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A PROPOS DE ... EXTRAITS D'OEUVRES.

 

 

  A première vue l'on peut se demander quel est la sorte d'intérêt qui préside à la publication de nombreux extraits de textes littéraires, ces derniers se multipliant à foison dans les médias les plus divers.

  D'abord, il s'agit de retrouver quelques "Grands textes" fonctionnant à la manière d'anthologies, morceaux dont nous avions perdu, en quelque sorte, la mémoire. Façon pour nous, lecteurs distraits, d'en évaluer à nouveau, dans une optique renouvelée, la profondeur ou les qualités esthétiques. Car le fragment, s'il peut pêcher par défaut dans la mesure  où il s'extrait de son contexte, ne constitue pas un moyen d'accès mineur à l'œuvre, nous dirons même qu'il la conditionne.

  Il est une façon d'aborder le livre qui, pour étrange qu'elle paraisse, n'en constitue pas moins une manière d'aimable propédeutique de son contenu, sans doute atypique, sans doute songeuse, à la dérive, ourlée d'un plaisant amateurisme mais qui, souvent, porte plus de fruits qu'escompté. Ceci consiste en une multitude de prélèvements de minuscules fragments de l'œuvre, lecture de quelques phrases, de quelques locutions ou mots épars, lesquels constituent les premières amorces d'un acte futur. Ensuite, comme pour la préparation du  pain, il faut laisser le temps au levain de faire gonfler la pâte et alors, la cuisson réalisée, la dégustation n'en sera que plus savoureuse.

  Plus que d'un nouveau mode d'approche de la lecture, une telle conduite relève davantage d'une manière de s'y prendre avec le désir afin que ce dernier, soumis à de constants attouchements, consente enfin à déployer sa propre efflorescence. La totalité du texte soumis à ces fréquentes incursions ne s'en trouvera nullement affecté, gagnant même en profondeur, le temps d'approche ayant déposé en lui nombre de futures satisfactions, d'anticipations de "petites madeleines" qui sont le vrai bonheur de la rencontre littéraire.

  Bien évidemment on peut ne pas souscrire à une telle démarche où la défloration dévoile l'objet de son désir avant même que ce dernier ait pris le temps de mûrir à l'aune d'une lecture méthodique révélant, pas à pas, les chatoiements espérés, attendus, révélés enfin ! Certes, une telle attitude est tout à fait estimable et ce n'est là qu'affaire d'inclination personnelle, d'affinités, de subjectivité en dernier ressort.

 Mais quand bien même nous en resterions à ce sautillement d'une page à une autre; quand bien même nous nous contenterions de phrases éparses, de mots disposés aux quatre vents, "d'impressions soleil levant" nous amenant d'une façon "impressionniste" sur les rivages du texte, serions-nous coupable de quoi que ce soit, serions-nous en dette vis à vis de l'auteur, de nos anciens pédagogues qui cherchèrent, patiemment, à petites touches, par minuscules fragments d'inoculer dans nos consciences natives la "noire idole", le sérum venimeux, le "vice impuni" dont Valéry Larbaud souhaitait qu'il habitât le lecteur afin que la perversité de ce dernier s'assurât d'une postérité dont toute littérature tirerait son profit. Car il n'y a jamais de faute à consommer les œuvres, fût-ce par défaut, fût-ce par excès. Raison pour laquelle Larbaud usait d'un habile oxymore, faisant le don au lecteur du vice offert de la main droite, alors que la gauche en assurait l'impunité. Merveilleux pouvoir du langage à réaliser l'impossible que la triste réalité ne saurait atteindre tellement son hémiplégie est invalidante !

  Soyons ambidextre, pratiquons indifféremment le vice et la vertu, jonglons avec les mots, les phrases, les textes. Tantôt livrés à la totalité de l'œuvre (quoi de plus gratifiant que de lire "La recherche" de Proust, sans en omettre un seul mot, sans en sauter la moindre virgule); tantôt rivés à l'extrait le plus circonscrit (quoi de plus exaltant que de se plonger dans la Première Promenade des Rêveries de Rousseau, d'en retenir la seule  phrase à l'initiale du texte :

 

"Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. " et de se laisser aller soi-même à la plus douce des rêveries qui soit, devenant le bon Jean-Jacques l'espace d'une pensée, pensée que, peut-être, l'on poursuivra, que l'on fera sienne, la disposant même à l'origine d'un écrit dont on pourrait endosser, à son tour, la paternité, ouvrant ainsi la voie royale du sens (mais que ferait donc l'art, la littérature, si ce n'est ouvrir  à l'homme de telles voies ?).

  Certes totalité et fragment jouent sur des registres différents, essentiellement quantitatifs. Mais, pour autant, jamais il ne faut oublier ce qui, dans la qualité du rare, du mince, cherche à se dire. Dire le monde est aussi bien la tâche du modeste haïku que de la somme dévidant ses cataractes le long d'une infinie multitude de signes. L'intention créatrice est toujours supérieure au reflet qui en est l'écho et se traduit le plus souvent dans son opaque matérialité. Il est bien des exemples de la poésie, de la littérature, de la philosophie où la prégnance de la signification s'illustre davantage sous la figure de l'ellipse que sous celle du texte-fleuve. A preuve les merveilleux aphorismes de Nietzsche qui constituent, à eux seuls, une totalité :

 

"Il est nuit : ah ! pourquoi suis-je lumière ! Pourquoi suis-je soif de ténèbres ! Pourquoi suis-je solitude !"

 

  Le chant de la nuit de Zarathoustra est à lui seul œuvre complète, réflexion profonde, invitation à la poésie, à la métaphysique, à la spiritualité donc au rayonnement du langage dans la nuit néantisante seulement éclairée par le lumignon de la conscience humaine.

 

 (Dans ce bref aphorisme il est remarquable que la formulation nietzschéenne ait substitué au point d'interrogation qui se serait logiquement imposé, la certitude du point d'exclamation à la manière d'une vérité indépassable.)

 

  Cette brève incise, qui n'est digression qu'en apparence, voulait simplement dire l'importance du fragment, lequel, souvent inaperçu, ne joue qu'une "mélodie en sous-sol" alors qu'il mériterait, bien souvent, de figurer à la cimaise de nos bibliothèques, à la manière des sentences qui ornaient les poutres et les solives de la librairie de Montaigne.

 

  Combien de fois avons-nous rêvé d'ouvrages constitué de fragments d'œuvres que relieraient entre eux résumés et commentaires établis par des littérateurs accomplis. Proposition en avait même été faite en son temps aux Editions Gallimard. Belle inconscience ou bien outrage à la littérature ? La célèbre Maison d'Editions n'a pas pensé devoir répondre à une telle suggestion. Pourtant il y aurait  place actuellement pour une telle publication, à condition, bien entendu, qu'elle soit de qualité. Il est de bon ton de se plaindre d'une désaffection générale de la lecture, celle-ci affectant particulièrement les jeunes générations. Mais qui donc, dans notre société pressée, prendrait le temps de lire les quelques 2408 pages de "A la recherche du temps perdu" ? L'édition en fragments successifs serait d'un abord bien plus facile et constituerait, à n'en pas douter, un encouragement à expérimenter une telle œuvre remarquable à bien des égards.

  D'ailleurs il ne sera pas dit que vous échapperez à la célébrissime "Petite madeleine", laquelle est certainement à considérer comme "la littérature-en-soi".

 

"Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir."

 

  Il semble bien qu'une certaine "éloge du fragment" pourrait répondre à la demande de "l'homme pressé" contemporain, lequel s'épuise quotidiennement à remplir un nombre incalculable de tâches. Combien retrouveraient une sérénité perdue en consacrant seulement quelques minutes de leurs précieuses journées à lire un épisode fût-il aussi bref que possible des "Thibault" ou bien de "Belle du Seigneur" pour ne citer que deux œuvres emblématiques d'une littérature aussi belle que prolifique.

  L'on ne retient des oeuvres sublimes que les fragments qui les portent à figurer dans les anthologies universelles. Il ne reste jamais d'une lecture, fût-elle assidue, que l'émergence de l'iceberg au-dessus d'une meute de glaces en débâcle. Là est la réalité de la mémoire aussi bien que celle de la fidélité de l'homme par rapport à l'art. Ce sont les nervures qui constituent l'essence des choses, non leur liaisons foliaires qui n'existent qu'à entretenir leur permanence parmi les multiples aventures de la conscience humaine.

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