ? De toute Altérité, n’aperçoit-on jamais qu’une illisible esquisse à l’horizon des choses ? Du Proche, du Lointain ne s’approprie-t-on que de vagues lignes effacées avant même qu’on n’ait eu le loisir d’en faire le compte, d’en estimer la mesure ? Voyez-vous, c’est de questionnement dont il s’agit, d’interrogation qui font leurs vrilles au centre de l’ombilic, qui le métamorphosent en un cruel vortex dont le vertige est la seule matière que l’on puisse vraiment approcher. Exister, la plupart du temps, consiste tout contre le long écoulement du jour, à le voir passer, le jour, à n’atteindre le temps que d’une manière si superficielle : une étoile filante dans le vide sidéral. Sans doute penserez-vous que l’Écriveur que je suis est atteint d’une curieuse affection qui le fait osciller de Charybde en Scylla, hésitant à se précipiter tête la première (tel Empédocle en son volcan), dans tel ou tel abîme, ce qui, de toute manière, est choisir la Mort plutôt que de désigner la Vie comme terre d’élection.

   Vraisemblablement aurez-vous raison en quelque lieu de votre interprétation, mais, pour autant, vous n’aurez atteint là qu’une vérité fragmentaire, un copeau de certitude. Oui, toute Vérité, en son essence, si elle s’orthographie avec la Majuscule qui sied aux choses essentielles, exactes, tout aussi bien ne peut prétendre, le plus souvent, qu’à la modeste minuscule, l’authenticité est si rare sur cette Terre livrée aux bien étranges rituels des Existants. Une fois ils sont de telle manière, une fois de telle autre, tellement instables en leurs postures, culbutos tanguant de l’avant à l’arrière sans interruption, si bien que l’on ne peut guère, de leur comportement de caméléon, prétendre connaître seulement une esquisse, une facette, ils sont déjà loin, cintrés dans leurs habits d’Arlequin aux mille empiècements polychromes. Mais cette longue propédeutique perceptive de la réalité de ce qui vient à nous, ne présente de réel intérêt qu’à être confrontée à ce qui est, au moins à l’une des Images que son éternel carrousel présente à notre naturelle sagacité.

   Celle que, devant vous, je vais tâcher de décrire, il me faut la doter d’un nom, faute de quoi sa position de simple abstraction se diluerait bien vite dans le maquis des généralités et alors nous serions, vous comme moi, orphelins d’une présence que nous voulions sonder plus avant.

« Revers-de-Soi », tel sera l’étrange sobriquet affectant la dimension fuyante de cette Inconnue qui ne semblerait être venue à nous qu’à l’aune d’une réflexion que nous pourrions poursuivre à son sujet. Fermez les yeux, si vous le souhaitez, ce sera une manière de stimuler votre imaginaire, de le contraindre à tirer des ombres grises qui vous habitent, tout comme elles habitent l’inconscient de tout un chacun, de tirer donc autre chose qu’une vague rêverie qui serait simplement une chorégraphie que vous initieriez tout autour de vous, vous prenant vous-même pour l’inépuisable sujet narcissique que votre fantaisie élit, le plus habituellement, comme son terrain de jeu favori.

   D’abord, il n’y a que du noir, du noir profond tel qu’il peut l’être au fond d’une douve que, jamais, le jour n’éclaire. Du noir compact en son signe de deuil le plus achevé, rien n’en pourrait sortir que la lourde poix de l’absurde. Autrement dit, vous êtes face au propre mur de votre existence, un mur aveugle et mutique, un mur identique à celui que les condamnés à mort ne peuvent même pas regarder, un bandeau recouvrant pudiquement les globes de leurs yeux. Si je déplie, ici, toutes les dentelles les plus invasives de la verticale aporie, c’est dans le simple et unique but de vous porter au niveau de « Revers-de-Soi », d’en devenir en quelque manière le sosie, le facsimilé, d’être, à la fois, Vous en votre écrin de chair, et, par une sorte de vertu siamoise, d’être aussi inclus en l’anatomie de cette Curieuse Présence.

   Être-soi-et-l’Autre, sans césure apparente, sans contradiction, sans motif qui pourrait opérer la disjonction de qui-vous-êtes et de qui-elle-est. C’est merveilleux, tout de même, l’infini pouvoir de création de l’âme humaine qui peut, dans l’instant même, être au plus plein de Soi, être au plus plein de l’Autre. Bien évidemment cette faculté illimitée de la psyché semblerait faire signe, proximité oblige, en direction de la paix éternelle entre les Hommes. Étant Moi-en-l’Autre, je ne puis qu’accéder à l’exception de qui il est et l’accueillir sans réserve au sein de mon propre être. Seulement les choses ne sont pas si simples qu’elles y paraissent et, tenir cette pensée pour vraie, consisterait tout simplement à confondre le Réel et les Images qui, parfois, en tiennent lieu. C’est bien sur l’Image qu’il faut dorénavant se focaliser, afin qu’en l’observant d’aussi près que possible, un enseignement puisse en être tiré, toute image ayant en soi quelque valeur allégorique.

     Nous n’étions partis du noir que pour y revenir, maintenant dotés de quelques clés qui vont nous permettre d’en déceler la nature, au moins dans un genre d’approche. Le noir est là, immensément présent, pareil à une nuit sans limite, à une nuit privée d’étoiles, privée de Lune, privée du songe des Dormeurs. Une nuit sans issue teintée de l’absurdité du Néant. Rien ne s’en détache, Rien n’y fait sens et la lumière est, soit abolie, soit non encore venue à l’être. C’est un peu comme si l’immense cerf-volant de l’espoir s’était soudain délesté de sa queue, dépouillé de ses losanges de couleur, vide d’armature, flottant au sein même de son propre désarroi sans possibilité aucune de ne jamais pouvoir s’y soustraire. Le noir est un champ d’herbe noire. Le noir est une savane où se devinent encore des traces anciennes de clarté, une à peine phosphorescence à elle-même sa propre clôture. Un noir d’invisible matière, on n’en devine que les immatérielles empreintes, quelques soubresauts antiques, le retour à de l’incompréhensible, à du non-proféré, à du pré-verbal, à une mutité soudée à même sa lourde gangue. Certes, j’en conviens, le tableau est bien sombre, bien funeste, mais c’est l’Image qui commande, je n’en suis que le modeste exécutant.

    Alors, « Revers-de-Soi », qui est-elle donc pour qu’elle nous mette ainsi au défi tragique de la comprendre, au moins dans la forme de l’essai car chacun est un Insondable Mystère.  Elle est cet être hybride, cet être en voie-de…, cet être qui tient encore de l’Enfance et, sur la pointe des pieds, appelle déjà l’âge Adulte, l’âge de toutes les fascinations, de tous les dangers. Elle est cet être indéfinissable pour lequel il conviendrait, plutôt que d’user du terme « d’adolescente », de créer un néologisme, peut-être celui de « médio-lescente », ce fléau de la balance qui oscille et ne sait de quel côté du plateau pencher, ce genre de numéro d’équilibriste, de marche de funambule tantôt attiré par le côté sombre de l’ubac, tantôt du côté lumineux de l’adret, cet être en partage, cette inquiétante médiation entre deux identiques impossibles. D’un côté la Nuit, de l’autre, la Nuit et une lame de jour si étroite entre les deux qu’elle devient invisible, en quelque façon inatteignable.

      « Revers-de-Soi », tout en haut de l’image, comme à la recherche d’une hypothétique transcendance, ne nous fait nullement face. Le ferait-elle et ce serait alors comme de se confronter à l’avenir, de le vêtir de projets, de l’entourer d’une aura dont elle pourrait faire son signe le plus vraisemblable. Mais « Revers-de-Soi » ne nous présentant que son dos, vêtue d’une ample robe blanche de Petite Fille, sinon de Communiante, nous dévoilant la minceur de ses jambes, « Revers-de-Soi » n’est tournée que vers son passé, vers cette Enfance qui encore rayonne, vibre des cris des cours d’école, s’enthousiasme des farces de Guignol, pleine de joie des travestissements des clowns, animée en son intérieur des comptines et autres berceuses autrefois chantées au-dessus de son berceau.

    « Revers-de-Soi » est un dialogue sans mots, un miroir privé d’images, une paroi que n’habite nul écho d’une voix humaine. « Revers-de-Soi » est perdue en soi, sans qu’un quelconque amer puisse guider sa conscience vers une étoile qui brillerait sous la voûte du Ciel. « Revers-de-Soi » et en-Soi, dans le vibrant tumulte du jour, dans le frisson de l’heure, dans le miroitement indistinct de l’instant. Nous sommes les Témoins impuissants des drames qui la tissent de l’intérieur, cela résonne quelque part dans la conque éloignée de notre « médio-lescence », cela bruit longtemps à la façon de la source claire qui s’étonne de surgir au jour et de se découvrir, une parmi la pluralité infinie des Existants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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30 novembre 2022 3 30 /11 /novembre /2022 08:42

   Juste en haut de la Dune, c’est la seule phrase qui s’est montrée lorsque, vous apercevant au loin, comme au travers d’une vitre dépolie, vous vous êtes donnée à moi dans la plénitude même de votre réserve. Je sais l’étrangeté de l’oxymore qui vous fait une fois entière, puis vous retire en quelque sorte, vous rend invisible à vous-même et vous ôte de mon regard, tout comme le vent efface par magie le cirrus qui le visitait à l’instant. Pouvez-vous au moins savoir combien il y a de grâce à vous percevoir sous la figure d’un alizée qui parcourt le vaste Océan dans l’inconscience de qui il est, déjà perdu dans l’illisible figure du Néant ? Ce sont toujours les lisières qui nous attirent, ce sont toujours les crépuscules qui nous aimantent et nous entraînent sur la margelle étroite de la nuit. Pourriez-vous, au moins, placer au centre de qui vous êtes la tâche de me définir tel une illisible pluie aux confins de quelque âme indéterminée ? Ainsi, Vous l’Éloignée, Moi le Guetteur aux mains vides, au regard se sondant lui-même et n’y trouvant rien qu’une brume inconsistante, ainsi nos deux Formes se fussent confondues en une identique question : celle d’exister à même l’abîme de notre commune énigme.

   Mais, au demeurant, existerions-nous autrement qu’à être des illusions, de vagues drapeaux de prière flottant parmi leurs déchirures, la mince étoffe qu’il leur reste au milieu d’étranges confluences aériennes ? Vous, comme Moi, situés l’un de l’autre à d’abyssales distances, comment pourrions-nous nous rendre visibles, concrets en quelque manière : des mains qui pourraient étreindre, un visage qui sourirait, des jambes solidement plantées dans la densité grise de la glaise ? Et ainsi, assurés de nos êtres respectifs, nous eussions pu aussi bien nous ignorer, aussi bien pu nous aimer, nous fondre l’Un en l’Autre et ne faire qu’une seule pensée affairée à se saisir en soi, à se rendre réelle si ceci est humainement possible.

   Juste en haut de la dune. Ce matin le ciel est gris, semé d’étranges dorures, on dirait une vague lueur de chrysocale avec ses auras de cuivre et d’étain. Et l’on ne sait si ce ciel est d’aube, venant de quelque mystérieuse origine ou bien mourant sur le seuil du crépuscule d’automne. La chambre de l’hôtel où je suis donne sur le cordon de dunes, sur la laine bise de la mer avec ses flocons d’écume, son duvet blanc qui moutonne à l’horizon en direction de la blanche Albion. J’ai essuyé d’un revers de la main la buée collée à la vitre. J’ai dessiné les ailes d’un papillon dont vous occupez le centre. D’un Papillon Noir, vous savez, ce ténébreux Amiral, il a la couleur de la poix, ses ailes traversées de lunules blanches, un genre de clignotement, de langage muet situé entre l’Amour et la Haine, la Vie et la Mort. A dire vrai, nous sommes, Vous et Moi, d’étranges funambules. Nous marchons sur de hauts et minces fils, sans même de balancier pour nous retenir de la toujours possible chute. Nous voulons vivre au risque de la Vie qui est risque de la Mort.

    Juste en haut de la dune. Je dois dire, sur Vous j’ai un réel avantage. Je vous vois, vous qui ne me voyez nullement. Je suis, depuis les hauteurs de mon Refuge, tel ce faucon attentif qui n’attend que le signal de votre inattention pour fondre sur vous, vous manduquer sans délai, faisant de votre altérité mon bien le plus sûr, réduisant votre farouche personne à n’être qu’une partie de moi-même, peut être une simple idée, un rêve, la matière de quelque imaginaire. Mais que je vous dise, que je dessine la Figure que vous me destinez à votre insu, vous que je ne connais pas, que je puisse vous inscrire dans mes desseins les plus imminents.

    J’ai déjà dit le ciel, son infinie courbure, sa douce fuite sous le dais des nuages. Partout de hautes herbes, peut-être des haies de roseaux, elles encadrent le chemin sur lequel vous êtes, Passagère d’un Temps qui vous dépasse, vous reconduit à l’infinitésimale taille humaine, elle qui se pense si forte, si altière, elle n’est que cette fuite vers le vague, l’indécis d’une cible aux cercles usés, le centre à atteindre a rejoint la périphérie. L’essentiel s’est fondu dans l’inssentiel, le contingent. Des pieds à la tête vous êtes drapée dans une longue robe noire, cintrée, qui donne à votre silhouette la noble élégance d’une Demoiselle, vous savez, ces délicats insectes aquatiques au corps de verre bleu métallique semé de quelques nitescences plus claires. Toujours l’on penserait qu’ils pourraient se perdre au titre de leur fragilité, dans une risée de vent, sous les aiguilles de la pluie ou bien au sein des tourbillons pluriels de l’onde. Je crois bien que c’est cette délicatesse de porcelaine qui a attaché mon regard à votre être, comme si ma simple vue pouvait vous protéger de quelque chute, vous soustraire aux griffes du malheur.

    Juste en haut de la dune. Votre marche est si lente, une avancée bien plutôt à l’intérieur de vous, une à peine effraction sur la scène du Monde. Un glissement. Un souffle. L’empreinte d’un signe sur la feuille d’un arbre. Tout au-dessous de vous, une steppe blanche et bise, une ondulation de douce savane, une mer d’herbe qui paraît vouloir retenir votre hypothétique perte. Faut-il que je sois mélancolique, versé dans le plus sombre Romantisme, pour vous envisager en de si tristes contrés, en de si chagrines pensées ! Vous savez, c’est Nous qui donnons sa couleur au Monde. Le Monde est indifférent, il se coule aux inclinations des Hommes, tantôt exultant, rayonnant, tantôt se dissimulant derrière le massif de ses doutes.

    Ce qui est infiniment beau dans la scène que vous dressez, c’est la dimension de Haute Solitude, la réverbération contagieuse de votre perdition au sein de cette Nature qui finit par vous ressembler. Oui, je crois que vous êtes, en votre fond, ces hautes herbes, cette infinie savane, certes Seule Tache Noire, mais le tragique de cette teinte s’accorde si bien avec la tonalité ambiante. Vous regardant depuis toujours, vous me faites immanquablement penser à ces « Hauts de Hurlevent », à ces terres inhospitalières fouettées par la bise, cinglées de pluie, couchées sous le ventre des lourds nuages, emblème s’il en est de la lutte du Bien et du Mal auxquels les personnages sont en proie dans leur vie austère, tissée, chaque jour qui passe, des inextricables fils du tragique. Seriez-vous la réincarnation de cette malheureuse Catherine Earnshaw, de cette amoureuse du Jeune Orphelin Heathcliff, sa passion tournant inévitablement, sous les coups funestes du destin, à cet amour destructeur qui, en quelque façon, sera le tombeau dans lequel son existence sombrera ? Une vie entière plongeant dans le lourd marécage de la déréliction.

       Juste en haut de la dune. Le ciel s’assombrit et j’ai de plus en plus de mal à distinguer votre Silhouette qui, bientôt, disparaîtra parmi le lacis complexe de la lande. Pour moi, votre dernière image demeurera celle de Catherine prise au piège de « Wuthering Heights », cette Héroïne d'Emily Brontë dont la sauvagerie légendaire devait la conduire, fatalement là où les hurlements du vent ne laissent de chance à quiconque dans la lutte avec une Nature inflexible, inexorable, parfois miroir le plus exact de la violence humaine, de son déchaînement, de sa chute dans les plus hautes apories. Voici, le Papillon Noir vient de refermer ses ailes. La nuit est alentour qui fait sa lourde chape de plomb. J’ai allumé une bougie. Je lis, sous les variations d’une flamme vacillante quelques lignes des « Hauts de Hurlevent » :

   « J’allais seulement dire que le ciel ne m’avait pas paru être ma vraie demeure. Je me brisais le coeur à pleurer pour retourner sur la terre et les anges étaient si fâchés qu’ils me précipitèrent au milieu de la lande, sur le sommet des Hauts de Hurlevent, où je me réveillai en sanglotant de joie. Voilà qui vous expliquera mon secret aussi bien qu’aurait fait mon autre rêve. »

   Juste en haut de la dune.  Je viens de moucher la flamme. Le vent hurle aux quatre coins de l’Hôtel. De lourdes caravanes de nuages noirs rampent jusqu’à l’horizon. Parfois la brusque lumière d’un éclair venu de la mer. Parfois les grondements d’un orage. En réalité me voici bien ennuyé car je ne sais plus ce qui, de la Silhouette Noire de la dune, de Catherine déambulant au hasard des grandes pièces ténébreuses de la demeure, des ombres qui hantent ma chambre, je ne sais plus ce qui appartient au réel, ce qui vient de l’imaginaire. Le sommeil sera long à venir, ici, tout contre le ciel de Hurlevent !  Juste en haut de la dune.

 

 

 

 

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25 novembre 2022 5 25 /11 /novembre /2022 09:38
Seul, le refuge

« Le Philosophe en méditation »

Rembrandt

Source : Wikipédia

 

***

 

   [Avant-propos - Le texte proposé ci-dessous est une manière de grand écart entre le Principe de Réalité (la Mondialisation, les grandes pérégrinations humaines, l’attrait pour un  tourisme de masse) et le Principe de Plaisir (se retrouver au creux même de son Soi, dans un genre de quête initiatique hors des chemins mondains qui ne font qu’égarer l’Homme, l’aliéner et le placer sous le joug d’un consumérisme sans limite qui, aussi bien, signifie, dans la réalité la plus crue, le sacrifice de cette Terre dont l’offrande nous a été faite à notre naissance, nous en faisons un bien piètre usage !)

   La première partie de cette fiction décrit par le menu les erratiques trajets d’un nomadisme devenu véritable phénomène de mode, alors que la seconde partie prend acte d’un retour en Soi, d’une sédentarité qui devient le lieu de mille minces joies, sous la figure de Segreto, dont chacun, chacune aura deviné que son patronyme à consonance italienne ne signifie rien d’autre que « secret ».

   Morale de l’histoire : l’on va chercher bien loin ce que l’on porte en Soi, d’inépuisables richesses qu’une juste méditation, une contemplation des choses simples peut métamorphoser en une sorte d’aura dont notre corps, notre esprit pourront rayonner bien plus qu’ils ne pourraient le faire dans une course effrénée autour du Monde qui n’est jamais que quête de Soi. Autrement dit, il s’agit ici, de faire se lever, dans une verticale dialectique, de confrontation directe,

le matériel contre le spirituel,

l’éloigné contre le proche,

le chamarré contre le simple.

   Sans doute quelques Lecteurs, quelques Lectrices, décrypteront-ils, dans cette écriture de type allégorique, une critique en règle des us et coutumes, des usages contemporains du Monde et des Choses qui s’offrent à nous sans que nous soyons réellement conscient des enjeux. Mais « qui aime bien châtie bien » et j’aime trop cette belle Terre pour ne pas lui offrir, en son nom, comme si elle proférait elle-même des mots, l’occasion de dire ce qui l’enchante mais aussi la chagrine. Tous, sur notre Planète, sommes comptables de ceci : voir les choses en face et se poser la question du futur. Nulle autruche n’a sauvé le Monde à enfouir sa tête parmi la douce touffeur du sable !]

 

*

       Scène I : Danse de Saint-Guy

 

   Partout l’universelle fusion dans « ce qu’il y a à voir » sur la Planète, tout « ce qui est incontournable », « ce qui est à couper le souffle », tout ce qui est à inventorier si l’on ne veut demeurer dans une sorte d’existence quasi médiévale. Alors, sur les Grandes Places du Monde, tout contre les lagons d’eau bleue, sur les pentes qui mènent au Machu Picchu, dans les blancs villages d’Andalousie, près des Pyramides d'Égypte, sur les grandes étendues étincelantes du Salar d'Uyuni, partout où est supposé rayonner un fragment de Beauté, on s’amasse en foules compactes, on fait ses noirs essaims de mouches, ses grappes d’œufs qui s’agitent, bavardent, prennent des images, dégustent d’exotiques boissons glacées aux terrasses des cafés. Alors, dans le duveteux entre-soi, on s’extasie de tout ce prodige posé devant les globes de ses yeux, on fait des gorges chaudes de tel plat épicé, on cite, pour la beauté de la citation, pour l’effet produit sur le Chaland, le Madras Curry, son curcuma, sa cannelle ; on cite le Garam Masala, son gingembre et sa cardamome ; on cite le Tandoori, son piment rouge, ses clous de girofle, on cite et on se réjouit d’avance de l’étonnement, sinon de l’envie de ses Coreligionnaires, on cite et on n’écoute que SOI au motif qu’on est l’un des personnages les plus importants du Monde.

   C’est, partout, un entêtant bourdonnement, une course à qui sera le plus méritant, on compare ses destinations. Untel dit : « on a FAIT Bali et Sumatra », Untel dit « on a FAIT le Pérou et Valparaiso », Untel se gausse des ci-devant et dit : « on a FAIT la Thaïlande, la Malaisie, la Mongolie, le Pakistan, la Turquie, on a FAIT l’Australie, le Soudan, Madagascar, on a FAIT les STATES et N.Y, on a FAIT le Canada, le Mexique et le Brésil », et en définitive, on aurait bien plutôt dit ce qu’on N’A PAS FAIT. Partout c’est le Grand Carrousel, la Grande Roue, les Montagnes Russes, partout c’est la Cour des Miracles, on s’étonne de SOI, on est un brin épatés d’avoir FAIT TANT DE CHOSES et on se jure qu’on recommencera, qu’il n’y a que les pleutres qui restent les « deux pieds dans la même chaussure », qu’on volera dans des jets étincelants qui sèment derrière eux leurs longues traînées blanches poudrées des étoiles givrées du kérosène. Oui, c’est le prodige de la Mondialisation, plus un seul coin de la Terre ne doit demeurer inexploré. La Terre, il faut la retourner à la manière de la calotte du poulpe, en disséquer les moindres viscères, en désocculter le moindre secret. On a dit qu’ON FERAIT, on FERA !

   Aujourd’hui, par exemple, ON FAIT Venise, sous toutes ses coutures s’entend. On descend de l’immense ferry blanc aux innombrables étages, on dirait un mille-feuilles. Le ferry est bien plus haut, plus imposant que les palais de la Lagune. Ça remet un peu les choses à leur place. Alors commence le grand charivari, la performance quasiment sportive, on oubliera momentanément son arthrose, sa goutte, on effacera ses cheveux blancs, on regagnera quelque jeunesse perdue. Menu de la journée : on visite l’Île de San Michele ; on emplit ses yeux des façades colorées de Burano ; on s’extasie devant la porte ouvragée du Palais des Doges : on flâne rapidement sur le Campo del Ghetto Novo ; on franchit, à la queue leu-leu le Ponte Dei Tre Archi à Cannareggio ; on traverse les Jardins Papadopoli du quartier de Sante Croce ; on déguste une crème glacée au Caffè Florian : on FAIT la Place Saint-Marc dans sa diagonale, parmi l’envol gris des pigeons ; on rejoint enfin son Havre de Paix, l’immense HLM blanc où un cocktail nous attend avec ses petits parapluies chinois colorés, perchés tout en haut des verres givrés ; puis on ira s’ébattre dans la « Grande Piscine Bleue », on dirait un lagon de Polynésie ; on fera la queue au « Restaurant des Îles », puis on regagnera la bonbonnière de sa cabine avec, dans la tête, sur son étroite couchette, plein de rêves d’enfant et le défilé de tout ce qu’ON AURA FAIT, s’animera sur la toile blanche de son inconscient. On aura bien mérité de la Patrie Mondiale !

 

   Scène II : Andantino

 

   Loin, la foule des Touristes pressés, loin le « bruit et la fureur ». Segreto a longtemps déambulé dans la Venise inquiète, dans la Venise livrée aux yeux des Curieux. Il a marché au hasard, sans plan ni idée préconçue, simplement une avancée à l’intuition, la recherche d’affinités, l’espérance de trouver un lieu qui convienne au silence qui l’habite, au recueil en Soi dont il est l’unique dépositaire depuis de longues années déjà. Toujours Segreto (son nom en porte le témoignage) a cheminé le long de Soi, dans le secret du jour, dans la lumière aurorale, celle qui convient le mieux à l'intimité dont il est, en quelque sorte, le miroir. Jamais il n’a aimé l’agitation des groupes, les éclats de la fête, le tumulte partout répandu qu’il ressent comme un genre d’insulte faite à la Terre, une manière de coutre qui la violenterait et l’on ne verrait plus que des racines retournées griffant l’air de leur insondable désarroi. Ce que pense Segreto en son for intérieur, c’est qu’il n’y a pas de plus grande joie que de SE rejoindre quelque part où cela chante, où cela murmure, où une eau de source clapote avec discrétion et exactitude. Tout alors va de Soi, l’on n’est plus séparé, on est une seule ligne continue, pareille à l’horizon du matin qui repose entre la nuit et le jour, un instant d’éternité à vrai dire.

   Ce que Segreto aime par-dessus tout, ces ruelles étroites où nul ne se rencontre, que ces pavés de schiste gris que lie un ruban de ciment blanc. Ce qu’il aime, la fuite noire d’un chat dans la nuit d’un soupirail. Ce qu’il aime, ce linge pendu sur des fils à même la rue, ils sont l’emblème du simple, de la réalité quotidienne, de la vie en sa mince levée, dans son architecture originelle. Ce qu’il aime, ces façades usées par la lèpre du temps, elles sont belles à force de vieillesse, de retrait en soi, de presque disparition. Ce qu’il aime, les portes closes, aveugles, les hautes maisons aux pignons triangulaires, les grilles de fer forgé aux fenêtres, ce sentiment de désolation qui est réassurance pour l’âme qui sait voir les choses adéquatement, en sonder l’inestimable profondeur. Pour Segreto, ces ruelles du Quartier Dorsoduro, ces petits riens sont bien plus précieux que ces prétentieuses constructions qui ont pour nom « Basilique Saint-Marc», « Palais des Doges », « Campanile Saint-Marc », ce sont là les illusions dans lesquelles se précipitent les Ingénus, se hâtent les Candides. Ils disparaissent à même ces édifices de carton-pâte, se pensent eux-mêmes objets face à des objets. Fascinés, ils oblitèrent le plus précieux de ce qu’ils sont, ou de ce qu’ils devraient être, des Chercheurs d’Absolu. Or, l’Absolu, à défaut de jamais pouvoir le trouver dehors, ils le portent en eux, identique à une flamme invincible, ils en ignorent la Présence simple et belle.

    Ce que Segreto aime, cette évidence d’une rue sans affèterie, d’une rue telle qu’en elle-même, cette Calle de l’Aseo qui se déroule selon les mystères d’un labyrinthe. Mais, ici, nul besoin d’un fil d’Ariane pour s’en extraire. Bien au contraire, y demeurer est demeurer en Soi là où se situe le plus précieux de la personne humaine, cette coïncidence de Soi à Soi qui est l’image la plus brillante à laquelle puisse prétendre toute conscience en quête de son être. Sur la gauche, une fontaine de lave grise n’égrène nulle eau qui tirerait sa fierté de son jaillissement. La fontaine est belle en soi à simplement figurer en tant que symbole d’une eau lustrale à laquelle s’abreuvent les Droits, les Purs, ceux dont le regard porte loin, les Visionnaires.

   Un Homme, un seul, ou bien plutôt son Ombre glisse furtivement sur la pierre du seuil, il n’en demeure qu’une mémoire grise poinçonnée à même la pierre de son habitation. Tout au bout de la ruelle, un rectangle plus clair délimite un Passage qui donne sur le Rio de Ca’Foscari, son eau couleur de zinc, son faible clapotis pareil aux derniers soubresauts d’une longue tristesse. 

   Maintenant, comme s’il était parvenu au terme d’une quête initiatique (la seule vraie est bien évidemment celle de Soi puisque l’Autre n’est jamais que son propre écho, son intime redoublement, son ultime réverbération), Segreto n’est plus qu’une vague Silhouette apparaissant dans un étrange clair-obscur poudré d’or et de vermeil, une teinte « spirituelle » si l’on veut. Les grains de lumière sont une brume diaphane qui le font se confondre avec la perspective de la ruelle, la couleur saumon et grège des maisons, la clarté du ciel de la Lagune qui est ce plomb mystérieux posé sur les riches Demeures Patriciennes, sur les Palais ducaux.

   Il y a, en Segreto, dans le pli le plus immédiat de lui-même, l’étrange et bienheureuse fusion du Soi en ce qui n’est pas Soi mais le devient au seul prix d’une prodigieuse métamorphose. L’image qu’il donne de lui semble la réplique parfaite de la toile du génial Rembrandt « Philosophe en méditation ». Même climatique de lumineuse feuille morte, même impression d’une Sagesse qui semble venir du fond des âges. Même attirance fusionnelle pour le Secret.

   Au loin, parmi les faibles clapotis de l’eau de la Lagune, le mugissement d’une corne de brume. Un haut bâtiment blanc avec sa cargaison d’Âmes par pour d’autres destinations :

 

Terre de Feu ?

Pôle glacé du Septentrion ?

 Îles bleues du Péloponnèse,

sur les traces du valeureux Ulysse ?

 

Qui sait ?

Tous les voyages

ne mènent qu’à Soi !

Seul le Voyage compte,

nullement le but.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 novembre 2022 6 19 /11 /novembre /2022 10:14
« Au vent mauvais »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude. L’on se sait pourquoi, mais c’est ainsi, l’inquiétude suinte de chaque pore de la peau, fait ses flaques dolentes. Alors, tout le jour durant, l’on ne pourra se distraire de Soi. Alors, les heures passant, l’on sentira comme une ombre maléfique glisser tout le long de son corps, se donner pour le Soi lui-même, comme si, de toute éternité, une nasse d’inquiétude nous était tendue qui n’attendait que notre chute. Or, lorsque les mailles de la nasse sont serrées, je vous le demande, comment pourrait-on s’en extraire autrement qu’en déchirant son esquisse de chair, en réduisant ses propres membres à la dimension de l’illisible fragment ? Consentir, en quelque sorte, à rejoindre sa part de Néant, à s’immerger dans une Nuit sans bord, à connaître l’étreinte maléfique de l’Ombre. Oui, ce sentiment « d’in-existence » est éprouvant au plus haut point, mais « exister » n’est-ce point seulement au risque de mourir, de s’absenter de Soi définitivement, de rompre les amarres avec tout ce qui nous relierait à quelque chose de sensé : la feuille se détachant sur le clair du ciel, le visage aimé, le poème en son altière tenue, l’aura des dieux au plus haut de l’empyrée ? Tout est présent à quoi on s’attache comme s’il s’agissait d’un éparpillement du Soi, ici une main se levant dans l’azur, là un pied avançant sur la poussière du chemin, là encore l’étrave de notre visage s’enfonçant dans les couches d’air dense, on dirait la consistance d’une ouate et il faut se battre contre le Réel afin d’en distendre les liens, d’y creuser le tunnel d’un possible pour-Soi.

      Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude. Et ne croyez nullement que je me complaise dans cette redondance de l’énonciation qui, pour vous, sans nul doute, deviendra vite mortelle. Mais la Mesure de Thanatos, il faut lui tirer un pied-de-nez, l’affronter depuis la plus grande hauteur, l’acculer à n’être qu’une chose illisible parmi les choses illisibles. Car, vous le savez bien, tout est illisible qui vient à Soi, tout n’est qu’apparence, illusion, manière de théâtre où s’agitent quelques spectres qui ne sont jamais que les projections de nos singuliers imaginaires. Vous, Lecteur, Lectrice, que j’imagine penchés vers vos écrans bleus, déchiffrant ma laborieuse prose, pas plus que moi vous n’avez de consistance. Je vous adresse un mot que vous recevez dans la conque de votre tête mais il s’ensuit un étrange clapotis pareil à une goutte d’eau résonnant dans la gorge d’un puits lorsqu’elle atteint l’ultime de son trajet, cette nappe, cette onde qui ne sont qu’un miroir où échouent les songes, les mirages de l’humain. 

   Rien n’existe qui puisse trouver confirmation d’une quelconque présence. Å la rigueur, nous pourrions alléguer la mise en vis-à-vis de nos consciences respectives s’éprouvant dans une relation dialogique, chacune s’accroissant de la dimension de l’autre. Mais, à peine énoncées, nos consciences s’effacent de notre commun horizon comme si, jamais, elles n’étaient venues au jour. Au vrai, avez-vous déjà saisi votre conscience, avez-vous pu l’habiller d’une forme, l’entendre énoncer le moindre verbe ? Oui, je sais la fameuse « voix de la conscience », elle est identique à un château de sable qui s’effrite à mesure que le flux du monde vient en battre le socle. Seul le Rien se rend tangible à l’aune précisément du Rien qu’il est, qui creuse sa vacuité au sein de nos anatomies, vortex où tout disparaît sans aucun motif de retour.

   Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude, dis-je pour la énième fois et ceci habitera d’une manière si insistante les circonvolutions de votre matière grise que, jamais plus vous ne l’en pourrez déloger. Là, seulement, vous éprouverez la possibilité de votre conscience au sein de laquelle un dard de feu la clouera sur la planche ontologique, laquelle, comme chacun le sait, est enduite de savon, ce qui, conséquemment, vous obligera, tel le bon Sisyphe, à « remettre vingt fois sur le métier » votre ouvrage de vivre, à hisser votre caillou tout en haut de la montagne puis recommencer jusqu’à ce qui constitue votre Infini, ce dernier souffle qui sera votre ultime manifestation, peut-être la seule qui aura jamais eu lieu! Et maintenant nous sommes parvenus au point où la rencontre doit se donner sous les espèces de l’image, ce « re-présenté » qui n’est qu’un avatar d’une supposée réalité.

   Je ne sais pas sur quoi « Tourmentée » fait fond. Réel, imaginaire, rêve éveillé ? Mais peu importe, le problème n’en demeure pas moins entier quel que soit le mode de donation de qui-elle-est. Imaginez ceci : un mur gris, indéfinissable, comme une aube traversée de brume dont on se demande si elle sera suivie de jour, de clarté, fût-elle faible, ou bien si elle retournera à la nuit. Donc un mur de format carré qui n’autorise nulle fuite. Pareil à un lopin de terre clôturé dont nul ne pourrait s’exiler. Tout est si serré dans le cadre étroit de cette troublante narration. S’enlevant sur ce fond, à moins que ce ne soit le fond lui-même qui en exsude la troublante effigie, l’image d’une Figure Féminine en sa plus austère manifestation, précédemment nommée « Tourmentée ». Une présence dont on n’aimerait qu’elle se révélât, un soir de décembre, dans le sombre corridor d’une étroite venelle. Le casque des cheveux est de rouille et de feu, comme si une combustion interne en animait la teinte. Une manière de « buisson ardent », qui, bien plutôt que de révéler le Dieu Éternel, en serait la haute négation, à savoir ces flammes rugissantes qui brûlent les âmes impies dans les coulisses du Tartare. Un visage, mais quel visage ! Un triangle de cire qui fait penser au masque mortuaire de ce très cher Blaise Pascal flottant entre deux infinis, le Grand, le Petit et menaçant de ne connaître ni l’un ni l’autre. Oui, c’est bien l’emblème de la Mort elle-même, de la Camarde, de la Grande Faucheuse aux altruistes dispositions. Combien cette épiphanie est tressée de la vannerie du Tragique le plus haut !

    Tout y est anguleux, tout y est destiné à ne connaître que les plis d’une prochaine disparition. Sourcils charbonneux, yeux de suie profondément enfoncés dans leurs orbites, reflets des plus sombres desseins. Le nez est droit, long, dépourvu de quelque atténuation qui eût pu en adoucir les traits. Nez en surplomb de lèvres étroites, biffées de noir, situées juste au-dessus d’un menton à la géométrie fermée. Quant à la climatique générale de la peau, elle est tout simplement un genre de terre amorphe, inerte, pareille à ces argiles mortes des tourbières, à ces lagunes des mangroves où ne clapote qu’une eau sans devenir. Et n’attendez nullement de la vêture qu’elle vienne tempérer le décor, a contrario, elle ne fait qu’en accentuer le drame. Un haut aux manches courtes à la teinte indéfinissable, un vert de nature triste si l’on veut, un vert de sombre désespoir tenant, tout à la fois, du vert d’Eau en sa longue monotonie, du Lime en son éclat assourdi, de Prairie avec ses zones d’ombre. Le tout cerné d’un liseré Réglisse qui semble n’autoriser nulle échappatoire, comme si le buste de Tourmentée était aliéné à même le linge supposé la protéger, la mettre à l’abri des dagues et des griffes de l’extérieur. Quant au pantalon, il se décline sous tous les tons du violet, du sombre Indigo à Lavande, faisant de longues haltes dans cet étrange Violine qui n’et sans évoquer les affres de la mélancolie, sans dresser la perspective du corridor vide de la solitude. Mais ce qui frappe le plus, c’est la posture de Tourmentée, tête posée sur le haut de son genou dans un geste d’abattement, la chute grise de son bras le long de son corps dont on suppute qu’il pourrait bien s’en détacher sous l’action du moindre souffle d’air.

   Cette représentation est, à l’évidence, enclose dans le plus haut tragique qui se puisse concevoir. La peinture est traitée dans un expressionnisme si radical que les couleurs, excédant la forme du Modèle, prennent le dessus comme son existence même est réduite à n’être qu’un combat, un affrontement de couleurs plus violentes les unes que les autres. Certes, nous ne connaissons nullement les motivations de l’Artiste lorsqu’elle s’est saisie de ses brosses et qu’elle a couché sur la face livide de la toile cette fulgurance colorée, ce tourbillon chromatique des plus funestes, ces cernes noirs qui sont identiques à des rayons venant en droite ligne du Domaine des Ombres, là où toute vie se résout à n’être plus que cendres fouettées par un « vent mauvais ». Et ce vent nous porte naturellement en direction de la mythologie mésopotamienne dans laquelle « les vents mauvais, aussi appelés imhullu, sont au nombre de sept. Il s'agit du vent mauvais, du tourbillon, de l'orage, du vent quadruple, du vent septuple, du cyclone et du vent incomparable. Ils sont souvent assimilés aux sept esprits mauvais. » (Wikipédia), et ce vent nous indique ce « Vent d’Automne » verlainien chanté de si belle et si triste façon :

 

« Les sanglots longs

Des violons

De l’automne

Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

 

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l’heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure.

 

Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Ce poème, paru originellement dans la section « Paysages Tristes » est une manière d’ode à la Mélancolie qui, sans doute, est l’un des thèmes de prédilection des Poètes de tous les temps, dont Edgar Allan Poe disait :

 

"La mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques"

Cette note inquiète de la Mélancolie est très nettement perceptible dans l’œuvre de Barbara Kroll et, en ceci, son traitement, quoiqu’expressionniste à première vue, possède ce caractère saturnien affirmé qui pourrait l’amener à être interprété en tant que Poème s’inscrivant dans cette même veine. Alors, ici, comment ne pas citer « l’Épigraphe pour un livre condamné en 1857 » de Charles Baudelaire à propos des « Fleurs du mal » :

 

« Lecteur paisible et bucolique,

Sobre et naïf homme de bien,

Jette ce livre saturnien,

Orgiaque et mélancolique… »

 

   Mais, à défaut de « jeter » cette œuvre à la rhétorique aussi puissante que glaçante, image de l’Humaine Condition lorsque, renonçant provisoirement à ses certitudes, elle vacille sur son socle rongé par le temps et les assauts de la tristesse inhérente à tout cheminement sur Terre, nous illustrerons la fin de notre article par cette gravure d’Albrecht Dürer, si belle en sa vérité : « Melencolia I », qui certes « donne à penser », à penser profondément.

« Au vent mauvais »

Source : Wikipédia

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5 novembre 2022 6 05 /11 /novembre /2022 09:24

 

     « De toutes manières, l'acte de réflexion, au lieu de se constituer en méditation athlétique où il ramasse ses forces pour les engager plus rudement, se dégrade alors en contemplation narcissique de ses propres formes. »

 

« Traité du caractère » - Emmanuel Mounier

 

*

   Sait-on pourquoi l’on entre soudain en contemplation ? Les motifs de contempler sont si rares. Et pourtant, qui n’a jamais contemplé demeure pour toujours sur le bord d’une évidente joie. Ce geste de retour sur soi est tellement empreint de pure grâce qu’à simplement vouloir l’évoquer, la plupart du temps, ne se présentent que de l’indicible, de la difficulté et son être semble se dissoudre à même son immédiate carence. Un genre de flottement infini qui nous disperse tant que nous n’avons plus de centre, que nous errons au large de qui-nous-sommes sans possibilité aucune de rejoindre notre propre logis. Exilés de notre singulière essence, nous ne savons plus, au juste, ce que sont les choses, comment elles viennent à nous, de quelle manière nous pourrions nous en saisir afin de ne demeurer dans ce sentiment de solitude abyssale qui, tout à la fois, est notre bonheur, tout à la fois la mesure d’une perdition dont nous pourrions bien ne jamais ressortir. Mais parler en termes généraux, s’il s’agit bien là du style le plus approprié à l’esprit même de l’acte de contempler, s’exprimant en allusions et en termes abstraits, nous laisse sur notre faim au motif que nous souhaiterions nous sustenter de plus substantielles nourritures. Pour cette raison, qu’il nous soit permis d’en approcher la forme à l’aune de trois variations qui en dressent la possible silhouette.

      Paysage - Vous êtes seul face au paysage dont il faut bien dire qu’il est « sublime », non au sens contemporain dévoyé au titre de la relativité ambiante, non bien plutôt dans sa connotation romantique ouvrant la dimension d’une poétique. A la manifestation de la contemplation, il faut ceci, la dimension d’une nature exacte, inentamée, libre d’elle, au sein de laquelle la liberté humaine trouvera sa propre mesure. Deux solitudes se faisant face dans une confiance réciproque, dans un échange du même. Nulle différence de qui-Vous-êtes à Qui-elle-est. Y en aurait-il une et ce qui prétendait à l’harmonie se trouverait projeté dans une manière de discordance si vive que le paysage s’annulerait à même sa propre vacuité, conduisant le Voyeur- que-Vous-êtes à sa perte. De façon à entrevoir un fragment de cette contemplation, nous ne disposons guère que de l’outil, toujours indigent, de la description, tout sentiment intime tremblant toujours de se voir découvert, donc trahi.

   Le ciel est clair, transparent comme s’il était le signe des espaces infinis, là où seule l’Éternité peut trouver lieu et place. Un nuage léger au plus haut, à peine la présence d’un flocon. L’horizon : une ligne brisée de montagnes qui s’efface au loin dans la plus grande douceur. Le soleil est une vague tache blanche, une lueur non encore assurée d’elle-même. Des collines d’herbe claire, rase, se prolongent en une ligne de conifères plus sombres. Puis, dans le demi-cercle d’une ligne noire, le miroir d’un lac où se reflètent, dans une sorte de mirage, les plus hauts sommets. L’eau est calme, lumineuse, elle porte, tout à la fois, la dimension du ciel, le mystère de l’inaccessible profondeur. Seules quelques racines aériennes émergent de l’onde comme pour en ponctuer le calme, le dire sur le mode mineur. Au premier plan, une courte forêt d’herbes aquatiques dresse ses herses pacifiques.

   De tout ceci vous êtes empli avec respect et pudeur. Jamais de hiatus entre Celui qui est droit et la Nature qui est donatrice de vie. Une unique respiration, un identique battement de cœur, une rencontre au sein des affinités. Vous-qui-contemplez ne le pouvez qu’à vous fondre en elle qui vous accueille au plein de sa vérité, de sa multiple et belle donation. Vous ne contemplez qu’à être à votre tour contemplé. Qui, mieux que cette Grande et Immémoriale Sagesse, pourrait s’acquitter de cette tâche avec plus d’amour, de gratuité, de générosité ? Afin que la contemplation ne se compromette en quelque vénéneux solipsisme, il lui faut cette profondeur d’écho, cette perspective d’entente, cette étendue d’écoute. Nulle autre alternative que celle de l’Homme-Nature, que celle de la Nature-Homme. Il y a des évidences, des truismes qu’il faut bien consentir à porter au jour, comme si la répétition pouvait trouver enfin son empreinte dans le morceau de cire malléable à l’infini de l’humaine condition.  

   Peinture - Quelle meilleure suite à donner au Paysage que de se porter sans délai, par exemple, auprès d’une œuvre de Paul Cézanne : « Nature morte à la mangue verte ». Pourquoi ce choix ?

Eh bien la description s’essaiera à en justifier la présence. Vous êtes dans la salle silencieuse du Musée, face à face avec l’œuvre sans que quelque chose que ce soit ne vienne s’y immiscer, pas plus un autre Visiteur, qu’un bruit ou une trop vive lumière, toute réalité qui s’interposerait serait de trop dans le dialogue que vous entretenez en silence avec la Nature Morte. Ce fond bleu où les traits de pinceau sont visibles, cette nappe grège aux multiples et harmonieuses variations, cette assiette nervurée d’une ligne de couleur, la mangue qui y repose, le citron en son éclat jaune, les trois pêches à la teinte chaude, lumineuse, tout ceci vous atteint au plus profond, en cet endroit mystérieux où, d’une façon quasiment alchimique, rien ne s’y résout qu’en une métamorphose qui est le lieu même de vos aspirations les plus pures, là où votre ardeur culmine, là où, prolongé au-delà de qui-vous-êtes, vous vous agrandissez d’une nouvelle dimension, vous vous déployez tout comme la plante sous l’amicale poussée de la lumière. Vous n’avez nullement quitté des yeux cette scène de fascination et de plénitude. Cette Nature Morte, en quelque façon, était la Compagne depuis longtemps recherchée, enfin trouvée, offerte par le Maître d’Aix-en-Provence. La contemplation portée à son acmé est ceci, fusion de Soi en cet Autre qui, au terme de la vision, sera partie intégrante de qui-vous-êtes, sans qu’aucune dette ne vous attache à elle, unique geste d’oblativité, de donation au regard de qui en sait recevoir la plurielle et indépassable obole. Et, maintenant, sans qu’un quelconque souci de gain hiérarchique en guide le motif, il nous faut en venir à l’image du Nu en sa plus belle figuration.

   Nu - Contempler ce superbe Nu que nous offre la photographie d’un Nu. Cette image décrit si bien la scène que vous attendiez que vous ne pourriez vous en soustraire qu’au prix d’un vif dépit. Sans doute, tout n’est-il sujet à contemplation et l’on comprendra aisément que la scène domestique cent fois croisée dans sa verticale contingence ne suscite en nous qu’un désintérêt sans fin, et ceci n’est rien que de plus normal. Si la contemplation demande l’intime, le discret, le simple, le repli sur soi d’une réalité cernée d’imaginaire, alors nous pouvons dire qu’ici, tous les ingrédients sont réunis pour que la magie opère. La pièce baigne dans un merveilleux clair-obscur. L’ambiance est feutrée, un genre de rumeur d’aube avant que le jour ne s’annonce. Juste un angle de fenêtre, c’est-à-dire, une visée du Monde sur le mode du clin d’œil, à peine un battement de cils. Dans le tamis de clarté, l’accoudoir incurvé du fauteuil, son pied de métal luit faiblement, les lames du parquet teintées d’une vaporeuse cendre grise. Sur le devant du fauteuil, sur une plaine de laine généreuse, l’empreinte noire d’une vêture. Au centre de la scène, pareille à une statue antique qui serait éclairée de l’intérieur, le calme surgissement de la chair d’ivoire du Modèle.

   Femme-Fruit. Femme-Mangue pour rejoindre la toile de Cézanne. Femme-Paysage pour jouer avec la montagne que reflète le lac. Femme-Monde pour dire la joie sans ombre, l’éclat qui nous submerge à apercevoir ce don de la Vie en sa « Multiple Splendeur » selon la belle expression d’Émile Verhaeren. Alors, serait-ce la dimension humaine qui serait à même de réaliser au-delà de toute parole le geste de contemplation au terme duquel nous serions comblés à seulement franchir le sans-distance de Soi à ce qui-n’est-Soi mais, soudain, se confond avec notre propre existence ? Oui l’Humain, en son inestimable valeur, plus encore que l’Art, plus encore que le Paysage nous saisit, nous transit au point de savoir ce qu’être humain veut dire en ces temps d’aride inhumanité. Seule la Contemplation peut encore nous sauver du désespoir ambiant. Si, de la place que nous occupons qui, parfois est si étroite, nous nous portons en direction du beau Paysage, de la belle Œuvre, du beau Modèle, en un mot vers la BEAUTÉ, alors nous pourrons nous inscrire en faux contre l’assertion d’Emmanuel Mounier, dépasser notre constitutionnel narcissisme et trouver en des Formes dignes d’être considérées des motifs d’espérer.

 

Que viennent à nous les Choses Belles,

leur accueil sera notre plus grand bonheur !

De ces choses, non seulement

nous en avons besoin sous la justification

d’un désir constitutif, ce qui, déjà,

serait tout à fait sensé,

mais bien plus au motif que

les sillons de Beauté creusés en nous

se donnent comme mesure vitale.

Oui, toute vie accomplie

est Contemplation.

 

 

  

 

 

 

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 09:55

   Souvent, au plein de mes multiples errances, ai-je trouvé, avec un frisson de plaisir, Une parmi Celles dont j’attendais qu’elle comblât, au moins provisoirement, mon existence nomade. C’est alors une vraie félicité que de parcourir le Monde selon toutes ses latitudes, d’y espérer, ici, une Fille à la peau soyeuse, là-bas une Jouvencelle penchée sur le bord de quelque fontaine. Pouvez-vous imaginer combien l’on se place toujours sous la férule de ses propres inclinations ? Jamais l’on n’échappe à qui-l’on-est. Parfois une brusque sortie dans la lumière des choses, parfois un soudain éblouissement et l’on revient aussitôt en sa propre demeure, là où cela murmure, là où cela chante et invite au repos. Sachez-le, afin que votre étonnement soit circonscrit à son cercle le plus étroit, je suis un Romantique qui ne vit que de ses propres rêves, un dormeur debout, si bien que Vous, dont je vais parler, n’êtes peut-être qu’une image, le vers d’une poésie, un fragment d’anthologie surgie d’un des maroquins de ma bibliothèque.

   Mais puisque, en réalité, vous ne savez vraiment qui vous êtes, quel est votre profil, quel est le style de votre silhouette, quelles tendances vous disposent dans le maquis de l’exister, laissez-moi vous dire selon le penchant de ma fantaisie. Je vous imagine sur le bord d’un rivage radieux, habité d’une haute lumière, Vous, la recevant au plein du visage, comme si vous souhaitiez la mieux connaître, la mieux posséder en quelque façon et je conçois sans peine que cette clarté ne vous illumine de l’intérieur, ne tapisse la tunique diaphane de votre corps, n’en fasse une lanterne magique qui, jamais ne s’effacerait, pour quiconque en aurait rencontré la fabuleuse image. Observant l’aura qui vous détoure et vous rend presque transparente, une manière de luxueuse naïveté, de juste innocence, vous m’apparaissez telle cette Petite Sirène du port de Copenhague, son corps de bronze poli éclaire jusqu’au mystère de la nuit.

   Et puisque nous voici en terres danoises, poursuivons donc notre périple jusque sur ces beaux rivages des Møns Klint, ces merveilleuses hautes falaises blanches, on les dirait le jeu de quelque Dieu occupé à sculpter des rêves de talc et d’écume. Combien de fois, ramené au plus près de qui-je-suis, ai-je parcouru leur estran semé de galets gris lustrés par les vagues, en-moi-hors-de-moi, en partance pour un ailleurs qui n’était jamais que ma proche périphérie, que la projection de mes songes sur ces murs vertigineux que je parais des plus purs prodiges. Nulle promenade qui ne s’ornât des jeux subtils d’une poésie, nul pas qui ne s’accomplît sous la conduite de ces Romantiques Allemands qui, chaque heure qui passe, marquent d’une pierre lumineuse les bornes de mon Destin. Les citer tous serait un ineffable bonheur, mais il me faut retenir quelque secret pour la suite. Déjà je vois vos lèvres gourmandes s’entrouvrir sur les friandises du jour. Et la lumière, cette lumière si pure, si haute, vous transfigure, faisant de Vous, à n’en pas douter, la Déesse que toujours vous avez été, qui ne connaîtra ni les limites du temps, ni les contraintes de l’espace. Le lieu que vous occupez est si singulier qu’il fait reculer dans l’ombre tout ce qui pourrait venir en contrarier la naturelle exposition.

   Mais que je vous dévoile enfin telle que vous êtes. Je reconnais l’étrangeté de mon projet, vous dire, Vous, plus réelle que vous n’êtes à vous-même, vous dire en votre exception. Se connaît-on jamais ? Quel miroir nous dira donc notre vérité ? Notre conscience est-elle la mieux armée pour déchiffrer le continent obscur que nous sommes à nous-mêmes ? J’entreprends sur-le-champ l’audacieuse mission de vous livrer votre essence la plus accomplie à partir de mon regard qui, certes est éloigné, mais s’agrandit précisément de cette distance. Trop près, les choses nous aveuglent, trop loin elles échappent à notre vision. J’espère la juste distance qui me situe près de vous, cependant en vue de qui-je-suis. Car il faut cette double vue, laquelle partant de moi, puisse vous rejoindre sans délai, vous atteignant au creux même de votre mystère.

   Je n’aperçois guère que la plaine de votre dos. Elle est dans l’ombre. Vous êtes assise à même la plage de galets, tout à la vision de ce qui vous fait face : la lisse rumeur du vaste Océan, la neuve courbure de la lumière, un rien qui pourrait se lever à l’horizon et vous dire un secret jusqu’ici dérobé à votre longue patience. La lumière, la belle lumière fécondante glisse sur la diagonale de votre visage, glisse le long de votre bras droit et éclaire les interstices entre les galets. Vous êtes immobile, contemplative, comme fascinée par ce qui vient à vous avec douceur, discrétion. En quelque manière, en ce jour nouveau, vous naissez à vous-même, vous inaugurez ce Monde lointain et proche à la fois.

 

Ce Monde au-delà de vous qui est question

Ce Monde au-dedans de vous, qui est question

Car exister est questionner

 

   Sur la nuée anthracite des galets, un livre est posé. Un livre ouvert. Ses feuillets en éventail que la clarté rend immensément présents, le regard s’y accroche, le regard s’y abîme dans la pliure de la joie. Bien évidemment, je ne peux savoir quel est leur contenu, je ne peux prendre acte des milliers de signes minuscules qui y courent avec toute la charge de sens dont ils sont investis. Je peux imaginer seulement, faire quelque hypothèse qui me posera en personne, mon ego, en quelque manière effaçant le vôtre.  C’est toujours une douleur en même temps qu’une réalité, notre cruel solipsisme efface tout ce qui n’est nullement lui et que reste-t-il après cette biffure ? Existerez-vous encore au moins ? M’adresserez-vous un geste qui témoignera de qui-vous-êtes ? Quand bien même ma propre réalité se superposerait à la vôtre, il me faut témoigner à la hauteur de qui-je-suis, vous prêter quelques unes de mes affinités, vous créer selon moi, car comment pourrait-il en être autrement ?

   Ce livre posé sur les galets, dont sans doute vous avez parcouru les pages, nécessité se fait pour moi d’y projeter quelques mots de ces Romantiques (vous êtes bien Romantique, n’est-ce pas ? Toute votre attitude en témoigne), qui ainsi vous détermineront à mes yeux bien plus que vos actes ne pourraient le faire. Savez-vous combien nos lectures nous reflètent, parfois même nous trahissent ? Mais je ne vous distrairai plus longtemps de ce que je brûle de vous faire connaître. Ceci, cette connaissance, sera la surface qui vous réfléchira, votre image spéculaire si vous préférez. Certes, sans doute consonera-t-elle avec la mienne, mais comment éviter ceci puisque, dans l’instant même de mon écriture, nous sommes Deux au Monde, rien que Deux et c’est le mouvement de Moi à Vous (conscient), de Vous à Moi (inconscient) qui inscrira sa légende en tant que la seule vérité possible. Je vous offre donc quelques fragments d’une Anthologie des Romantiques Allemands, ils seront le miroir commun dans lequel confondre nos images doubles.

   

   « C’est à peine si je sais encore quel fut, et où, le commencement de mon rêve ; pareil au Chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble, les figures naissaient sans cesse, les fleurs devenaient arbres, puis se transformaient en colonnes de nuages, et à leurs faîtes poussaient des fleurs et des visages. Puis je vis une vaste mer déserte, où nageait seulement le monde, petit œuf gris et tacheté que les flots ballotaient. »  

 

Jean-Paul - « Rêve de Walt »

 

   Est-ce bien vous, cette Forme Rêveuse qui scrute l’horizon, y projette la résille dense de ses désirs ? et ce « petit œuf gris et tacheté que les flots ballotaient », n’est-il le symbole de cette  nouvelle naissance à laquelle je faisais allusion il y a peu ? Êtes-vous, comme moi, un Phénix qui souhaite ardemment renaître de ses cendres ?

 

« Il vient le nouveau jour, descendu des hauteurs lointaines,

Le matin réveillé hors des lents crépuscules,

Et il rit à l’humanité, tout paré et fringant ;

De douce paix l’humanité est pénétrée.

 

L’avenir veut la dévoiler, la vie nouvelle :

On dirait que les fleurs, signe des jours joyeux,

Comblent le grand vallon de notre terre entière ;

Au loin, par contre, est au printemps la plainte. »

 

Friedrich Hölderlin - « Printemps »

 

      « Le matin réveillé hors des lents crépuscules », est-ce celui-ci dont vous attendez qu’il vous sourie, vous soustraie à « la plainte » qui, toujours, est le bruit de fond de l’humanité lorsque, portée au comble du désespoir, elle ne trouve plus de sens qu’à se précipiter, tête la première, dans le sang et la barbarie ?  Le vaste et luxurieux Monde est en proie à bien des agitations ces temps-ci ! Comment en dévier le cours, sinon à l’aune d’une profonde méditation dont le SENS sera l’amer sur lequel nous fixerons nos regards, souhaitant trouver au terme de notre réflexion une position plus éthique, plus humaine. D’un Nouvel Humanisme, nous avons grand besoin. Ceci est une urgence. Il y a des évidences qui devraient s’imposer sans qu’il ne soit besoin d’en énoncer le contenu. Vous, la Solitaire de la Fadaise, je sais que vous me comprenez. Toujours l’épreuve de la Solitude est ce qui précède les actes de haute valeur. Jamais l’Humanité n’a eu plus grand besoin de se livrer à sa propre introspection, de retourner sa calotte, de présenter une face riante qui gommerait toutes les apories. Certes, la tâche est immense. A chacun sa part !

 

   « Quel est, doué de sens, l’être vivant qui n’aime par-dessus tout, dans le miracle des apparitions de cet espace immense autour de lui, la lumière, la joie de toutes choses - ensemble ses couleurs, ses rayons et ses ondes, l’apaisante douceur de son omniprésence avec le jour et son éveil ? »                                               

Novalis - « Hymnes à la Nuit »

 

   Tout comme Novalis qui chante l’Hymne à la Nuit, mais célèbre aussi la Lumière, n’êtes-vous en quête d’une spiritualité qui vous transfigurera, dans l’instant, là, sur la plage de galets où viennent battre le gris de l’eau, ses taches d’écume ? Sans doute avez-vous besoin de cette « apaisante douceur » qui est le miel de la vie dont on ne pourrait se passer qu’à l’aune de quelque sombre mortification ? Toujours est-il temps de s’éveiller.

 

   Mais voici que se termine ma mission d’enquêteur et je vais me retirer sur la pointe des pieds, vous laissant à votre longue méditation, elle est le fil qui Vous relie à Vous, or sans ce lien intime à Soi, il n’est d’autre destin que d’errer inlassablement d’une rive à l’autre de l’exister sans faire halte à aucune, identique à ces fétus de paille qu’une crue soudaines a surpris, les emportant au loin. Au loin d’eux, des Autres et du Monde. L’errance sera alors infinie parmi les flux désordonnés des hasards et des lourdes contingences. Or Seul face à Soi, toujours nous manque l’écho de l’Autre, de Celui qui nous porte à l’être.

 

Mais je vois les signaux de l’altérité vous incliner à les rejoindre :

 

ce vaste plateau de la mer,

ce peuple de galets,

cette flaque de lumière à l’horizon,

ces pages du livre où se tiennent

les mots du langage,

ces indices de l’Autreté Humaine,

celle par laquelle nous sommes au Monde

dans le plus vif éclat qui soit.

 

Que Mon Rêve soit le Vôtre

Que Votre rêve soit le Mien

 

 

 

 

 

 

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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 09:21

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Venus de l’ombre, venus de la nuit, allant vers la nuit, c’est ainsi que se détermine notre destin, que se trace la voie dans laquelle s’inscrivent nos pas. Aujourd’hui, avançant dans la lumière, habillant nos yeux de clarté, illuminant la plaine de notre peau, nous n’avons plus souvenir de toute cette ténébreuse densité, de cette matière opaque avec laquelle nous nous confondions, avant même que nous vinssions au Monde. Sans doute, même, tentons-nous d’en biffer le souvenir, sinon la pure possibilité. Car reconnaître en soi, sa part de Nuit, ses projections d’Ombre, constitue toujours une épreuve redoutable. Tous, nous voulons figurer sur les plus hautes cimaises, là où crépitent les étincelles, là où les collines reçoivent leur brillante aura, là où les yeux s’habillent de diamant.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Cependant, il ne sera pas dit que nous accorderons aux ténèbres quelque privilège. Å l’encontre de notre belle Planète qui tourne tout autour de son axe, nous souhaitons en immobiliser le cours, exposer toujours notre visage à la clarté du soleil, effacer les ombres portées, faire se diluer la moindre poussière qui dissimulerait en elle un germe de contrariété, qui nous inclinerait à nous confondre avec cet obscurcissement dont nous redoutons qu’il ne contienne le tissu même d’un non-sens. Ainsi cherchons-nous les vastes places avec les colonnes de talc de leurs hautes statues, les vitrines éclairées des magasins, les rues parcourues par la foule mouvante et bariolée, les toiles blanches des cinémas qui font reculer les ombres, qui sont une fête de la lumière. La lumière, nous la recevons telle une sublime ambroisie, elle nous inonde de sa gaieté, elle nous caresse de son inépuisable joie.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Parfois, quand la saison avance, que le jour décline, sentons-nous, à la façon d’une brise légère, l’appui discret, mais bien présent, mais bien réel, d’une manière d’ennui que nous pensons pouvoir relier à tel ou tel événement fâcheux qui serait venu à notre encontre. Mais, en vrai, le « Mal » est bien plus profond, bien plus pervers, au simple motif qu’il est comme notre revers, le revers de cette condition humaine dont nous participons, dont bien évidemment, nous ne pouvons nous exonérer.

 

Cette soudaine lassitude,

c’est l’Ombre.

Cette léthargie qui envahit nos têtes,

c’est l’Ombre.

Cette subite mélancolie tressant

à notre front les cirrus de la tristesse,

c'est l’Ombre.

 

   Nommant l’Ombre, nous désignons ce qui nous contraint et sème notre route d’obstacles entravant notre progression. Ce qui est évident, c’est que notre geste de désignation donnant visage au « Mal », nous le rend plus supportable. Rien ne serait pire que de ne pouvoir le nommer, cette indistinction portant en soi la toujours prégnante aporie de l’inconnu. Mais connaître l’ennemi n’est nullement le maitriser, tâcher seulement de le tenir à l’écart.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

    

    Celle à qui nous attribuerons le nom de « Venue-de-l’Ombre », nous ne la voudrons seulement singulière, bien délimitée en son identité. En quelque sorte nous la désirerons Universelle, nous glissant en sa peau d’un instant à l’autre sans que rien ne soit changé de son destin, le nôtre s’inscrira en son sein à la façon dont s’emboîtent les poupées gigognes. Elle est qui-nous-sommes, nous-sommes-Elle en une unique respiration, un unique regard, une unique conscience. Ainsi, chaque fois que paraîtra Venue-de-l’Ombre , c’est de nous dont il s’agira, nous coulant dans ses différentes postures, ses mouvements, ses pensées, l’horizon qui est le sien, qui est le nôtre, sans distinction aucune.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

 

    S’il y a une égalité entre les Existants, c’est bien celle-ci, cette Loi qui nous fait tous semblables devant la finalité absurde de la posture humaine, nous sommes tous lestés du même faix, cette Ombre ultime qui prospère au loin et nous attend dans la patience, la plus ou moins longue patience, certes. Mais, au bout du trajet, tous les comptes sont identiquement apurés. C’est l’Ombre qui gagne et nous fait le don de l’Absolu. Sans contours définissables, sans nom prédiqué avec exactitude, sans visage. L’Absolu en tant qu’Absolu, ce qui, en soi est le Sans-Mesure que nous redoutons et qui, paradoxalement, nous attire, nous fascine. Nous voulons résoudre l’énigme posée par le Sphinx. Nous sommes des Œdipe qui nous ignorons. Or nous savons que la seule réponse possible « l’Homme, est une réponse franchement abyssale qui nous hante notre vie durant. Beaucoup de ténèbres, quelques éclaircies cependant.

       

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    Venue-de-l’Ombre, la voici qui se donne à voir en une sorte d’apparition semée de mystère, de réserve, de beauté en voie d’accomplissement. Derrière elle, faisant fond, une Ombre bleutée, entre Acier et Minuit, une Ombre généreuse, si vous voulez et, bien sûr, d’autant plus « vénéneuse » qu’elle se voile d’une douce harmonie. Une flaque de clarté diffuse, approximativement Turquin, germine dans les lointains. Comme un souvenir de naissance, de venir au Monde, de sortie du Néant.  Des limbes encore visibles tissent leurs fils d’Ariane, ceux qui, une vie durant, lui rappelleront le lieu de sa venue, cet insaisissable dont elle sera toujours traversée, cet invisible continûment accolé au visible comme la dette que celui-ci, le visible, a contractée vis-à-vis de celui-là, l’invisible.

  

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    Venue-de-l’Ombre est debout au milieu de sa Nuit, pareille à une Princesse Orientale. Un bras est relevé, en forme d’anse d’amphore, au-dessus de sa tête. Seul, l’abri de sa main plus claire se laisse percevoir. La chevelure est brune, simple continuité de la Nuit, à peine émergence. Le visage est partagé en deux parties égales, la gauche est inapparente alors que la droite donne site à une joue claire, un œil aux aguets, ceci se continuant par les deux cordes du cou qui se prolongent en un V que referme le noir du corsage. Le bras droit, à peine éclairé, rejoint la zone d’Ombre. Une chemise bleue cerne le corps, fait le lien avec toute une zone d’indistinction.

   

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    C’est comme la visitation d’une image dans le bleu du rêve, un subtil poudroiement dont la délicatesse estompe une impression qui pourrait être obscure, emplie de morosité, versée au sentiment du tragique qui nous habite et nous fait nous courber sous le poids du destin. Dans une manière de joie simple, Venue-de-l’Ombre arrive à nous selon une esthétique si évidente que nul ne pourrait y deviner les signes d’un quelconque chagrin, la trace d’un tracas, quelque perte à l’horizon de l’être. Certes sa parution s’effectue sous le symbole d’une ambivalence qui pourrait nous atteindre et nous inquiéter. Cependant, nous ne sommes nullement dupes, mais  c’est la face de douce lumière que nous retiendrons. Car des choses qui nous visitent, si le versant de Nuit n’en peut être ôté ; le versant limpide, transparent, diaphane, c’est celui que nous choisirons, ce genre de flottement irisé de libellule à la face des eaux. Les ailes vibrent pareilles aux éclats du verre pilé dans le jour qui paraît. Le Jour !

 

La lumière croît

   

 

 

 

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27 septembre 2022 2 27 /09 /septembre /2022 10:26
Nue plus que nue

« Nu au fauteuil rouge »

Barbara Kroll

 

***

 

   C’est à vous, Nue-plus-que-nue que je m’adresse, sans intermédiaire, sans médiateur qui auraient pu faciliter la relation, me mettre, moi-le-Voyeur, à la hauteur de l’Artiste qui vous a donné le jour. Mais, au fait, peut-on vraiment dialoguer avec une œuvre, par nature muette ? Certes on le peut, mais au gré d’un monologue, d’un soliloque, ce sont les formes de la parole communément humaines puisque je soutiens que, parlant, c’est d’abord à moi que je parle et, en définitive, peut-être qu’à moi. Savez-vous, Nue-plus-que-nue, combien notre solitude est grande.

 

Solitude face à l’exister,

à l’amour,

à la souffrance,

 à la mort.

 

   Oui, notre acte de parole n'est jamais qu’une boucle, un cercle qui se referme sur lui-même, à la façon étonnante du mythique ouroboros, serpent ou dragon qui se mord la queue en une manière d’inquiétante autophagie. Sommes-nous, nous aussi, des individus qui nous phagocytons dès après notre naissance et jusqu’à notre heure dernière ? Mais je n’abuse plus de ces tristes images qui embrumeraient notre conscience et la mettraient hors de considération du champ qui, maintenant, va entièrement nous occuper.

   En guise de préambule, que je dise le motif de votre nomination. Aussi bien aurais-je pu me contenter de vous nommer « Nue », cela aurait eu au moins l’avantage de la concision, certes mais au détriment d’une perte de sens. Nue-plus-que-nue veut dire le dépassement même de votre nudité pour surgir dans une nudité encore plus radicale que celle que laisse supposer votre corps livré à l’espace, à la lumière, au vent, aux regards des Curieux.  Or qu’y aurait-il de plus dépouillé que de devenir son propre hors-mesure, de ne même plus reconnaître ce qui est enclos en ses propres limites, de faire de son anatomie un lieu de pure dépossession comme si, ne vous appartenant plus, elle pouvait à chaque instant devenir cette étrange altérité, cette insularité au loin de vous, dont vous ne connaîtriez ni le nom, ni la route à suivre pour en rejoindre le site. Étonnant sentiment, « inquiétante étrangeté » de ce qui vous était familier et qui, en un éclair, vous exile de qui-vous-êtes. Comme si vous étiez semblable à ces oiseaux de proie qui volent haut, ailes largement éployées, accomplissant de grands cercles au-dessus de qui-vous-avez-été, dont vous ne regagnerez plus la lointaine identité. Une manière de désespoir vous gagne qui devient visible à même la tristesse de votre chair, au teint de cierge de votre peau, à l’abattement de votre visage mangé par les cernes noirs des yeux, plus rien de votre âme n’y est encore visible. Et cette noire chevelure, ces cordes de suie de vos mèches, cette résille qui cerne votre visage des hautes falaises du malheur.

   Et le trait de votre bouche qu’obture la règle de votre index. Un index n’est-il pour faire signe en direction de l’avenir afin d’y déceler la lumière d’une mince joie ? Et les deux grains de café de vos aréoles, n’indiquent-ils une maternité tarie, l’impossibilité de l’allaitement, cette source de vie, cette promesse de genèse. Nue-plus-que-nue en votre ultime dépossession. Il s’en faudrait d’un iota que votre étique silhouette ne se dissolve dans les mailles captatrices du temps. Et ce mont de Vénus avec votre main qui en interdit aussi bien la vision que l’accès, n’est-il le symbole d’une féminité dévastée ? j’y suppute une steppe lissée par les vents mauvais de l’indigence. Et votre attitude inclinée comme si vous vous affaliez sous les coups de bélier du Destin, comme si la Moïra avait fomenté à votre égard les pires desseins qui se puissent imaginer. Et ces bâtons des jambes, ces terminaisons si frêles, elles ne peuvent vous assurer de quelque assise stable sur la dalle de terre, sauf une possible disparition à même son sol de poussière.

Nue plus que nue

 

                    « Grand nu au fauteuil rouge »                                 « Nu au fauteuil rouge »

                   Source : Musée National Picasso                                        Barbara Kroll  

 

      Et sans doute, vous, Nue plus que nue, ne manquerez d’être étonnée du rapprochement que je fais entre « Nu au fauteuil rouge » de Celle-qui-vous-a-donné-le-jour et « Grand nu au fauteuil rouge » de Picasso. Et n’allez point vous abuser, l’analogie ne consiste pas seulement à la mise en relation des deux titres, comme si la totalité de l’explication tenait à la ressemblance des fauteuils et à leur teinte pourpre. Non, l’homologie est bien plus profonde qui fait signe en direction d’états d’âme qui, à mon sens, sont immédiatement superposables.  Car il ne s’agit nullement de s’arrêter au niveau formel. Le Modèle de Picasso tout droit venu de la période dite du « Jongleur des formes » ne saurait trouver d’équivalence en-qui-vous-êtes et votre attitude est bien plus « sage » si je peux m’exprimer ainsi, plus résignée. Mais y a-t-il si loin de « Nu au fauteuil rouge » à « Grand nu au fauteuil rouge » ? N’y aurait-il bien plutôt d’étranges convergences ?

   La pâte dans laquelle les deux corps sont modelés a la même teinte cireuse, une sorte de chair en voie de sa corruption terminale. La chevelure est une identique moisson triste, des genres de raideurs qui s’inscrivent en faux contre la souplesse, la plasticité féminines. Quant au cri lancé par l’Égérie de Picasso, votre mutisme en est l’exact répondant. Cri, mutité deux signes d’une identique douleur. Et l’aspect flasque, liquide, du bras de « Grand nu », aurait-il quelque chose à envier à celui dont vous vous servez pour dissimuler l’amande de votre sexe ? Non, la même désolation, le même renoncement à être. Dans un cas comme dans l’autre, le sexe est biffé, reconduit à une virginité subie plus que voulue. Quant aux rameaux des jambes respectives, ils se disent sur le mode d’une impuissance et paraissent affectés de quelque hémiplégie qui ne les dispose qu’à une cruelle immobilité.

   Oui, « Nue plus que nue », j’en conviens, je viens de dresser de votre troublante effigie un portrait bien cruel, bien livré à la désespérance la plus verticale qui se puisse imaginer. Alors à ceci, il y a deux explications. Ou bien ma description est objective, fondée sur des significations évidentes qui courent dans les deux peintures, que nombre de Regardeurs ne manqueraient de noter. Ou bien mon interprétation est totalement subjective, entièrement fondée sur ma climatique personnelle, permanente ou bien liée à des événements contemporains. Je dois vous avouer que la tristesse endémique du Monde en ces jours de guerre et de dévastations de tous ordres ne m’incline guère à la mansuétude, ne me dispose guère à distiller quelque joie qui, du reste, serait bien légère, bien inconsciente.

   Bien évidemment, le Monde va comme il va et il n’est guère dans le pouvoir de quiconque d’en infléchir le cours. Pour autant, convient-il de forcer le trait, de charbonner un réel déjà bien sombre ? Oui, je crois qu’il le faut pour les Dormeurs-debout que nous sommes. Je crois qu’il nous faut nous munir du scalpel de notre conscience et tâcher de débusquer, partout où cela est possible, les germes de la tristesse et les ferments d’une juste révolte. Pour autant, il ne servirait à rien de se battre la coulpe de se flageller avec un cilice et d’offrir son corps mutilé à la sollicitude des autres Existants. Peut-être la seule chose symbolique qui nous resterait à faire, nous munir d’une lampe, avancer par les rues et clamer, tel le bon Diogène :

 

« Je cherche un homme, je cherche un homme »

 

   Pour autant, trouverions-nous l’Humanité en sa plus exacte essence ? Sans doute la trouverions-nous. Rien n’est perdu que pour ceux qui désespèrent sans raison. Il n’est jamais trop tard pour se mettre en chemin ! Merci à Barbara Kroll de nous avoir prêté cette belle peinture aux fins de faire se lever une mince allégorie. Nous regardons le Monde. Il y a encore une lumière à l’horizon.

                                   

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