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24 janvier 2023 2 24 /01 /janvier /2023 09:39
De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

Peinture : Barbara Kroll

 

***

De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

 

« La Colombe poignardée et le Jet d’eau »

Guillaume Apollinaire

 

*

 

   [Incise sur la « possibilité » d’être Poème – En réalité, nul ne sait vraiment ce qu’est un Poème, quel est son contenu, quelles sont ses règles formelles, s’il doit s’amarrer à quelque esthétique, s’il doit servir une éthique, s’il doit énoncer l’Amour ou bien le Guerre, s’il doit louer la Beauté, d’un Paysage, d’une Femme ou bien d’une Âme. S’il doit être Ode, se donner selon l’Épique, le Lyrique, où doit se situer sa césure, et le nombre de pieds sur lequel reposera son propre rythme. Je crois que le rythme, cette sorte de chorégraphie, est bien ce qui semble le prédiquer tel l’être qu’il est. Mais ceci est affaire de ressenti et, sans nul doute, de considération subjective. Et maintenant il faut en venir à son aspect extérieur, à la silhouette qu’il propose, au tableau qu’il dresse pour nos yeux. Ici je pense aux célèbres « Calligrammes » d’Apollinaire dont une image est proposée à l’incipit de cet article. Le début de cette poésie se lit comme suit :

 

« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries

Mya Mareye

Yette et Lorie

Annie et toi Marie

Où êtes-vous ô jeunes filles

Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie

Cette colombe s'extasie… »

 

   Sans entrer dans un commentaire mot à mot qui ne serait qu’un truisme, ce qui est d’emblée évident, c’est que la Forme est au service du Fond, comme si le sens était augmenté, transcendé par l’image selon laquelle la poésie se donne dans l’espace de la page. Une manière hyperbolique de signifier ses états d’âme intérieurs. Les porter au jour, pour Apollinaire, ne pouvait avoir lieu que sous cette forme de jaillissement, de pure exaltation, d’exhaussement de la graphie située au plus haut de sa capacité expressive. Et ceci est totalement admirable. Le génie de la langue rejoignant celui de la maîtrise du geste. Pour autant la forme seule serait bien incapable de signifier si l’essence même du mot n’en soutenait l’armature. La clarté du  Poème, son rayonnement, peuvent se traduire, d’une façon métaphorique, comme la coque de la noix qui ne brillerait qu’à l’aune de l’amande qu’elle contient, qui  en actualise et synthétise la totalité du sens.

 

    Rapide commentaire

 

« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries »

 

   Ici, l’énonciation continue, sans césure aucune, s’adresse, telle une imploration, à la totalité de l’être de ces personnages féminins. Il y va de l’épiphanie des visages (cette inépuisable source de l’identité humaine), mais aussi, en un seul empan de la pensée, il y va des lèvres fleuries (ces emblèmes sublimes de l’Amour, ces seuils infranchissables à partir desquels nait l’irremplaçable Langage).

 

« Mya Mareye

Yette et Lorie

Annie et toi Marie »

 

   Ici, le Poète, par le choix de sa calligraphie, place à l’avant-scène, ces Figures Féminines qui pourraient bien être les Muses qui font se lever le Verbe, le faire rayonner au plus haut de son destin. Par leur place dans le texte, Mya, Mareye et leurs compagnes deviennent des êtres clairement identifiés, des êtres de chair, si l’on peut dire.

 

« Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie »

 

   Ici, une rupture ne serait possible qu’au prix d’un affaiblissement du sens. Si le Poète veut placer sous le feu de son style la haute affliction dont ses Héroïnes sont atteintes, rien ne lui est plus utile que de lier, en une intime et unique signification, identique au flux d’un flot, aussi bien les pleurs (coefficients d’une immense tristesse), aussi bien la prière qui est le geste par lequel elles voudraient infléchir le sort qui est le leur, le porter sur une margelle bien plus lumineuse. Ici se laissent voir, avec force, toutes les ressources d’une disposition spatiale singulière des mots. Leur aspect les accomplit tout autant que le sens interne dont ils sont porteurs par essence.

 

    Une question naïve consisterait à se demander si une disposition typographique particulière suffirait à reconnaître un texte en tant que poème. Bien évidemment non car s’il en était ainsi, une simple prose indigente mimant l’aspect général de la versification, deviendrait, à son « corps consentant », Poème, ce qui ne serait qu’une usurpation d’identité.

 

De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

« La Trahison des images »

René Magritte

 

*

 

   Parfois conviendrait-il, à la manière du Peintre Surréaliste, de sous-titrer ses propres mots ainsi :

« Ceci n’est pas un Poème »

 

   Afin que l’intention, clairement signifiée, ôte à l’ouvrage toute prétention à se situer dans une dimension « céleste » alors que son extraction serait purement « terrestre », cette précaution graphique, pour n’être pas oratoire, placerait les choses au sein même de leur propre vérité.

   Le texte ci-dessous, malgré son « allure » poétique, n’est pas un poème. Sa disposition, faute de donner naissance à quelque vers que ce soit, se veut une manière de redoublement sémantique au gré d’une disposition spatiale censée en renforcer le caractère. Chaque ligne, en quelque sorte, est le lieu d’une unité signifiante que l’ensemble du texte vient confirmer et synthétiser. Il en est ainsi du langage que, parfois, il lui faut recourir à certaines inflexions pour affirmer, sinon une certitude, du moins mettre en lumière ce qui, depuis son sein, ne demande qu’à surgir à la manière d’une évidence. En réalité, le travail effectué sur ce qui aurait pu être le texte initial, modifie l’espace, en lui allouant, de facto, une valeur temporelle. Ce qui se serait énoncé selon une sorte de logique (l’écriture en pleine ligne), selon une évidente continuité, s’infléchit soudain en un énoncé dont la fragmentation cristallise, en un instant particulier, l’urgence de certains sèmes à se dire. Ceci n’est nullement perceptible d’emblée. Ceci s’adresse bien plutôt à notre inconscient qu’à notre conscient.  Du point de vue du contenu réel, il n’y a, à l’évidence, aucune différence entre :

   « Et si ce Jeu ne « se joue qu’une fois », son essence est peut-être bien moins temporelle que signe de notre immense Solitude car, c’est bien à Nous et à Nous Seul que s’adresse, au plus profond, notre éprouvante singularité. »

ET

 

Et si ce Jeu ne

« se joue qu’une fois »,

son essence est peut-être

bien moins temporelle

que signe de notre

immense Solitude

 car, c’est bien

à Nous

et à Nous Seul

que s’adresse,

au plus profond,

notre éprouvante

singularité.

 

 

   Il n’échappera à personne que l’isolement graphique de : « immense solitude », constitue l’hyperbole de ce sentiment d’esseulement qui nait, ici, dans l’œuvre de l’Artiste, de cette figuration où les deux Figures Féminines, bien que présentes à titre d’icônes, sont en réalité absentes à elles-mêmes, absentes à l’Autre, dont rien n’est attendu que la giration d’une confondante vacuité. Et cette « immense solitude » qui nous étreint en tant qu’Existants, ce radical retranchement en Soi, s’accroit du poids d’une scansion qui la met au premier plan, comme si le corps, réduit au fragment, ne pouvait plus trouver à exister que dans le domaine étréci de son aporétique condition. De la même manière, une analyse des contenus sémantiques des fragments conduirait à saisir en quoi, leur insolite constellation, contribue à placer l’index, ici sur la langueur d’une hésitation, là sur une « douleur de sourdre de Soi », là sur l’émergence d’une zone d’invisibilité.

   Il n’y a pas d’autre motif à chercher et si « Poème » il pouvait y avoir, il serait affecté de quelque insuffisance constitutive, autrement dit le « Poème » ne serait nullement « Poème », ce qui revient à dire qu’il ne parviendrait pas à l’être. Bien évidemment, la décision des césures placées à tel endroit, plutôt qu’à tel autre, est le simple jeu qu’un ego singulier entretient avec le langage. Sans doute cette « démonstration » est-elle difficile à suivre et nombreux, nombreuses seront Ceux et Celles qui ne feront aucune différence entre le statut de la ligne complète et son remaniement selon une sorte d’a priori visant la langue.

   Cependant que votre lecture ne soit nullement troublée si vous lisez ! Après tout, serez-vous plus qu’un « fragment » semé parmi la vaste plaine des mots ? Vous êtes, pour moi qui écris, de pures abstractions dont, cependant, j’imagine que ces abstractions sont pourvues d’un corps, qu’elles s’animent de gestes, qu’elles profèrent un langage, qu’elles s’inscrivent dans une temporalité, dont le flux ininterrompu est une suite sans fin…]

 

*

 

Dire le réel de cette image, ceci :

 Un fond d’abord, un fond

à partir duquel naissent

des Formes.

Des Formes,

bien que féminines,

 si peu assurées d’elles-mêmes.

Comme si leur genre était indéterminé

Flottement androgyne sans réelle destination

Comme s’il y avait

une hésitation à venir à la clarté,

à y décliner son identité,

 à préciser ses contours selon

 la pente de quelque affinité.

Douleur de sourdre de Soi

et de se livrer ainsi

au premier regard,

il ne serait jamais que le

 scalpel de l’Altérité,

son surgissement dans la chair

non encore disponible,

dans la chair sourde,

pareille à un mot

se levant d’un marais,

se confondant avec la brume,

à un mot de lointaine venue,

il serait encore nimbé

de ses limbes originels,

il ne serait proféré

 qu’à moitié,

qu’à se retirer

dans la zone

d’invisibilité

et de silence

d’où il provient.

Il y a toujours une

profonde hésitation,

un sentiment de haute douleur,

à assister à la naissance d’un Être.

C’est comme si, nous saisissant

d’une bribe venue

tout droit du Néant,

nos mains, nos doigts,

se révulsaient

à la terrible idée,

 un jour,

d’en pouvoir rejoindre

la stupéfiante texture.

Souffrance double, en réalité :

souffrance de Qui vient à la présence,

souffrance de Celui qui assiste

à la lente et éprouvante parturition.

Tout est toujours difficile

qui s’extirpe de Soi, qui tente

de s’extraire de Soi

avec la farouche volonté,

 à la fois,

de se manifester,

 de se retirer déjà

comme s’il y avait

réel danger à éclore

dans le buisson épineux

du Grand Jeu.

Ici, nous voulons dire ce dernier

à la façon du Destin qui, parfois,

semble fomenter à notre encontre,

de bien étranges projets,

dont Roger Gilbert-Leconte,

dans le premier numéro de la Revue

éponyme, trace ainsi le portrait :

 

« Le Grand Jeu est irrémédiable ;

il ne se joue qu'une fois.

Nous voulons le jouer

à tous les instants de notre vie. »

 

Et si ce Jeu ne

« se joue qu’une fois »,

son essence est peut-être

bien moins temporelle

que signe de notre

immense Solitude

 car, c’est bien

à Nous

et à Nous Seul

que s’adresse,

au plus profond,

notre éprouvante

singularité.

 

Nous disions donc

deux Formes,

deux Énigmes posées

à la face du Monde,

deux questions portées

à l’existence,

deux interrogations à tous ceux,

Vivants, Vivantes qui constituent

l’alphabet de la prose ontologique.

Conflagration des Êtres.

Confusion des Êtres.

Mais Séparation

des Êtres,

aussi et surtout.

Car, sur Terre,

rien n’existe jamais

que sur le mode

de la Division,

de la Désunion,

 de la Scission.

Å peine tend-on le bras,

à peine assemble-t-on ses doigts

en coupe de manière

à recueillir en Soi,

un peu de la matière Autre,

que ne demeure qu’un

bien pâle ruissellement,

 un cortège de gouttes tristes

qui fuit à l’horizon

d’incompréhensible venue

et le coup de gong

de la Solitude

résonne dans la conque

de nos oreilles

pour nous dire

l’Étrangeté

 que nous sommes

 à nous-même,

le mystère

que nous sommes

 aux Autres.

Le Rien dont nous étions partis,

la sourdine, la mutité,

c’était un genre d’enduit blanc,

 une plate surface monochrome,

à peine striée de zones

plus soutenues,

des zones Mastic,

des zones Étain,

des zones Argile,

autrement dit de si

basses proférations

qu’il nous eût semblé que

ne s’y pussent animer

que des ombres,

que ne s’y pusse donner

que le signe de la nullité.

Bien évidemment,

c’est une manière d’affliction

qui nous étreint devant ce Désert

dont chaque grain de sable

est refermé

autistiquement

sur son être minuscule,

sur ce point qui, hors de lui,

ne communique rien de son secret.

Sur ce non-savoir qui paraît

jouir de sa propre négation.

Nous comprenons cette

nécessité de la matière

de demeurer enclose

en son étroite enceinte,

mais comprendre ne suffit pas,

nous voudrions traverser

cette mince cloison

de l’Altérité,

y creuser notre niche,

nous comprendre nous-mêmes

 à l’aune de cette Distance,

de cette Différence.

 

C’est seulement

en devenant

Autre

 à nous-même

que nous serons au pouvoir

de mesurer qui nous sommes,

de percevoir

nos propres failles,

de nous pencher au-dessus

de notre abîme,

de comprendre les lignes

de fracture qui parcourent

notre corps, notre âme,

y tracent de bien

profondes lézardes.

 

Deux Femmes

 en leur féminité,

en leur personnalité

 encore inaccomplie.

 Comme si, voulant être

Femmes plus que Femmes,

leur native impatience les

condamnait à une sorte d’exil,

genres de bernard-l’hermite

 s’operculant au jour,

refluant dans cette nuit

dont elles feraient partie,

tout comme l’ombre dense

définirait la bizarrerie de leur être.

 

Les robes sont bleues.

Bleu de nuit avec

des balafres sombres.

En quelque sorte,

une ténèbre

à peine laissée

 à elle-même

et déjà le drap serré

de l’obscurité

les rappelant à leur

obédience au Néant,

à leur soumission

à ce qui biffe l’exister

 avant même qu’il ne rougeoie

sur le bourrelet des lèvres,

avant même qu’il ne dispose

le massif de la langue à la parole.

 

Les deux Femmes tiennent,

 entre elles,

ce qui ressemble à

un étrange conciliabule

taché, maculé

d’obscurcissement,

genres d’égarements

qui le rendent inaudible

à Qui regarderait la scène

et voudrait lui donner

un possible sens.

  

Rien n’est là qui affirmerait

 quoi que ce fût.

Les Formes,

en voie de venue à

 Qui elles pourraient être,

 paraissent si absentes,

identiques à de purs mirages

qui trembleraient sur l’illisible

moutonnement des dunes.

Les bustes des Femmes

sont inclinés

 l’un vers l’autre.

La main d’une des femmes

esquisse un geste en direction

de son hypothétique Compagne.

Mais ce bras, bien plutôt que

de paraître humain,

crochète le haut du canapé

comme s’il s’agissait

du membre antérieur

d’une mante-religieuse

dont chacun sait

qu’elle n’existe

 jamais qu’à manduquer

son partenaire,

le réduire à l’état

de non-existence.

 

L’image est si floue,

le « dialogue » si peu assuré

 qu’il ne nous semble apercevoir

que deux Formes figées,

installées au centre

 d’elles-mêmes

sans réel espoir d’en

pouvoir jamais sortir.

Le magnifique dialogue,

ce logos qui transite

 selon le « dia »,

lequel traduit

une « traversée »,

un « processus »,

valeurs initiales du préfixe,

mais « traversée »

en direction de Qui ?,

mais « processus »,

 en faveur de Qui ?

 Nous ne savons guère que

répondre à ces pures abstractions.

Cependant,

« traversée »,

« processus »

 ne s’éclairent d’une signification

qu’à relier entre eux

deux termes d’une relation.

Mais, ici, y a-t-il relation,

essai de transporter

 Soi en l’Autre,

de Se transcender

en même temps

que d’assurer

l’assomption

de Qui fait face au

 plus haut de son être ?

 Non, nous voyons bien que

nous sommes dans la tunique

la plus étroite d’une

sépulcrale immanence.

Rien ne s’élève de rien.

Tout demeure en soi et aucun

 espoir n’est permis de s’exonérer

de cette violente aporie.

 

Face à face

(Visage contre visage ?),

deux formes minuscules,

 (le « F » majuscule leur a été ôté !),

deux non-présences qui sont

à elles-mêmes

leur propre vacuité.

 Les Mots, les merveilleux Mots

leur sont refusés qui les auraient

installées, ces formes,

dans leur humanité.

Nous sommes, ici,

si proches

d’un végétal condamné

à connaître sa fin proche,

si proches d’une pesante minéralité,

 d’une extinction de Soi

dans le sombre cachot d’une

 totale privation de liberté.

 

Cette peinture est forte

graphiquement,

plastiquement

(ici nous ne parlons nullement

d’une possible esthétique,

sans doute conviendrait-il

de convoquer une éthique !),

cette peinture nous place

sans quelque concession que ce soit

 face à une manière

de vérité verticale

qui pourrait s’énoncer

selon l’assertion suivante :

 

« Nul dialogue à l’horizon

du Monde,

des Choses,

seulement un intense

Monologue

qui résonne

dans l’abîme

sans fond

du corps. »

 

Un corps dévasté

de ne jamais pouvoir

connaître cet Autre

par lequel il serait

venu à Soi.

Le Vide

 est manifeste

qui rugit

en silence.

Tels des Sujets dont on

aurait amputé un bras,

il nous serait impossible

d’applaudir à la Vie.

Serions-nous, par hasard,

plus qu’Une Main Orpheline ? 

Où est la paroi de la montagne

qui nous fait face sur laquelle

 notre parole pourrait ricocher

et revenir vers nous,

riche d’un sens nouveau

excédant

 celui qui y figurait

 à titre d’imploration,

 de demande venant du

plus profond de notre

SOLITUDE ?

 

Solitude est notre lot.

Nullement châtiment.

Amorce d’un Sens infini

au terme duquel

nous cherchons

 cet Autre de nous-même,

dont nous sentons bien qu’il

n’est qu’hallucination,

mais comment vivre autrement

 qu’à l’aune du Songe éveillé ?

 

Je lance un cri dans l’espace

et sa réverbération vient

confirmer mon intuition.

Il s’éteint,

que nulle autre bouche

n’est venue féconder.

Existez-vous,

VRAIMENT,

Vous Qui me lisez ?

Votre respiration

est si lointaine

 qui se confond avec

les murmures du vent.

Oui, les murmures !

Du vent.

 

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12 janvier 2023 4 12 /01 /janvier /2023 10:43
Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*

   De prime abord nous demandons toujours au réel qu'il s'adresse à nous avec simplicité, dans une manière d'évidence. Avec les choses, nous voulons être dans un rapport direct, nous souhaitons qu'elles nous saisissent selon une manière d'immédiateté, nous les désirons cernées de lumière, nous évitons d'en percevoir les lignes de fuite, les ombres portées, les clartés qui s'occulteraient à notre regard désirant. De telle sorte que nous soyons rassurés, installés dans une familiarité nous conduisant à faire l'économie d'une réflexion allant plus avant. Car persister à vouloir comprendre à tout prix nous obligerait à tutoyer, sinon quelque abîme, du moins à longer de nébuleuses cryptes. Les cryptes, nous ne les aimons pas, nous redoutons leurs dalles de pierre froide, leur mutisme, nous sommes envahis d'effroi à la seule idée d'en déchiffrer les mystérieux hiéroglyphes. Nous le sentons bien, le réel est pourvu d'une infinité d'arêtes, d'une multiplicité de fragments dont nous ne saurions rendre compte qu'à l'aune d'une méticuleuse recherche. Alors, par facilité ou bien inclination naturelle de l'humain à cueillir les fruits à portée de la main, nous nous arrêtons à la surface des choses, à leur brillant, nous refusons de les dépouiller de leurs vêtures illusoires, le phénomène dont elles veulent bien nous faire l'offrande se suffisant à lui-même. Plutôt que de le déflorer afin d'en saisir la substance intime, la chair prolixe, nous  demandons au monde qu'il figure la première esquisse disponible, qu'il nous offre un visage serein, nous livre sa pellicule apaisante.

 

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*

   Mais regardons donc cette image telle qu'elle nous apparaît avant même que l'on instruise un procès à son sujet. L'arbre nous le voyons s'élevant dans l'air à la façon d'un menhir de pierre. Nous pouvons en compter les écailles, en percevoir la forme proche d'une peau de reptile, nous pouvons apercevoir l'éventail des feuilles, en déduire, grâce à la couleur, la saison automnale, deviner le lieu de sa croissance, sans doute quelque Causse parcouru d'air et de vagues minérales. Les pierres, nous les ressentons dans leur texture même, nous en touchons les excroissances, nous en palpons la rudesse en même temps que la souplesse du calcaire. Nous nous réjouissons des coussins de mousse, de la limpidité de l'air, de l'atmosphère pastorale dans sa simplicité. Nous sommes, d'emblée, dans la contrée des certitudes absolues, dans le quotidien nous faisant le présent d'une conque douillette, nous sommes dans un nid. D'un seul empan du regard notre raison est comblée, nos affects en lieu sûr. Nous n'éprouvons nul besoin d'un ailleurs. Tout est posé là devant nous dont nous nous satisfaisons. Nous n'avons guère d'effort à fournir, seulement un léger décalage de la conscience, pour apercevoir ce qui déborde tout juste du cadre de la photographie, à savoir l'aventure d'un possible pouvant advenir que nous pourrons inscrire dans le cadre d'une fiction. Nous voyons les moutons, le berger, nous voyons le chien, nous apercevons le cercle des dolines où brille l'eau claire, les longues processions de murs de pierres sèches, les maisons pareilles à la cendre du volcan, leur auvent de tuiles brunes, les chemins blancs qui se perdent parmi les touffes de buis, les coussins de lichen, les grappes d'orpins. Tout cela nous le voyons sans effort tellement l'évidence est là, dans le proche, le directement palpable, et nous n'aurions guère d'efforts à engager pour construire une histoire dont cet arbre, ces pierres entassées, ce maigre sous-bois en arrière-plan seraient les faciles protagonistes. Mais nous ne serions alors que dans une anecdote si peu détachée du réel qui lui a donné naissance, qu'il s'agirait d'une simple concrétion de ce dernier, comme la bulle s'élève de la tourbière qui l'a générée. En fait, croyant nous échapper vers une autre dimension dont les métaphores semblaient constituer le véhicule, nous n'avons fait que du surplace, retombant dans les empreintes dont, un instant, nous pensions nous être exonérés. Voilà ce qui résulte donc du net en photographie, de la création au plus près, duplication fidèle du réel, précision des détails, lexique précis, horloger, nous installant dans une manière de vision pointilliste de l'univers. Certes, l'on objectera que tel portrait d'une vieille Chinoise dont le visage parcheminé, parcouru des milliers de sillons que l'existence a gravés comme au burin, signifie en direction d'un humanisme incarné, mobilise l'affect en même temps que l'émotion esthétique. Et l'on aura raison, de telles œuvres sont tout simplement admirables. Ce que nous voulons simplement affirmer quant au cliché net, à son souci de rigueur, de duplication proche de la réalité, c'est l'occultation de certains signifiants subliminaux dont l'image est porteuse, sèmes qui disparaissent sous la fascination exercée par la profusion des détails. La photographie de l'arbre et du mur de pierres sur le Causse dresse devant nous un écran qu'il devient difficile de contourner. Le réel, compact, dense, inévitable, amène notre regard à ricocher sur cette paroi de verre, à se diffracter et donc à demeurer en-deçà du phénomène qui lui fait face. Or il n'y a pas de vraie compréhension qui n'entraîne de subversion. Toujours l'image doit créer un trouble dont nous ne nous délivrerons jamais qu'à percer l'opercule derrière lequel elle s'abrite. Ce réel sur qui nous butons nous met en demeure d'engager, à son endroit, une polémique. Ne pas se satisfaire du carrousel dont il use avec habileté. Mais le transfigurer, le métamorphoser afin qu'en ses retranchements il consente à nous livrer quelques-uns de ses ultimes fondements. Alors, par l'échancrure ainsi ménagée, advient la polysémie, la profusion, le ressourcement du multiple.

  Le flou en photographie nous permettra de mieux pénétrer la sphère des contenus latents, toujours prêts à éclore, à condition que nous nous y disposions. Mais, avant d'explorer d'autres pistes nous permettant d'approfondir la réflexion sur l'image, il nous faut faire un détour par cette même idée de flou, de vision décalée de son objet, de perception approximative, toutes conditions amenant les Voyeurs des œuvres dans un domaine cerné d'énigme, sinon de mystère. Et, d'abord, commençons par les œuvres d'art, singulièrement la peinture, laquelle, par les multiples effets qu'elle autorise entre de plain-pied dans cette charge perceptive avec laquelle nous n'en aurons jamais fini. Ainsi en est-il du tremblement, de l'irisation, des vibrations qui nous mettent en demeure de les interpréter à l'aune de nos propres oscillations mentales, intellectuelles, affectives. C'est dans une manière de maelstrom que nous nous confronterons aux parcellisations multiples de l'image. De la vision précautionneuse que mobilise tout objet posé devant nous avec netteté, nous serons passés à une perception d'astigmate, tout se dédoublant, tout s'emboîtant en abyme, fragments reflétant les fragments à l'infini alors qu'en tant que Regardants, nous aurons été conduits, à notre insu, dans un état proche de l'ivresse où rien d'autre que la giration ne s'accomplira.  

Donc la peinture avec, en premier lieu, la station auprès de figures du clair-obscur

    "Le philosophe en méditation" de Rembrandt (1632). Le personnage du philosophe est nimbé d'une lumière dorée, toute spirituelle, semblable au rayonnement de la mandorle qui entoure la tête des saints. Sa barbe est floconneuse, poudreuse, baignée d'une clarté irréelle. Pose méditative, contemplative, attitude livrée à une intense introspection sinon à une rêverie éthérée. Tout flotte alentour, tout gire infiniment, cintre de la fenêtre, sol incliné, spirale de l'escalier finissant sa course parmi les touffeurs obscures du haut plafond. Quant à la figure féminine, elle ne présente guère plus de présence qu'un fugitif feu follet, visage et main dans l'orbe du rougeoiement de l'âtre, corps confondu avec les ténèbres dont il semble à peine émerger. Ici se révèle l'image d'un "monde flottant" qui semblerait entretenir quelques correspondances sémantiques avec l'univers de l'ukiyo-e, art japonais de l'estampe (1603 - 1868), essai de représentation de l'irreprésentable, temporalité éphémère, sustentation des choses, invite du Sujet regardant à  "dériver comme une calebasse sur la rivière."

  Une telle œuvre n'est pas sans jouer en écho avec une autre représentation du clair-obscur, celle de "Saint Joseph charpentier" de Georges de La Tour (1643). Les personnages y apparaissent avec un même souci de conférer à la scène un caractère sacré. Le sujet s'y prête, il est vrai, mais pas seulement. L'homologie entre les images proposées (Rembrandt et De La Tour) tient essentiellement à la facture des œuvres, à la façon de les aborder, à l'effacement des personnages qui témoignent de leur présence grâce au rapport qu'ils entretiennent avec l'ombre et la lumière. Ils ne sont pas physiquement, organiquement incarnés. Ils se dissolvent dans une réalité qui les dépasse. La transcendance est là qui veille : dans la méditation du Philosophe, dans l'apparition de la figure de Jésus. Joseph, dont le corps se noie dans des teintes nocturnes, Jésus identiquement dissimulé aux yeux, ces figures ne sont apparentes qu'à mieux nous orienter vers une spiritualité qui irradie, transfigurant les traits des personnages, les éclairant de l'intérieur. Il y a comme une fascination qui permet aux protagonistes de la scène de prendre congé de nous alors même qu'une songerie nous saisit. Non religieuse, seulement esthétique.

    Enfin, comment pourrait-on faire l'impasse de la célèbre "Joconde" de Léonard de Vinci (entre 1503 et 1519), de son inatteignable sfumato vénitien (beaucoup de peintres s'y sont essayé sans succès). Tout dans ce chef-d'œuvre concourt à nous égarer. Nous sommes transportés en un autre temps, un autre lieu, sans qu'il nous soit possible de poser le moindre prédicat sur ces fugaces apparitions. L'Insaisissable nous fait face en son insondable énigme. Nous demeurons interdits devant la trilogie platonicienne du Beau, du Bien, du Vrai tant ce tableau semble la mise en œuvre des sublimes Idées, plus réelles que toute matière. Ce qui nous saisit, nous ravit en même temps que nous sommes privés de voix, de perception ordinaire, n'est rien de moins que le surgissement de l'éthique, le déploiement d'une ontologie. De l'être à profusion, de l’être soudain disponible dont notre regard bientôt saturé se trouble à la mesure de l'événement. Car sans une vague perception de l'être (nous parlons seulement de l'exister en son incroyable éclosion, non d'une entité qui dépasserait l'homme du haut de sa toute- puissance), même dans son esquisse fuyante, nous sommes abandonnés, mais nous le sommes tout autant quand la corne d'abondance nous comble de sa brusque démesure. "La Joconde" s'éloigne de nous à mesure que nous nous appliquons à la mieux regarder, son sourire "énigmatique", sa bouche scellée nous ôtent tout langage ; sa poitrine, albâtre chastement voilé nous prive de tout désir à son endroit; le recueil de ses mains en une pose hiératique nous fige dans l'absence de mouvements. Quant au paysage, lequel n'en est pas un, seulement l'Idée dont il pourrait nous faire l'offrande, nous intimant à de plus profondes considérations en direction du sublime, de l'incomparable dimension de l'art, nous ne le voyons même pas, nous sommes en pleine cécité. Les génies, tel Léonard de Vinci, sont les médiateurs par lesquels nous atteignons les rives escarpées d'un Absolu qui, par essence, identiquement à Mona Lisa, s'efface à mesure qu'il consent à se dévoiler.

    Enfin, nous ne pouvons nous inscrire dans cette perspective onirique, imaginaire, fantastique à l'orée desquelles nous conduisent les œuvres vite qualifiées de "floues", sans tenter une approche rapide de la littérature, évoquant seulement cette comète, ce scintillement dont le "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq est la magnifique illustration. Mais laissons la parole à Henri Mitterrand dans "Grandes œuvres de la littérature française" :

    "Construit autour du thème de l'attente, exalté ailleurs par Breton, le roman témoigne de son affinité profonde avec le surréalisme et la définition que Gracq donne de l'œuvre comme "rêve éveillé» est fidèle aux options du "second Manifeste du surréalisme". Personnages et intrigue flottent dans une sorte de flou et d'inachèvement (c'est nous qui soulignons) qui contribuent à déconstruire et à créer ce climat proprement surréel qui caractérise le monde de Gracq." 

  Mais nul ne saurait mieux que l'Auteur lui-même dire cet espace où le réel devient si flou, si aléatoire, semblant soumis à quelque caprice mystérieux, qu'il ne nous apparaît  plus qu'à la manière d'une fantasmagorie, d'une "phantaisie", l'usage de cette orthographe ancienne, aujourd'hui tombée en désuétude, voulant exprimer ce que l'inexprimable, l'indicible, ne disent jamais mieux que dans la surréalité d'une fiction où plus rien ne tient que l'imaginaire de l'Auteur fécondé par le nôtre en une sorte de fusion :

   "La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale au travers d’une région à demi désertique. La côte qui la borde, plate et festonnée de haut-fonds dangereux, n’a jamais permis l’établissement d’un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des ruines antiques rendent plus sensible la désolation de ses abords. Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s’est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d’un corps politique momifié n’arrivait plus jusqu’à elles; on dit aussi que le climat progressivement s’y assèche, et que les rares taches de végétation d’année en année s’y amenuisent d’elles-mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fonctionnaires de l’Etat considèrent ordinairement les Syrtes comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminables ; à ceux qui s’y maintiennent par goût, on attribue à Orsenna des manières rustiques et à demi sauvages — le voyage «au fond des Syrtes», quand on est contraint de l’entreprendre, s’accompagne d’un cortège de plaisanteries infini." 

  Ici confluent l'étrange, le merveilleux, le fantastique dans une profusion d'images, de métaphores qui agrandissent notre champ de vision ou plutôt l'amènent à de nouvelles configurations jusque-là inconnues. Là est le poème où la prose ordinaire, quotidienne, amorce son mouvement de reflux. Là est la littérature qui magnifie le langage, le portant à l'extrême limite de sa propre disparition. L'art est au prix de ce vertige, de cette hallucination.

    Mais nous ne nous sommes éloignés de la photographie qu'à mieux y revenir. Et, d'abord, observons cette belle image de la corrida.

Le parti pris du rêve

(Source : JDD du 1° Août 2010

"Dans le flou (c’est nous qui soulignons) de l'action

"Corrida de Séville Crédit photographique : Reuters)

*

   Cette photographie est doublement belle : d'abord par son parti pris esthétique qui la situe d'emblée dans la contrée de l'art, ensuite par la riche sémiologie qui la sous-tend, l'anime et la maintient comme en sustentation, l'amenant à transcender notre regard, à aiguillonner notre intellect. Or, si cette proposition de l'acte tauromachique n'est pas banale, si elle peut nous émouvoir, si nous manifestons intérêt et curiosité à son endroit, c'est tout juste par la grâce dont le flou la pare. La même mise en scène, nette, précise, sensible au détail n'aurait, tout au plus, constitué qu'un genre de document que notre mémoire aurait archivé sans plus attendre. Or, ici, la persistance rétinienne dont nous sommes affectés témoigne que nous avons été touchés au vif, là où s'ouvre toute signification. Devant nous, sur le sable d'or de l'arène, nous n'avons pas simplement un toréador face à un taureau, un combat à inscrire dans l'événementiel, nous assistons à un changement de registre, à une dilatation de l'espace, à une suspension du temps et, dans cette parenthèse ménagée par le Photographe, nous sommes remis à notre propre condition mortelle, nous plongeons en pleine métaphysique, nous convoquons en un seul et même endroit, en un instant ponctuel, la multiplicité de l'être-animal, de l'être-homme, de l'être-Voyeur dans une manière d'allégorie venue dire en une économie de moyens, en une essentialité langagière, la déréliction constitutive dont tous, Existants sur Terre nous avons à rendre compte, que nous devons  assumer.

  Cette écume noire jaillissant du sol devient l'archétype du néant lui-même alors que la concrétion humaine qui s'élève au-devant d'elle, la masse ténébreuse, semble signifier en même temps une volonté de puissance exacerbée et une fragilité temporelle. Nous sommes installés dans cette "attente" dont parlait Breton, nous baignons dans les eaux douces et prolixes du surréel, nous sommes remis à d'étranges visions comme au travers des brumes du Farghestan, peut-être même à des hallucinations et c'est tant mieux si nous ressentons comme une vibration des choses portées à leur incandescence. L'art n'a pas d'autre lieu, la littérature pas d'autre langage, le poème pas d'autre amplitude que cette dissolution de ce qui, d'ordinaire, s'érige devant nous avec une évidence absolue dont nous ne cherchons même pas à faire l'économie.

  Ces considérations sur l'événement transcendant qu’implique toute création, reportées à la physiologie de la vision, ne peuvent donc se traduire que par des défauts ayant pour nom : myopie, strabisme, astigmatisme, presbytie, hypermétropie. Comme si, pour devenir œuvre véritable, une nécessaire distorsion de la réalité devait se produire, une démesure amenant le Regardeur à se projeter dans un possible au-delà de la vitre compacte des choses, dans le lieu même où s'opèrent transsubstantiations, métamorphoses et autres paraphénomènes dont la Renaissance, en son temps, multiplia les images fécondes, notamment dans les encres et pierres noires diluviennes, les entrelacs fuligineux des ouragans de Léonard de Vinci ou bien les grotesques et corps monstrueux surgissant du sol dans les peintures de Piero di Cosimo, vers 1515. Il semble nécessaire, parfois, de bousculer, de transgresser cette réalité qui nous assigne à une vue bien trop logico-rationnelle alors que nos affects bouillonnent, nous travaillent au corps, sourdent de notre épiderme afin qu'une liberté leur soit accordée qui les mette en rapport avec ce qui parle VRAIMENT, à savoir les œuvres humaines dont le sublime, trop souvent, s'occulte à nos yeux distraits.

  Mais portons-nous, maintenant, vers de plus modestes œuvres procédant davantage d'une manifestation ludique de la photographie que de la mise en acte d'une pure esthétique. Les images dont il sera parlé ci-dessous auront surtout valeur propédeutique souhaitant illustrer l'actuel propos.

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*    

  Ces arbres que nous voyons comme au travers une vitre embuée et qui paraissent émaner d'une élémentaire vibration de la lumière, notre subjectivité s'en empare, notre fantaisie s'y déploie, notre liberté s'en saisit comme d'un objet que nous pourrions, à notre gré, modeler infiniment, selon la tonalité de notre humeur, la couleur de nos caprices. Car les choses, ici, ne sont pas fixées. Elles sont infiniment mobiles, pourvues de plasticité, disponibles aux distorsions que voudrait bien lui imprimer la conscience. Les colonnes s'élèvent dans l'air comme aspirées par une théorie verte, fusion des éléments entre eux. Nous sommes alors livrés à l'effet similaire à celui qu'aurait pu produire l'absorption d'une drogue, notre vision se dédouble, se fragmente, irradiant ce qui, devant elle, fait ses milliers de fourmillements. Il y a comme une fascination, l'ouverture d'une nouvelle dimension par laquelle voir le réel autrement qu'en son habituelle occlusion, il y a le lieu d'une étrange contrée tellement semblable à l'espace de nos rêves.

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV     

*

 Ces boucles, ces crochets, ces parenthèses, ces arcs de lumière, nous ne les inventons pas, nous ne les créons pas à la seule force de notre imaginaire. Les apercevant enfin, nous ne sommes pas sous l'emprise d'une démence passagère, laquelle obèrerait notre perception des choses, altèrerait la qualité de ce qui fait phénomène et vient à notre encontre. C'est bien du contraire dont il faut être convaincu. Les événements du quotidien s'abritent derrière l'irrésolution des contingences, disparaissent sous les sédiments serrés des habitudes. C'est à une démultiplication du factuel, à un approfondissement du sensible, à une transgression du visible qu'il nous faut nous préparer. Faute de cette disponibilité, c'est tout le revers des choses qui nous échappe, ne restant entre nos doigts, que quelques lambeaux de leur luxuriante peau.

   Placés en regard de ce fragment du quotidien, nous sommes requis à en extraire plus de sens que n'en exige une vision rapide et superficielle du monde. C'est à l'intérieur même de l'existant qu'il nous faut nous immerger, de telle façon qu'avec lui nous ne fassions plus qu'un, que nos rythmes respectifs s'accordent, que nos respirations suivent le même souffle. Il y a une manière d'urgence à métamorphoser notre regard, à l'accorder à une "phénoménologie de l'inapparent", la meilleure voie pour que s'ouvrent toutes les apparences dont nous sommes constamment entourés. Voir cette image exige une fusion : devenir soi-même le banc exposé à l'étrange lumière qui semblerait venue d'un autre monde ; devenir le chemin à l'empreinte fragile, l'herbe mousseuse et onirique, l'arbre surpris de clartés, le ciel nocturne contenant et fécondant tous les possibles. Le Poème du monde ne s'écrit pas autrement !

 

 

 

 

 

 

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17 novembre 2022 4 17 /11 /novembre /2022 09:02
De l’Ombre à la Lumière, le clair-obscur

Peinture : Léa Ciari

 

***

 

    Si l’on regarde dans l’exactitude des choses, si l’on va droit au signe, alors une manière d’évidence surgit dont il faudra cependant creuser l’énigme, au motif que l’évidence concerne l’image, nullement ce qu’elle signifie en son fond. Å observer Cette Forme qui ne nous laisse nul doute sur le fait qu’elle vient en droite ligne d’une belle féminité, nous demeurons malgré tout dans l’incertitude de son être, nous nous situons sur la lisière à défaut d’en pouvoir franchir la limite. De là, de ce flou, de cette indistinction, provient notre intérêt. Qu’une chose se donne dans la clarté et, immédiatement, nous sommes abreuvés et immédiatement, pareil au papillon butinant successivement les corolles multiples des fleurs, nous nous éloignons de la scène afin d’en découvrir une autre. Å prendre en compte le réel, il nous faut la dimension de l’étonnement, cette sublime vertu philosophique au gré de laquelle le divers nous appelle et nous invite à en pénétrer le sens.

 

Ceci revient à dire

que l’éveil de notre curiosité

tient bien davantage du caché,

du secret, de l’en-voie de Soi,

de l’indéterminé si ce n’est

de la confusion.

 

   Oui, tout ceci paraît bien étrange et, néanmoins, chacun a fait l’expérience, au détour d’une rue, découvrant cet Être inconnu, crypté, étrange, d’en vouloir sans délai déchiffrer le rébus. Car ce que nous supportons le moins, que les choses se dissimulent et nous mettent en échec, car toute inconnaissance est de cet ordre. L’inconnu, ombreux, opaque, dense, nous souhaitons en traverser la matière, en éclaircir la substance, de façon qu’une lumière s’allumant, un feu se manifestant, nous ne restions soudés au fin fond d’une caverne qui ne serait rien de moins que la duplication du monde souterrain platonicien, une blessure de l’âme si vous voulez.

   Donc cette Forme nous intrigue et tout le temps que durera sa sourde ambiguïté, nous ne serons au repos, nous serons, en quelque façon, à côté de nous, déportés de notre être, orphelins d’un savoir dont nous pensons qu’il nous comblerait, ouvrirait grand les portes de la félicité. Nous voyons et nous disons ce genre de douceur pareil à la teinte d’une rose-thé, nous en humons la mielleuse fragrance, nous en estimons le velouté sur la plaine de notre épiderme. C’est un peu comme si un premier ciel de printemps se mettait à doucement vibrer sous les attouchements d’un air léger, aérien. Tout est si généreusement offert que nous devrions en être rassérénés mais l’œil que nous glissons sur la scène perçoit, en quelque profondeur, des motifs d’être alertés. Tout en haut de l’image, en tous points comparable à l’indécision d’un spectre, l’essor entre Beige et Grège d’une chair qui pourrait bien être celle de deux bras, en réalité le geste sommital de quelque chorégraphie, une élévation pour plus haut que Soi, peut-être le symbole d’un Idéal à atteindre.

   Nous voyons et nous disons cette ligne ovale si parfaite, elle tient du cercle sa belle plénitude, et de ses sommets un ineffable sentiment de liberté. Son contenu indéchiffré nous donne cependant accès à l’épiphanie humaine en son exception. Sommes-nous floués, dépossédés d’un savoir du visage puisque ses signes essentiels s’en sont absentés ? Image de la pure vacuité qui pourrait creuser en nous l’irrémédiable dimension d’un vénéneux pathos ? Sommes-nous frustrés ? Nullement car toute licence nous est donnée de dessiner, au plein de notre imaginaire,  selon nos plus vives affinités, la douce pliure des yeux, la simple éminence du nez, le naturel des lèvres et le mystérieux Langage qui s’y abrite. Le massif de la tête est incliné, non dans un genre d’inquiétude, bien plutôt dans une disposition à se conformer au vocabulaire de la danse, à exprimer peut-être la retenue, la modestie, l’inclination à considérer le monde depuis cette attitude toute en attente, méditative.

   Et voici que les deux effusions hors-le-corps, les deux lignes de chair aériennes, trouvent simultanément leur écho sous la figure d’un genre de nacelle dans laquelle le visage viendrait trouver son repos. Ce qui, jusqu’alors nous égarait, cet éparpillement au large de l’anatomie, devient le signe le plus patent du refuge, du recueil en Soi. Notre apaisement est au prix de cette confluence, de ce semblant d’unité, de cette émergence qui pourraient initier la belle narration humaine. Malgré le tremblé du dessin, malgré le tissu onirique qui le vêt, malgré que notre vue soit tirée à hue et à dia, quelque lumière commence à poindre à l’horizon. Le corps est mince qui se creuse du golfe des hanches, l’ombilic fait son feu discret, les jambes initient le début d’un chemin qui s’efface tout en bas de l’œuvre. Ceci constitue-t-il le symbole qui irait à l’essentiel, ignorant la dimension terrestre, là où parfois se dressent les sillons d’une peur, d’une angoisse primitives ?

      Nous voyons et nous disons ce qui, de prime abord, confondu dans la nuée du fond, n’apparaissait guère, ces bras qui longent le corps, mais dont nous ne pouvons affirmer qu’il s’agit bien de bras ou plutôt des plis d’une vêture discrète de Ballerine. Si notre première hypothèse se révèle adéquate, donc la présence des bras, corrélativement se montrera à nous la silhouette de la Déesse Kali, du panthéon de l’hindouisme, celle qui possède huit bras, celle dont il est dit « qu’elle détruit le mal sous toutes ses formes et notamment les branches de l'ignorance (avidyā), comme la jalousie ou la passion. » La simple et pure apparition de la Déesse Kali aura tiré l’illisible Figure de l’énigme qu’elle nous tendait à la façon d’un piège, ce qui aura pour conséquence immédiate de combler la vacuité de notre ignorance, de gommer les lignes d’une passion inexaucée. Ainsi, le motif de cette belle peinture, tiré de son étrange et inquiétant anonymat, vient combler l’incomplétude qui, habitant l’image, jouait en écho avec la nôtre. Bien évidemment nous ne serons sûrs de rien, mais rien n’est jamais certifié conforme dans le processus de quelque interprétation que ce soit. Une certaine Psychologie Analytique pourrait bien nous mettre sur la voie de qui-nous-sommes, elle dont la tâche est d’investiguer l’inconscient et de découvrir, dans toute psyché individuelle, la trace des Archétypes qui traversent l’âme et lui donnent son essentielle texture.

   Peut-être sommes-nous des Kali, des Sisyphe, des Œdipe qui nous ignorons et, ne prenant nul recul par rapport à qui-nous-sommes, vivons dans une manière d’éternelle confusion ou, à tout le moins, d’approximation. Mais peut-être cette dernière est-elle la seule marge de liberté à laquelle nous puissions prétendre : l’indéterminé nous conduisant, peu à peu, au seuil de notre propre détermination ou de sa banlieue proche, cette sorte de « chôra platonicienne » dont le concept flou plongeait Platon lui-même dans l’embarras. Mais citons la définition que nous en donne Wikipédia :

    « En métaphysique, se référant au premier sens de « place », Platon (particulièrement dans le Timée, 49 a - 53 b) utilise également le terme de chôra pour désigner un concept ontologique difficile que l'on pourrait très grossièrement traduire par le mot « espace » ; il s'agit en quelque sorte de la matrice porteuse de toute matière, responsable de l'aspect chaotique et indéterminé de celle-ci en dépit des efforts du Démiurge pour lui donner une forme idéale. » (C’est moi qui souligne).

   De cette définition de la chôra, nous ne retiendrons que cette valeur essentielle, énigmatique, cette matrice ombreuse, originaire, qui se donne dans le chaotique, l’indéterminé tous prédicats selon lesquels la Belle Figuration sur laquelle nous nous penchons se montre à nous et, conséquemment, nous plonge également dans l’embarras. Mais peut-être, à y bien réfléchir, toute œuvre d’art, en son naturel mystère, n’a-t-elle pour mission première que de nous précipiter dans la confusion, de nous faire longer l’abîme, tout le temps que son être nous demeurera inaccessible, puis les choses s’éclairant, se manifestant au grand jour ou, au moins, dans la lumière tamisée d’un clair-obscur, délivrés pour un temps de nos plus ténébreux démons, dans une soudaine éclaircie, le motif esthétique viendra à notre rencontre avec son évidente charge de sens. C’est à ceci, à cette conquête de l’œuvre qui est conquête de qui-nous-sommes, que toute contemplation d’une Image Essentielle doit tracer le lumineux chemin. Ne sommes-nous, constamment dans notre relation à la manifestation du réel, dans ce procès de constante perplexité, de doute, d’obscurité native, lequel, faute de nous donner accès à la certitude de Formes-en-soi, nous situerait, en vertu de notre essence, sur ces lisières de l’Être qui, pour être irrésolues, n’en sont pas moins belles.

 

En témoigne cette belle peinture de Léa Ciari

 

 

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26 octobre 2022 3 26 /10 /octobre /2022 09:49
Interpréter au risque de l’altérité

« Harlem, East 100th »

 

Bruce Davidson

 

Source : « Temps d’humanité »

Éditions La Martinière

 

***

 

   « Davidson a photographié une rue de Harlem, East 100th, entre 1966 et 1968. Son intention première était d'améliorer la situation du logement de ses habitants, dont beaucoup vivaient dans des immeubles en ruine. Bien qu'il ait d'abord rencontré de la méfiance - de nombreux photojournalistes étaient venus avant lui pour obtenir des clichés faciles de « pornographie de la pauvreté » - Davidson savait qu'il devait rester un certain temps et gagner sa part. Il a obtenu un « in » par le biais du Metro North Citizen's Committee, qui lui a accordé la permission de photographier s'il acceptait de présenter ses images pour examen.

   Davidson s'est rapproché et est resté plus longtemps, refusant un téléobjectif au profit d'un processus formel et collaboratif. "La présence d'un appareil photo grand format sur un trépied, avec son soufflet et sa toile de mise au point noire, donnait un sentiment de dignité à l'acte de prendre des photos", a-t-il déclaré. « Je ne voulais pas être l'observateur inaperçu. Je voulais être face à face avec mes sujets. » (C’est moi qui souligne)

 

Magnum Photos

 

*

  

   Rien ne servira mieux cette image que de la décrire au plus près. Les commentaires viendront en temps utile. Tout en bas de l’image, au centre, une Petite Fille visiblement d’origine Afro-américaine est assise sur le plat-bord d’un bow-window, seulement vêtue d’une petite culotte blanche, le haut du corps entièrement dénudé. Elle ne regarde pas l’objectif du Photographe, mais plutôt un point indéfini vers le bas. Elle ne paraît pas très à l’aise. Derrière elle, un cadre de fenêtre à demi grillagé, laisse supposer une protection face aux insectes, sans doute aux moustiques. La « ligne d’horizon » est constituée de deux immeubles gris dont les façades sont occupées par de nombreuses fenêtres, toutes identiques. Aucun signe de vie n’y figure. Un rideau relevé ne montre que sa partie supérieure. Eu haut, à gauche, un portrait du Président JF Kennedy. Au-dessous, posé sur une étagère, derrière sa grille de protection, les pales d’un imposant ventilateur.

   Commentaires - Cette image possède d’évidentes valeurs esthétiques et délivre, aux yeux des Spectateurs, nombre de qualités formelles. Rigueur de la composition, répartition équilibrée des différents volumes, exactitude de la lumière, jeu subtil du clair-obscur, belle présence des gris, claire lisibilité des plans. Sur le plan du fond, l’intention rhétorique se laisse deviner sans difficulté : mise en scène du dénuement dans lequel vit la Petite Fille, arrière fond social nettement perceptible au motif des deux immeubles austères, lutte contre la ségrégation raciale dont le portrait de Kennedy est l’immédiate et efficace icône, atmosphère lourde qu’est destiné à brasser le ventilateur. Tout est si exact dans cette photographie que l’on pourrait la laisser dans son équilibre, son harmonie, sans s’inquiéter plus avant. Cependant, quelque chose devient vite identifiable en tant qu’élément perturbateur. Ce bel ordonnancement, cette presque sérénité qui se dégagent de la scène, occultent un problème qui devient patent à mesure que l’on se livre à une investigation plus approfondie

   « Je voulais être face à face avec mes sujets », affirme le Photographe, sans doute avec sincérité. Mais que veut dire, en réalité, « faire face » ? Est-ce une simple position spatiale ? Non, ceci serait simpliste. Dans le « faire face », ce sont deux épiphanies qui se rencontrent, celle du Sujet qui « pose », celle du Photographe qui enregistre la scène. Et ce qui est problématique est inscrit à l’intérieur de ces simples mots : « pose », « scène ». Ici intervient le lexique du théâtre qui pointe l’index en direction d’une représentation au sein de laquelle figureraient l’Interprète d’une œuvre, le Metteur en Scène qui en règlerait le bon déroulement. C’est bien ceci, cette « mise en scène » qui vient perturber l’image, la rendant, en quelque manière, « artificielle ». Si Bruce Davidson n’est nullement tombé dans le piège de la « pornographie de la pauvreté » que pointe l’article de Magnum, loin s’en faut, et l’on sent une grande pudeur dans le traitement du sujet, néanmoins la pauvreté, le dénuement, la misère de Harlem sont si bien tamisés, si bien filtrés, qu’il n’en ressort guère qu’une sorte de convention, d’entente entre Celui qui a photographié et Celui qui regarde l’image. La pauvreté est fardée, si l’on veut et ceci, bien évidemment, la rend supportable. Bien loin que ce soit la misère nue qui vienne à notre rencontre, c’est plutôt son symbole épuré, son succédané esthétique, la forme selon laquelle notre conscience peut la recevoir sans risque de sombrer dans un immédiat et consternant pathos. Pour autant, il ne s’agit nullement de penser que la dimension éthique de l’art ait été mise fondamentalement à l’épreuve, qu’une lisière déontologique aurait été franchie. Prétendre ceci serait excessif. La critique ne peut qu’être mesurée et elle ne constitue, en définitive, que le prétexte à méditer sur le thème de l’interprétation-compréhension.

Ici, il convient d’amener une incise, de réfléchir au problème, nécessairement lié, de la compréhension et de l’interprétation. Si je pars de ma propre subjectivité, c’est bien à un acte de compréhension de moi-même que je me livre, au sens de « contenir en soi », au motif que le sens que je porte m’est naturellement, logiquement, coalescent. Il ne déborde nullement, il est entièrement inscrit dans les limites de ma propre monade. A l’opposé, interpréter, au sens de « trouver un sens à quelque chose », suppose bien évidemment une « chose » extérieure à qui je suis : un portrait, un tableau, un comportement. Si bien que l’on peut dire, en une formule ramassée :

 

« Je me comprends et j’interprète ce qui est autre. »

 

Ainsi, se comprendre est arriver à soi,

interpréter est arriver à l’autre,

 à tout autre,

à l’altérité en un seul mot.

  

   Donc, interprétant cette image, je dois arriver à qui elle est, en décrypter le sens. Ici s’explique le titre de cet article : « Interpréter au risque de l’altérité ». Ce qui veut dire que lorsque je tente une interprétation, je mets en risque cette altérité que j'interroge, à laquelle je donne une réponse de telle manière et non de telle autre. Tout est toujours question de sens, donc de vérité. Cet autre que je questionne n’est nullement assuré de quelque objectivité puisque c’est ma conscience intentionnelle qui le vise avec tout son contenu nécessairement semé d’affects, parcouru de préjugés, incliné selon la voie d’une culture, façonné par une infinie multiplicité d’expériences. Alors, il existerait bien une parade, laquelle consisterait à s’affranchir de son attitude naturelle, d’avoir recours à « l’épochè », à la méthode de la réduction phénoménologique, si ce n’est que ce fameux « moi pur » qui se montrerait au terme de l’exercice se donne le plus souvent, sinon toujours, sous le visage d’une nuée qui glisse vers l’horizon sans même y faire halte. Toujours un hiatus, un abîme entre l’abyssalité de mes propres désirs et ce réel têtu qui persiste et signe et n’en fait toujours qu’à sa tête. Le « moi pur » s’éloigne à mesure que j’avance. Alors, faute de posséder des vérités pleines et entières, la plupart du temps l’on se satisfait de demi-vérités, d’approches, d’approximations. Donc « au risque de l’altérité », à savoir mon interprétation sera toujours singulière, particulière, éminemment subjective, différente des autres Spectateurs de l’œuvre.

   Pour cette raison, toute interprétation est toujours relative, non libre, liée à qui-je-suis et donc, inévitablement, en position de porte-à-faux, de surplomb au-dessus d’une réalité qui toujours m’échappe, se reconfigure à chaque seconde qui passe. En l’instant d’une première vision, cette photographie, je la trouverai affectée de signes qui la déportent du message que, selon moi, elle devrait délivrer, à savoir un dénuement sans fard, nullement « mis en scène », un témoignage qui, peut-être, eût exigé sur le plan technique, le mode du reportage, sans que le Sujet de l’image ne pût savoir, en aucune manière, qu’il est photographié. Puis, dans le temps différencié d’une seconde vision, il serait fort possible que cette dernière s’exonérât des conditions de la première vision, s’appliquât surtout à y mettre en exergue les qualités esthétiques et plastiques, la trouvant « parfaite » en quelque sorte.

   Toute soi-disant « vérité » ne serait peut-être liée qu’à des questions de temporalités selon lesquelles une variation de ma visée autoriserait des jugements successifs ne présentant nulle analogie de contenu. Ainsi, pour paraphraser Pascal « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », il me serait toujours possible d’asserter : « Vérité un jour, demi vérité un autre jour ». Et pour donner à cette affirmation un peu de corps, livrez-vous donc à l’expérience suivante : allez dans un Musée, repérez dans une de ses salles, une œuvre qui vous convient. Notez sur une feuille de papier ce que cette œuvre vous dit d’elle (en réalité un écho de qui-vous-êtes), puis attendez quelques mois et revenez dans ce Musée auprès de l’œuvre que vous avez élue. Notez à nouveau sur une feuille de papier, ce que cette œuvre vous dit d’elle (en réalité un écho de qui-vous-êtes). Revenez chez vous et, dans le calme de votre pièce, mettez en regard vos deux réflexions successives. Il y a fort à parier que l’une ne sera nullement le facsimile de l’autre, que des écarts s’y trouveront, peut-être même des contradictions, des antinomies se lèveront-elles de la confrontation des notes que vous avez prises.

   Morale de l’histoire, si je peux m’exprimer ainsi : si vous êtes bien conforme à votre essence, ce qui est le moins, si l’œuvre est conforme à son essence, ce qui est le moins, il n’en demeure pas moins que des variations d’essence se seront produites qui feront apparaître, successivement, une vérité, puis une autre vérité, nullement superposables cependant, sans doute des constantes s’y illustrant et votre constat ne sera rien moins qu’étonnant. Vous vous serez surpris en flagrant délit, sinon de mensonge, le terme serait exagéré et inexact, du moins en tant que fardant la vérité au simple motif que « Je est un autre », que le Je de la première vision ne coïncidera pas parfaitement avec le Je de la seconde vision. Ce qui veut simplement dire, qu’en vous se dessine, à votre insu, cette mesure d’altérité qui non seulement vous sert à vous déterminer vous-même par rapport à qui vous êtes en votre fond (vous n’êtes nullement un monolithe constitué d’une seule matière, d’une seule texture, mais, à l’évidence, une multiplicité qu’unifie votre identité), mais mesure d’altérité qui vous sert également à reconnaître toute altérité pour en avoir fait l’épreuve en vous, donc en avoir saisi l’essence.

   Et tout ceci, loin d’être une hypostase quelconque de votre réalité, une « trahison » de la vérité, est une infinie richesse qui vous habite, endosse mille vêtures successives au travers desquelles votre « ton fondamental » sinue selon cette belle « ligne flexueuse » si bien définie par Léonard de Vinci dans le continuel ruissellement de ses dessins qui ne sont jamais, au moment où il les trace, que le signe de qui-il-est sur le chemin de son propre accomplissement. En ceci, nous participons à la pluralité des Mondes évoqués par ce Génie de la Renaissance, nous sinuons de-ci, de-là, au milieu du cosmos qui clignote et nous convie à la joie du foisonnement, du déploiement, du surgissement, tout ceci qui brille à l’horizon de l’être et fait de l’exister une fête polychrome, polyphonique, une ressource dont nous n’épuiserons jamais le sens puisque le sens, par essence, tout comme le langage qui le traverse, sont inépuisables. Des mots, des caravanes de mots, font leurs feux au loin qui nous appellent, ils disent le langage que nous sommes, qui fait ses saltos, ses sauts de carpe, ses arabesques, ses chassés, ses entrechats, ses fondus, ses jetés, ses pas de deux. La vie, le langage sont d’incessantes chorégraphies, un jour ici, un jour ailleurs, et toujours ce fil rouge qui assemble, relie qui-nous-sommes le temps de notre existence.

   Ce qu’il y a d’exemplaire en tous ces phénomènes (et ici le « cercle herméneutique » se referme en boucle sur ce qui a été dit au début de l’article), c’est la convergence, la fusion qu’ils réalisent entre interprétation et compréhension. Interprétant le Monde sous une multiplicité de fragments, de facettes, tout s’accroît en moi d’une nouvelle dimension qui, corrélativement, ouvre l’horizon de ma propre compréhension. Il y a toujours un jeu, une réverbération, un écho entre ce que j’interprète du Monde, ce que je comprends du monde qui m’est singulier. Nulle coupure entre le Monde et Moi, ce sont les abus de la catégorisation, de la rationalisation du réel qui ont placé, en tant que signe de la modernité, ici le Sujet, là l’Objet. Nulle rupture, nulle scission de l’un à l’autre. « Nous sommes toujours auprès-du-monde », leçon admirable de la phénoménologie qui est, sans nul doute, l’une des voies les plus fécondes de la philosophie. Plus j’interprète et saisis le Monde en sa pluralité, plus je procède à la compréhension de qui-je-suis. Nul hiatus entre des Mondes qui confluent, chacun tirant de l’autre un accroissement qui le porte à l’être.

 

Être : être soi en l’autre,

être l’autre en soi.

 

   Nulle autre alternative que celle-ci. Je n’accède à mon propre ego qu’en accédant à celui du Monde. Merveilleuse réversibilité, mouvement dialogique ininterrompu entre des Formes qui n’existent que l’une par l’autre.

   Et si, après ce détour théorique, il nous faut en revenir à la photographie de Bruce Davidson

et à son traitement particulier de « Harlem, East 100th », sans doute convient-il d’en évoquer la réalité, d’en justifier le parti-pris, à l’aune de la métaphore du Kaléidoscope. Milliers de fragments colorés, autant de Mondes successifs qui disent leur être d’une façon alternée dont aucun ne parvient à énoncer la totalité du réel. Ce réel qui, bien plutôt que d’être figé en l’une de ses stances, ne peut jamais s’interpréter qu’à l’aune de la Relation entre ses parties, ce qui du reste est la définition du Sens.

 

Tout Sens est Relation.

On ne se comprendra jamais

mieux soi-même, du reste,

qu’à se concevoir sous

forme de Relation,

d’un espace à un autre,

d’un temps à un autre.

 

 

 

 

 

 

  

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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 07:37
Régime confusionnel

 

Acrylique sur papier

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   C’est un peu comme si tout venait de commencer. Il y aurait encore des lambeaux de nuit accrochés au Néant, faseyant au vent du Rien avec une étrange obstination. Nul regard ne serait là pour le percevoir, en rendre compte. Nulle autre conscience que des draperies d’inconscient flottant ici et là, telles des goélettes naviguant à l’estime parmi les brouillards cotonneux de l’indistinction. Il y aurait une réelle douleur des choses à être non encore issues de leur bogue, refermées en leur calice étroit, à peine la tunique d’une chrysalide, une fermeture en réalité. Et nulle parole qui viendrait se superposer au silence. Les choses seraient en deuil d’elles-mêmes, courant après leurs formes sans jamais pouvoir les rattraper. Cependant nul ne pourrait se plaindre de cette situation au motif que personne ne serait encore venu à la manifestation, que l’essence de l’Homme ne ferait que végéter dans l’étrange cornue de quelque archaïque Alchimiste, peut-être un Démiurge dont on ne pourrait décrypter l’image, car elle se confondrait avec ses créations confuses, n’en excédant nullement la sourde présence. Tout serait contenu en tout, si bien que rien n’émergerait de rien.

   Toutefois, à l’horizon de ce qui serait un jour le Monde, quelques vagues silhouettes commenceraient à se dessiner sur l’écran illisible d’un fond lui-même invisible. On ne saurait nullement de quoi il retournerait. Ce serait un peu comme si l’Alchimiste avait vidé le contenu de ses cornues sur le sol de son laboratoire, de surprenantes entités se donnant à voir, là et encore ailleurs, identiques à des algues échevelées s’animant sous le courant d’une eau tachée de mousses, de lichen, parcourue du vert sombre de lentilles d’eau. Imaginez la sorte de vision que vous pourriez avoir de ce qui vous entoure si votre tête était plongée dans l’eau d’un aquarium dont les parois seraient maculées d’une matière végétale, genres de flagelles vert-de-grisés formant résille et limitant votre vue à votre environnement immédiat. Votre forte myopie vous réduirait alors à ne bâtir qu’hypothèses, à halluciner des images plus fausses les unes que les autres.

   Mais, maintenant, il faut envisager une possible genèse, ne laisser nullement les choses en leur état, faute de quoi la confusion de ce-qui-nous-fait-face nous gagnerait et nous ne pourrions plus alors éviter la cruelle dague de la folie. C’est toujours ainsi nous, les Hommes, voulons connaître, afin que, connaissant, nous nous distinguions de cette pluralité nébuleuse, obscure, sibylline, qui longe nos entours et menacerait de nous phagocyter sans délai. Il nous faut nous différencier de la matière profuse, procéder sans délai à notre individuation, nous distinguer de la plante, du minéral et, bien évidemment, de nos Congénères, de manière à ce que notre silhouette humaine levée, nous puissions fonder nos assises dans notre propre identité et nous affirmer telles les singularités que nous avons à être. Il est toujours douloureux de ne pouvoir nommer le minéral en sa surabondance, de ne pouvoir distinguer les espèces du foisonnement végétal, et il est une bien plus grande souffrance dès qu’il s’agit de l’Humaine Condition.

   L’Autre qui-nous-fait-face, nous attendons de lui qu’il se livre dans la clarté. Qu’il fasse fond sur quelque chose dont il se distingue, qui le différencie, l’individualise. L’Autre, nous exigeons de lui la juste épiphanie qui nous le livre de tette ou de telle façon, avec une allure, des traits distinctifs, des stigmates même si c’est le prix à payer pour que, justement déterminé, il ne s’annonce plus en tant que « chose » menaçante avec laquelle nous risquerions de nous confondre. L’Autre, nous voulons lui attribuer une forme, lui destiner un nom, Pierre, Jacques, Adeline, Sophie, peu importe, mais un nom, la manière insigne qu’il a de se désigner parmi l’immense polysémie du Monde. Mais assez argumenté, à présent, il faut décrire ce qui vient à nous et ouvre une manière d’espace dialogique. Certes, nous dialoguerons à voix basse mais ceci sera mieux que le lourd silence qui ne manquerait de nous saisir au prix de notre cruelle mutité.

   Il y a un fond, pareil à une argile diluée après qu’une averse a eu lieu. Ce fond d’argile, si l’on se confie aux paroles de la Genèse, est matière originelle qui porte en son sein la texture humaine en sa première profération. Petit à petit cela se lève, petit à petit cela murmure. C’est une voix qui vient de très loin, traverse des membranes de brume, se fraie un chemin jusqu’à nous pour nous dire, du plus loin de l’espace, du plus distant du temps, le début d’un poème, l’amorce d’une fiction qui n’auront de cesse d’avancer dans le sillon de leur destin. Nous en serons, nous les Anonymes, nous les Étrangers parfois à nous-mêmes, les heureux destinataires. Cette parole, il nous reviendra de la féconder, de la multiplier, d’en faire déplier sous tous les horizons la dimension productrice de SENS, car c’est bien le SENS qui doit constituer la matrice selon laquelle orienter nos pas sur cette Terre qui nous accueille et nous remet avenir et projets multiples. Ceci se nomme EXISTER et ceci est précieux, y compris pour les Distraits qui marchent sans s’apercevoir qu’ils marchent.

   L’argile, la belle argile fondatrice, voici qu’elle s’anime de mouvements presque inaperçus, des tensions se lèvent en elle, des lignes se disent dans la plus grande douceur, des taches de couleur diffuses, des sortes de pastels ou bien de claires aquarelles commencent leur voyage pour une destination emplie de mystère, cernée d’infini. C’est comme si cet apparitionnel, depuis le lieu retiré de sa provenance, cette naissance à soi des formes ne connaissaient que leur propre site, tel un langage qui susurrerait pour lui-même, manière de marche tout autour de soi dont nul ne pourrait percer la signification. Une étrange cérémonie dont nulle exploration ne parviendrait à résoudre l’énigme. Peut-être toute manifestation d’être est-elle, à elle-même, sa propre justification et tout essai d’en pénétrer la complexité serait vouée à l’échec. Mais faute d’en deviner les arcanes, il ne reste plus qu’à tirer des plans sur la comète. La grande force de cette œuvre sur papier est de proférer beaucoup à partir de rien ou, du moins, pour ce qui semble se donner comme tel.

   Osons une interprétation. Elle ne sera jamais que la nôtre puisque toute interprétation n’est que le produit d’une pure singularité, la trace d’une intime subjectivité. Lignes, taches, couleurs, fond, tout se donne dans une façon de camaïeu qui ne fait se lever des formes qu’à mieux les confondre. De facto, nous sommes en pleine confusion visuelle, un bizarre astigmatisme nous place dans un rayon d’évidente incertitude, si bien qu’une seconde hypothèse vient, sitôt énoncée, détruire la première dont nous pensions qu’elle pouvait tenir. D’une manière qui n’est nullement fortuite cette esquisse nous induit en erreur, nous fait différer de qui-nous-sommes pour la raison que, privés de repères stables, nous avons du mal à nous amarrer à quelque amer qui nous indiquerait une direction sûre. Aussi, si nous visons ce que l’Artiste porte au-devant de nous, nous ne pourrons guère formuler que des postures contradictoires. Qu’en est-il de ces signes sur le papier ? Que voyons-nous dont notre conscience pourrait faire son aliment le plus fidèle ? Ces formes, donc, est-ce la projection de l’étonnement de surgir dans l’être ? S’agit-il d’une rencontre contingente entre deux individus de hasard ? Ou bien assiste-t-on, sans qu’aucun fard nous en dissimule la réalité, à la collision de l’Amour, à son violent tellurisme ? Ou bien l’entrelacs de ces formes symbolise-t-il l’une des façons d’apparaître de l’effroi de vivre ? Ou bien encore serait-ce le lieu d’une allégorie qui nous alerterait sur le danger permanent d’une confrontation de l’Humain avec l’Humain ? Ou bien y est-il question de la mise en scène de l’aporie constitutive de notre finitude ?

   Bien évidemment, si nous quittons toutes ces visées abstraites, si nous rétrocédons d’un degré, si nous hypostasions les quelques idées qui se profilaient à l’horizon de notre pensée, nous nous apercevrons vite qu’il s’agit d’un réel incarné avec toutes ses composantes humaines, rien qu’humaines. Å l’aune d’une acuité du regard et, corrélativement, d’un approfondissement de la perception, nous distinguerons le buisson noir des cheveux jouant en écho avec la sombre végétation pubienne. Nous percevrons un buste colorié entre Sarcelle et Persan, un buste de douce venue, sans doute plein de promesses de félicité. Nous verrons le compas des jambes largement ouvert comme pour nous inviter à la fête d’Éros en sa dionysiaque effervescence. Nous apercevrons, à l’arrière-plan, quelques traits délimitant une anatomie que nous supputons être celle d’un Homme. L’un de ses bras faisant le geste d’enlacer la Femme sise au premier plan.

   Mais rien de plus ne nous sera dévoilé que cette fragmentation qui pourrait sembler tragique si elle ne s’inscrivait dans un parti-pris esthétique évident : nous disperser, nous les Voyeurs, aux motifs de nos impressions originelles, afin, en un second temps, de mieux nous réunir à l’intérieur de-qui-nous-sommes. Car nous ne sommes nullement écartelés dans le motif de cette vision pourtant éclatée. En réalité, c’est le chemin parcouru de l’indistinction abstraite (ces formes, ces taches, ces lignes) en direction d’un formalisme entaché de réel (cette tête, ces jambes, ces corps) qui totalise le SENS pour nous. D’éparpillés que nous étions dans le procès primitif de notre originaire vision, nous en venons à une manière de complétude, donc de réunification de-qui-nous-sommes dès que nous débouchons en terrain de connaissance, de familiarité : ces anatomies, cette gestuelle apparemment figée bien que réellement opérante, cet Amour qui vibrionne et fouette jusqu’au sang les êtres de chair que nous sommes. Toute forme d’Art accomplie est ce trajet d’une dispersion initiale à une unité finale, fût-elle toujours à remettre en question. Tout régime confusionnel retrouve toujours l’espace de son ressourcement. L’œuvre artistique en est certainement la plus belle des illustrations. Les œuvres de Barbara Kroll sont exemplaires en ce domaine.

  

 

  

 

  

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18 septembre 2022 7 18 /09 /septembre /2022 09:11
Venue de l’illisible contrée

« Nue dans la chambre »

Crayon de Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   Vous, Venue de l’illisible contrée, qui êtes-vous dont, jamais, je n’ai rencontré la silhouette ? Imaginez : c’est comme si ma conscience, débarrassée de toutes ses scories, lavée de toutes ses rumeurs intestines, poncée jusqu’à l’oubli d’elle-même (une large plaine blanche en réalité), c’est comme si vous y surgissiez avec la célérité de l’éclair dans le ciel d’orage, avec la force de la chute d’eau, ces sublimes Wasserfalls qui bondissent des roches alpines. De l’éclair, jamais l’on ne revient. Du Wasserfalls l’on n’oublie sa violence sauvage. Il y a, au sein même de la psyché, des roches dures qui se lèvent, des manières de silex que rien ne viendrait dissoudre. L’on aura beau chercher à se distraire, feuilleter les pages d’un livre, s’absorber dans la vision d’une image, cueillir une fleur odorante, la pierre tranchante sera toujours là qui incisera le centre même du corps des signes d’une dette. Oui, d’une dette. L’on se croit dépendant, l’on se pense assigné à produire quelque acte salvateur qui vous serait destiné, vous l’Étonnant Croquis qui paraissez n’avoir de réalité qu’à m’interroger vivement, à répandre dans le charbon de mes nuits les lueurs blafardes de l’insomnie. M’avez-vous donc ôté le sommeil, en tout cas vous en parcourez les rives avec tant de constance, tant d’assiduité.

   Mais il me faut vous dire maintenant en des termes qui ne soient plus généraux, vagues, ils ne mènent à rien. Il me faut vous situer parmi l’immense carrousel des mots, y découvrir quelque chose qui vous ressemble, mais aussi, vous assemble, vous dont l’éparpillement, la dispersion paraissent constituer votre immuable essence. Je vais vous nommer au plus près du motif de la vision que vous me proposez de vous. Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme. Je ne trouve que cette périphrase qui soit en mesure de vous circonscrire tant bien que mal. Une pure et simple forme graphique si vous voulez, un crayonné, des gestes d’enfants posés sur la feuille du jour. Du formel seulement car c’est cette seule perspective que vous me tendez de vous. Combien j’aurais été plus heureux de vous saisir en votre intime, de pouvoir, par exemple vous dire la Douce, l’Attentive, la Généreuse.

   Mais avouez, comment tirer de ce lacis de crayons de couleurs autre chose qu’une impression sensorielle, une manière de vibration, d’onde, de tracé d’électroencéphalogramme, en quelque sorte une « conscience nerveuse de la matière » ? Votre avancée, en son étonnant tellurisme, en ses lignes de fracture géodésiques, toutes vos courbes de niveau, les strates que vous figurez, tout ceci trace votre simple topologie externe sans qu’il ne me soit aucunement possible de m’immiscer en quelque façon à l’intérieur de cette citadelle que vous semblez défendre farouchement. Comme s’il y avait danger à figurer au Monde à l’aune d’une esquisse puisque, aussi bien, ce début d’entrelacs, cette forme en voie de constitution ne vous protégeraient nullement des atteintes de l’existence. Sans doute êtes-vous plus démunie que la moyenne des Existants qui hantent la Terre, pour la simple raison de votre constitutionnel inachèvement. La complétude vous est étrangère. La plénitude est une sensation qui ne vous visite guère.

   La parole n’est encore qu’une hypothèse, un genre de cailloux de Démosthène qui s’agitent en aval de votre glotte, un genre de langage infra-verbal qui ne se traduit que par un murmure sourd, une caverneuse résonance, un genre d’ébruitement somatique dans votre corps d’allure encore bien racinaire. Êtes-vous au moins inscriptible en un discours qui ait quelque cohérence logique ? Je vais sur-le-champ tenter de vous circonscrire, vous et la scène que vous m’offrez afin de vous rendre, sinon réelle, du moins plausible. C’est une tentative toujours éprouvante que de tirer du sens de ce qui, à l’évidence, en présente si peu, une brume s’élève dans le ciel que, bientôt, une brise effacera. Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme au risque que mon langage soit un simple écho de paroles antérieures, une réitération obsessionnelle de votre être, que je dise cette liane rouge qui cerne le vide de votre cops, lui attribue provisoirement une halte dans l’espace, le délimite, non en tant que chair, vous en êtes si loin, juste un tremblement aux confins de la Vie. Que je dise (mon langage vous crée autant que le dessin vous pose ici, devant moi), la brisure de vos bras (mais il semble qu’il soit unique, ce bras), aussi indique-t-il la présence d’un tragique sous-jacent, d’une « naissance latente », je préfère cette formulation rimbaldienne à l’annulation que profèrerait l’idée d’un manque, d’une absence, d’un vide. A moins que vous ne soyez émergence du Néant et menaceriez de punir mon audace à tenter de vous porter à l’être et je risquerais, à chaque mot posé sur la page, de disparaître à moi-même.

   Le Rouge, ce symbole de sang, ne vous accomplit nullement en votre entier. Le Noir vient à la rescousse. Ce que le Rouge hissait tout en haut d’un pavillon qui eût pu être de gloire, voici que le Noir vient l’obombrer de son funeste crêpe. Cheveux de suie qui annulent le visage. Nulle épiphanie qui dirait le lac des yeux, la fraise des lèvres, l’éperon du nez. Nulle métaphore qui ferait se lever le bonheur d’une poétique. Vous demeurez en retrait. Peut-être même êtes-vous la figure du Retrait, du Retranchement, de la Soustraction ? Autrement dit du Refuge en une Innommable Contrée. Laquelle ? Du Silence ? De l’Infini ? De l’Absolu ? Tout ceci est si éthéré. Å peine le mot est-il prononcé qu’il se dissout à même le fourmillement de son chiffre. Ainsi êtes-vous la Doublement Tonale et vous n’êtes nullement sans me faire penser au roman de Stendhal « Le Rouge et le Noir ». Le Rouge de la Passion ? Le Noir de la Mort ? Si la Passion est la Mort de l’âme, alors mon interprétation est juste que je reporte immédiatement sur le Griffonné que vous me tendez à la manière du document qui vous décrit le mieux. Et je crois volontiers que vous êtes sur la frontière entre la Passion en voie de laquelle vous êtes sans doute et la Mort qui est votre certitude ultime, tout comme elle l’est pour tout un chacun. Mais ici, la force du dessin est de mettre en vis-à-vis, le sang de la Vie, le crêpe de la Mort. Aussi le qualifierais-je « d’existentialiste », cette manière d’équilibre précaire entre une naissance dont on n’a pas décidé, pas plus de notre finitude qui s’impose à nous avec la violence du cyclone, du cataclysme.

   Aussi, dans ce contexte qui confine au tragique, tout ce qui vous entoure, tout ce qui se pose en tant que vos immédiats prédicats, prend la figure énigmatique et inquiétante de spectres. Qu’en est-il de cette trace griffonnée sur le mur du fond ? On dirait la silhouette approximative d’un caniche. Ceci veut-il signifier l’imminence d’une animalité qui vous guetterait ? Ou bien cela indique-t-il que l’humain n’est jamais vraiment sorti de sa composante archaïque ? animé qu’il est d’instincts qui, parfois, le font se confondre avec les tubercules, les rhizomes, ils sont encore plus primitifs que la dimension animale. Et le mur qui est à votre gauche, combien son réseau de lignes noires, denses, chaotiques incline vers quelque effroi qui rôderait au large de vous, menaçant votre intégrité même ! Sans doute une toile sur laquelle s’inscrit le destin douloureux du Monde. En bas, au centre de l’image, une soudaine profusion de traits, de lignes, un foisonnement, une prolifération qui paraissent concourir à faire émerger de cette forêt de signes, une vague Forme Humaine, un peu à la manière d’une enfance de l’Humanité, un genre de grouillement de mangrove, de jungle inextricable, de steppe perdue dans la nappe de ses hautes herbes. Le sentiment qui se détache de cette vision quasiment hallucinée des choses est identique à l’effroi d’un Monde qui serait soudain plongé dans les rets d’une irrémédiable nuit dont tout phénomène de visibilité serait exclus à jamais.

   Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme, si depuis le silence cotonneux dans lequel le dessin vous retient vous percevez ma voix, fût-ce un mince filet d’eau, cherchez en votre pouvoir les voies par lesquelles arriver à Celle-que-vous-serez dans l’étape ultérieure de votre figuration, à savoir une Forme Hautement Lisible. Cependant, ce souhait que je formule d’une vision de vous qui soit arrivée à son terme n’est nullement pour me réjouir. Mon sentiment de modeste Esthète vous préfère mille fois dans cette posture à peine levée de Vous, qui vous relie à votre Origine, or il n’y a guère de plus noble événement que celui de la Naissance. Demeurez en vous dans cette indistinction, ce tremblement, cet avant-dire de ce qui est, alors toutes les grâces vous sont promises de figurer de telle ou de telle manière. Autrement dit, c’est votre propre Liberté qui est en jeu ! La mienne aussi, il va de soi. Vous savoir arrivée à vous-même, c’est, en une certaine façon, me doter moi-même d’une entièreté. Or le Monde est si parcellaire. Or vous êtes si lacunaire. Or je suis si morcelé. Qu’une Unité vienne nous visiter et nous serons pure harmonie. Oui, pure !

 

 

  

 

 

 

 

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17 septembre 2022 6 17 /09 /septembre /2022 08:17
MONO-LOGUE

Peinture : Barbara Kroll

 

***

« Ils ne se disaient rien d'intime ;

tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ;

ou plutôt (...) ils monologuaient ensemble,

chacun de son côté. »

 

Romain Rolland – « Jean-Christophe »

 

*

 

   [Ce texte, comme bien d’autres, se donne en termes énigmatiques, aussi une tâche de compréhension est-elle requise afin d’en pénétrer le sens. Ici, le problème abordé présente des visages multiples : psycho-philosophique, ontologique (qu’en est-il de l’être de chacun, de chacune ?), et pour finir éthique puisque aussi bien la dimension de l’Altérité y est le fil rouge, lequel joue en permanence avec celui qui lui est logiquement coalescent, à savoir celui de l’Identité. L’on verra qu’entre ces deux réalités, le jeu du texte consiste à brouiller les lignes, à confondre les images, à donner l’UN pour l’AUTRE si bien que résulte du propos une manière d’être hybride, tantôt disposant de sa propre identité, tantôt renonçant à cette dernière pour le motif d’une subordination à l’Autre. La thèse ci-après développée est la suivante : tout épanchement confidentiel (ce qu’évoque la peinture de Barbara Kroll), bien plutôt que de s’intéresser à l’Interlocuteur qui fait face, ne consiste qu’en un jeu de dupes, en réalité le Locuteur ne parlant jamais que pour Soi et n’attendant de l’Autre qu’une confirmation de ses dires.

   Étrange posture autistique qui fait du Soi la seule et unique possibilité existentielle. Bien évidemment, comme toute thèse, ce parti-pris est totalement théorique, il ne suppose quelque horizon axiologique qui énoncerait la supériorité de telle valeur (le Moi en l’occurrence), par rapport à telle autre, (l’Autre en sa présence), au simple motif que cette position solipsiste serait à proprement parler insoutenable. Ce qu’il s’agit de déterminer, la nature même du langage en sa fonction de communication. En définitive, dans l’échange, nul Locuteur n’est spolié en regard de son Vis-à-vis, puisque toute situation dialogique suppose la prise successive de la parole. Là où l’abîme se creuserait de manière inquiétante, c’est bien si un seul des Interlocuteurs imposait sa loi à l’Autre, lui ôtant toute liberté. Ceci est le sombre « privilège » des Dictateurs et autres Tyrans dont notre Planète n’est nullement avare. Parlons tant qu’il en est encore temps. Parlons de Nous, de l’Autre, parlons du Monde car, comme toujours, nous sommes au centre de cette polyphonique réalité.]

  

*

 

   Vous, les Deux Attablées, vous les Mystérieuses qui semblez plongées dans un discours sans fin, vous qui avez réduit le Monde à deux présences, mais ô combien présentes à elles-mêmes, situées dans cette intimité confidente qui paraît ne faire qu’UNE seule et même réalité, qui êtes-vous en votre fond ? Vous dont les physionomies externes strictement assemblées au sein d’une dyade vous font apparaître encore plus soudées que des jumelles homozygotes, VOUS en un unique JE fusionnées. Vous et un SEUL MOI qui rayonne et l’univers tout entier est soudain synthétisé en ces DEUX formes conjointes que nul, jamais, ne semble pouvoir séparer. Autrement dit, les visages que vous présentez au Quidam que je suis, sont la figure même de l’Altérité sous l’apparence de l’Unique. Mais je prends soin de vous nommer afin de mieux vous différencier, de vous attribuer une identité à chacune tant qu’il en est possible de le faire, avant même que vous ne disparaissiez en

 

un seul corps,

un seul esprit,

une seule âme.

 

  Une communauté réduite à la simplicité du DEUX. DEUX seulement et le reste du Monde s’évanouit dans les lointains. Mais il s’agira, en fin de compte, de savoir si vous êtes UNE ou bien DOUBLE.

  

Vous, à gauche de la scène, je vous baptise ALINE

Vous, à droite de la scène, je vous baptise ENILA

 

Il ne vous aura pas échappé qu’ALINE

est le nom inversé d’ENILA

comme si vous étiez de simples Présences en Miroir

votre Image, ALINE, reflétée en l’Autre

l’image d’ENILA reflétée en Vous.

Et bien sûr le processus joue

aussi dans l’autre sens.

 

   Oui, je perçois combien cette situation est étrange qui, tantôt dit la Pure Individualité, proclame le Solipsisme puis, l’instant d’après, profère la Dualité de Deux êtres séparés. Bien évidemment, de cette figuration de l’image (une semblance se détache de qui vous êtes toutes les deux), de cette nomination inversée (Aline - Enila), ne peut régner qu’une confusion et dès lors un Chaos se lève, qui vous fait douter de qui-vous-êtes. Êtes-vous vous-même, avec vos propres limites ? Ou bien avez-vous franchi une étrange ligne qui vous conduit à vous interroger de cette manière si peu logique :

 

Suis-je MOI ?

Suis-je l’AUTRE ?

Suis-je l’Autre en Moi ?

L’Autre est-elle Moi en Elle ?

Où commence mon Moi ?

Où finit-il ?

L’Autre empiète-t-il sur mon domaine ?

 L’Autre, m’arrive-t-il

de le porter en Moi à mon insu ?

A son insu aussi ?

  

   Alors, voyez-vous, les termes du questionnement deviennent si imprécis, les formes de l’Une et de l’Autre si emmêlées que vous seriez constamment menacées de folie à en poursuivre la quête confondante, radicalement aporétique. Savez-vous au moins en quoi consiste l’essence de la folie ? Eh bien elle consiste en cette simplicité désarmante : ne plus éprouver son propre Soi en tant que tel, l’éprouver seulement en tant qu’Altérité. Si vous voulez, l’entrée dans votre propre réel de l’assertion rimbaldienne :

 

« JE EST UN AUTRE »

 

   Formule étonnante qui ne peut guère être formulée qu’au titre d’une licence poétique, simple métaphore qui fait image et retourne aussitôt sur les rives de l’imaginaire. Car, foncièrement, ceci énoncé en termes généraux, universels,

 

JE ne serai jamais l’AUTRE,

pas plus que l’AUTRE ne sera MOI.

 

   Chacun enclos en ses limites y demeurera autant de temps que durera son intime « normalité ». La folie, que Gérard de Nerval nomme poétiquement « épanchement du songe dans la vie réelle », dit bien le danger de « l’épanchement ».

 

Le SONGE, c’est l’AUTRE,

 

   nécessairement puisque sa réalité est une terra incognita, un domaine proprement insondable, sa conscience un puits sans fond que lui-même ne connaît qu’imparfaitement. Alors, l’Autre en tant que Songe, s’il s’écoule en Moi, va nécessairement tisser en ma psyché les failles, les tellurismes, ouvrir l’abîme onirique qui entraînera ma conscience dans l’opacité, l’obscurité des grands fonds, là où plus rien ne signifie qu’une vacuité sans limites.

   Alors, après ces quelques considérations théoriques, abstraites, nous revenons à la fiction proposée par l’image. Qu’y repérons-nous qui puisse se relier aux paroles antécédentes ?  ALINE s’épanche-t-elle en ENILA ? ENILA, à son tour, par un phénomène de simple réciprocité, s’épanche-t-elle en ALINE ? Existe-t-il un système de vases communicants ? De l’une à l’autre, une étrange alchimie trouve-t-elle sa place qui ferait des deux Complices de simples cornues échangeant leurs propres métaux, les transmutant en un or unique, comme si chacune troquait sa folie contre la folie de l’autre puisque, en tout état de cause, tous dotés d’un irrationnel, nous participons à et de la folie. Y a-t-il échange simple ? Y a-t-il captation de l’intime de l’Autre ? Mais maintenant, il convient de décrire et de décrypter quelques symboles latents dont le dévoilement du chiffre nous conduira, peut-être, à l’orée de quelque sens.

      Le haut de la pièce est plongé dans un genre d’obscurité verdâtre qui fait penser à ces zones interlopes où rien ne se distingue de rien. Aussi bien un Passant se confond-il avec un autre Passant. Aussi bien un Quidam se fond-il en un autre Quidam. Partage, échange des identités.  Seul règne le confusionnel. Les limites sont floues. On ne sait plus Qui est Qui. Donc ALINE est à gauche, assise sur une chaise, buste incliné vers l’avant. Son visage se repose sur son bras relevé. Elle semble être en position d’écoute. Donc à droite se trouve ENILA. Assise elle aussi sur une chaise. Buste également incliné, dans la posture de la confidence. Visiblement elle parle. Sans doute sur le mode du chuchotement.

 

Confidence pour confidence ?

Laquelle a parlé en premier ?

Le motif est-il bien celui d’un épanchement ?

Comme si les deux Protagonistes étaient

des vases dont le contenu serait

destiné à l’objet adverse.

JE m’écoule en TOI qui m’écoutes.

Puis inversion du sens du phénomène.

 

   Celle-qui-écoutait devient la seule Locutrice. Celle qui parlait est pure réception de la parole. Le temps passe inexorablement, c’est là sa fonction de temps.

 

D’une Interlocutrice l’Autre,

c’est un jeu de navette,

une jonglerie de pingpong,

une partie de pelote Basque.

JE suis la Balle chargée de discours,

TU es le Fronton qui reçois ma Balle.

Rôles alternatifs qui s’échangent

en une manière de chiasme.

Ici vient d’être dit le mot décisif

par lequel saisir le sens profond,

 charnel des échanges :

 

FRONTON

  

 

   Métaphoriquement, pour l’Autre qui nous parle, nous sommes simplement le vis-à-vis, le réceptacle, la surface sur laquelle rebondit son Verbe. Nous sommes d’abord, Accusés de réception, surface censée vibrer à la façon d’un diapason. Regardez l’image : ALINE est le Fronton, la paroi sur laquelle ricoche la parole d’ENILA. Totale passivité d’ALINE. Totale effervescence d’ENILA. L’animation d’ENILA se nourrit de l’apathie, de l’inertie d’ALINE. Sans doute une Volonté de Puissance se dresse-t-elle dont la conséquence, pour la face adverse, consiste en son adoubement, sa soumission. En son fond, il y a une dimension captatrice, aliénante de l’épanchement. Celle-qui-s’épanche fait de Celle-qui-Recueille, son Obligée, celle dont la seule tâche est de se rendre totalement disponible au discours de l’Autre, le centre d’intérêt en fût-il futile, située hors du champ des affinités de l’Auditrice.

   Ici s’instaurent une dysharmonie, un réel déséquilibre entre la Locutrice et Celle qui lui fait face. Et cette expression de « faire face » surgit à point nommé. Prenons-là au premier degré et disons :

 

Celle qui écoute FAIT FACE à celle qui parle.

FAIRE FACE, ici, doit être entendu

en un sens quasiment performatif.

Elle FAIT FACE : elle donne VISAGE

à celle qui est douée de parole.

Et donnant FACE,

c’est son propre visage d’Interlocutrice

qu’elle efface au motif que s’il était

trop réel,

trop présent,

 trop rayonnant,

il ferait obstacle

aux mots de la Protagoniste.

Face, Visage = Identité à Soi.

Or que veut la Locutrice ?

 Que celle-qui-Reçoit soit

Seulement l’ombre

De Qui-elle-est

Avec elle entièrement

Confondue

Invisible

en quelque sorte

 

JE est une AUTRE

 

   En son fond écouter est ceci, se déporter de Soi, s’exiler et devenir, en quelque façon, le langage de l’Autre, celui par lequel il m’aliène en lui et me tient sous sa fascination. Car tout discours, et singulièrement l’épanchement confidentiel procède à la capture de l’Autre si bien que ce qui se déroule est simple MONO-LOGUE (le trait d’union est le lieu même de la césure) , à savoir JE parle à Moi Seul afin qu’existant à mon acmé (du moins le supposé-je) mon langage puisse devenir le Miroir au gré duquel je me sente exister.

   Que dire du bas de la scène qui ne vienne surcharger inutilement le sens précédemment décrypté ? Le bas est clair, teinte saumon, identique aux jambes des Interlocutrices. Y aurait-il au moins quelque trace symbolique qui confirmerait les thèses énoncées plus haut qui, résumées, se limiteraient à cette unique et étrange vérité :

 

tous autant que nous sommes,

ne nous donnons jamais

qu’en tant que MONOLOGUES

 

   autrement dit ce discours que l’on ne tient que pour SOI SEUL, l’Autre demeurant un commode alibi, un prétexte, une chambre d’écho nous délivrant de nous adresser à un Silence qui menacerait, bien vite, de devenir notre tombe. Donc, symboliquement, ce pied de la table en position centrale n’indique-t-il, graphiquement, ce que nous livre un examen minutieux des modes de communication interpersonnels, cette césure, cette coupure, cet abîme qui toujours s’installent

d’une Conscience à une autre,

 d’une Volonté à une autre,

d’une Réalité à une autre.

  

   Dans son roman, « Jean-Christophe », Romain Rolland fait allusion à cette dimension de l’intersubjectivité :

 

« ils monologuaient ensemble, chacun de son côté »

 

   Combien cette énonciation me paraît juste. Nous pourrions la transposer mot pour mot, changeant seulement le « ils » en « elles », « chacun » en « chacune » :

 

« elles monologuaient ensemble, chacune de son côté »,

 

   la modification serait infinitésimale, marquent le peu de différence de la qualité de la communication.

 

Masculin/féminin : même combat.

Il s’agit toujours d’être LE PLUS BEAU,

la PLUS BELLE.

JE parle = JE veux être entendu

telle la SEULE forme au Monde.

Ceci est indissociable

de l’Essence Humaine,

aussi devrions-nous en convenir

au-delà de toute référence

logique ou bien rationnelle.

Nous ne sommes nullement

des déterminations

 de quelque Haute Conscience

 qui décréterait

quelque parole de Vérité.

Nous ne sommes que

des Vivants,

des Vivantes

qui ne veulent

« prêcher dans le désert ».

 

 

 

 

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10 septembre 2022 6 10 /09 /septembre /2022 08:00
Dans quelle assise mondaine ?

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Dans quelle assise mondaine ? énonce le titre. « Assise » veut dire le lieu singulier que le destin nous a attribué, telle place et non telle autre.  « Mondaine » veut signifier notre présence au Monde, autrement dit à l’altérité. Altérité du chemin, de la pierre, du nuage, de la ligne d’horizon. Mais, surtout, altérité de cet Autre qui me questionne sous la forme multiple, constamment renouvelée qu’il pose devant mon regard, au centre même de mon souci. L’éthique en tant que souci. Chaque jour de notre existence nous croisons des milliers d’Autres qui, dès que rencontrés, s’évanouissent dans un étrange anonymat. Par exemple cette très Jeune Fille encore teintée d’enfance, ses cheveux châtains se déroulent en longes tresses, l’ovale de son visage est parfait, ses joues roses poudrées de printemps, ses yeux couleur myosotis, la pulpe de ses lèvres que rehausse, dans la discrétion, l’empreinte d’une rose-thé. Par exemple cette Jeune Femme au teint d’albâtre, aux yeux clairs, à la bouche naturelle, à la peau satinée, ses cheveux blonds font, tout autour d’elle, leurs gerbes d’eau presque invisibles. Par exemple ce vieux Monsieur au visage buriné, sa peau pareille à un antique parchemin, le réseau serré de ses rides, la forêt hirsute de sa barbe blanche, le gris des yeux qui se perd dans les replis de la mémoire.

    De tous ces Étranges, que reste-t-il dès qu’ils ont franchi les limites de notre horizon ? Le flottement d’une nappe de cheveux ? Un sourire empreint d’une certaine tristesse ? Le sentiment d’une force de l’âge dont on devine qu’elle est inépuisable ? Que reste-t-il de tous ces Destins dont, sans doute, nous pourrions tirer quelque jeu esthétique, rêver à l’aventure de leur vie, peut-être tirer quelque envie de les imiter, en quelque manière. Le Monde est semé de ces confluences, de ces croisements, de ces marches parallèles, de ces contiguïtés qui n’ont de valeur qu’autant que dure leur instant, c’est-à-dire l’espace d’un rapide songe puis rien ne demeure de ce qui avait été. En tire-t-on quelque regret ? Se promet-on de fixer ces images avec le souci d’en avoir quelque satisfaction ? N’est-on seulement des Voyeurs du Monde si distraits que nous ressemblons à cette surface grise des « ardoises magiques », un seul mouvement de la main et tout regagne son anonymat et c’est comme si notre imaginaire nous avait trompés.

   Toutes ces réflexions ne sont nullement spontanées. Elles viennent de l’observation de l’image que vous me tendez. Mais il me faut en brosser quelques rapides traits. La scène sur laquelle vous figurez est à peu près indéfinissable. L’Artiste qui vous a projetée sur la toile est coutumière de ces esquisses qui, à première vue, pourraient faire penser à des dessins d’enfants. En réalité c’est bien de l’inverse dont il s’agit. L’enfant n’a en tête nulle détermination, il dessine pour dessiner, le gribouillis est une manière de fin en soi, il n’y a rien qui dépasse le trait dont on pourrait tirer un enseignement. Le motif de Barbara Kroll est bien différent. De l’esquisse, on pourrait penser qu’elle surgit de nulle part pour n’aller nulle part mais ce point de vue ne serait rien qu’erroné, seulement fondé sur une impression première. Sous l’esquisse, il y a une intention de signifier. Que ce dessin demeure en l’état ou qu’il trouve son achèvement dans une toile peinte, ceci n’a guère d’importance. Déjà, en soi, les significations sont présentes. Bien évidemment, et c’est bien là le jeu de toute interprétation, chacun verra dans le motif des chemins différents, peut-être même des voies adverses. Nul ne saurait effacer sa propre singularité qu’à renoncer à qui il est.

   Le problème est le suivant, qui est avant tout un paradoxe. Ce que me dicte ma propre subjectivité, en matière de ressenti, ceci se présente pour ma conscience avec le caractère d’une pure objectivité. Cet objet-dessin se donne à moi dans un genre d’évidence singulière et y persiste au motif qu’il est, pour moi, ce sens-là et non point un autre. C’est de là que naît l’idée même de polémique, ce que j’affirme de l’œuvre, un Autre que moi en fera la démonstration inverse. Mais c’est égal, il me faut dire ce qui, posé là devant moi, parle de telle manière que je ne pourrais me dérober à la tâche de le montrer, c’est-à-dire à le falsifier, qu’au prix même d’un renoncement à ce que je pense depuis l’aire de mon intériorité. 

    Afin de relier mon propos à ce que j’évoquais au début, la pluralité des Autres, leur foisonnement, leur irruption permanente dans le champ de ma conscience, il me faut faire signe en direction de ce style désordonné, tumultueux, agité, un genre de chaos en quelque sorte. Mais un chaos en l’humain, cela va de soi puisque, dans la plupart des œuvres de cette Artiste, c’est bien l’humain qui est placé au cœur. Là, au centre de l’image, la Femme est le motif géométrique en lequel se concentrent une pullulation de lignes, une confusion manifeste, un imbroglio qui, aussi bien, feraient penser aux mouvements en tous sens, bariolés, polymorphes de ces agoras antiques qui étaient le cœur vivant de la Polis, son rythme cardiaque, pulsionnel, élémentaire, sa mouvance diaprée, la cadence qui portait tous les Êtres à leur manifestation.

   Alors, ce que je traduis de cette prolixité, de cette volubilité des lignes emmêlées, ce n’est rien de moins que la présence de l’Altérité, un Monde extérieur se confronte à un Monde intérieur. Ce que j’évoquais précédemment, la persistance des visages rencontrés, ici la blondeur d’une chevelure, là la résille des rides, plus loin la claire gemme des yeux, tout ceci s’est imprimé à l’insu de Celle-de-l’image qui en a reçu les figures successives, le réseau serré de lignes au plein de son corps en porte témoignage. Certes la mémoire immédiate, ce fossoyeur, en a relégué les formes au sein des archétypes qui sillonnent le champ de l’inconscient, en constituent en quelque sorte l'armature. Et ces images-archétypes continuent à travailler à bas bruit, à façonner le « revers » de qui l’on est, si l’on peut parler ainsi, puis ces formes longuement métabolisées, mélangées à d’autres formes verront leur résurgence, mais cryptée, non identifiable en tant que telles, telle expression langagière, telle inclination à aimer ceci plutôt que cela, tel geste, tel lapsus, telle création et la liste des actualisations serait infinie, tellement la belle praxis humaine est illimitée, polyglotte, polychrome.

   Et c’est heureux qu’il en soit ainsi, que les perceptions soient diverses, les sensations complexes, les imaginations chamarrées, bigarrées. Toute rencontre avec l’Autre est le lieu de cette dialectique où se confrontent en permanence, les idées, les actes, les ressentis. Bien évidemment, et c’est l’empreinte de notre égoïté, chacun, chacune est persuadé d’avoir saisi sinon la totalité de la Vérité, du moins ses nervures essentielles. Nous avons tous besoin de ces rapides certitudes, elles balisent le chemin sur lequel nous avançons, elles illuminent ce qui risquerait de demeurer dans l’obscur. Que dirait cette Esquisse si, soudain, elle était pourvue d’une voix ? Sans doute serions-nous étonnés des « secrets » qu’elle nous livrerait qui, en tout état de cause, ne pourraient être que les siens, nullement les nôtres.  Et nous poursuivons notre chemin sur des voies qui sont singulières, intimement singulières.

 

 

 

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7 septembre 2022 3 07 /09 /septembre /2022 08:39
Demeurer en soi, sur le fil

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

    « La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus. C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » 

                                                                          « Macbeth » - William Shakespeare

 

*

    « Pleine de bruit et de fureur », c’était ceci qu’Alya avait retenu de la phrase de Shakespeare. Seulement ceci Bruit, seulement ceci Fureur. Dans la nasse de sa tête, le Bruit et la Fureur faisaient leurs allées et venues cruelles, sépulcrales. Les mots cognaient tout contre le roc de la dure-mère, rebondissaient, faisaient leurs boules d’étoupe qui envahissaient le champ entier de la conscience. Si bien que le massif de chair d’Alya, agité en tous sens, ne pouvait plus trouver le lieu d’une possible polarité. Tout allait à vau-l’eau et le péril eût été grand si Alya n’avait eu en soi, au plus profond, les ressources nécessaires à une inversion de la situation. Ce qui était évident, depuis bien des années déjà, il y avait trop de bruit sur la Terre, trop de mouvements en tous sens, trop d’éclats, trop d’éclairs, trop de formes qui s’emboîtaient en une manière de chaos, trop de couleurs qui se mêlaient selon une teinte boueuse, indéfinissable, métaphore d’un étonnant marigot civilisationnel. Beaucoup se laissaient entraîner dans cet infini tourbillon, éprouvant le vertige à la façon d’une sensation obtenue à l’aide de quelque peyotl, de quelque ambroisie hallucinogène. Le vertige entraînant le vertige, il paraissait impossible de jamais arrêter le mouvement, comme si une irréversible logique en eût provoqué l’irrésistible course. Il y avait, sur cette Planète, d’invincibles forces qui tressaient le destin des Hommes, à leur insu ou bien à l’aune de quelque complicité, mais la finalité était la même, l’horizon s’assombrissait à mesure que l’on se rapprochait de sa ligne fuligineuse. La nuit montait du jour et menaçait de l’envahir en totalité.

   Alors voici ce qui, du point de vue d’Alya (son nom veut dire « noble»), était à faire : demeurer en Soi, se revêtir de la forme de l’esquisse (elle en avait trouvé le motif dans une œuvre en gestation de Barbara Kroll), se fondre en soi, si une telle chose était possible et, sans doute, cette hypothèse était-elle recevable. Les Bruits, il fallait les ramener au silence. La Fureur, il fallait en faire un tremplin pour la paix. L’Homme, la Femme, étaient pleins de ressources, de formulations positives qu’éteignait le rythme d’une existence prise à son propre jeu. On n’arrête pas si facilement un attelage qui s’emballe et n’avance qu’à accroître, à chaque pas, la mesure de son galop. La vitesse entraîne la vitesse, l’ivresse ne vit que de l’ivresse. Ce à quoi s’employait Alya, symboliquement au moins, à poncer les arêtes vives des silex, à réduire les éclats de la trop vive lumière, à user le tranchant des lames, à poncer les humeurs trop mordantes, à lisser les opinions trop arides. Enfin, en un mot, à faire des apérités qui entaillaient l’âme, de simples lumières adoucies, telles celles qui glissent sur les cercles gris des galets, ils font le ciel de neige, le regard de soie.

   Alya, sur le fil de-qui-elle-était, se pouvait décrire de cette manière. Et peut se dire au présent puisque la Jeune Femme a trouvé un genre de persistance, de permanence en soi, une sorte d’immuabilité qui la fait telle qu’en elle-même, pour la suite des jours à venir. Alya se confond avec les choses de sa familiarité, avec les choses de son entour. C’est tout juste si elle paraît se détacher de ce fond qui l’accueille avec douceur, générosité. Un geste d’oblativité qui la fait égale de ce qui serait naturellement différent mais qui, ici, est d’une essence identique. Chose qui nait de soi et se prolonge en soi, sans effort, sans souci, une pluie se fait nuage qui se fait pluie et le cycle vit de sa propre texture. C’est beau ceci, cet uniment assemblé qui ne demande ni la dureté de la terre, ni la constance du feu, ni la vitesse de l’air, juste une brume qui vient de soi et persévère en soi, tout comme le vol de l’oiseau que l’aile anime de son mouvement interne, rien ne fait effraction qui porterait le regard hors le vol, hors la pureté de ceci qui plane et y trouve son effectuation en même temps que sa fin.

   Du fond de la toile, qui est son fondement le plus exact, Alya s’élève en direction de Soi sans appui, sans effort, une montée à l’être se dit dans le pli le plus silencieux. Soi en tant que chuchotement. Soi en tant que pure gratuité. Soi trouvant sa forme en Soi. La ligne qui trace le mouvement souple du corps est une cendre posée sur la clairière du jour. Un crayonné à peine distinct qui se lève et, déjà, connaît le motif de son éternel retour. La teinte est une modulation à la sobriété exemplaire. Ce que Sable donne en sa légèreté, Mastic le rehausse si peu, que Chamois vient clore en une manière d’entre-deux. Tout ce qui pourrait apparaître en tant que fragment est souple continuité, la totalité recueille en soi le geste d’une variation inaperçue, la fine pointe d’un pinceau glisse sur le blanc de la toile, on dirait un fin grésil que reçoit le retrait d’une neige.

   Le corps, car il y a bien corps (Alya n’est nullement pur esprit), se vêt du motif d’une simple suggestion. Plus de vivacité dans le geste de peindre et le corps rejoindrait ce Bruit dont Alya veut s’extraire. Moins d’insistance de la main et le corps n’aurait nul lieu où faire trace et rejoindrait l’illisible du pétroglyphe usé par le passage du temps. Les bras sont haut placés, manière d’arche souple qui se donne bien plutôt en tant que protection de la lumière que dans la profération d’un geste destiné à quelque utilité. La poitrine est inapparente, genre de torse d’éphèbe où ne bourgeonne qu’un point sur le bord de s’éteindre. L’ombilic est absent et nulle tache pubienne ne vient obombrer le mont de Vénus. Vision androgyne où rien encore ne fait signe en direction d’un genre. Tout se retire en soi dans une lisse neutralité. Les jambes sont deux lignes de fuite que le sol semble reprendre comme prolongement de son propre territoire. Étonnante géographie, proposition insulaire minimale, une mer l’entoure qui pourrait bien la reprendre en son sein.

   Alya, dont rien encore n’a été dit de son nom, possède, en quelque sorte, la vertu d’une Origine, elle est Eau de Source, filament liquide, hôtesse de ces Fontaines ombreuses où frémit à peine l’écume d’une onde. Nulle part vous ne trouverez le beau nom d’Alya. Ou si peu, il est si rare. Alya, le nom, est venu au jour tout comme l’aube monte à l’aube, sans que rien n’en annonce la venue. Dépliement en tant que dépliement. Une corole s’ouvre sous l’effet de sa propre faveur. Prononcez le beau nom « ALYA » et vous comprendrez pourquoi ce nom, et lui seul, pouvait nommer qui-elle-est, Celle en-voie-de, Celle-qui-vient-à-elle, Celle-sur-le-bord-du-Monde. Prononcer son nom, « ALYA », c’est déjà dire qui elle est en son fond. Le premier [A  est ouverture dans un registre clair qui trouve son écho réverbéré dans le [A] final, alors que la liquide [L], vient médiatiser la relation des deux, insérer une occlusion parmi deux ouvertures.

   C’est bien la modération du [L] qui est à retenir, mode sur lequel Alya se donne au monde sur le registre d’une retenue. Il y a comme un effet à double sens sur la voyelle initiale et finale. Le diapason, celui qui donne le ton, c’est la consonne liquide [L], d’elle nait toute la fluidité, la suavité.  D’elle nait la posture d’Alya qui, tout aussi bien pourrait être la venue d’une pluie, le sillage d’un brouillard, l’empreinte d’une larme. Parfois, un seul nom en dit bien plus que de longs discours. Bien sûr, Alya eût pu être nommée différemment, « Ophélie » par exemple, je pense à elle au motif de ses trois syllabes très souples, elles susurrent, elles glissent, elles lient telle une Fée (phélie), des membres épars qui se trouvent assemblés à la façon dont une gerbe est nouée grâce à la ligature qui en retient les épis pluriels. Mais le prénom Ophélie est trop connoté à l’ombre de sa légende et l’utiliser serait annoncer la folie, appeler la noyade. Ce n’est nullement cette tragédie de l’eau que je souhaite convoquer, mais seulement le motif de l’eau, son lent écoulement dans l’orifice de la clepsydre, son essence temporelle, uniquement temporelle.

   Tout Observateur, toute Observatrice de l’œuvre, attentifs à ce qui s’y déroule, auront été bien vite alertés par cette tache de sang, cette biffure de braise, cette turgescence carmin qui semblent affecter les lèvres comme si un crime y eût été perpétré. Certes, il y a une violence latente qui surgit de la tension entre l’évanescence du corps, sa presque annulation et ce qui semble sourdre brusquement et reconduire l’épiphanie du visage à une bien sombre dramaturgie. Certes ceci deviendrait rapidement insupportable si l’on ne soumettait cette violente symbolique à une nécessaire modération. Ce mot arrêté, violenté sur l’aire carmin des lèvres n’est nullement le signe d’une torture qui se donnerait comme la dernière profération d’Alya. Cette éclaboussure rouge, un feu, c’est une ligature posée sur le Bruit, une rature dissolvant la montée de la Fureur, évitant que sa dispersion ne vienne contaminer Ceux, Celles qui en croiseraient le funeste destin. Et ici, l’on retrouve Macbeth, Shakespeare, sa conception du Mal entièrement contenu, selon lui, en l’Homme, en l’Homme qui est la constante scène de théâtre où convergent en un tumultueux maelstrom, les forces néfastes et hautement léthales du Bruit et de la Fureur. Seule Alya, en sa naturelle retenue peut nous offrir un refuge à notre mesure, nous accueillir en cet asile de sérénité qui doit redevenir la seule Source où nous abreuver à l’abri des dangers du Monde. La seule Source !

 

 

 

 

 

 

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25 août 2022 4 25 /08 /août /2022 07:56
Votre féline apparition

« Jeune femme au chaton »

 

Lucian Freud

 

***

 

    Ce matin, à peine sorti des voiles d’un songe, et me voici devant vous avec l’étrange impression de vous avoir vue quelque part. C’est toujours un réel souci que de ne pouvoir retrouver ni le lieu, ni le temps, pas plus que les circonstances d’une rencontre. Alors on est un peu démuni, à la manière de quelqu’un qui aurait la sensation de n’éprouver qu’une partie de son corps, des fragments s’en étant absentés avec le sentiment attaché d’une vacuité. Il est fréquent que, dans les premières heures du jour, lorsque mon esprit est encore embrumé, cerné des dernières ombres de la nuit, d’étonnantes présences ne se manifestent. Certes elles n’ont guère de consistance et décideraient-elles de surgir à l’improviste dans le demi-jour de ma chambre que je croirais avoir affaire à de simples spectres, peut-être à quelque résurgence d’un fantasme nocturne. C’est toujours une réelle et éprouvante tâche que de démêler les visions, de faire la part du réel, de l’imaginaire, de placer ici une vague illusion, d’archiver là un fait que, déjà, la mémoire aurait oublié. Si bien que je pourrais croire à des variations de mon propre cogito qui énoncerait, successivement :

 

« Je vois, donc je suis » 

 « Je rêve, donc je suis » 

« J’imagine donc je suis »

  

   C’est de cette singulière oscillation dont je suis saisi dès les premières heures du jour et, comme le cormoran qui déplisse ses ailes avant de prendre son envol au-dessus de la rivière, il me faut ce temps d’acclimatation avant que les choses, ayant retrouvé leur netteté, ne tiennent le langage de la vraisemblance.

   Ce matin même, c’est ceci qui s’est imprimé sur la falaise blanche du mur : c’est tout d’abord une teinte qui m’est apparue. Un genre de camaïeu indéterminé, une hésitation de la matière à trouver la forme de son être. Et, du reste, c’étaient moins des couleurs que des états d’âme versés au compte du jour à venir. Cela avait la touche infiniment discrète d’un vase en céladon, cet effleurement de bleu léger, ce gris de porcelaine, ce blanc taché de tristesse, cette gomme presque transparente, on la croirait faite de l’eau des yeux, ces larmes qui bourgeonnent, elles sont les messagers discrets de cet intérieur qui se retient sur le bord du Monde. Il faut longuement regarder avant même de confier sa chair à l’abrasion de la lumière. De la chair nocturne à la chair diurne, il y a la même distance que celle qui se donne entre le pays flamboyant des rêves et celui, de glace et de frimas du réel, toujours occupé à affûter ses angles, à aiguiser ses dagues, à diffuser son acide partout où une peau affleure, une entaille est toujours là qui guette. Oui, toujours une douleur à écarter, une souffrance à éviter car exister n’est jamais qu’une marche en avant, on courbe l’échine, on évite les étoiles acérées des shurikens, on tâche de ne nullement perdre l’équilibre, de chuter hors de Soi.

   Mais rien ne sert de demeurer dans l’enceinte de ce lourd pathos. Il est toujours actif sous la ligne de flottaison, autant l’ignorer, si lui, cependant, ne nous ignore point. Donc vous, « Jeune femme au chaton », puisque c’est le titre que le Peintre vous a donné afin que vous preniez rang dans le cosmos de ses œuvres. Il me semble que vous êtes la Figure de proue d’une illisible ontologie, comme si vous veniez à l’être en vous retenant de n’y parvenir jamais. Vous êtes sur une manière de frontière, en équilibre sur un fil, vous situant au-dessus d’une ligne qui ne vous détermine qu’à mieux vous ôter à quelque regard qui pourrait vous justifier, vous attribuer cette réalité dont il me semble que vous êtes en-deçà, tissée de rêve, sans doute traversée de doute, en équilibre instable entre un conscient qui vous appelle, un inconscient qui vous rejette dans les limbes.

   Vous partez de celle que vous auriez à être mais vous retenez au bord de celle que vous ne serez jamais car il ne sera nullement dit que l’hypothèse dont vous êtes la fragile empreinte ne  trouve quelque confirmation en quelque endroit que ce soit. Et, voyez-vous, vous l’Irréelle, vous la pure émanation du Rien, vous l’écho du Néant, laissez-moi vous dire combien je vous trouve incarnée alors que nombre de nos Commensaux qui croient l’être ne sont que des chimères au large de qui ils sont ou, plutôt, de qui ils croient être. Car pour être, il ne suffit nullement de croire que l’on se situe en quelque endroit précis de la genèse humaine, non, il faut s’éprouver être en tant qu’être et ceci est la plus redoutable difficulté qui soit.

   Beaucoup croient à leurs corps qu’ils choient, à leurs biens qu’ils adulent, à leurs rencontres qu’ils pensent magnifier à simplement être dans le luxe d’eux-mêmes, dans l’apparence la plus flatteuse. Combien ils se trompent et vous le savez depuis ce lieu de sagesse que vous occupez, libre de vous puisque vous êtes seulement en voie de prendre forme, libre de vos pensées que nul prédicat n’est venu altérer de son empreinte mondaine. La liberté est ceci : être en avant de soi, sur cette mince lisière où rien n’est encore décidé, où les choses attendent de recevoir leurs attributs, où les couleurs sont vacantes, de simples transparences, où les voix sont au silence, où nul calame n’a encore tracé sur quelque parchemin que ce soit le signe de sa venue. Être une simple irisation, en quelque sorte. Être est Liberté. Or, vous que j’hallucine peut-être, vous êtes Liberté, tout incline vers cette direction.

   Fussiez-vous simple projection de mon imaginaire, rien ne vous servira mieux, vous délimitera mieux que de parler à votre propos et tenter de vous décrire au plus près, ce qui, toujours est un risque. De ne pas dire assez. De dire trop. Il ne vous étonnera guère que je nomme votre posture « originaire ». « Virginale » eût pu convenir, mais je redoute toujours que des connotations par trop religieuses ne viennent altérer ma pensée. C’est de l’Être dont je parle et que la Majuscule à l’initiale n’aille point vous abuser. Par « l’Être », je veux simplement signifier l’existence en sa plus libre venue. Non la Vie qui pointe trop en direction d’un processus physiologique-métabolique, de la pure matière en quelque sorte.  C’est votre Esprit en tant qu’il connaît que je souhaite apercevoir et la Conscience qui en est le mystérieux et prestigieux vecteur.

   Sous le bandeau auburn de vos cheveux, votre visage est pure blancheur d’écume. Une vague vient au jour qui se retient de déferler, qui hésite, semble observer le Monde. Votre visage est Silence, il est le signe avant-coureur du Langage, le pli à partir duquel affirmer votre prise sur les Choses, dire la trace signifiante que vous êtes en votre fond. Ce qui est étonnant, en même temps que pure beauté, la double présence largement ouverte de vos yeux, ils initient la clairière du Sens, ils forent le réel, le transfigurent, le portent à la dignité du paraître. Sans la présence du regard, le réel serait amorphe, muet, incapable de se hisser au-dessus de la mangrove des jours, une heure suivie d’une autre que l’autre vient abolir. Rien ne se lèverait de rien et c’est bien par vos yeux que tout rayonne et que se déclot un horizon. Tout regard est performatif qui accomplit tel paysage, tel Quidam, multiplie tel sentiment. Les yeux sont purs prodiges. Or votre regard, à l’évidence, est neuf. Or votre regard veut immédiatement savoir la Vérité. Votre regard est en quête. De Soi, de l’Autre. De tout ce qui est dont on doit faire son aventure la plus proximale, la plus exigeante.

   Quant au double motif de vos lèvres, il n’a rien à envier à la pertinence de vos yeux. A son abri se lèvent les fragrances souples du désir de goûter, d’éprouver de toute la dimension des sens une volupté partout présente. Pour l’instant, nul besoin de parler. Peut-être articuler, en voix silencieuse, ce qui, de vous, monte de l’intime et se contient au bord d’une révélation. En-deçà, ce mystérieux intérieur qui brode le motif de votre poème, au-delà, le bruit du Monde en lequel se perd votre pollen, il s’abîme, le plus souvent, en une illisible et confuse prose.

   Le haut de votre vêture est d’un bleu pastel, un ciel à peine affirmé, une lagune sous la caresse de l’aube. Tout y est dit de votre discrétion. L’Être, jamais ne peut s’atteindre dans la fébrilité. C’est fragile, l’Être, c’est un cristal dont nul ne peut décider du moment où il doit vibrer, c’est un diapason qui ne posera ses harmoniques qu’à la mesure d’un signifiant devenu, dans l’instant, signifié. Votre main est doucement refermée sur la fourrure tigrée d’un jeune chat. Ce que votre belle effigie annonce, cette naissance aux choses, le petit animal vient en redoubler la note discrète. Le Monde, vous ne le regardez pas encore, vous demeurez à distance, vous confiez le soin de le voir à ce chaton dans la simplicité de sa nature.

   S’agit-il d’un symbole, ce modeste félin est-il votre pré-conscient ? Lui avez-vous confié la mission de désoperculer le réel après l’avoir approché à la manière dont ses grands frères les lions jettent un œil au-dessus de la savane, observant leurs proies. Exister est-il un acte de prédation ? Si l’on en croit le sombre visage du monde, oui, exister est avancer parmi les fauves et les loups, les griffes sont sorties qui, bientôt, vont déchirer et manduquer le plus faible, le plus isolé. C’est bien du tragique qui s’offre au Nouveau-Venu. C’est de la polémique. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté du geste de vivre. Quel intérêt présenterait une plaine lisse, dépourvue d’aspérités ? Le mouvement dialectique qui anime les contraires est la scansion même de la vie. Un hochement de balancier qui est le rythme de notre propre cœur.

   Vous, le Chaton : une innocence liée à une autre innocence, une fragilité entourant une autre fragilité. Que ce minuscule félin soit votre emblème, que vous le présentiez au Monde à la façon d’un sceptre, ceci n’est pas pour m’étonner. Votre pouvoir réel, être qui vous êtes en votre fond, ou ne tarderez à être, vous en dissimulez l’infini pouvoir, la capacité de diffuser, de semer son aura tout autour de vous, sous la sagesse immémoriale de ce chat qui est aussi figure de liberté. Peut-être êtes-vous un brin sauvage comme lui, ne laissant percer la lucidité de votre regard qu’au travers d’une fente inapparente, ce qui vous dissimulerait à la curiosité mondaine (elle est insondable), en même temps que vous ne prélèveriez de l’espace environnant que ce qui contribuerait à parachever l’œuvre en voie de constitution que vous êtes depuis cette belle toile intitulée « Jeune femme au chaton ». Que j’aie saisi la possibilité de l’Être à partir d’une œuvre d’art, ceci n’a rien d’étonnant si vous avez suivi la quête de l’essentiel qui m’anime et soutient mon souffle. L’Art est l’exception, la haute figure où tous, tant que nous sommes, devrions puiser le sens de notre existence, avancer à la manière des félins, avec circonspection et souplesse, laisser filtrer le jour par la meurtrière à peine ouverte de nos yeux, mais ouverte sur ceci même qui signifie et nous porte à notre Dimension proprement Humaine. Proprement Humaine, ceci dont le Siècle a le plus besoin.

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