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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 08:08
Androgynie formelle

Marcel Dupertuis, "Noces", bronze non patiné 1/3, Lugano 1993

Exposition "La sculpture suisse depuis 1945"

Kunsthaus de Aarau, du12/06/21 au 29/09/21

© dupertuis

 

***

 

   [Ce qui, ici, doit être mentionné en guise de préambule, c’est la position critique que nous adopterons par rapport à ce bronze de Marcel Dupertuis. Nous ne le viserons dans sa globalité qu’après en avoir suivi quelques étapes préliminaires que nous estimons nécessaires à la juste saisie de l’œuvre. Cci aura lieu en deux temps. Premier temps : considérer cette sculpture en son état initial, à savoir d’être Terre (la terre ici sera l’équivalent du plâtre en sa première venue à l’œuvre), avant même d’être bronze. Ce sera le niveau que nous nommons morpho-génétique. Le second temps sera celui de l’accès du bronze lui-même à son statut d’œuvre d’art, approche cosmopoétique de la Figure. Tout aura, pour arrière-fond, le mythe de l’Androgyne selon Platon.]

 

*

  

   Temps morpho-génétique ou temps de l’Abstraction

 

   Si, du bronze, nous rétrocédons en direction de sa forme primitive, nécessairement nous nous retrouverons face à face avec la terre comme terre. Ceci veut dire que la notion même d’art en sa singularité aura été évacuée de notre champ de vision et d’interprétation. Nous serons, d’emblée, dans un temps d’avant le temps de la nomination et les prédicats, en attente de déterminer la forme, seront à l’état de sèmes natifs non encore parvenus à l’éclosion. Un genre d’infra-germination ne se connaissant que de l’intérieur, laquelle ne ‘fera monde’ que bien plus tard, lorsque l’acte poïétique de l’Artiste aura fait sortir de sa torpeur archaïque une matière amorphe, sourde, compacte, opaque mais non privée pour autant d’une vie interne plurielle. Toute entité en sa genèse passe par cette élémentaire station qui constitue son essence même la plus intime.

La terre est la terre en tant que glaise.

La terre est la terre en tant que limon.

La terre est la terre en tant qu’humus.

 

   La terre, en son stade pré-cosmique, est traversée de mille mouvements qui sont autant de polémiques, de tensions entre ses contraires, ses contradictions.  Car l’on ne saurait venir à l’art à la guise d’un simple repos. Se disposer à devenir une œuvre, c’est chercher en soi, au plus abyssal de sa propre matière, les motifs dynamiques qui, bientôt, vont imprimer aux énergies en présence, des lignes de force, des levées, des surgissements qui seront les premiers mots prononcés du poème infini de la création.

   Au sein même de la terre, alors que les mains artisanales imprimeront à la substance mille torsions et contournements, mille façons de venir à la forme, ce ne seront que tellurismes, failles, avancées et reculs, assurances et contrariétés, exhaussements et renoncements, comme si, du sein de l’indéterminé, veillait une manière de proto-conscience, sorte de vitalisme en soi n’attendant que l’instant de sa propre révélation, sa sortie au plein jour. Un mystère nucléaire creusé dans le derme de l’être-terre en devenir. C’est bien cette phase initiale qui se donne sous la forme du chaos et c’est cette profusion hylétique qui embrouille nos perceptions et ne pose la terre devant nous que sous l’aspect d’une abstraction. Il faut croire l’abstraction première dans le processus de venue à l’être, la figuration n’en constituant que son aboutissement, son terme final, lequel accomplit en un cosmos ce qui n’était que l’indifférencié, le primitif, la mesure limbique, sorte de magma en attente de son repos.

   Certes, esprits pressés, nous eussions pu nous emparer de la forme venue à elle sans chercher aucunement à en connaître le processus interne, autrement dit à percevoir la figure en tant que figure telle qu’elle nous est donnée dans le bronze. Oui, mais alors nous ne l’aurions saisie qu’au gré de son existence, non de son essence. Exister ne peut s’envisager qu’à toujours partir de l’essence. C’est l’essence qui est première, qui détermine le temps qui va suivre, qui confère à la matière sa forme définitive, qui l’assure de sa nature particulière. Identiquement, nous ne nous comprendrons nous-mêmes que dans l’acte de notre propre genèse : remonter à la source, à la naissance et lire tout ce qui, en aval, provient nécessairement de l’amont. Nous sommes des êtres racinaires et si notre constitution présente déploie notre écorce, nos ramures anthropologiques, c’est bien au regard de qui nous avons été en notre première venue. L’estuaire n’est estuaire qu’à avoir trouvé le lieu de son émergence au profond du pli de la terre, dans l’eau nécessairement lustrale, là où se dit le chant originel du monde.

 

   Temps cosmo-poétique ou temps de la Figure

 

   Voici, les convulsions se sont apaisées, la tectonique a trouvé le site d’une accalmie, les tensions se sont résolues dans la permanence, les flux et reflux ne sont plus qu’une présence fixe dont le bronze a été le patient artisan. L’abstraction s’est résolue en une figuration. Mais il serait peut-être plus exact de dire qu’il s’agit d’une ‘figuration abstraite’ ou bien d’une ‘abstraction figurative’ selon le niveau de précellence que l’on donne à l’un ou l’autre des modes de venue à l’être. Quoi qu’il en soit, (choisissons par exemple ‘figuration abstraite’), cette formule, au visage oxymorique, présente l’avantage décisif de nommer, tout à la fois le versant génétique primaire de l’œuvre, en même temps que son versant secondaire, cosmo-poétique, (tout poème, par nature, est cosmos, l’harmonie y règne de la même façon qu’elle se lève de l’œuvre d’art en sa valeur essentielle), versant au gré duquel elle nous apparait comme une figure janusienne à deux faces sous les auspices doubles de la temporalité (ce qu’elle a été et ce qu’elle est) et de sa pluralité ontologique (terre (ou plâtre) devenue bronze, esquisse devenue œuvre, virtualité devenue acte).

    Et puisque, présentement, au terme de cette analyse, le bronze se donne en tant que bronze, il ne nous reste plus guère comme ressource que de décrire ce qui vient au regard, ce dévoilement qui abrite en retrait la forme voilée, laquelle transparaît si nous entraînons notre vision au jeu sublime du décryptage visuel : sous les apparences, tâcher de trouver les traces premières d’une vérité (qui ne pourra se définir que sous l’expression de ‘vérité à l’œuvre’), laquelle n’est autre que la donation première d’une forme en sa mesure destinale. Cette forme, de tous temps, avait à être la forme qu’elle est au motif que l’art court tout le long de la temporalité, depuis la naissance d’une œuvre jusqu’à sa possible éternité. Parcourons donc les belles qualités esthétiques de cette figure.

  Il faut partir du socle, ce fondement spatial aussi bien que symboliquement originel. Le socle est large, massif, lourdement assuré de son être. Le socle connaît le lieu de sa provenance, cette glaise dont il est la tardive déclinaison. Le bronze porte en sa mémoire d’airain tout ce qui, au travers de son être de métal, fut un jour cette forme indistincte à la recherche de son possible. S’arracher à la pesanteur, se défaire de sa gangue anonyme, commencer à proférer sur le bord attentif du monde. Deux cylindres-jambes s’élèvent du sol à la manière de menhirs se détachant à peine de la pierre-mère, fondatrice de leur émergence. Les jambes sont jambes à n’être encore guère assurées de pouvoir supporter l’humaine figure. Il y a de l’archaïque là-dedans, du pierreux, du racinaire, du tubercule, du tératologique qui appellent, en toute logique existentielle, l’avenant, l’ordonné, le mesuré, mais il y a tellement de chaos emmêlé, entrelacé au divin cosmos. Un peu comme une figure du Bien encore traversée des empreintes fuligineuses du Mal. Du Paradis espéré, mais de l’Enfer encore vécu en sa profondeur d’abîme.

    Cela commence à chanter du plein du bronze, cela commence à s’extraire du tubercule en direction de l’efflorescence, mais c’est si malhabile encore, les gestes sont ceux de l’homo faber qui couverait sous le sapiens sapiens. Mais le ‘savoir’ est encore sous l’emprise du ‘faire’. Mais l’art en son aérienne levée est encore sous la métallurgie méticuleuse de l’artisanat. Mais la parole est encore semée des scories du minéral, parcourue des entailles du silex.

Il y a comme une stupeur du bronze à être rivé à son origine.

Il y a comme une joie du bronze à se distraire de sa pure contingence.

   Il y a une étrange tension, un étonnant tiraillement entre les deux caractères opposés de l’immanence et de la transcendance. Comme si l’Esprit invaginant la Matière se trouvait arrimé à une force qui le retenait captif, en voie de venue à soi, mais encore arrivé trop tôt au site de sa destination.

    C’est ce qu’il y a de plus patent dans cette œuvre, c’est qu’elle contredit en permanence ce qu’elle ne cesse d’affirmer.

Non-être en voie de l’être ?

Être en voie du non-être ?

   Il semble bien qu’il s’agisse de la dialectique d’une présence/absence au terme de laquelle se dit le souci de l’homme d’être au monde. ‘De l’homme’ qui, selon la formule canonique se donne en tant que : ’animal raisonnable’, mais alors ici, qu’en est-il de l’animal, du raisonnable ? Chacun affirme-t-il l’autre ? Ou bien chacun est-il le prédateur de l’autre ? Lutte immémoriale de la raison pour s’arracher aux mors archaïques qui la retiennent dans les limbes obscurs de l’animalité.

   Ce bronze, ce qui fait sa force, c’est le maintien d’un primitivisme, c’est son attachement racinaire à la Mère-première, c’est en même temps, cette dette au sol du fondement et son essai d’arrachement, d’exhaussement, de libération. Mais se soustraire au lieu de sa naissance, déserter ses propres fonts baptismaux est toujours douleur, perte, deuil. Mais quitter sa terre, s’élancer vers le ciel de son devenir est toujours épreuve. Tout homme est en partage de son être, à la fois hélé par le futur, appelé par son passé. Or cette sculpture est du type de l’homme, donc reposent en elle les événements nécessairement contrariés de la sphère anthropologique. Qui tantôt s’assume en son entièreté, tantôt se soustrait aux lois de son essence.

   Etonnante projection de cette jambe phallique, rencontrant une vulve-jambe-tubercule. Les fonctions s’entremêlent, les désirs se croisent et se fondent, les mots du corps deviennent illisibles, les chairs se rencontrent et profèrent selon le mode du galimatias, de l’imbroglio lexical, chute de l’essence du langage dans le derme existentiel, seule mémoire du corps en tant que roc biologique. Au-dessus, une manière de soudure ombilicale des deux formes, comme si, chacune, par la médiation du geste symbolique, voulait s’immoler en l’autre, n’être soi qu’en l’autre advenu, primarité ontologique où plus rien ne paraît que le confusionnel et, sans doute, ce rien aperçu au travers de la puissance ombreuse de l’inconscient ne pourrait jamais signifier que la perte de soi en une bien étrange contrée. Laquelle aurait pour voisinage, sinon pour lieu ultime, la rencontre avec le Néant.

   Puis, de cette masse informe qui nous place brutalement face à nos assises indigentes, sauvages, archéennes, il nous est demandé de faire un saut final en direction de ce qui, en ce bronze, tient lieu de visages. C’est là où la mesure humaine apparaît comme poinçonnée en mode majeur d’une verticale aporie. Le visage, cette empreinte insigne du lieu de notre essence, voici qu’elle s’absente de nous jusqu’à devenir le simple effacement de notre condition. Emmêlement inextricable des règnes où le Vivant (mais l’est-il encore vraiment ?) se situe au carrefour du minéral-végétal-animal sans pouvoir en dépasser l’étroite mesure, sans pouvoir en transcender la fermeture à jamais. Ici, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affirme comme la mise en acte du nihilisme contemporain : plus rien ne devient connaissable, plus rien ne signifie vraiment, plus rien en direction de quoi lancer un grappin qui s’accrocherait à un possible salut. Concrétion de la finitude qui dit, en termes plastiques, les parois sourdes en lesquelles l’humain est enfermé dès l’instant où il pose l’exister en termes de finalité. Tragique lové au centre du corps humain, tout comme le ver logé dans le fruit le boulotte consciencieusement. Cette œuvre, aussi bien, pourrait porter le titre d’un ouvrage de Cioran : ’De l’inconvénient d’être né’,  ‘Ebauches de vertige’, ‘Ecartèlement’.

   Certes, présenter ‘Noces’ sous l’angle du désespoir paraît infirmer ce que le titre suppose, à savoir la nécessaire joie de la rencontre. Alors, faut-il lire ce bronze en mode inversé et trouver dans son possible contre-type la signification dont il est porteur, comme si, retournant la calotte disgracieuse du poulpe, se donnait à voir le luxe intime inouï de sa chair ? Bien évidemment, tout est toujours possible en matière d’interprétation. Cependant, ce que voudrait montrer la suite de cet article, en abordant le problème de l’androgynie et du désir, c’est que ‘Noces’, bien plutôt que de nous montrer la lumière de l’alliance, met en scène la figure de la séparation, de la division, de l’impossible rencontre. Ici ne se montreraient que deux termes d’un processus dialectique liaison/rupture au terme duquel la désunion serait la résultante de la polémique. Mais il faut aller voir plus loin, du côté du mythe platonicien.  

 

   Mythe de l’androgynie et indépassable solitude

 

   « Le premier mythe platonicien de l'androgyne est relaté par le personnage d'Aristophane, dans le Banquet (189c - 193e) au cours duquel plusieurs personnages décrivent leur conception de l'amour. » (Wikipédia)

   Après avoir évoqué la présence en des temps anciens, de l’espèce androgyne, cette espèce posant une énigme à Zeus, ce dernier se mit en devoir de la résoudre de la manière suivante : 

   « Enfin, Zeus ayant trouvé, non sans difficulté, une solution, […] il coupa les hommes en deux. Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble […]

   C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. […] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »  (NB : C’est nous qui soulignons).

 

Androgynie formelle

  

   Le texte platonicien est plein d’enseignements dont le sens nous paraît clair. Que ces pensées résultent d’un mythe, peu importe et, dans l’antiquité grecque le mode de la connaissance était confié à la mythologie, non à la science, laquelle était, à cette époque, en voie de devenir. Plus que de simples formulations allusives, le propos du Maître de l’Académie ne demeure ambigu qu’aux yeux de ceux qui se réfugient dans la cécité de la Léthé, préférant le doux confort de l’oubli à la lumière de la réalité. Comment, en effet, ne pas saisir d’emblée, dans une manière de claire évidence, que l’Amour dont il est question dans le Banquet est purement et simplement Amour de soi ? Bien évidemment, il ne suffit pas d’affirmer mais de donner quelques arguments. Se mettre en quête de « sa moitié » (nous accentuerons le « SA »), « se fondre en un seul » (nous accentuerons « UN SEUL »). C’est le Sujet lui-même qui est au cœur de la recherche et non ‘l’objet’ de son amour. Et, du reste, ‘l’objet’ dont on doit la singulière nomination aux temps modernes inaugurés par le projet cartésien, place le Sujet d’une façon irréversible et radicale, au centre même de l’ego, dans son nucleus, cet ego qui, certes, pense, vit, aime et s’aime en Soi au travers de l’Autre (qu’il conviendrait mieux, dans ce contexte, d’orthographier avec une minuscule, ‘l’autre’). La revendication du « seul » suffirait à elle-même à clore le débat, tant la mesure du solipsisme y figure pleine et entière, ne laissant aucune chance à quiconque de pénétrer dans la citadelle.

   Mais à bien y réfléchir, l’acte d’amour est-il si désintéressé que nous le laisserait supposer, par exemple, l’amour courtois, avec l’exaltation d’une passion totale qui, en notre époque contemporaine, ne passerait que pour une ‘aimable bluette’ ?  Certes, le preux Chevalier entièrement occupé à satisfaire sa Belle, ne l’est-il qu’au regard du bonheur dont cette dernière sera, par-là, comblée jusqu’à l’excès ? Et quand bien même cette noble générosité, ce comblement de l’Autre seraient l’illustration de cette relation, l’Amant pourrait-il procéder à la quasi-nullité de Soi au point de s’oublier totalement en son Amante, renonçant à éprouver quelque plaisir ou jouissance des sens ? Non, bien évidemment, les choses ne sont nullement à sens unique. ‘Je M’aime en Toi’ est toujours la juste mesure d’un amour aussi bien consenti et éclairé des deux côtés. Ce JE que nous sommes, nous ne pouvons le jeter aux oubliettes au simple motif de ces assertions existentielles : ‘JE vis, JE pense, J’aime’. Par nécessité le JE est toujours prévalent pour la simple raison que MA façon d’être au monde, d’être à l’autre, sont toujours inscrits dans l’irrémissible et indépassable factualité du JE. Il est un fait que JE suis, que les sensations, les perceptions, les affinités sont MIENNES, que JE ne pourrais m’y soustraire qu’à perdre mon identité qui est aussi mon essence.

   Si le fameux ‘fin’amor’ suppose la soumission de l’Amant à son Amante dont il doit conquérir le cœur et, sans doute la chair, n’y a-t-il pas une manière d’injustice dans ce déséquilibre, un amour total ne recevant en contrepartie qu’un amour partiel ? Si l’amour est un absolu, et il faut en faire la thèse au moins théorique, contemplative, il ne peut qu’exister dans sa totalité sans réserve aucune qui privilégierait un Tel du couple au détriment de Tel autre. Si tel était le cas il ne s’agirait, en toute connaissance de cause, que d’un marché de dupes, du troc d’un amour contre des ‘commodités’. Ceci ne constituerait que le lieu d’une perversion et les sentiments éprouvés par la Belle ressembleraient fort aux basses œuvres d’un amour vénal dans quelque sombre boudoir capitonné de luxure et de vanité. L’amour exige l’amour en retour, non une vulgaire monnaie de singe. Mais si nous parlons d’amour à égalité de rétribution, alors ceci ferait pencher le trébuchet en faveur de l’idée que les amants, l’Un et l’Autre, payés à leur juste valeur, chacun y trouverait son compte, le sens d’une juste altérité pouvant ici s’écrire en exergue de la rencontre. Certes oui, mais cette position, nous devons le rappeler, ne résulte que du jeu de l’utopie qui consiste à réaliser une égalité des partages, à supposer que chaque ego ne vive qu’à faire apparaître l’Autre, à le faire briller au prix d’une abstraction du Soi.

   

   Epilogue

 

   Certes, le motif de l’Amour, figure solitaire promise à son propre effacement, est sans doute difficile à repérer dans ce long article qui s’essaie à emprunter quelques uns des multiples chemins du sens. Cependant le fil rouge qui en traverse l’épreuve est celui qui thématise l’Amour en son aporétique figure, comme si l’idée même d’amour ne pouvait s’inscrire qu’au fronton de quelque utopie, non figurer ici et là, s’incarner en tel ou tel Existant ou Existante. Peut-être l’Amour devrait-il perdre sa majuscule, s’orthographier avec une minuscule, ainsi, ‘amour’ et ne constituer que la figure allégorique posée par le divin Platon dans ‘Le Banquet’, comme l’on piquerait une fleur sur un chapeau afin de l’agrémenter, autrement dit en faire une simple apparence.

   Ici se donne à voir la problématique platonicienne au travers de laquelle l’amour-sensible ne serait qu’un reflet de l’Amour-Intelligible dont la lumière ne brille qu’aux yeux de ceux qui, sortis de la Caverne, sont capables de regarder la lumière du Soleil. Ils sont nommés tels ‘Les Rares’, sinon ‘Les Invisibles’ au motif que jamais personne n’a rencontré L’Homme, mais toujours cet homme-ci, cet homme-là, objet de chair en sa mortelle condition.

   Et si nous parlons de ‘mortel’, ceci n’a rien du hasard, on ne peut évoquer les choses de la Vie qu’en cette perspective Mortelle puisque, aussi bien, nous les hommes et femmes sommes des Dasein, à savoir des Passants qui ne s’inscrivent que dans la perspective de la finitude. Nous sommes « les seuls capables de la mort en tant que la mort », selon la formule célèbre heideggérienne. Tout, dans l’existence, se loge sous le sceau de cette empreinte indélébile. L’amour en particulier puisque

 

c’est par lui que nous venons au monde,

par lui que nous résistons à la finitude,

par lui enfin que se solde notre parcours humain,

dans notre étreinte finale avec la Camarde

dont Brassens chantait si joliment et avec humour la triste réalité :

 

« La Camarde qui ne m'a jamais pardonné

D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez

Me poursuit d'un zèle imbécile »

 

   Or c’est bien contre ce « zèle imbécile » que nous élevons lorsque ‘sacrifiant’ aux plaisirs charnels, nous ne cherchons jamais qu’à éprouver ‘La Petite Mort’, pensant qu’elle nous exonèrera, au moins provisoirement, de ‘La Grande Mort’, la faucheuse impitoyable qui moissonne nos têtes au mépris de toute convenance.

 

Qu’avons-nous à lui opposer ?

Des Noces ?

Un accouplement cathartique ?

Le cri d’une brève jouissance ?

  

  C’est Elle qui, ayant le dernier mot applique sur nos lèvres, autrefois gourmandes et désireuses, l’ultime baiser qui sera notre dernier acte d’amour. ‘Noces’, oui, mais ‘Noces barbares’ car l’idée même de liaison porte en elle les ferments de son propre nihilisme. Ce que ‘Noces’ est supposé dire en mode de joie, ‘barbares’ vient en décimer la fragile figure, autrement dit s’affirmer tel le cruel nihilisme. Afin de clore cet article, il nous suffira, une fois encore, de viser correctement la sémantique de cette Belle et Inquiétante Figure.

 

Androgynie formelle

   Ne sommes-nous saisis d’effroi au constat de ces yeux vides, de ces orbites creuses, signes avant-courriers de la Mort ? Ne sommes-nous reportés au plein de notre tragique condition à ne pouvoir déchiffrer le visage de ces Existants ? Ne percevons-nous, comme antinomiques de la relation, ce vide, cet abîme qui se glissent entre les supposés amants ? Ne sommes-nous directement confrontés à l’essence même du Néant à ne laisser venir à nous, tous ces trous, toutes ces failles, ces avens qui creusent les corps et les précipitent à trépas ? Et ici, il ne s’agit nullement d’un fondamental pessimisme ou d’une inclination à la noirceur entrenus par  quelque mal mystérieux. Nous ne faisons que traduire au plus près ce que la forme nous dicte au gré se son apparaître qui, déjà, n’est qu’un disparaître.

   Si nous visions cette œuvre à la manière d’une fable, alors la morale de l’histoire serait simplement celle-ci : toute altérité est pure invention de l’esprit, le tout-autre-que-soi n’est en définitive que notre ‘part manquante’, le creux qui s’est imprimé originellement en nous de cette moitié dont, jamais au grand jamais nous n’avons pu faire le deuil. Nous ne sommes des vivants qu’à l’être à demi. Si exister (‘eksister’) est sortir de soi en direction du monde, notre projet le plus secret serait uniquement un trajet de Soi à Soi, une plongée dans l’abysse de notre être propre qui porte pour l’éternité de notre vie les stigmates d’une brûlante incomplétude. Le voile dont l’Amour est la fragile dentelle consiste en ceci, à savoir que le simple terme de ‘noces’ dont nous pensons spontanément qu’il recèle toute source d’un possible bonheur, la réalité est bien plus verticale que ceci :

 

deux solitudes assemblées ne font pas un salut,

deux solitudes s’accroissent toujours de leur mutuelle tristesse.

 

   Nous sommes seuls à l’heure de notre Mort. Pourquoi ne le serions-nous à l’heure de notre Vie ? Quel prodige aurait donc métamorphosé notre essence ? Quelle soudaine braise surgirait donc des cendres ? L’androgynie a tracé en nous sa césure. Les bords de la plaie sont béants qui ne peuvent être recousus, sauf provisoirement, le temps d’une ambroisie, le temps d’un rapide acte d’amour.

 

‘Trois p’tits tours et puis s’en vont’ !

 

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15 juin 2021 2 15 /06 /juin /2021 07:54
Infinie polysémie de l’image

"Entrée en matière"

Lugano 2015

© Dupertuis

***

 Prenant acte de l’image, nous sommes immédiatement auprès d’elle, au lieu même de sa signification la plus pertinente. Certes le cadrage est resserré qui ne nous propose que ce fragment de trottoir, cette volée de marches, la silhouette d’ombre de cet homme. Sans doute n’est-il pas étonnant que nous portions notre regard sur la forme humaine, rien qu’humaine. Visuellement, nous ne pouvons guère avoir d’hésitation, d’autant plus que la ligne de partage entre ombre et lumière conduit notre attention sue ce point focal : cet Existant en son être même. Mais nous voudrions écarter toute tentation de croire que le choix de notre conscience ne se dirigerait sur cet Elu qu’au simple motif d’une logique des formes. Nous voudrions dire ici, combien la figure de l’anthropos est incontournable, gravée qu’elle est au creux de notre psyché, cette dernière s’abreuvant à la source vive des archétypes, aux images primordiales qui nous hantent, sans doute depuis l’immémorial du temps, force qui, sans nul doute, forait son abyssale présence dans le cerveau en devenir de l’homo sapiens sapiens.

   L’illustration ci-dessous, de l’oeuvre du peintre chinois Shitao, « Cascade sur le mont Lu », souhaiterait en faire la démonstration. Cette peinture tout en légèreté, en délicatesse, qui chuchote à demi-mots nous fascine certes au gré de sa parfaite esthétique. Nous admirons la touche filigranée du pinceau, nous accrochons notre vision au surgissement de ces hautes roches, à la cascade blanche qui s’en écoule, à ces autres éperons rocheux qui semblent constituer une concrétion minérale soudaine, nous nous immergeons en quelque manière dans l’eau écumante qui s’écoule entre les rives du cours d’eau, nous sommes comme happés par l’apparition de ces arbres magiques, ils ressemblent à des bonsaïs que la nature elle-même aurait façonnés pour nous les rendre plus perceptibles en même temps que plus précieux.

 

 

Infinie polysémie de l’image

Cascade sur le mont Lu

Shitao

Source : Wikipédia

***

   Mais, à l’évidence, ce qui devient infiniment visible, ce sont ces présences humaines, simples formes en méditation, uniques émergences d’une conscience à l’œuvre face au mystère du monde. Certes le titre ‘Cascade sur le mont Lu’ pourrait nous égarer, à la simple considération qu’il nomme la cascade, non l’homme qui y destine son regard. Certes, mais la conception chinoise de l’homme doit ici retenir notre attention. Ecoutons François Cheng dans son essai ‘Vide et plein’ :

   « Dans ce contexte [de la peinture paysagiste chinoise], peindre la Montagne et l’Eau, c’est faire le portrait de l’homme, non pas tant son portrait physique (…), mais plus encore celui de son esprit : son rythme, sa démarche, ses tourments, ses contradictions, ses frayeurs, sa joie paisible ou exubérante, ses désirs secrets, son rêve d’infini, etc. Ainsi la Montagne et l’Eau ne doivent pas être prises pour de simples termes de comparaison ou de pures métaphores ; elles incarnent les lois fondamentales de l’univers macrocosmique qui entretient des liens organiques avec le microcosme qu’est l’Homme. »

Infinie polysémie de l’image

   Entre la présence signalée par la belle photographie de Marcel Dupertuis et le lavis de Shitao, il n’y a nulle différence. Les deux représentations, leurs styles fussent-ils éloignés, ne vivent que d’un unique envoûtement, d’un identique enchantement : le jaillissement de l’existence humaine en sa plus effective nécessité. Oui, ‘nécessité’ car nous ne saurions envisager, sans sombrer dans un cruel nihilisme, le visage de la terre où ne figurerait plus aucune postérité des figures tutélaires d’Adam et Eve. Concevoir la vie hors l’homme, la femme, ne constitue que la trame d’une inconcevable aporie. C’est bien notre conscience humaine qui donne acte au monde, le dispose de telle ou de telle manière, lui affecte signification, lui attribue projet, le pose comme un vis-à-vis, une altérité qui est, en quelque sorte, le complément de notre ‘partie manquante’. Aussi bien le monde serait désert sans l’homme, aussi bien l’homme serait dépossédé de soi sans le monde. Il y a là une exigence première, une condition de possibilité originaire dont nul ne saurait faire l’économie. Et il s’agit bien d’un bonheur qu’il en soit ainsi.

   Mais revenons à ‘Entrée en matière’ puisque son titre est celui-ci. ‘Entrée’ : l’Existant entre en effet dans l’image tout comme l’être venant du néant qu’il transcende effectue sa venue au monde. Retenons ici le concept d’existence selon Heidegger : ‘ek-sister’, sortie de soi en direction du monde où il s’agira d’exister authentiquement. ‘En matière’ : bien évidemment, se hisser du néant revient à se doter d’une forme, à s’investir dans une matière, et ici nous pouvons rejoindre l’intuition hégélienne de l’Esprit faisant écho et trouvant l’essentiel de sa ressource dans son appropriation d’une substance mondaine. Mais, à présent, il nous faut entrer dans le concret de l’image et tâcher d’y discerner les lignes de force qui s’y dessinent comme ses racines essentielles. Si cette image nous parle fort et nous invite à en déceler les attendus, c’est bien parce que quelque chose s’y dissimule qui fouette notre curiosité. Analytiquement sa formulation est des plus simples, ce qui, entre parenthèses, n’est pas son moindre mérite, aussi bien sur le plan esthétique que sur celui des concepts sous-jacents qui en soutiennent la forme.

   D’un côté la lumière, de l’autre côté l’ombre, mais surtout, d’un côté cet escalier, cette chose muette, reposant en son essence éternelle, immuable, opaque ; de l’autre l’homme en son existence mobile, infiniment contingente, soumise au régime du facticiel. Il y a, dans cette rencontre des marches et de l’homme une tension qui s’instaure (entre essence et existence, entre intelligible et sensible, selon les formulations canoniques habituelles de la métaphysique) et c’est bien cette divergence qui, en même temps est de nature polémique, combat entre la vie et la mort, l’inerte et l’animé, toutes postures qui nous questionnent au plus vif de qui nous sommes. N’y aurait-il que la volée de marches, n’y aurait-il que l’homme et alors chacun en son être poursuivrait son chemin qui n’aurait nul souci de l’autre, à savoir de ce qui est étranger, de surcroît, et ne fait qu’animer en l’Existant le doute et l’angoisse quant à ce qui n’est pas lui. En quelque façon, ce qu’il s’agirait de savoir en son fond, le statut identitaire de l’intrus : s’agit-il d’abord de la Chose, s’agit-il d’abord du Passant ? Dès l’instant où deux ‘objets’ viennent en présence, se pose toujours la question de leur originarité, de leur utilité, de leur hiérarchie, de leur relation réciproque. Ceci se nomme : chercher le sens.

    Si nous faisons la thèse de l’empreinte incontournable et sans doute première de l’homme sur toute autre forme de manifestation, nous n’inventons rien, nous ne faisons que répéter un thème qui a toujours hanté la conscience humaine. Songeons à la citation de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose ». Certes cette assertion de sophiste est critiquable au motif qu’elle place le sujet connaissant face au problème de la vérité, vérité qu’elle attribue aux seules ressources humaines. Or il faut bien faire l’hypothèse qu’il y a aussi une vérité de l’Autre que soi, de la Nature, que la subjectivité limite singulièrement l’approche de l’authenticité des choses. Mais si cette remarque est logique et de bon sens, loin s’en faut qu’elle fasse l’unanimité, chacun, en son for intérieur, prétendant posséder, sinon l’entièreté de la vérité, du moins une partie non négligeable puisque ne font sens auprès  de soi que les intuitions qui s’y forment et y trouvent leur propre terreau. Ce qui importe pour l’homme : l’absolu d’une méditation métaphysique ou bien les impressions qui se lèvent des réalités quotidiennes ?

   Sans doute, dans l’esprit commun, l’image de l’homme est-elle le plus souvent confondue, sinon avec sa propre image, du moins avec celle qui nous est familière, que nous croisons dans notre rue, au cours d’une promenade, dont nous avons intégré en nous les phénomènes les plus évidents qu’elle nous adresse et qui, une fois encore, sont plus d’hâtives perceptions que des cogitations au long cours. Emboîtant le pas à Diogène, nous saisissant de sa lampe, la brandissant devant les visages des passants rencontrés au hasard, lançant aux quatre vents la formule célèbre « je cherche un homme », cette dernière serait-elle en quête de l’impératif philosophique se destinant à trouver ‘un homme vrai, bon et sage’ tel que défini par les penseurs de la Grèce antique ou bien ne s’agirait-il que de découvrir des ‘voyageurs de l’impériale’ que nous aurions hissés jusqu’à nous afin que, partageant nos sorts en commun, le périple existentiel se fît sans trop de dommages, tirant alors de cette fraternité une joie bénéfique au repos de nos âmes ?

   L’homme est toujours en quête de l’homme pour des raisons dont il ne pourrait toujours assurer qu’elles sont ouvertes, généreuses, centrées sur la notion du bien commun. C’est ainsi, parfois la notion de confort prime celle de morale et d’attention à l’Autre en son inaliénable identité. Manifestation de l’instinct grégaire, le mouton s’abrite au sein du troupeau, laine contre laine. En connaît-il le motif ? L’envie de se rapprocher du congénère ? Son désir de s’abriter ? De donner de l’aide ? De vivre simplement sans ‘autre forme de procès’ ? D’en tirer d’immédiats profits ? Toutes ces questions sont celles qui dressent le lit de l’éthique dont, nous tous, devrions éprouver continuellement la nécessité de nous y consacrer, bien autrement que d’une manière distraite. Mais le rythme temporo-existentiel est si vif, mais les désirs exaucés si vite qu’imaginés et nous avançons en direction de notre destin sans même prendre la peine de nous retourner sur le chemin accompli. ‘Se retourner’ ? : interroger le passé, lequel recèle l’empreinte de nos actes, c’est-à-dire la valeur que nous leur avons attribuée au titre de nos exigences morales, de notre façon d’habiter adéquatement la terre. Mais ceci est un fleuve au long cours, le suivre reviendrait à bâtir une thèse et nous souhaitons considérer, en une première visée, l’homme en son image, cerné de ses seuls contours  formels.

   Vision humaniste du monde

Cette image est, à l’évidence, à inscrire dans le trajet de la ‘photographie humaniste’, celle développée par quelques grands noms tels ceux d’Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Willy Ronis. Mais, sur ce sujet, reprenons l’article synthétique délivré par Wikipédia :

   « Les quartiers populaires de Paris et sa proche banlieue sont le cadre privilégié de la photographie humaniste. Les photographes y captent le quotidien des Parisiens dans leur travail aussi bien que leurs loisirs. Pour les photographes humanistes, l'environnement du sujet a autant d'importance que le sujet lui-même ; ce dernier est donc souvent photographié dans son cadre de vie intime ou en public. Certains lieux comme la rue ou le bistrot sont particulièrement exploités parce qu'ils sont des espaces de liberté et de convivialité. Selon Nori, les thèmes principaux de ce réalisme poétique sont la flânerie dans la grande ville, le goût pour les rues pavées, les personnages typés, l'idéalisation des bas-fonds et la quête des instants de grâce. »

   Si nous lisons correctement ce qui vient d’être affirmé, alors nous n’aurons guère de doute quant à l’inspiration humaniste du beau travail de Marcel Dupertuis. Il s’agit bien d’une réalité quotidienne, le cadre dans lequel le sujet évolue est intentionnellement mis en scène, le personnage est ‘typé’, quant à l’instantané, il saisit un ‘instant de grâce’.

 

Infinie polysémie de l’image

   Maintenant, si nous mettons en relation les deux photographies ci-dessus, celle de Sabine Weis et celle de Marcel Dupertuis, les analogies ne peuvent que sauter aux yeux. Identique traitement en noir et blanc mettant en jeu des valeurs contrastées, environnement strictement limité à sa brève énonciation, teintes de gris qui médiatisent et unifient l’ensemble du champ visuel, personnages stylisés, simplement silhouettés, qui marchent en direction de leur étrange destin, ombres portées qui peuvent être reconnues en tant que leur part d’énigme. Seulement, s’arrêter à ces catégories formelles ne nous permet guère de percer le sens de ces images. A partir d’ici nous allons nous focaliser sur ‘entrée en matière’ et tâcher d’y voir ce qui, nécessairement crypté, se dissimule à notre vue, dont cependant nous souhaiterions connaître plus avant quelques lignes de fuite.

   ‘Entrée en matière’, combien cette nomination de l’image nous interpelle ! Si nous nous reportons au vocabulaire de la phénoménologie, ‘entrée’ fait signe en direction de ‘la clairière de l’être’, aussi à écouter ce mot quasiment magique, sommes-nous portés hors de nous en direction de l’Idée platonicienne, de l’Esprit hégélien, autrement dit nous connaissons l’éclair d’une brève transcendance. Bref, l’éclair, au motif que ce qu’une main nous offre (l’entrée), l’autre nous l’ôte (la matière) celle-ci nous reconduisant à notre immanence la plus confondante. Un instant nous avions espéré le Ciel, ses hauturières altitudes, ses dentelles d’écume, ses séraphiques présences et voici que le réel têtu sous les espèces d’une Terre refermée sur elle-même, occluse, nous cloue au motif indépassable de notre humaine condition.

   Cette image dit-elle bien ceci, l’irrémédiable, le piège, la quasi-impossibilité de pousser notre nature jusqu’à la pointe extrême de son être ? Bien entendu ceci est un ‘point de vue’, une thèse particulière, le résultat d’une simple intuition. Si se comprendre, c’est se comprendre dans le monde, le concret et non seulement le théorique, le fantasmé, l’idéalisé, alors nous n’avons guère d’autre alternative que d’écouter la voix de notre propre conscience. Dit-elle vrai ? Dit-elle faux ? Ou bien un mixte des deux ? Bien malin serait celui qui clôturerait le débat au terme d’une réponse figée, unilatérale, imprescriptible. Le contenu de toute image n’est jamais que le contenu de l’imaginaire que nous projetons en elle. De là la parenté, le voisinage de l’image et de l’imaginaire. L’une, l’image, n’est jamais sans l’autre, l’imaginaire.

   Inextricable pliure des mailles de l’interprétation. Dans le tissu qui en résulte, selon chaque conscience qui s’applique à en viser la forme, nulle unité, mille couleurs chatoyantes, mille textures qui ne sont que le reflet de ce que, toujours, nous projetons sur les phénomènes du réel qui viennent à nous. Tel sera sensible aux critères esthétiques, tel au jeu des lumières et des ombres, tel autre encore aux concepts sous-jacents qui se glissent sous toute apparition. Apercevoir l’homme dans le monde à partir d’une vision ‘humaniste’, c’est ne nullement partir d’un homme abstrait, universel en lequel aurait été déposé une vérité acquise une fois pour toutes. Le vivant, l’existant sont les lieux d’infinies variations.

   Qui voit en cette photographie l’empreinte du nihilisme, tel autre n’y trouvera que motif à satisfaction et source d’une pure joie. Si nous voulions demeurer hors la décision orientée d’une subjectivité, il faudrait décrire au plus près le contenu de l’image. Dire les marches régulières que rythme le jeu alterné de l’ombre et de la lumière, dire la géométrie parfaite des lignes et de la composition, dire l’avancée décidée de l’homme vers son destin, dire le grand pan d’ombre qui semble résulter d’une lumière zénithale. Mais voici que le simple mot ‘semble’ introduit le doute. Infinie polysémie de l’image que redouble l’infinie polysémie du langage. Il n’y a pas de pure compréhension, seulement le jeu ouvert des interprétations infinies. Nous ne pouvons nullement regarder une image et faire taire en nous les choix esthétiques, les formules langagières, les dessins infiniment multiples de la pensée. Telle est notre liberté qu’elle puise à la source intarissable de ce qui se dessine à l’intérieur de nous et rencontre un univers infini de signes. Profusion est liberté !

 

 

 

 

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2 juin 2021 3 02 /06 /juin /2021 15:33
Vénus offerte

‘La Vénus endormie’

Giorgione

Source : Wikipédia

 

***

 

   En ce matin de douce présence, pouvais-je rêver mieux que de vous apercevoir, vous Vénus endormie, allongée sur vos linges d’apparat ? Votre peau nacrée, poudrée d’ivoire juste comme il faut, était une longue lumière, une onction à l’orée de mon front soucieux. Rarement paysage ne m’avait été donné avec autant de gracieuse volupté. Car, comment dire, comment employer les mots justes, ils pourraient soudain sonner si faux dans le luxe accompli du jour ? Toute beauté naturelle est toujours une épreuve pour qui veut se confronter à elle et en subir la venue teintée de joie. On est sur le seuil de soi, on hésite comme le limaçon sur le bord de sa coquille. On projette en avant un premier regard, on s’essaie à éprouver une sensation originelle qui ferait penser à sa propre naissance, là, tout juste advenue. Une neuve innocence, une disposition à se sentir ému par le vol souple d’un nectar, la passée d’un papillon dans l’air de cristal, le chant lointain peut-être d’un grillon couché dans son champ d’herbe.

    Voyez-vous, j’aurais tant aimé être ce simple bouillonnement du drap tout contre la plaine de votre peau. J’aurais senti votre chaleur, éprouvé la radiance de vos humeurs intimes, là si près, presque une fusion en vous. Vous auriez sans doute pensé au frôlement de quelque insecte tout contre votre hanche et celle-ci aurait tressailli sous la caresse, une rapide chair de poule puis, à nouveau, votre immersion dans le nid douillet du repos. Mais à quoi pensiez-vous donc, ainsi abandonnée en cette posture aussi confiante que colorée d’une touche d’érotisme ? Attendiez-vous qu’un amant de passage vous surprît ? Etiez-vous simplement destinée à sonder votre propre méditation ? Vous sentiez-vous libre d’exister à votre guise, votre totale et impudique nudité témoignant d’une heureuse inclination à accepter la vie en ses multiples facettes, en ses surprises renouvelées ?

   Je sais l’immense faveur qui m’est faite de pouvoir vous observer ainsi, à la dérobée en quelque sorte. Cependant nulle mauvaise conscience, nul instinct de voyeur ou de prédateur. Seulement le regard en tant que regard. Le plaisir en son essence la plus vraie. Le désir tenu à distance mais pour autant nullement atténué, bien plutôt renforcé par cet éloignement, - je devrais dire cet abîme -, qui nous sépare comme une vallée sépare deux monts mais les porte à une mutuelle admiration. Mais, qu’ici, je vous dise le rare de qui vous êtes en votre abandon, puisque vos yeux clos, ne peuvent prendre acte de votre posture, unique, oui, ô combien unique !

   Votre corps est cette perfection sans doute consciente d’elle-même. Comment pourrait-il en être autrement ? L’élégance, l’exactitude d’une présence au monde, la révélation d’une beauté rare, tout ceci se déploie avec tant de nécessité interne que vous ne pouvez qu’en être informée, saisie au plus vif de votre être.  Cette image qui se donne à la mesure de cet instant nullement reproductible, un éblouissement seulement et la mémoire, la vôtre, la mienne aussi, sont marquées pour longtemps de cette vision qui, en devenir d’elle-même, ne pourra se confondre avec nulle autre. Singularité des émotions, creuset des certitudes, une fois ressenties, elles n’auront plus pour site que ce qui a eu lieu et se dit comme l’unique, le passé en sa nostalgique fugue.

   Combien votre visage est reposé, sans doute frôlé par des nuages de laine. Mais quelles pensées, quels rêves se dessinent-ils sur la courbe de votre front ? Posant toutes ces questions, sûrement devinerez-vous mon profond désarroi ? Tel l’enfant ébloui derrière la vitre de Noël, il convoite ce qui est porté devant son regard mais n’en peut éprouver la possession. Vos cheveux sont de cuivre tressé. Votre bouche purpurine, à peine un souffle d’air, est close sur maints secrets. Votre bras droit, relevé derrière votre nuque, indique la confiance, l’abandon serein. Votre poitrine menue est pareille à ces collines bleutées qui, au loin, se donnent comme horizon. La mince dépression de votre ombilic est posée sur le dôme de votre ventre, cette courbe si alanguie qui ne peut être que disposition à la venue confiante de l’heure.

   Votre bras gauche longe votre anatomie, votre main a trouvé l’exacte position qui cèle la demeure mystérieuse de votre féminité. Offerte tout en vous retenant. Allant au-devant et demeurant en cette frange obscure qui est comme votre parade. Indiquant, en vous, le précieux et le dissimulant à l’orée de vos doigts pareils à une grille, à une défense. ‘Cité Interdite’ en même temps que sollicitant l’attention. Le fruit de votre sexe, bien plutôt que d’être défendu est porté au plein de son rayonnement. Il en est toujours ainsi, ce que l’on veut indiquer en tant que désiré, rien ne le sert mieux que la dissimulation, l’interdit, le chemin dont on obstrue le cours en le barrant d’un bouchon d’épines. Mais ne bougez pas, n’ôtez nullement la herse de vos doigts car, alors, vous détruiriez ce que vous voulez défendre. La libre disposition d’une chose est le plus souvent dénuée d’intérêt. La convoiter longuement est l’unique sentier à emprunter afin que l’appétit maintenu, la flamme ne s’éteigne, ne vacille et ne s’annule sous le poids soudain d’une indifférence, d’un détachement.

    Et comment dire le somptueux de vos jambes, cet infini à portée des yeux, sans penser à la fuite longue des jours d’automne, au cours alangui d’une rivière de miel, à une diaphane porcelaine dans le clair-obscur d’un musée ? Oui, vous êtes bien une exception au même titre qu’une œuvre d’art, je pense à ces Beautés éternelles de la Renaissance Italienne. Qui les a vues un jour en reste atteint pour la vie, infini carrousel d’images flottant au centre de la brume lumineuse du rêve. Vous paraissez si sûre de vous, tellement portée en votre intime contrée, assemblée en une unité si complète que rien ne semblerait pouvoir vous atteindre, sauf les idées belles, les égarements polychromes d’un songe d’amour, les chatoiements d’un doux soleil venant poser sur celle que vous êtes le pollen de ses rayons.

   Vous surgissez là, au plein de ma vision, et je ne peux m’empêcher de penser à la présence charnelle de quelque fruit : une pêche dorée, une pomme rouge acidulée, une grenade montrant la pulpe onctueuse de ses graines. Une corne d’abondance, si vous voulez bien accueillir cette métaphore d’un inépuisable mythologique. Comment, prenant acte de vous, ne nullement sombrer dans l’excès, comment se dispenser de convoquer un lyrisme romantique, éviter de sombrer dans une effusion, laquelle voudrait dire l’insuffisance des mots à s’emparer de votre image, à la décrire avec suffisamment de vérité ? Mais peut-on décrire une Déesse ? Peut-on la disposer sur la margelle du monde comme si elle était une Existante ordinaire dont on oublierait la trace sitôt disparue ? Vous me plongez dans un embarras identique à celui du tout jeune enfant au plein de son innocence, il ne sait que choisir parmi la profusion des objets qui se présentent à lui, il ne peut saisir de cette totalité qu’un fragment, autrement dit le voile d’une illusion.

   Oui, vous êtes une beauté en dissimulant une autre. Deux beautés jouant en écho, la vôtre, celle aussi de cette Nature qui est l’écrin qui vous reçoit. Votre tête repose tout contre un talus de terre brune comme si vous en étiez un naturel prolongement : Eve d’argile portant en elle les faveurs dissimulées d’une glaise originelle. Une douce colline d’herbe verte est le prolongement naturel de votre corps, elle dit votre repos, elle est le recueil de votre méditation. Plus loin, au sommet d’une butte de calcaire, se détachent des habitats que semble surmonter la pierre angulaire d’une forteresse. Elle paraît destinée à veiller sur votre repos. Quelques arbres aux larges ramures rythment la sérénité de l’air, ponctuent la dérive hauturière de fins nuages.

    A l’horizon, une nappe d’eau claire couleur du fragile myosotis, sans doute un bras de mer sur lequel viennent s’appuyer les roches bleu pastel d’une montagne. Savez-vous, ici, quel sentiment m’envahit ? Celui d’être l’heureux spectateur d’une terre d’Arcadie, symbole de cet âge d’or hellénique, lieu des idylles pastorales et je crois entendre, venus du fond même des âges, ces airs baroques cuivrés qui sèment en l’âme les graines efflorescentes d’une félicité.

   De vous au paysage, du paysage à vous, une seule onde de clarté, l’unique destin de deux présences, l’une appelant l’autre, l’autre réclamant l’une, comme si rien du monde ne se livrait de plus beau à l’horizon des hommes. Je vais me retirer sur la pointe des pieds, éviter de faire le moindre bruit. Ce rêve, que vous m’avez un instant offert, doit perdurer aussi longtemps que la courbe intime du temps, une éternité, elle seule se donnant comme la mesure de qui vous êtes : la Beauté incarnée ! Vous ayant aperçue, je suis celui en attente de vous pour ce qui s’annonce en tant que mon futur. Comment ne pas être comblé de ceci ? C’est en vous que vous avez la réponse. Dissimulez-là au creux de votre mystère, ainsi ce secret agrandi aux frontières de l’être me portera bien plus loin que ne pourrait le faire le plus précieux de mes projets. Je ne suis que par vous qui brillez dans les lointains. Que par vous !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 mai 2021 6 22 /05 /mai /2021 09:05
Destin et Liberté

Source : freepik

Trans Caucase Images

 

***

 

   Le printemps vient juste d’arriver. Les monts du Caucase portent encore l’empreinte blanche de la neige qui scintille dans le bleu du ciel. La famille Aslanian est tout occupée aux préparatifs de la transhumance. Il va falloir quitter la maison de la vallée, gagner le refuge des pâturages, donner au bétail l’herbe fraîche qui manque ici. Ce n’est pas une contrainte, c’est bien plutôt la poursuite d’une tradition, c’est inscrit d’une manière atavique au plus profond de la chair et déjà le fleuve de sang du corps s’allège, se charge des bulles légères de l’air du haut plateau, là où planent les vautours et les aigles en de grands cercles infinis, l’œil s’épuise à en suivre la trace tout contre l’éther diaphane, invisible contrée au-delà du réel. Le bétail : quelques vaches pour le lait, des chevaux pour se déplacer, des chèvres rustiques aux longs poils pour le plaisir des yeux, pour la compagnie aussi, pour la présence joueuse de la race des caprins.

   Garen, le père, est en tête du troupeau. De temps en temps, il pousse quelques cris gutturaux pour encourager la progression du bétail, mais aussi de la famille encore peu rompue au long exercice de la marche. Nazar, le fils, n’est guère éloigné du père dont il apprend, avec attention, les règles du travail de berger. Derrière les bêtes, Endza la mère, femme aux jolis traits réguliers tannés par la lumière de la montagne. Inesa, la fille, bavarde avec Endza, fait parfois quelque pause, légèrement essoufflée en raison de l’altitude qui s’élève insensiblement. Chaque degré franchi est une épreuve mais aussi une récompense et déjà le village n’est plus qu’un vague moutonnement à l’horizon des yeux, presque une tache floue sur le cercle de la mémoire. En levant les yeux, à une distance qu’il est difficile d’apprécier, on aperçoit les premières terres horizontales couchées sous le ciel, celles qui portent les tapis d’herbe rase, qui accueillent la baraque de planches, elle sera le refuge tout au long des six mois à passer sur la pâture.

   Sentiments mêlés que ceux du petit groupe. Les hommes sont impatients d’arriver sur le lieu de la transhumance, de jouir du spectacle rassurant du troupeau se nourrissant de cette manne céleste. Les femmes sont plus rétives, comme si, de quitter le village, était une sorte de renoncement à une vie plus conforme à leurs attentes. Presque deux cents jours à vivre au sein de cette nature belle mais sauvage, austère. Et si peu de contacts ici. Parfois le passage des deux gardes du Parc National, Isahak et Mihran, ces cousins des aigles dont ils semblent avoir pris jusqu’au comportement, œil vif et acéré, jusqu’à l’aspect dans une manière de mimétisme. Leur peau est aussi sombre que les rémiges de ces maîtres du ciel et les voir s’éloigner constitue toujours une perte, instille en l’âme une nostalgie difficile à effacer. Aux yeux d’Inesa, adolescente de bientôt quatorze ans, cette image des deux hommes partant au galop sur leurs alezans est ce symbole de liberté auquel elle se rattache afin que sa présence, ici, loin de tout, puisse trouver un peu de baume apaisant.

   Son frère Nazar, lui, tout juste âgé de dix ans, éprouve tout autrement cet événement qu’il juge des plus positifs, lui le futur berger qui doit s’endurcir le cœur et l’esprit, fortifier son corps afin de correspondre à celui qu’il devra être lorsqu’il sera adulte, que le troupeau obéira à ses ordres, que les chiens reconnaîtront à ses sifflements le travail qu’ils auront à exécuter. Belle familiarité de l’homme et de l’animal liés par la tâche commune de vivre en ce lieu, en ce temps qui, toujours, sont des exceptions, des moments de plénitude, du moins si l’on sait accorder à l’instant sa valeur foncière, cette joie de coïncider avec les choses dans le pli le plus intime de soi.

    Le sentier s’élève toujours plus haut comme s’il voulait bondir, franchir rapidement les étapes, se retrouver en cette immense liberté bleue qui s’offre à lui, l’attire, l’aimante et le rend plus léger que la feuille d’automne. Le rythme des voyageurs s’est ralenti. La fatigue creuse les joues, trace des cernes violets sous les yeux. Le souffle devient court. On cherche l’air, on boit une gorgée d’eau fraîche dans le silence immense du corps. Son regard, on le porte sur les nuages de poussière, sur les cailloux épars, sur les trous qui creusent la terre rouge. On évite de se redresser, d’estimer la distance. On demeure en soi, dans la zone la plus retirée de sa chair. Ce sont Inesa et Endza qui sont les plus éprouvées par l’ascension. Leur cœur, sans doute, est encore rivé au foyer, en bas, dans la vallée, où les choses sont plus calmes, demeurent accessibles. Au contraire, Garen et Nazar s’emplissent de l’énergie des grands espaces. Le vent des sommets entre en eux, fait de lents tourbillons tout autour de leur tête, aiguise leurs pupilles qui sont pareilles à des pierres noires, dures, affutées, sûres d’elles, tel le diamant.

   Zeki, le chien berger du Caucase, abrité dans sa fourrure épaisse, s’agite joyeusement, se mêlant parfois à la meute transhumante, poussant les bêtes à la voix, rejoignant ses maîtres, ceux qui avancent à la tête du troupeau, en guident la marche. Enfin le dernier lacet est franchi. Un air plus vif s’est levé sur le plateau et l’on cligne des yeux parmi les rafales courtes mais soutenues. Dans les yeux des hommes s’allument des perles de joie, dans ceux des femmes brillent les larmes de la peine mais aussi de la reconnaissance. C’est ainsi, parfois un rapide bonheur ne peut-il se donner qu’à la suite d’une épreuve, d’une souffrance. Aussi s’accroît-il de cet écart, de cet abîme logés au creux du temps. Un instant efface l’autre et s’installe dans une brève durée.

   Au début, on est chez soi sans y être vraiment. On regarde le haut paysage semé d’herbe courte dans des teintes blondes et chamois. On regarde le doux vallonnement des montagnes, les creux qui s’y inscrivent, les éminences décolorées par la clarté du jour, la rare végétation vert amande qui court au hasard de l’heure, le bâti de pierres sèches qui servira d’enclos aux bêtes pendant la nuit. On regarde la cabane de planches, havre de repos des hommes et des femmes tout au long de la mesure estivale. Le troupeau reconnaît, le troupeau est joyeux, une félicité, certes animale, instinctive, mais combien éprouvée au même titre qu’un ravissement humain. Pourquoi y aurait-il une différence de ressenti ? En raison de ‘l’homme mesure de toutes choses’ ? Non, ceci est une vue trop courte, une vue égoïste et bornée. Chacun, sur l’immense courbure de la terre, a droit à quelque prospérité : la fontaine et son eau cristalline, l’oiseau jetant ses trilles au plus haut de l’éther, la pierre immobile qui ne connaît son être qu’à la faveur de sa propre érosion. Tout est à égalité de nature dans le monde des vivants. Tout a sa place. Tout mérite attention. Que serions-nous sans le massif surgissement de la colline à l’horizon ? Sans l’entaille de la vallée entre ses lèvres de rochers ? Sans le vol aussi gracieux qu’erratique du papillon dans le vent primesautier du printemps ? Dans l’entente adéquate des choses, tout égale tout, dans une identique détermination du réel à témoigner, à nous rejoindre, à nous appeler au généreux partage de ce qui est.

   Tout fait sens qui est présent. Tout fait sens depuis le microscopique plancton jusqu’à la majesté du canyon de grès rouge qu’entaille le profond Colorado. C’est à ceci que nous devons être attentifs si, du moins, nous destinons notre conscience à devenir le réceptacle le plus juste de ce qui fait efflorescence et pullule tout autour de nous à la manière invasive, insistante, d’un vol de criquets. Mais ce vol, pour autant, ne doit nullement dissimuler la transparence du ciel, la nécessité du grand dôme bleu qu’il tend au-dessus de nous, la question incessante qu’il est venu nous poser et qui se résume au motif même de notre existence. Comment se justifie-t-elle ? Comment trouve-t-elle son assise dans le tissu dense des événements ? Est-ce un Destin qui nous est attribué avec sa charge d’incontournable venue ? Ou bien serait-ce une Liberté ? Mais alors, qu’en est-il de cette Liberté ? Est-ce nous qui en décidons ? Ou bien vient-elle de plus loin, de plus haut que nous et, en ce cas, nous ne serions que des conséquences, non des causes ?

   Sitôt arrivé sur le plateau, le troupeau s’est égaillé dans toutes les directions, chaque bête paraissant retrouver un coin familier. C’est Garen qui a ouvert la porte de planches disjointes. La serrure a grincé en une sorte de longue plainte métallique. Nazar l’a rejoint. Le fils est l’ombre du père. Le père est la lumière du fils. Là où l’un se trouve, l’autre l’y rallie. Longue amitié fraternelle qui semble venir du plus loin de l’âge. Eau de source qui puise à la fontaine sa ration quotidienne de réassurance, de plénitude. Comme si la force logée en Garen se diffusait, par une sorte d’écho, dans le corps et l’esprit de Nazar. Mystère de la filiation, mystère du lien invisible, mais si fort, si ardent, on en sent la vibration à défaut d’en saisir la pure matérialité. Endza et Inesa, elles, font le tour de la cabane, s’assurent que le four de pierres sèches est encore en état de cuire le pain, que le fil à linge est bien amarré sur ses piquets de bois, que le chemin qui conduit à la source est encore visible parmi les tapis de sedums et le semis clair des touffes d’orchidées.

   L’intérieur du logis est semblable à lui-même au travers des ans, une manière d’immuabilité, de réalité immergée dans la glu dense du temps. Un avenir tracé d’avance, qui suit les layons immémoriaux du passé, en réactualise les formes. Les pas toujours situés dans les empreintes ineffaçables de la tradition, de l’acte éternellement recommencé, des tâches reconduites à leur valeur essentielle. Mais ici, il y a comme une ligne de partage et deux versants selon lesquels les eaux s’écoulent d’un côté ou bien de l’autre. Père et fils inscrits dans le geste héréditaire de la fidélité au même, mère et fille davantage situées dans un présent qu’elles souhaitent plus ouvert, plus inventif, dont elles espèrent qu’il leur apportera un air de liberté. L’intérieur de l’abri de bois mal équarri : la tradition. L’extérieur, l’amplitude du paysage, les ruisseaux de lumière : la modernité. Ainsi peut s’énoncer, au titre de la métaphore, ce qui sépare et différencie, mais aussi unifie des conduites apparemment divergentes mais, en définitive, confluentes. Tous, ici, logés dans le ventre de cette arche de Noé qui flotte en plein ciel et accueille les siens sans distinction aucune.

   Entre les cloisons de planches recouvertes de papier-goudron (des fragments en ont été arrachés, montrant la claire-voie entre les lattes), tout est à sa place de chose. Les lits aux montants de fer ouvragé reposent dans un coin de la pièce ; le vieux poêle de tôle trône en position centrale avec son tuyau noir qui traverse le toit de tôle ondulée ; le coin pour la toilette, placé devant une fenêtre étroite, avec son broc en faïence, sa large cuvette ; le plançon mal équarri qui sert de table lors des jours de mauvais temps ; le coffre à vêtements dont la surface est utilisée pour façonner les boules de pâte qui serviront à confectionner le pain. Une familiarité en même temps qu’une redécouverte. Un plaisir de la rencontre en même temps qu’une nostalgie qui flotte là-bas dans la vallée où le temps court plus vite, où les jours sont plus lisses, où les repères sont plus faciles à trouver.

   Quinze jours déjà que la famille s’est installée dans son refuge estival. Il y a, dans l’air, comme un motif de juste satisfaction. Ce qui, jusqu’alors, paraissait difficile, s’adapter à cette nouvelle vie, trouver ses points de repère, voici que tout a conquis sa place de chose, que les objets usuels se sont disposés à portée de la main, que les sentiers vers la montagne ou vers la source ont reconnu les pas familiers. Leurs traces n’avaient pas complètement disparu, elles étaient en quelque sorte gravées dans le tapis de poussière, la courbure de la graminée, l’émergence claire de l’eau de source. C’est un grand bienfait ceci, que les choses et les gens se confient mutuellement une manière de respect, que leur rencontre s’effectue sous le signe d’une exacte complémentarité. Pas plus l’homme ne pourrait se passer du destin furtif des choses, pas plus les choses ne pourraient être sans la présence de l’homme. Ceci est le sens : une confluence des parutions sur le large plateau de terre et de pierres, sous la fuite longue du ciel.

   Rien n’est superflu dont on pourrait biffer l’être sans plus s’inquiéter de ce qui pourrait advenir. Les choses ne sont nullement là au hasard. Si Garen et Nazar éprouvent, sous la rudesse de leurs doigts, la force brute des pierres de l’enclos, si Endza et Inesa s’accordent au rythme précis de leurs mains qui modèlent la pâte à pain, c’est bien parce que tous ces gestes, inscrits depuis l’éternité dans la singularité du monde, se destinent à l’événement de leur existence comme une tâche à accomplir dont nulle prétendue logique ne pourrait faire dévier le bel accomplissement. Destin immémorialement gravé en chacun des Existants, lequel n’est nullement pure soumission à la loi, mais fluence d’une souple liberté et joie de se confondre avec ce qui porte l’être à son exacte présence.

   Ce matin le ciel est clair que traversent de fins nuages. L’air est encore frais et il faut se couvrir d’un vêtement de laine. Nazar et Garen s’occupent à colmater quelques brèches dans l’enclos, à clouer des planches là où les fentes dans les cloisons des murs laissent passer le blizzard lors des jours de mauvais temps. Inesa est partie sur le versant de la montagne qui fait face à l’abri de bois pour y récolter bouses et crottin de la saison dernière, c’est le combustible qui alimente le poêle et le four. Elle traîne derrière elle une bassine en zinc dans laquelle elle dépose ce qu’elle a ramassé à mains nues. Elle n’est nullement choquée de cette façon de cueillir. Elle ne fait que reproduire une pratique ancestrale. Puis, revenue au lieu de la pâture, elle va jusqu’à la source située en contrebas du campement. Elle y puise une eau fraîche et bondissante. C’est le mince symbole d’une gaieté naturelle, la douce diffusion d’une pastorale, ce chant diffus venu de la terre qui s’immisce en elle avec autant de grâce que met le papillon à butiner la fleur. Il y a ici une façon de vivre spontanée, totalement absente de calcul, comme si l’on était cette orchidée qui pousse là entre les aiguilles courtes des herbes.

   Inesa est revenue maintenant dans la baraque de planches. C’est l’heure de la préparation du pain lavash, cette fine galette moelleuse faite de farine, de sel et d’eau. Simplicité des ingrédients qui dit aussi la simplicité de la vie, ce genre d’ascétisme au confluent de l’air de la montagne, de l’agitation des graminées, de la lente rumination du troupeau. C’est sans doute là un point d’orgue de la culture moyen-orientale, cette pâte que chacun peut confectionner lui donnant la destination d’une nourriture primitive, essentielle. On pourrait presque ne se nourrir que de ces modestes provendes, tant elles paraissent combler le corps à satiété, se donner en tant que repos essentiel de l’âme. Un genre de communion avec le grain du blé, la venue dans le sillon de terre, la découverte au plus près de ce qui attache l’homme à sa glaise fondatrice. Le geste qui préside à la fabrication du lavash, s’il a la forme d’un rituel, s’il évoque quelque domaine sacré, il n’en demeure pas moins une habileté des mains faisant penser à l’adresse de l’artisan. Inesa aime cette façon de malaxer longuement la pâte, de l’étirer en un une mince membrane au rythme du balancement des mains. Il y a une manière d’énergie qui, partant de la pâte, se diffuse à l’ensemble du corps. En réalité il ne faut faire qu’un avec le modelage de la galette. C’est ceci une tradition bien pensée, il n’y a plus de différence entre celle qui modèle et ceci qui est modelé. L’âme d’Inesa entre dans la pâte, la pâte accueille la souple volonté d’Inesa.

   Les deux femmes sont dehors. Elles entendent le bruit continu de l’occupation des hommes qui soignent le troupeau, tirent le lait des chèvres qui fera le fromage de leur consommation quotidienne. Le feu qu’Inesa avait allumé, dès son retour de la montagne semée de bouses et de crottin, est maintenant actif. Une lente fumée monte dans l’air qui frissonne tel un cristal. Les galettes de pâte étirée, Inesa les porte sur une planche. Elle les fait passer à sa mère, laquelle maîtrise le geste vif qui consiste à les plaquer contre les parois brûlantes du four de pierres.  Inesa aime regarder le travail du feu, découvrir les boursouflures qui se lèvent à la surface de la pâte, les cratères et les dépressions qui la parcourent, lui attribuent son caractère unique. Il lui plaît de penser que cette activité reproduite au cours des millénaires est une illustration, une concrétion, une métaphore de ce temps toujours illisible, aussi parfois est-il nécessaire de lui donner forme dans une coutume, un labeur, une fabrication.

   Pétrissant la pâte du lavash ou regardant les galettes se tordre sous l’effet de la chaleur, il lui arrive de méditer longuement, rêveusement sur les conditions mêmes de son existence. Alors tout se pose dans les termes abstraits de ‘destin’, de ‘liberté’. Qu’en est-il de son existence d’adolescente à l’orée de la vie ? Tout est-il « écrit sur le grand rouleau » tel qu’énoncé par ‘Jacques le fataliste’ ? Ou bien existe-t-il une marge de liberté à laquelle s’abreuver afin de décider, en soi et pour soi, des motifs qui illustreront son propre cheminement ? Ce qu’en son fond estime Inesa c’est que cette question est une aporie, que tout sur cette terre présente la figure de l’indécidable, du pur surgissement, de l’éclosion de ce qui doit être en ce moment de l’histoire, en ce lieu de la présence, ici à l’ombre de la montagne, sous le tissu clair du ciel, tout contre les lames de vent qui, parfois, tirent des larmes des yeux.

   Ce qui est à faire : avancer avec confiance sur un chemin de lumière, ô certes parsemé d’ombres, creusé d’ornières, mais qui donc pourrait être maître de ceci, de cette force des choses de se poser là-devant, de dévoiler leur être, tantôt une faveur, tantôt une contrainte ? Ce qu’Inesa sait intuitivement, du fond même de sa conscience, c’est que les Existants sont traversés de flux dont ils ne perçoivent nullement la trace. Ils agissent, prennent telle ou telle décision, à l’insu d’eux-mêmes, dans le massif ténébreux de leur tête. Plus d’un d’entre eux, parfois, s’étonne de ce décret qu’ils n’ont pas vu venir, mais se rassurent au motif que leur volonté a guidé leur acte, d’une manière sans doute subliminale mais pour autant relative à leur force propre, au fait qu’ils sont maîtres de leurs destins. Mais son père Garen, qu’a-t-il fait pour dévier de la trajectoire qui était inscrite en lui depuis la nuit des temps ? Être berger en tant que fils de berger. Et son frère Nazar, si proche de ‘ses’ bêtes (oui, déjà il y a attribution, déjà il y a possession), comment pourrait-il différer du sort qui est le sien puisque, depuis son plus jeune âge, sa participation à sa première transhumance, il est frappé au coin de la nécessité. Nécessité d’être soi à l’aune de son propre regard, d’être soi dans la perspective de la vision du père et au-delà de lui de toutes les générations qui ont tressé pour lui les berges au milieu desquelles s’accomplira son long cheminement.

   Inesa, elle, regardant rêveusement le lent travail de la combustion, les torsions de la pâte, l’éclatement des bulles d’air, Inesa pense que la vie est un levain qui se lève, à la fois de la rigueur d’un destin (avons-nous choisi notre naissance ?), à la fois de la palme d’une liberté. Elle, Inesa, confiera son avenir aux soins de sa langue maternelle. Elle l’étudiera afin de la faire rayonner. Elle apprendra plusieurs langues, le français, l’italien, l’espagnol et elle traduira les œuvres des auteurs nationaux dans d’autres vocables européens. Son destin, alors, sera liberté. Elle aura choisi cette voie de la littérature, de la poésie qui infuseront longuement dans l’esprit d’autres peuples. Ceux qui liront ses traductions ne la connaîtront pas, jamais ne la rencontreront mais elle sera présente, infiniment présente dans l’esprit des textes, lesquels ne seront que l’écho de son propre esprit. Elle aura une sorte de présence-absence au travers de la simple notation, au début du livre, de la mention : ‘Traduction : Inesia Aslanian’. Ce sera peu et beaucoup à la fois. Son patronyme dira son origine, sa singularité ; sa traduction dira l’universel au titre duquel elle accèdera à sa propre liberté, diffusion de qui elle est (la traduction implique totalement celui qui s’y adonne), cette culture dont elle dédie la richesse aux lecteurs attentifs issus d’autres manières de sentir, de penser.

   Pour autant, la jeune fille ne vise nulle célébrité. Déjà, avec sa mère elle est allée à Erevan, la capitale, pour y faire des courses, entreprendre des démarches. Elle a vu ces jeunes femmes un peu plus âgées qu’elle, montées sur de hauts escarpins, vêtues de court, à la démarche syncopée de mannequins. Elle a vu de jeunes garçons, cheveux gominés, pantalons déchirés aux genoux, surfant sur leurs étranges machines avec des airs hallucinés. Elle n’aime pas ce mode de vie qu’elle juge superficiel, simple reproduction à l’identique des conduites mondiales, chacun s’emboîtant en l’autre à la façon des poupées gigognes, chacun mimant le convenu, le ‘moderne’, chacun s’aliénant à la conduite moutonnière de la meute. Ses études universitaires (Inesa voit loin, Inesa voit juste), elle les fera à Erevan, mais dans la modestie du paraître, tant cette ‘société du spectacle’ lui semble surfaite, mensongère, loin de toute idée de vérité.

   Ce qu’elle veut en son fond, vivre dans la simplicité, connaître la subtilité et la profondeur de sa langue, en tirer ce merveilleux nectar qu’elle destinera aux Attentifs, ceux qui, distants des fausses valeurs, cherchent dans la littérature des motifs de plaisir mais aussi, mais surtout, des moyens de s’élever dans l’ordre des choses essentielles. Souvent, le soir, lorsque revenus à leur logis de planches, les membres de la famille meublent le temps chacun à sa manière, Garen et Nazar jouant aux cartes ou sculptant un bâton de marche, Endza lisant une revue, chacun sous le cercle de clarté d’une lampe à pétrole, Inesa, invariablement, se confie à la lecture approfondie de quelque poète ou écrivain arménien. Avec elle, pour la durée du séjour, elle a emporté sa provision de livres dont pas un ne retournera dans la vallée qu’il n’ait été lu, annoté, bu jusqu’à la lie. C’est ainsi, cela fait intimement partie d’elle, les livres sont sa nourriture, les textes l’horizon de ses yeux, les mots, les doux chuchotements qui l’habitent depuis l’instant où elle a su lire.

    Parfois, en elle, pareils aux cercles qui habitent le profond des eaux, les mots d’un poème font leur longue flottaison, leur dépliement aquatique ou bien ils sont des cerfs-volants dont la longue queue fouette la courbure de l’air, un chant s’élève dans l’azur qui semble ne devoir jamais finir. En ce moment, parfois au plein de la nuit, quand la clarté laiteuse de la lune badigeonne le duvet de son édredon, elle se récite, en sourdine, quelques phrases découvertes dans ‘Nuages et sable dans ma paume’ du poète Zareh Khrakhouni :

 

S’étendre

sur les anciens sables très anciens si doux si fins

que ce n’est déjà plus du sable – mais du pollen

semble-t-il

 

Contempler

la même mer, toujours la même si absolue en son

mouvement

que ce n’est déjà plus la même passée une seconde

 

Marcher

sur les anciens très anciens sables

comme en un rêve sur des nuages de duvet

 

Regarder

le même ciel toujours le même qui change d’aspect

à tout instant avec le soleil et la lune

sur les mêmes fausses promesses,

les mêmes mensonges

les mêmes ruses de renard.

 

   Inesa aime bien cette parole du poète qui dit en mots simples ce qu’elle pense en son for intérieur. Les « sables anciens », la mer mouvementée, le ciel au plus haut, tout ceci est fixé dans l’immémoriale mémoire des hommes, tout ceci possède une inestimable valeur, tout au moins Inesa en fait-elle l’hypothèse. Comme une tradition de la pensée juste qui perdurerait à même son être pour l’infini du temps. Mais Inesa, dans la certitude de son jeune âge, sait que les choses ne sont pas si simples, que les paroles, fussent-elles de l’origine, ne sont nullement fixées à jamais. Tout est toujours en constante évolution, en permanent réaménagement. « Ce n’est plus du sable », « ce n’est plus la même passée », ce n’est plus « le même ciel », la très jeune fille sait ce que veut dire le poète : l’impermanence des choses et des êtres, la métamorphose de la vérité en son contraire, le fleurissement constant des « mêmes mensonges », le déploiement des « mêmes ruses de renard ». Tout ceci, bien avant même la lecture du poème, Inesa en éprouvait la douloureuse réalité dans son corps, en ressentait l’effectivité dans l’effervescence de son esprit. Oui, elle écrira, plus tard, Oui, elle dira la vérité au plus près. Oui, elle traduira les textes dans l’authenticité. Oui, elle sera fidèle à elle-même, à l’essence de la langue, à tout ce qu’elle contient de profondeur, d’incontournable et admirable sens.

    Ainsi passe le cycle régulier des jours. Ainsi se déroulent les destins particuliers dans la reproduction à l’identique de gestes inscrits dans l’histoire des peuples. Transhumance des bêtes et des hommes, actualisation de leur existence dans des tâches qui font partie d’eux, orientent leur vie. Nul ne s’en plaint, au même motif que la plante ne saurait reprocher au sol qui l’accueille, le processus de croissance dont il est le moteur. Alors, parmi toutes ces postures et conduites qui semblent suivre la pente d’une prédétermination, qu’en est-il du phénomène de la liberté ? La liberté est-elle un absolu ? Ou bien un relatif dont tout un chacun s’accommode faute de mieux ? Sans doute la vérité, comme bien souvent, est à mi-chemin. Bien évidemment, contrainte indépassable que celle d’être né en ce lieu, en ce temps, dans cette famille versée dans la pratique de telle tradition ou plutôt orientée vers le miroir éblouissant de la modernité. Grande sagesse du couple Garen-Nazar dans l’acceptation naturelle de la vie qui semble leur avoir été octroyée depuis un temps invisible. Sont-ils libres ? Oui, dans l’exacte mesure où l’horizon de leur existence est tissé d’un bonheur suffisant, estimé à sa juste valeur. Qu’en est-il du couple Endza-Inésa ? Endza paraît si parfaitement accordée à sa mission de mère et d’épouse qu’on peut la considérer suffisamment gratifiée et apaisée.

   Inesa, elle, est celle qui pose le problème du destin et de la liberté au plus haut de son questionnement. Destin, certes, qu’elle ira puiser aux sources vives de la langue, suivant en ceci les chemins habituels de la tradition. Liberté aussi grâce à sa future réorientation vers un métier intellectuel certes éloigné des préoccupations de son milieu. Liberté encore de n’adhérer nullement aux modes du siècle. Liberté toujours de traduire la langue qui l’a façonnée au plus près de sa vérité car il ne saurait y avoir de liberté qui puisse s’exonérer d’une vérité. Une liberté-vérité se donnant à comprendre comme un monde médian s’établissant entre les obligations des us et coutumes et la possibilité ouverte de conduire son avenir tel que souhaité en son intime. Ici se laisse bien voir qu’il ne peut exister nulle hiérarchie de la liberté. Par définition une liberté en vaut une autre. C’est bien la libre intention, le ressenti profond de sa propre expérience de vie qui déterminent en quelle manière est assumé son propre destin. C’est le sentiment intérieur, incommunicable, d’une source qui coule au sein de soi et ne trouve le lieu de sa résurgence qu’à l’aune d’une subjectivité puisque, aussi bien, au moins eu égard aux thèses de la modernité, nous sommes bien des sujets placés devant le monde, y faisant sens en nous y déployant chacun à notre manière, qui ne peut être que singulière.

    Six moins se sont écoulés. Plus ou moins longs, selon le ressenti de chacun. De retour vers le village de la vallée, comment chacun s’éprouve-t-il en soi ? Y a-t-il eu progrès en quoi que ce soit ? Ou bien régression ? Prise de conscience ou équanimité d’une âme ne songeant nullement à se remettre en question ? Comme toujours, le troupeau est joyeux de quitter l’estive, d’emprunter le chemin de retour qui le conduira vers l’étable familière, l’écurie rassurante, la bergerie ouverte au rythme de laine des bêtes, à leurs séculiers mouvements, à leurs traces ici et là inscrites comme le texte de leur séjour sur terre. Les hommes sont devant, marchant d’un bon pas, imprimant la cadence, chantant parfois, ancestrales figures fières d’être à la proue de l’écumante épopée, vivant tout ceci au centre même de leur conscience dont le corps heureux est l’animé prolongement. Les femmes sont derrière, elles sont, en quelque sorte, les mères attentives, les protectrices du troupeau et des hommes, les invisibles présences qui, retirées en leur être, n’en sont pas moins le cœur vivant, aimant de tout ce qui a lieu ici, sur le versant de la montagne semée d’herbes folles.

   Zeki, le chien, gambade tout le long de la caravane, poussant ici un mouton, faisant entrer une chèvre dans le rang. Est-il libre de ceci, Zeki, ou bien sa nature canine l’incline-t-elle à n’être que le jouet de son propre destin ? Il faut bien reconnaître, en lui comme en tout animal, la présence massive, instinctuelle, d’une meute sourde qui le conduit là où il doit aller. Il n’a qu’une conscience si peu affirmée de lui, il est dépourvu de langage, aucune pensée ne vient effleurer le domaine hirsute de sa tête. Ses perceptions sont bâties sur le mode primitif du schéma stimulus/réponse : une clochette s’agite et la salivation répond à la stimulation sonore. Or, aucun comportement de type pavlovien n’est libre, car il est privé de la nécessaire autonomie qu’implique la notion de liberté. L’animal est un genre de satellite qui tourne autour de la planète humaine sans, pour autant, en posséder le caractère volontaire, la dimension décisionnelle. Il n’est vivant qu’à être ‘voulu’, guidé par le maître, lequel a tout pouvoir, y compris de décider de le nourrir ou non. Etrange destinée de l’animal domestique qui, en quelque manière, se trouve en situation de constante aliénation, les humains dont il dépend fussent-ils affectueux et attentifs à son égard. En est-il affecté pour autant ? Certes non puisqu’il ne peut élaborer un raisonnement au terme duquel, soulevant les arguments en faveur ou en défaveur de cette situation, il pourrait, en toute connaissance de cause, porter un jugement qui lui paraîtrait être en vérité.

    Combien, dans l’optique d’un tel contraste, l’homme est libre de conduire sa barque là où il le souhaite. Le triptyque conscience/raison/jugement l’assure, en son essence pleinement humaine, de qui il est en son fond, à savoir un être libre engagé sur la voie qu’il a déterminée lui-même en son ‘âme et conscience’. Tous, ici, Garen en sa posture de guide du troupeau et de la famille, Nazar en sa volonté de devenir berger, Endza en sa posture hestiologique de ‘déesse du foyer’, Inesa sur la lancée qui la portera au sein même de sa culture, de sa langue maternelle, tous donc s’assument selon le chemin qui leur est propre et les confie à la singularité de leur essence.

    Maintenant, depuis un coude du chemin, le village est en vue. Une légère écharpe de brume voile les yeux. Dans les trouées de l’air on aperçoit les premières maisons, on devine le trajet hésitant des habitants, on reconnaît sans reconnaître vraiment. On est encore dans la marge d’indécision qui talque l’âme d’une douce mélancolie. On est encore du pays d’amont alors que le pays d’aval appelle et demande à être rejoint. Six mois d’absence. Comme un séjour à l’étranger, loin là-bas à l’horizon indistinct du monde. Puis la joie du retour vers le sol natal, le seul qui vaille, le seul qui ait tracé, dans le labyrinthe complexe des sentiments, son sillon de pure et immédiate beauté. Des images venues de la mémoire surgissent, des souvenirs s’illuminent, des situations passées s’éclairent. Les premières rues du village ont été atteintes. Les premiers visages connus. Des sourires. Des saluts de la main. Des voix chaudes, enjouées, dispensatrice d’hospitalité. On s’était quelque peu éloigné de soi et voici qu’on réintègre le site de sa propre forme, qu’on précise ses contours, rejoint le territoire de sa climatique intime. Cela fait de grands bonds de félicité sous les cascades de toison animale, en arrière des fronts sur lesquels passe une onde bienfaisante, où glisse une lumière de pure présence. La lourde clé de métal a retrouvé le lieu de sa mesure. Chacun a rejoint le lieu unique où être jusqu’au bout de soi. Il y aura encore plein de jours enchantés !

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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 10:39
L’imaginaire, amplification et doublure du réel

Source : Lionel Cruzille

 

***

 

    ‘Imaginaire’, ‘Réel’. A seulement évoquer ces deux mots, et déjà nous sommes pris au piège de leur paradoxe pour la simple raison que nous ne percevons pas aisément leur différence, que nous ne savons pas où se situe la ligne de partage qui place ici telle réalité, là telle imagination. Mais si nous poussons davantage notre réflexion à leur sujet, nous apercevons deux entités apparemment non miscibles, deux domaines éloignés l’un de l’autre, comme peuvent l’être deux montagnes, deux vallées que sépare un relief. Du réel, de son mode d’être, nous pouvons prendre conscience à l’évoquer au gré d’une métaphore. Nous dirons que le Mont Cervin est réel en sa belle assise géologique, que ses quatre faces se rejoignant en sa remarquable pyramide sommitale, que les schistes qui le constituent le posent devant nos yeux telle l’évidence qu’il est. Or le réel ne peut qu’avoir ce caractère de forme concrète, cette présence indubitable à laquelle aucun doute d’existence ne saurait être appliqué. Il y a une fatalité du réel, une dimension incontournable que nous illustrerons par les trois citations suivantes :

 

« Le réel, c’est ce qui nous résiste » - Régis Debray

« Le réel, c’est quand on se cogne. » - Jacques Lacan

« Le réel est toujours à sa place. » - Jacques Lacan

 

   Or le Cervin résiste, on peut facilement s’y cogner, sa place est déterminée pour l’éternité. C’est ce caractère têtu, obstiné, indocile qui frappe en premier lieu l’esprit. Il y a, face à nous, s’opposant à nous en quelque façon, cette masse imposante qui emplit l’horizon et lui dicte sa loi. Face au Cervin, rien d’autre n’existe que cette réalité-là qui envahit la conscience et ne lui laisse aucune possibilité de fuite. On est sous le regard de ce Géant, il nous toise et nous consigne à demeure. C’est pour cette raison que nous ressentons à son contact un genre de privation de notre liberté comme si le Massif, par sa nature même, s’imposait à nous et nous plaçait en son étrange pouvoir. Il y a, à le contempler, de l’irrémédiable qui se dégage de sa présence, du nécessaire qui se dit, de l’incontournable qui se montre. Métaphoriquement, si nous voulions illustrer cette puissance existentielle, nous pourrions imaginer une vaste plaine au sol de sable mouvant, il serait le domaine des songes, de la rêverie, toutes choses fluctuantes, mobiles, nullement nécessaires, sorte de paysage lunaire que rythmeraient de hauts cratères, des pics géants qui affirmeraient leur constante, inéluctable et indéfectible factualité, à savoir d’être des réalités indépassables. Au Cervin, tout comme au Mont Kailash nous pouvons attribuer la définition canonique du réel telle que fournie par le Dictionnaire : « Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée. » Or, de ceci nous pouvons être assurés, le Cervin n’a nul besoin de nous pour dresser sa haute stature sous la bannière lisse du ciel, pas plus que notre pensée n’en a façonné l’altière figure.

  Mais il nous faut trouver d’autres représentations, dans le domaine pictural, dans les textes de la littérature ensuite. En peinture, nous choisirons le tableau ‘Les Glaneuses’ de Millet, peintre réputé pour son réalisme. Quelques commentaires suivront afin de préciser l’essence du réel inscrit dans cette composition

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

‘Les Glaneuses’

Millet – Musée d’Orsay

Source : «’Comprendre la peinture »

 

   Tout, ici, converge en l’endroit singulier de la quotidienneté paysanne. Où trouver, en effet, milieu plus immuable que cette communauté des agriculteurs rivés à leur sol ? Image de la fatalité, du destin avançant dans les rets de son étroit sillon, comme si les gens d’ici étaient de simples émanations de la terre d’où ils semblent provenir. Peut-être la Genèse n’a-t-elle jamais trouvé illustration plus parfaite pour dire l’homme issu de la glaise, façonné par la main de Dieu ? Personnages consignés au réel le plus strict, existences sans épaisseur ni liberté, cloués tels des insectes sur la plaque de liège de l’entomologiste. Ces formes inclinées vers le sol se donnent telles des physionomies immémoriales, des genres de concrétions surgies de la glèbe, en instance d’y retourner prochainement. Etrange impression d’aliénation à la vue de ces gens modestes, de leur peu de liberté. Ils paraissent n’exister qu’à être de simples prolongements du sol, des élévations de poussière dans l’air figé de chaleur. Rien, ici, qui pourrait différer de soi. Tout est inclus dans une pesante immanence. Nulle dérobade hors de sa propre condition.

   On est livré à soi, uniquement à soi sur ce coin de terre, en ce temps, en ce lieu. On ne s’arrachera de son lopin d’argile, ni par son corps, ni par la pensée car le dur labeur n’autorise quelque distraction que ce soit. Il y a même une dette morale à demeurer au plus près de ce chaume, d’en cueillir les épis épars, ce sont de réelles conditions d’existence, non la poursuite de quelque loisir coupable. On est arrimé à son sort. On ne s’exonère nullement du réel. Les vêtures sont des prolongements du corps, non des habits d’apparat. Le paysage est une toile de fond dont ne sort aucune scène idyllique, dont ne montent ni métaphore ni chant poétique. Tout dans le ton uniment serré, sans modulation, teinte d’argile et de terre de Sienne, identique à un symbole chtonien, à une mélopée silencieuse enfouie au sein de l’âme. Lorsque le réel devient trop vertical, pareil au flanc abrupt du Cervin, l’ascension ressemble au geste absurde exécuté mille fois par le malheureux Sisyphe. Il n’y a plus rien à espérer, sinon le fait d’accomplir aveuglément une tâche sans signification ni but.

 

    Le réel dans l’espace de la littérature - ‘La Terre’ - Emile Zola

 

   Sans doute le naturalisme de Zola est-il le lieu où trouver la plus forte empreinte du réel. Mais laissons la parole à ce texte éclairant :

   « La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares à peine, au lieu-dit des Cornailles, était si peu importante, que M. Hourdequin, le maître de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mécanique, occupé ailleurs. Jean, qui remontait la pièce du midi au nord, avait justement devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute.

   C'était des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'étendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s'abaissant derrière la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du côté de l'Ouest, un petit bois bordait seul le ciel d'une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Châteaudun à Orléans, d'une blancheur de craie, s'en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux de télégraphe. Et rien d'autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des flots de pierre, un clocher au loin émergeait d'un pli de terrain, sans qu'on vît l'église, dans les molles ondulations de cette terre du blé. »

  

   Quelques brefs commentaires  

  

   A cette terre l’on ne peut se soustraire et ceci d’autant plus qu’elle est située dans l’espace avec précision, on ne peut la confondre avec une autre qui lui ressemblerait en quelque autre endroit du globe. Nous sommes près de Chartres, sur la route de Châteaudun à Orléans et, luxe d’horloger, au lieu-dit des Cornailles. Le lecteur, pris dans les mailles de ce réseau serré, ne saurait être ailleurs que là où la fiction veut le mener. Puis c’est le patronyme du maître de la Borderie qui est nommé, ce Monsieur Hourdequin dont nous pourrions presque toucher la silhouette, tellement elle est vraisemblable. Quant à la pléthore de détails, les « murs bas », les « vieilles ardoises », elle n’est présente qu’à nous ‘faire toucher du doigt’ cette réalité rurale, champêtre qui irrigue l’ensemble du roman. Les métaphores, signature habituelle de l’imaginaire, sont peu nombreuses et circonscrites à une brève description, « la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer », « des flots de pierre ». Ici, il faut être entièrement remis à cette pastorale, ne nullement diverger en direction d’inutiles commentaires, de digressions qui dilueraient l’empreinte sociale forte dont l’Auteur veut teinter son histoire.

 

   Quelques variations sur l’imaginaire

 

    Imaginaire, sens étymologique : « qui n'a de réalité qu'en apparence, fictif »

   Tous les jours nous rencontrons nos commensaux. Ils sont bien réels, campés dans leur anatomie, épaisseurs de chair dont s’échappe le flot continu des paroles. Leur chair est provisoirement immuable, leur parole est fluente qui s’échappe d’eux à la manière de filets d’eau s’écoulant en direction de l’estuaire. Ces Hommes, ces Femmes sont bien réels, ils nous font face avec toute la densité de leur belle assurance. Cependant, leur présence manifeste, leur apparente figure de barbacane comporte en ses murs de larges meurtrières au gré desquelles nous nous décalons de ce réel afin que, surgissant en quelque manière en leur intérieur, nous puissions lire en eux, ou à travers eux, autre chose que cette lourde chape de plomb qu’ils nous tendent comme leur vérité la plus accessible qui soit. Vous croisez une connaissance au hasard des rues. Vous bavardez un moment. Parmi la foule des événements, vous retenez cette information délivrée par votre vis-à-vis : « Tiens, l’autre jour j’ai rencontré Dubourg, tu sais le Journaliste de ‘Latitudes’, il partait pour le Grand Nord ».

   Alors voici, vous êtes avec votre Connaissance, cette indéniable existence posée là devant vous et vous êtes ailleurs, bien plus loin que son profil humain, bien plus loin que la rue qui vous sert à l’instant d’écrin. Les mots de votre Ami ne sont pas identiques à des blocs lexicaux qui, à eux seuls, constitueraient une barrière infranchissable. Dans les blancs situés entre les mots se dévoile un pur espace de liberté dont votre imaginaire s’empare comme votre corps s’énivrerait de la boisson d’une douce ambroisie. Car il vous est impossible de rester accroché à ce roc biologique, l’Autre en son effectivité, à cette scène étroite, l’environnement immédiat en sa clôture, il vous faut traverser le réel, l’orner de guirlandes de fleurs, le poudrer de fins nuages, le grimer à l’aune de votre propre sensibilité, de vos goûts d’esthète.

   A peine votre interlocuteur a-t-il prononcé le nom de ‘Dubourg’ que, déjà, votre mémoire collecte une infinité de souvenirs concernant ledit ‘Dubourg’ et se lève, sans délai, un personnage fabuleux, doté d’autant d’esquisses plurielles que vous avez d’événements mémoriels le concernant. Un genre de kaléidoscope mouvant qui n’a plus guère à voir avec l’évocation présente. Identiquement du ‘Grand Nord’ qui n’est plus, pour vous, uniquement une indication topologique, un lieu bien défini en quelque Laponie suédoise ou finnoise, peut-être simplement un voyage à dos d’oie au sein même de la mythologie scandinave si brillamment mise en musique par Selma Lagerlöf dans son merveilleux conte aérien qui vous invite à connaître le monde éthéré des elfes et autres trolls.

    Vous êtes là, dans la nasse étroite de votre corps et vous êtes devenu soudain illimité, au-delà de l’espace et du temps, une sorte de pensée libre aux confins du monde. Belle remise aux êtres humains que nous sommes d’une faculté prodigieuse qui est faculté d’enchantement, multiplication et fécondation de soi, libre disposition en des moments de ‘grâce’ de s’envisager sous les auspices d’extases dont, parfois, l’on revient fourbus, l’ombre est si dense après que la lumière a été visitée au cœur même de son être.

    Maintenant il nous faut rejoindre de grandes pensées (ces inouïes libertés) et les interroger sur la valeur intrinsèque de l’imagination :

 

« L’imagination est la folle du logis. » - Nicolas Malebranche

« Il n’est de plaisir qu’en imagination. » - Paul Léautaud

« L’imagination porte bien plus loin que la vue. » - Gracian y Morales

  

   Tout est dit, ou à peu près de l’essence de l’imaginaire dans ces trois méditations.

   D’abord il est conseillé à l’Existant de ne point demeurer dans un logis qui ne ferait que la part belle au rangement, à l’ordre. Bien plutôt il est indiqué d’introduire du désordre dans le strict ordonnancement des choses, de se départir d’une attitude apollinienne, d’opter pour une conduite dionysiaque, de troubler le divin cosmos en y faisant surgir les agitations du chaos. Et puis, ce fond de folie qui habite tout humain, que chacun rêve de solliciter mais dont chacun se défend d’en posséder quelque parcelle dissimulée dans un sombre cachot, pourquoi le retenir, pourquoi ne pas lui donner cours ? A l’évidence certains états de conscience ne peuvent s’atteindre qu’au gré de cette transgression du réel, tous nous le savons mais n’osons que très rarement franchir le pas, devenir des funambules progressant sur cette limite que les anglo-saxons nomment ‘border line’, qui n’est en définitive, que le désir de sortir de soi, de s’adonner à ces bacchanales antiques où tout était permis jusqu’à l’ivresse absolue. Savoir s’arrêter à temps, avant que l’irréparable ne soit commis, voilà la seule règle qui vaille.

   Quant à la volupté suscitée par l’imaginaire, il est aisé d’en comprendre le sens si l’on met en regard, en concurrence, ces deux principes opposés et fondamentaux que sont ceux de Réalité et de Plaisir. D’une manière entièrement naturelle, au tout début de la vie, le jeune enfant est totalement voué à ses multiples et inassouvissables jouissances réitérées. Apercevoir le visage maternel, se souder au sein nourricier, s’amuser des contentements itératifs du balancement de son corps, sourire aux anges du sein même de sa propre béatitude. Rien de pervers ici, rien qu’un épicurisme au premier degré, le « souverain bien, la recherche des plaisirs », selon la définition canonique. Mais bientôt l’éducation survient afin de limiter les ‘caprices’ enfantins et une nouvelle vie s’instaure, plus rigoureuse, davantage soucieuse des autres, mais, en son fond la nostalgie demeure des émois et satisfactions primitives. Ce que l’éducation lui refusera, l’imaginaire le restituera lorsque l’enfant devenu adulte se conformera aux codes de la morale. Rêver, former en soi des pensées douces, se projeter dans une aire édénique, voici ce qui demeurera du paradis originel.

    Enfin, la portée imaginaire qui outrepasse la fonction exploratrice de la vue, il nous faut la comprendre à la façon d’une métaphore douée de sens. Si vivre c’est, au premier chef, ouvrir les yeux sur le monde afin de nous le rendre disponible, il ne suffit nullement de le constituer en tant que préhensible, de le loger dans le cadre d’une praxis étroite, mais d’en amplifier la puissance dans l’optique ouverte d’une contemplation intellectuelle, spirituelle. Or, à cette fin, nous possédons ce pouvoir fabuleux de créer en notre intériorité même, une foule d’images infiniment plus libres que tout langage formalisé, que tout code social nous plaçant, le plus souvent ‘aux fers’. Peut être est-ce là le seul domaine d’une autonomie dont nul ne saurait nous déposséder. Nos idées, nos pensées, nos sensations intimes n’appartiennent qu’à nous. Liées à nos secrets les plus profonds, nulle loi n’en pourrait restreindre la belle fécondité, le ressourcement infini.

 

   L’imaginaire en peinture : ‘La Persistance de la Mémoire’ - Salvador Dali

 

 

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

La Persistance de la Mémoire

Salvador Dali

Source : Kazoart

     

    

   Avant d’aborder, de manière plus précise les significations latentes de cette peinture, il convient d’examiner les conditions de son apparition, telles que décrites par Salvador Dali :

   « Lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super mou » de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude un dernier coup d’œil à mon travail. (…) Il me fallait une image surprenante et je ne la trouvais pas. J’allais éteindre la lumière et sortir, lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier. »

   Superbe confidence qui nous dévoile un peu du mystère de la création d’une œuvre. Ici, le réel le plus contingent qui soit, un camembert en voie de perdition, donne vie à une scène imaginaire de la plus haute valeur, ce surréel qui transcende les objets du quotidien et les projette dans le domaine ouvert du rêve. Il nous faut regarder ce tableau et le décrire afin de faire apparaître ses lignes imaginaires les plus apparentes. La scène est l’image certes ‘réelle’ de la Plage de Portlligat, lieu de résidence de l’Artiste, mais idéalisée, genre de terre édénique flottant dans l’espace indéterminé de ces teintes fondues qui ne sont plus terrestres, pas encore célestes mais bâties à la manière d’un intermonde reliant le sensible à l’intelligible. Si le haut de la composition, malgré son aspect éthéré, de mirage, conserve quelques attaches avec l’univers des choses ordinaires, le bas de la toile, elle, a accompli un saut ontologique si décisif que plus rien ne se donne vraiment de ce que nous rencontrons habituellement. Bien évidemment, cette toile n’étant nullement abstraite, un certain de nombres de traits formels se rattachent à nos visions habituelles, l’arbre dépouillé, les quatre montres et une vague apparence d’un fragment d’humanité, un œil fermé nous orientant vers un individu étrange qui aurait trouvé le lieu de son accueil sur un sol totalement inattendu.

   Cependant c’est bien l’imaginaire de l’Artiste qui a imposé la loi de sa ‘voyance’, son don de percevoir du paranormal au travers des phénomènes singuliers que son génie métamorphose. Nous sommes alors en territoire de magie et les figures qui se présentent à nous le font dans le cadre d’une totale liberté. Les objets transfigurés le sont au titre d’une distorsion, d’une pliure imposée au tangible, au manifeste, mutation qui fait de la physique, une métaphysique. Ce qui, ordinairement, se serait donné à notre conscience telle une montre au poignet indiquant l’heure, celle-ci devient le support immédiat et incontournable d’une métaphore du temps en son empreinte irréversible, de l’angoisse qu’il génère en nous, et pour finir de l’allégorie de la finitude en son insoutenable contresens essentiel.

   Le travail de l’imagination a consisté à se saisir du réel le plus prosaïque, le plus immédiat, à lui imposer la puissance d’une volonté quasiment démiurgique, transformant les habituelles sensations humaines en leur contradiction, en leur envers puisque, aussi bien, le néant dont le filigrane apparaît ici est bien l’opposé de l’être en son devenir. L’imaginaire donc, en tant qu’appel de la lucidité la plus vive, en tant que révélation de ce vers quoi tout humain sur terre devrait faire porter son regard dans une manière d’attitude stoïcienne à la Montaigne, car « Philosopher, c’est apprendre à mourir », et vivre c’est philosopher, pouvons-nous rajouter à l’exemplaire sentence.  

 

   L’imaginaire en littérature

 

   Sans doute le Romantisme allemand est-il, parmi les mouvements littéraires, celui qui a donné à l’humanité ses plus belles heures imaginatives. Les créations sont prodigieuses depuis les évocations du jour « baigné du rêve de l’enfance » de Hölderlin, aux éblouissements de la conscience « lorsque la lumière et l’ombre à nouveau se marient en une clarté nouvelle » chez Novalis, jusqu’aux extases de Jean-Paul pour qui le rêve « donne à la fois le ciel, l’enfer et la terre. » Certes, chez ces Poètes, l’inspiration est de nature religieuse et leur chemin semble suivre, la plupart du temps, un orient mystique. Mais peu importe le chemin, c’est la profonde poésie qui en résulte qui est le but. C’est peut-être chez Johann Paul Friedrich Richter (dit Jean-Paul) que l’expression lyrique (cette extase de l’imaginaire) est allée le plus loin dans un lexique hyperbolique et une profusion d’images inouïe. Ci-dessous un extrait de ‘La Loge Invisible’, intitulé : ‘Rêve de Gustave’ :

   « Il se sentait tomber sur une prairie infinie qui couvrait plusieurs belles planètes contiguës. Un arc-en-ciel fait de soleils juxtaposés comme les perles d’un collier embrassait toutes ces terres et tournait autour d’elles. Le soleil couchant baissait à l’horizon et son grand disque rond était environné d’une ceinture de brillants faite de mille soleils rouges, et le ciel amoureux avait ouvert un millier d’yeux pleins de tendresse. Des bosquets et des allées de fleurs gigantesques, hautes comme des arbres, traversaient la plaine en zig-zags transparents ; la rose haute sur sa tige y jetait une ombre rouge et dorée, la jacinthe une ombre bleue et toutes les ombres mêlées givraient le sol d’une teinte argentée. La magie d’une lueur crépusculaire ondulait comme une rougeur de joie parmi les rives ombreuses et les troncs fleuris sur la plaine, et Gustave sentait que c’était là le soir de l’éternité et les délices de l’éternité… »

 

   Quelques commentaires

 

   Un évident paradoxe se pose à l’écrivain lorsqu’il veut faire œuvre imaginaire. Bien évidemment, il doit partir de ce réel têtu, de ce réel qui résiste (comme précisé précédemment), car il ne saurait partir de rien et créer ex nihilo cette fiction qu’il souhaite offrir à ses lecteurs avec quelque aune de ‘vraisemblance’. Dans une œuvre, il y a nécessairement présomption de réalité, cette dernière fût-elle ténue, aussi mince qu’un fil de la Vierge. Car, à défaut de ceci, rien ne serait compréhensible et l’Auteur ne ferait que s’enfermer dans une forteresse autistique. Voyez les essais de mise sur pied d’un langage inusité, telles les glossolalies d’Antonin Artaud dans son essai de traduction de quelques lignes écrites par Lewis Carroll.

 

« NEANT OMO NOTAR NEMO

« Jurigastri – Solargultri

Gabar Uli – Barangoumti

Oltar Ufi – Sarangmumpti

Sofar Ami – Zantar Upti

Momar Uni – Septfar Esti

Gonpar Arak – Alak Eli. »

 

   « On est ici dans le délire au sens étymologique : on a quitté le droit sillon de la langue pour entrer dans le langage privé de la folie. » Ce commentaire de Jean-Jacques Lecercle dans l’article « Qu’est-ce qu’une langue mineure ? », nous éclaire sur les rapports qui existent entre l’imagination et la folie. Bien évidemment il s’agit du cas extrême d’Antonin qui se bat avec ses fantômes dans l’enceinte de l’Hôpital de Rodez. Certes, écrivant, on peut côtoyer le chimérique, le fabuleux mais la marche est étroite qui conciliera l’invention et ce qui, dans l’existence, s’adresse à nous avec son exact coefficient de concevable, d’envisageable. Alors, au sens strict, la soi-disant ‘science-fiction’ n’a nul réel fondement pour la simple raison qu’elle n’est nullement science par manque de rigueur et que la fiction ‘pour tenir debout’ a constamment besoin des béquilles du réel. Ne les aurait-elle, ce serait simplement ouvrir les portes de l’absurdité. Pour nous, humains vivant sur terre, existe une loi infrangible qui s’énonce ainsi : ‘Si le réel veut l’image, l’image veut le réel’ à l’aune d’une simple considération : nous ne pouvons nous affranchir de notre condition qu’à y retourner. ‘Les Paradis artificiels’ évoqués par Baudelaire nous disent notre dette éternelle vis-à-vis de ceci qui nous est le plus familier, cet homme, cette femme, ce bout de terre, ce paysage, cet objet auquel nous sommes ‘naturellement’ attachés, ils sont les amers au gré desquels pouvoir poursuive notre route.

   Mais, après cette longue et utile digression, du moins le croyons-nous, regardons le poème de Jean-Paul. Nul ne pourrait dire qu’il s’agit d’une évocation du réel ordinaire, nul ne pourrait s’inscrire en faux contre la perspective amplement imaginaire qui, ici, irradie tout, envahit tout, à la manière d’un raz-de-marée bousculant notre horizon familier. D’emblée nous sommes de plain-pied avec un univers étrange, irréel, à la limite du fantastique à bien des égards. L’Ecrivain romantique a contourné le paradoxe initialement mentionné, de la coexistence réel/imaginaire par le recours systématique à la métaphore, donc à la puissance d’évocation poétique des images. Le lexique est partout usuel, évitant le piège facile de la sophistication. Ce n’est nullement de l’intérieur des mots que se lève le pouvoir de symbolisation, d’iconicité. C’est bien plutôt de leur relation réciproque, de leur fécondation au titre de leur rapprochement spatio-sémantique. C’est bien parce que les « soleils juxtaposés » jouent en miroir avec « les perles d’un collier » que se montre avec éclat, aussi bien l’osmose des astres que la dimension proprement humaine de leur effusion, car le cou et le sein d’une Belle sont convoqués à la fête de cette pure joie.

   C’est ceci, l’exception de la métaphore, de réunir le possible et l’impossible dans une même unité signifiante. De cette jonction des différences, des disparités, des écarts, sinon des abîmes, résulte la fascination qui nous étreints dans cette représentation du sublime que réalise ce que l’on pourrait nommer, dans ce texte de Jean-paul, la naissance d’une ‘cosmopoétique’. Ces rapprochements, ces correspondances souvent déconcertants, ces annexions d’un mot par un autre qui en est sémantiquement éloigné, ceci trame les fils d’une toile luxueuse, polyphonique, infiniment colorée. Cette représentation ne s’adresse pas uniquement à notre raison mais décuple la chrysalide de nos sentiments, les métamorphosant en ces papillons insoucieux qui butinent, de fleur en fleur, le nectar d’un subtil langage qui, en même temps, est illustration pour notre âme de ce qui peut la troubler et l’enchanter, cette immense liberté qui ouvre l’espace et le temps de nos destinées humaines.

   Le recours pluriel au ‘pathos positif’, la récurrence des mots du vocabulaire amoureux, psycho-affectif « embrassait », « le ciel amoureux », la « tendresse », la « joie », tout conflue en un identique lieu de félicité qui, du point de vue de Jean-Paul, est l’unique chemin en vue de la Divinité. Et cette idée du parcours en direction d’une transcendance est rendu amplement visible par l’usage des mots d’ascension cosmique, « un arc-en-ciel », « planètes contiguës », « mille soleils ». Ceci s’énoncerait, en lexique platonicien, par le truchement de ce fameux ‘Souverain Bien’ qui surplombe toutes les autres essences à la mesure de sa gloire et de son rayonnement. Quant à l’ivresse florale, à la volupté de la rose, de la jacinthe, quant à la qualité de leurs ombres gigantesques quasiment surnaturelles, elles ne font que refléter les beautés d’un ‘autre Monde’ dont tout Romantique digne de ce nom est en quête afin de s’exiler de son étroit statut terrestre. Et l’usage d’un style lyrique, soutenu, vient amplifier toutes ces sensations éthérées dont le Poète est atteint, dont le Lecteur véritable s’emparera comme du bien le plus raffiné.

    Les commentaires sur les œuvres des grands Romantiques pourraient constituer des sortes d’exégèses à l’infini, tellement leurs œuvres sont riches, à la fois sur le plan lexical, mais aussi grâce aux événements sémantiques pluriels qui traversent leurs ouvrages. Si le réel souffre d’une blessure endémique qui est celle de son étroitesse, parfois de son dénuement, dans tous les cas celle de la limitation de son horizon, l’appel à l’imagination est toujours amplification, déploiement de ce qui aurait pu demeurer strictement contingent et qui reçoit, avec le rêve, la pure fiction, la poésie lyrique, ses empreintes les plus décisives. Cet article se terminera sur cet extrait de la présentation par Albert Béguin de son livre ‘Jean-Paul - Choix de rêves’ :

   « L’imagination, à ses yeux (de Jean-Paul), n’est pas, comme on le voulait depuis Helvétius, « le simple écho affaibli des sens ». Elle est en nous l’expression de ce sens de l’infini qui nous habite tous, et sa magie consiste à répondre à notre désir par des évocations (rêve, souvenir, poésie) qui contentent ce besoin de l’illimité, qui nous consolent de ce que la réalité a d’insatisfaisant. « Les bras de l’homme se tendent vers l’Infini ; tous nos désirs ne sont que partie d’un grand vœu illimité. » A cet appel, l’imagination seule peut donner un écho. »

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30 mars 2021 2 30 /03 /mars /2021 16:44
En-deçà de la rumeur.

La dernière causerie.

Œuvre : Dongni Hou.

 

Les inattendus du regard.

   

   On avait beau frotter ses yeux, accommoder, aiguiser le diamant de ses pupilles, on ne savait pas vraiment ce qu’était ce qui se montrait, où cela était, quel était l’étonnant destin promis à ces figures venues d’une étrange contrée. Le fond couleur marine que l’on apercevait, était-il la tonalité des eaux des abysses ? Mais si tel était le cas, comment se faisait-il que ces coquilles de surface y fassent leur apparition ? Dans l’éclat d’une porcelaine, qui plus est ? Et puis, plus sidérant encore, de quelle espèce provenaient ces êtres singulièrement hybrides, moitié humains, moitié coquilles ? Ceci était-il le résultat d’une troublante mutation génétique ? De la découverte d’individus que la paléontologie avait ignorés jusqu’alors ? Ou bien étions-nous victimes d’une hallucination ? Notre imaginaire nous déportait-il hors ce monde de réalité dont, chaque jour, nous foulions le sol dense de certitudes ? Le chemin que nous suivions, était-il pavé de bonnes intentions ou alors s’agissait-il d’une chausse-trappe que l’existence nous avait tendue afin que, ne se posant plus de questions, notre âme pût enfin reposer en paix ? C’était une telle aberration d’être là, sur le bord d’une ellipse interrogative et de n’en pouvoir refermer le cercle. Il y a tant de choses du monde qui demeurent énigmes et nous avançons les mains hagardes de n’en avoir pu saisir le sens. Nous sommes toujours des êtres parcellaires, des édifices en voie de constitution auxquels il manque toujours une colonne, un chapiteau, une cimaise refermant le projet et l’accomplissant à la mesure d’un point final. Livrés à cette quête infinie de l’univers qui n’est en définitive que le désir intense de nous mieux connaître, nous progressons de guingois, un œil devant en direction du futur, un œil derrière scrutant le passé, notre ombilic, (cet œil abdominal) labourant les terres du présent, présent dont nous espérons qu’il nous délivrera des rets dont nous sentons qu’ils constituent notre propre temporalité nouée à notre irrésolution native.

   Irrésolution native car nous naissons à nous-mêmes chaque instant qui passe, comme si nous étions ces êtres univalves soudés à la roche-mère sans réel pouvoir d’échapper à sa force d’attraction, de nous soustraire à la fascination qui en émane de la même manière que la brume monte de l’eau sans qu’on en perçoive le point de rupture, le lieu d’une déchirante division. Cruelle prise de conscience, en même temps que chaude nostalgie, début de liberté mais aussi renoncement à en user que cette manière de pas de deux qui nous soude, pour l’éternité, au roc biologique maternel, appartenance primitive ne s’exilant jamais de sa propre décision de nous retenir en son sein.

 

 Du trauma au retrait.

 

   Ce cheminement métaphysique sur le lieu de notre naissance, cette enveloppe amniotique qui, notre vie durant, illumine notre fontanelle, éclaire notre front, en quoi nous permettent-ils de sonder la profondeur de l’œuvre de Dongni Hou ? Mais en ceci, tout simplement que cette Artiste, consciemment ou non, peu importe, a tracé du bout de son pinceau la métaphore dont l’esquisse vient d’être proposée plus haut. A savoir, pour l’homme, l’impossibilité d’être à part entière l’homme qu’il est ou qu’il voudrait être, mais toujours cette esquisse parcellaire reliée à l’invisible continent maternel avec ses flux et ses reflux, ses marées, ses vagues hauturières, ses équinoxes, ses longs repos que frôlent de leurs voilures blanches les grands albatros ou les sternes au vol aigu. Comment interpréter différemment ces formes anthropologiques encore entrelacées au rythme de l’archaïque dont le marais amniotique est la représentation la plus pertinente qui soit ? Comment en effet percevoir adéquatement cet Être-Saint-Jacques, cet Être-Natice pourvus d’attributs humains autrement qu’à l’aune d’une allégorie venant nous dire, en termes picturaux, notre éternelle coappartenance au passé fondateur de qui nous étions, au présent que nous sommes dans cette hésitation même qui nous tient en suspens. Comme si, toujours, nous avions du mal à nous extirper de ces formes enveloppantes, de ces matrices constituantes de notre futur être-au-monde. Parturition longuement retardée, infini processus par lequel réaliser notre propre métamorphose.

   Seulement la position dans laquelle nous installe Dongni est celle d’une chrysalide hésitant à l’étape décisive de la délivrance, sur le seuil de l’imago. La rhétorique en est si abrupte qu’apparaissent, simultanément, le lieu matriciel, à savoir notre enveloppe et notre essai de surgissement dans la condition des hommes. Dans cette perspective, ce qu’il faut comprendre, ceci : Être-Saint-Jacques, Être-Natice, sur le point de surgir dans la clarté existentielle, encore abrités par le dôme liquide, perçoivent par l’ouverture qui attend leur éclosion, l’intense rumeur du monde. Le glissement des plaques tectoniques, l’abrasion des glaciers sur leur socle de moraines, le souffle du vent dans les cannes des bambous, le chuintement des fleuves entre leurs rives, le crépitement des incendies, le crissement de l’air tout contre les arêtes des roches millénaires. Mais ce qu’ils entendent, surtout, la polyphonie des langages humains, les sabirs qui courent d’un bout de l’univers à l’autre. Les incantations, les prières, les cris de joie, ceux de la douleur, les objurgations, les dénégations, les souffles rauques au fond des geôles, les plaintes des peuples humiliés, les rafales d’armes automatiques, les lourds silences des enfants que l’on exploite, les claquements de bottes de la barbarie, les déflagrations partout où règne la puissance et la rage de vaincre, d’imposer son despotisme, de parvenir à l’absolue définition de l’aporie. Tout ceci est la mise en scène sonore de la déréliction qui nous visite dès notre premier souffle. Tout ceci est l’icône douloureuse du nihilisme parvenu à établir son règne dans la moindre cellule de la Terre où vivent les Existants dans l’effroi de paraître. La grotte antique est si accueillante, si éloignée du malheur des Egarés, si disponible à une saisie immédiate de la sensibilité, à l’accueil d’un confort que les candidats nouvellement élus à devenir des silhouettes sur les chemins de poussière de l’exister se prennent au jeu de l’involution. Demeurer là, sur le bord de quelque chose, sans vraiment en cerner le contenu, fût-il heureux, fût-il tragique. Le renoncement à poursuivre le périple, fût-il gage de liberté. Demeurer en son germe, dans la tiédeur du sol, en attente d’une possible floraison. D’une possible, seulement.

 

Du retrait au retrait.

   

   Ainsi s’éprouve La dernière causerie, telle la fin d’un langage à peine esquissé. Un mot mourant au bord des lèvres. Un aveu dans le pli secret de la conscience. Une révélation faisant de sa retenue l’oriflamme d’une joie. Oui, sentiment bien étrange que celui d’une renonciation à être, à confronter l’existence, posture antinomique de celle, sartrienne, de l’engagement. Certes, toute cette mise en scène n’est qu’une fiction et nul humain sur Terre ne saurait renoncer facilement au luxe de vivre. Sauf les exilés, les déshérités, les laissés pour compte d’une marche en avant qui n’aime guère ceux qui piétinent et font mine de vouloir rester en dehors de la représentation. Et encore faudrait-il sonder les âmes de ceux qui souffrent pour en connaître la couleur exacte. Qu’y verrait-on alors ? Le renoncement à la coquille fondatrice, la sortie au plein jour dans la gloire du devenir ? Les choses sont si embrouillées dès qu’il s’agit de pointer l’ordre des sentiments et de tâcher d’y déceler l’ombre d’une hypothétique vérité. Dans le fond, nous sommes tous et toutes des Êtres-Saint-Jacques, des Êtres-Natice sur le bord de quelque errance. Tantôt dissimulés dans la réassurance de leur nacre, tantôt poussant au-dehors ces membres qui veulent fouler le sol à la mesure de leur humanité. Oui, de leur humanité car le venimeux oursin est là qui nous veille avec ses piquants et toujours nous sommes prêtes à rebrousser chemin pour un être du passé que nous reconnaissons, alors que l’être du futur en voie de constitution est cet infini clignotement, blanc-noir, noir-blanc qui nous dit en mode alterné bonheur et douleur de vivre. Jamais nous ne sortons de cette confondante contradiction. Jamais !

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25 mars 2021 4 25 /03 /mars /2021 17:52
A peine advenus.

" By the water "

10X16 cm

Œuvre : Laure Carré

 

   Cette image, nous la vivons avec quelque appréhension comme si, reflétant celui, celle que nous sommes, nous supputions que notre corps, un jour, puisse être atteint de fragmentation. Terreur insigne des Existants dont la trame du temps, par endroits, laisse voir la lumière crue d’une nudité, la possible dépossession de soi, la remise à une géographie parcellisée, inquiétante diaspora dont nous aurions à habiller notre être alors que, dans l’ombre, le vertige du néant ferait ses sombres nuées. Tout autour de nous sont les meutes de freux criards, tout autour sont les conflits qui déchirent le monde, la violence aveugle qui dépouille les esprits de la fécondité du penser. Alors on se baisse, alors on réduit sa gangue de chair à la taille de l’infime, de l’inaperçu mais, au-dessus de nos têtes, nous entendons le monde faire son bourdonnement d’essaim et nous redoutons une attaque sournoise, nous nous protégeons de ce venin qui, bientôt, fera glisser notre conscience sous les oripeaux d’une incompréhension. Ici et là, on trépane, on mutile, on écartèle, on éviscère et ce sont de longs fleuves de sang qui parcourent la Terre de leurs flots étincelants. Pareils à un feu, à une lave, au fer rougi dans l’antre couleur de suie du forgeron. Une persistance dans la nuit, l’éclat d’une braise qui, tout à la fois, nous dit la vie rubescente, mais aussi la teinte d’une extinction, le visage confondant d’un non-retour. Comme l’épée de Damoclès qui s’apprêterait à moissonner nos têtes et à disperser aux quatre vents la résille de notre présence. Il ne resterait plus que quelques souvenirs faseyant dans le vent, quelques bribes de mémoire, des humeurs vitreuses à contre-jour du ciel, quelques empreintes sur les chemins de poussière, le témoignage d’un passage, la perte d’une fumée dans l’air empli d’amnésie, quelques traces d’une ancienne volonté se dissolvant dans celle, plus prégnante, plus efficiente du Destin dont, jamais, nous ne pouvons estimer la puissance, la force d’accomplissement, mais aussi de destruction, d’éradication de l’humain des contrées du monde.

Alors, en guise de réassurance, nous contemplons à nouveau cette effigie dont nous pensons qu’elle est notre propre projection à même la face vitrée de l’apparaître. Le fond est une eau couleur de ciel et de mer, un glacis de turquoise sur lequel nous posons l’impertinence de notre humanité, genre d’effleurement qui surgirait d’un indéfinissable néant. Car, de notre origine, nous avons perdu le souvenir. Notre cordon ombilical est si loin qui nous reliait au cosmos maternel. Nous sommes d’éternels orphelins, des êtres séparés, des insularités à la dérive, des Radeaux de La Méduse que rien ne viendra sauver d’un naufrage promis mais dont, toujours, nous reculons l’échéance à coups de jeux hasardeux, à force d’amours anonymes, de rêves dont le sillage de comète allume dans nos yeux infertiles la lumière de quelque espoir. Le massif de notre tête, ces quelques traits de sanguine suspendus dans l’espace ; le haut de notre buste, cette lame sans début ni fin, ce coutre labourant le vide, cette lame privée d’appui, comme en sustentation ; cette main qui n’en est pas une, qui ne saisit rien que le Rien, dont la forme inachevée semble signer le début d’une création suspendue entre Charybde et Scylla, ce sémaphore réduit à sa propre figuration aporétique, ce drapeau de prière ensanglanté, tout ceci nous dit le surgissement de l’homme à même sa fin dernière. Terrible eschatologie qui referme la porte avant de l’avoir ouverte. Entrebâillée seulement, avec la levée de quelques feuillets d’espoir puis la scansion définitive de la privation d’être, la lame de massicot apposant la césure mortelle. C’est ceci que nous dit cette figure dans son opposition binaire, dans sa dialectique des valeurs complémentaires. Si le vert atténué de l’amande fait se lever l’aube d’une fable, la possibilité d’une histoire, le rouge carmin, ce symbole du sang répandu, cette couleur se donnant symboliquement tel le mystère vital caché au fond des ténèbres et des océans primordiaux ne fait qu’annoncer l’irruption toujours possible du tragique habitant tout projet, toute progression sur le sentier terrestre.

Ce que nous croyons, c’est qu’en filigrane de cette figure transparaît le mythe de Narcisse tel qu’évoqué par Ovide dans Les Métamorphoses. A-peine-advenu (confions-lui ce prédicat), est cette image du chasseur dont la quête fiévreuse est celle de la découverte de sa propre épiphanie. L’eau, ce miroir dont la présence est ici assurée par le fond bleu turquoise, sera le médiateur par lequel se connaître enfin tel qu’en son apparaître. Seulement contempler sa propre beauté comporte toujours le risque d’une fêlure. La vanité de l’homme est de telle nature que, jamais, sa propre représentation n’est cernée de suffisamment de lauriers. A la beauté il veut substituer une beauté et demie, une beauté absolue telle celle des dieux. Alors son regard se trouble, alors son dépit, son orgueil déçu atteignent une telle démesure que l’onde se brise, se disperse, que sa surface s’irise de mille ondulations, de mille reflets comme si, son essence atteinte par l’inconscience de Narcisse, d’A-peine-advenu, ne pouvait plus se laisser voir que sous le régime de l’éclatement, de la fragmentation. L’onde ne reflète plus de celui qui s’y mire que les signes d’une schizophrénie patente, infini éclatement de soi dans un corps sans attache, sorte de territoire archipélagique indistinct dans le pullulement et l’anonymat des flots.

En cela, cet aventurier d’une image à constituer rejoint, par-delà sa propre évolution, le statut dont il était l’acteur dans sa prime enfance, cette position disjointe d’un corps dont il ne percevait les parties que séparées, destinées à remplir les fonctions élémentaires du mouvement, du nourrissage, de la digestion comme autant d’actes isolés sans aucun lien de subordination que ceux d’une satisfaction immédiate des désirs. Le stade du miroir lacanien l’en avait fait sortir par le biais d’une intériorisation et d’unification de sa propre réalité corporelle. Percevant son reflet à la manière d’un territoire autonome, il annulait par là même le morcellement anatomique dont, jusqu’alors son vécu l’avait assuré a minima, en attente de cette complétude médiatisée par l’image spéculaire. Le miroir accomplissait en la magique « assomption jubilatoire », le passage du divers et du pluriel, du schème purement opérationnel à l’intégration de soi dans une unité plénière dont le statut d’une autonomie et d’une liberté n’étaient pas les moindres acquis, mais la réalisation d’une essence humaine consciente de ses propres enjeux. A ce qu’il nous semble, sous l’apparence et le visible révélé par cet original collage (symbole du rassemblement de ce qui, à l’origine, était dissemblable, épars), se dissimulent, comme autant de clés de lecture, ces sèmes riches en significations dont, le plus souvent, nous sommes parcourus à bas bruit, symptôme d’une « maladie de l’être » qui n’en constitue que sa plus belle révélation. Que sommes-nous, si ce n’est cet éparpillement venu du plus loin d’un illisible chaos, ces éclisses de hasard, dont un jour, en un lieu et un instant déterminés, le Destin nous confia la garde afin que nous puissions nous saisir de notre existence dans l’enceinte même de notre corps ? Sans doute n’avons-nous pas d’espace plus réel que celui-ci. A peine advenus et déjà en partance.

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13 mars 2021 6 13 /03 /mars /2021 17:51
Tombe la neige

  Photographie : Patrick Dreux

 

***

 

                                                                         

                                                                                 Le 15 Mai 2018

 

 

     Mon Etoile des Neiges

 

 

   Ne t’offusque donc pas de ce titre au romantisme un brin désuet, il m’est spontanément venu en regardant cette belle image de neige. Vois-tu, il n’y a pas que tes Nordiques Contrées qui aient à souffrir du froid. Sans doute toute beauté est-elle redevable de quelque douleur. La beauté est exigence, sortie hors de soi afin qu’elle soit reconnue. Alors il faut consentir à s’extraire de sa chrysalide de carton, à déplier ses ailes de neuf papillon, peut-être à les voir brûler au contact de ce qui est vérité puisque aucune beauté ne saurait rayonner en dehors du domaine où brille son essence. Combien la laideur, la banalité, le commun sont faciles à tutoyer. On croise leur chemin dans la plus stricte indifférence, autrement dit ces esquisses inabouties du réel ne nous atteignent pas, c’est pourquoi nous ignorons leur existence, c’est pourquoi  nous les annulons à même leur propre insignifiance.

   Combien la beauté nous incline à plus d’égards ! Nous ne sommes quittes de sa présence qu’à tâcher de nous hisser en direction de son être. Nous avons à devenir beaux nous aussi, au moins dans le creuset conscient de notre âme. C’est d’un dialogue d’âme à âme dont il s’agit, dont aucune insuffisance  n’autoriserait le commerce. Tu le sais si bien, toi dont les yeux se posent avec application et reconnaissance, tantôt sur ces forêts de bouleaux argentés et frémissants, tantôt sur les eaux profondes des fjords, enfin souvent sur ces fiers icebergs qui rythment la blancheur virginale des eaux boréales.

   Mais cessons de philosopher pour approcher ce qui, ici et maintenant, se donne comme l’explication que nous avons avec le monde. Directe celle-ci, sans concession, sans dérobade au gré de quelque figure intellectuelle ou d’une parodie qui nous soustrairait au vent, à la neige, au blizzard qui cinglent autant l’être que le visage. Sens-tu combien ce pays de la Haute-Loire (le lieu de cette photographie), accueille avec grâce ce dernier ( ?) manteau hivernal quoique si tardif ? Car ceci, cet immense linceul blanc est signe de beauté. Le blanc est si distingué qui joue avec le noir. Deux notes complémentaires qui ne tolèrent guère que le gris, il est enfant des deux et ne saurait semer le trouble dans cette intime communauté. Sauf dans l’esprit des hommes qui en reçoit le sombre poinçon, le convoque à l’infinie tristesse d’une mélancolie sans horizon. Blanc-Noir-Gris, ces trois notes fondamentales ne parlent plus guère aux Existants de notre temps, lesquels abreuvés d’images hautes en couleur ont fini par associer leur absence à une malédiction, au deuil d’une joie, à la perte du sens dans la grisaille des jours. Cependant tu sais comme moi, d’expérience, la vertu multiple du minimal, la richesse inépuisable du simple, le ressourcement auquel nous sommes conviés par cette manière d’unicité au gré de laquelle les choses nous rencontrent.

   Cette vision unique derrière l’ombre de la croisée nous la recevons telle une offrande faite à nos yeux souvent bien infertiles. Nos mains aussi, dans le même ordre d’idée, sont facilement négatives, ne palpant de l’arbre que sa frondaison, ses grappes de fleurs, le réseau complexe de ses branches. Pourtant il y a tellement à apprendre de l’écorce, de l’âme du bois, des blanches racines qui plongent dans l’humus noir, du tapis de rhizome qui court juste sous nos pieds pour nous dire la continuité de la terre, les empreintes que nous y semons tels des enfants étourdis qui ne prennent même pas la peine de noter la direction des pas dans le secret du paraître, sa belle touffeur, sa densité toujours renouvelée.

   Mais tu sais mon lyrisme à fleur de peau (ces temps-ci je suis totalement fasciné par l’abstraction lyrique en peinture, ce tellurisme, cette explosion de matière, cette effervescence née du sol pictural qui diffuse ses sèmes afin que, possédant une assise ferme, nous n’ayons plus à douter de notre être, de celui de la nature, du paysage qui nous reçoivent tels d’erratiques chemineaux ayant enfin trouvé un sol où prospérer), car vois-tu, Solveig, « Chemin de Soleil », deux fois Majusculement nommée, je me plais tellement à convoquer ce rayonnement, tu n’es jamais aussi solaire qu’à te détacher d’un fond de brume, à émerger du miroir d’un lac, à imprimer ton arabesque sur ce frimas qui poudroie et appelle ton image.

   Imagine ton étrange présence à peine cendrée sur le gris du jour. Tu es attentive derrière le damier noir du bois, les pavés des vitres frissonnent sous la poussée du froid, rien ne parle que le silence. Nul oiseau qui distrairait l’immobile neige. Silence sur silence. Sérénité appelant une autre sérénité. L’être du flocon est si léger, aérien, tellement privé d’ego qu’il flotte tel l’absolu qu’il est. Ne vient-il pas de la patrie des dieux ? Ne vient-il à la rencontre de la demeure des hommes ? Son destin n’est-il de fondre, de se dissiper parmi les aiguilles de cristal de l’herbe, de s’ensommeiller sous la garde de l’humus qui le retient comme sa connaissance du ciel, la seule qui le visitera, lui le taciturne qui jamais ne dit mot mais communique sa douce puissance aux arbres ? Puissent les choses connaître cette vertu de l’immobile, du silencieux à œuvrer au destin du monde ! Les hommes sont si distraits. Ils seront graciés de n’avoir point saisi au bout de leurs doigts le baiser de la diatomée neigeuse, de n’avoir senti la souple insistance de l’air, le feu qui couvait sous le recueil de toute parution.

   Il en est toujours ainsi, nous passons au travers des choses, les choses nous interpellent mais leurs imprécations sont si faibles, à peine un chant de luciole dans l’aube qui vient. C’est bien cela, Solveig, tu es cette Attentive triplement en toi : dans ta nacelle de chair ; dans la grotte accueillante de la maison ; dans la parole concertante de l’univers. Pour cette raison d’une triple enveloppe il est malaisé de percevoir le chant des étoiles, la rumeur de la haie, là-bas au contre-jour de la brume, le poème en soi qui se lève dont, parfois, l’efflorescence tarde à venir. Qu’y a-t-il à faire alors, sinon jouir de tout ce qui se montre en tant qu’amitié, affinité, plénitude ? Nulle autre méthode, nul autre chemin à emprunter qu’une libre disposition à ce qui vient dans la prudence et attend son heure. Car, tu le sais bien, tout est question de temps. Mais comment en sentir l’indicible venue puisque jamais nous ne différons de lui, jamais il ne s’éloigne de nous et même notre mort est le lieu ultime où il nous donne, sans doute, le secret de son nom.

   Toute disparition n’est triste qu’à être exclue du temps.  Elle est un temps certes dernier mais un temps d’accomplissement. Jamais mieux réalisés qu’à en connaître la sublime étreinte, l’accolade de liberté. Comment mieux dire ce qui, en soi, est vérité des vérités ? Nous sommes des êtres de grésil et de congères, des monuments de glace qui vacillent sur eux-mêmes. Oublier ceci n’est nulle réassurance, seulement fuite devant la dette de vivre. Quelle que soit l’origine de la donation : Dieu, une entité métaphysique, la Nature, un démiurge, des complexes d’atomes, l’Esprit créateur, jamais nous ne pouvons nous exonérer de considérer notre finitude comme le dernier mot que nous prononcerons. Pour les croyants, renaissance ; pour les athées, clôture dans l’ordre des choses ; pour les agnostiques, fluence à jamais du relativisme ambiant.

   Oui, je le sais, tu regardes le rien et te laisse pénétrer du bout de sa langue froide. Tu en sens les ramures qui enserrent tes artères, elles bleuissent sous les coups de boutoir d’une saison qui n’en finit pas d’agoniser. Connaît-elle, elle aussi, la problématique de la finitude ? Sans doute une question d’âge, rétorqueras-tu ? Certes, en apparence seulement. L’énigme est si vive qui taraude l’humain depuis son éclosion jusqu’à son terme. Le tout jeune enfant la redoute lorsque celle qui en assure la garde, cette Mère toute puissante s’absente quelques minutes. Puis survient un temps de latence qui n’est sexuel que par accident, nécessaire au regard de la mortalité. Puis la combustion adolescente, le dard du désir semble tenir à distance l’angoisse manifeste. Elle ne s’abrite que derrière le rougeoiement de l’amour. L’âge de la maturité, l’âge milieu du gué installe un répit que, bientôt, les premiers assauts de la vieillesse déconstruisent telle une funeste ambroisie délivrant, jour après jour, son poison, inoculant à même le réseau des veines cette lenteur à être si caractéristique des fleuves parvenus à l’estuaire, leurs milliers de bras témoignent de ce ruissellement tarissant dont nul exutoire ne pourra venir à bout. L’amour a asséché son cours, la boisson a un goût amer, le corps se vêt d’un corset comme les arbres d’une écorce salvatrice. Seulement les xylophages guettent qui ont leur œuvre à accomplir.

   Mais laissons ces divagations métaphysiques au placard des antiquités. Méditant sur cette neige pareille à un trouble de la vision, à un strabisme de la raison, je ne sais par quel hasard une petite ritournelle s’est mêlée à la chute mélancolique des flocons. J’ai bien vite reconnu cette chanson d’antan que fredonnait Salvatore Adamo de sa voix si profondément nostalgique : « Tombe la neige » dont le titre, aussi bien aurait pu être « Tombe le temps ». Parfois cette voix au supplice, proche du cri, non de révolte mais de résignation (que pouvons-nous donc contre le Temps ?), parfois ce refrain semé de lallations, on croirait la voix même de l’enfance cherchant en tâtonnant son chemin, parfois encore cette manière de récitatif triste, cet adagio appelant l’Amante absente, cette « Blanche solitude » qui étreint le cœur de celui, celle qui demeurent sur le seuil de l’être, ce temps immobile qui est ennui, qui est crucifixion. Mais d’où vient cette immense peine qui semble n’avoir pour reposoir que cette plaine livide immensément étendue dont plus rien de lisible ne paraît ?

   Sais-tu, c’est le deuil de l’âge, l’immolation du temps qui sont nos décisives pierres d’achoppement. Ecoutant cette ritournelle de l’absence, une idée m’est venue qui court en sourdine depuis si longtemps derrière le paravent de ma peau. Le vieil homme regrette en lui l’homme mûr qu’il a été. L’homme mûr pense avec douceur à son adolescence. L’adolescent, parfois, tente de faire revivre l’enfant qui existait avec tant de facilité. Mais alors, Solveig, quand sommes-nous VRAIS ? Quand coïncidons-nous entièrement avec notre essence ? Quand s’appelle-t-on Solveig, Philippe, Hélène, David à l’acmé de qui nous sommes, sans reste, sans lacune, sans rien qui manquerait à l’appel de la conscience ? Beaucoup de nos contemporains invoquent le « bel âge » de leurs vingt ans dont ils font le paradigme de toute échelle existentielle, de tout degré dans l’acquiescement à qui nous devons être. Ils parlent de « leur temps » comme si le temps était leur possession. Mais, ici, il en est comme du langage. Ce dernier nous possède tout comme le temps. Nous sommes possédés par ces hautes entités qui consentent à nous confier un instant, ce mot, un autre instant cette heure. Alors « Tombe la neige, impassible manège ». Que dire d’autre qui ne soit superflu ?

                         

Que ton temps soit le mien.

 

Je t’offre la ritournelle du Poète, puisse-t-elle te combler. Peut-être viendras-tu ce soir ? Il y a toujours pour toi une place dans mes rêves ! Ô combien ! Peut-être es-tu la seule réalité que je connaîtrai jamais !

 

 

« Tombe la neige

Tu ne viendras pas ce soir

Tombe la neige

Et mon cœur s'habille de noir

Ce soyeux cortège

Tout en larmes blanches

L'oiseau sur la branche

Pleure le sortilège

*

Tu ne viendras pas ce soir

Me crie mon désespoir

Mais tombe la neige

Impassible manège

*

Tombe la neige

Tu ne viendras pas ce soir

Tombe la neige

Tout est blanc de désespoir

Triste certitude

Le froid et l'absence

Cet odieux silence

Blanche solitude

*

Tu ne viendras pas ce soir

Me crie mon désespoir

Mais tombe la neige

Impassible manège »

 

*

 

 

 

 

 

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22 février 2021 1 22 /02 /février /2021 10:32
Addiction à la vie (1° Partie)

Lever de soleil

 Baie de Cadaqués

 

Source : Wikipédia

 

***

 

« Accepter d'autrui qu'il subvienne

à des besoins nombreux et même superflus,

et aussi parfaitement que possible,

finit par vous réduire à un état de dépendance. »

 

Friedrich Nietzsche

‘Humain, trop humain’

 

**

 

[Propos liminaire - Le texte qui suit ne doit pas être lu tel une subversion de la texture du réel ou bien en tant que proposition simplement utopique. Son objet vise le problème général de l’addiction, ce phénomène jugé comme une aliénation de celui qui se livre à la consommation de quelque narcotique. Et sans doute se fourvoie-t-on gravement dès l’instant où l’on devient dépendant d’une substance qui, en quelque sorte, se substitue à la conscience, annihilant toute volonté. Cependant l’on s’accordera à penser que certaines addictions sont moins graves que d’autres, qu’elles laissent à l’individu une part appréciable de liberté. Ainsi, fumer modérément, boire avec retenue, jouer de temps en temps, se livrer au sexe sans que ceci ne devienne une obsession, toutes ces conduites sont plus liées à un épicurisme éclairé qu’à un vice rédhibitoire qui conduirait aux portes de l’Enfer.  Mon propos, loin de vouloir légitimer l’usage de la drogue

qui entraîne, de facto, une véritable dépendance, voudrait considérer certaines conduites telles des ‘addictions positives’ - le goût prononcé de la rêverie solitaire (Rousseau nous en a fourni l’admirable exemple) ; l’attachement à tel lieu brodé d’affinités ; le recours récurrent au mode de fonctionnement imaginaire ; un intérêt passionné pour les œuvres d’art ; addictions qui se donneraient bien plutôt à la façon d’un art de vivre, de la poursuite d’un but esthétique. Une question se glisse d’une manière inconsciente dans cette volonté de modeler le réel à notre main : ne serions-nous, hommes et femmes de désir, des toxicomanes de l’existence ? Pouvons-nous vivre vraiment sans recourir à quelque excès, sans entretenir certaines ‘manies’ qui, loin d’être des péchés, constituent notre part de Paradis sur Terre ?]

  

*

 

   Oui, Nietzsche a raison de placer l’addiction, la dépendance, dans son livre ‘Humain, trop humain’. Car c’est bien dans l’essence même de l’homme, dans sa tendance la plus foncière à chercher hors de soi, dans une altérité, le fragment dont il pense être dépossédé. Mais comment s’explique donc ce curieux phénomène de la dépendance à ce qui n’est pas nous, dont nous attendons d’être comblés, de posséder l’unique joie de vivre, de métamorphoser la mélancolie en bonheur, la perte en gain, la solitude en une terre seulement peuplée d’élus « selon notre coeur » pour employer une formule chère à Rousseau ? Il faut que nous nous sentions infiniment déshérités pour confier au tabac, à l’alcool, au sexe, la mission de nous sauver corps et âme. C’est pourtant ce motif inconscient qui hante le corridor sombre de notre psyché, y allumant cette lumière que nous désespérons de pouvoir connaître un jour. Car nous nous sentons orphelins, dépossédés de nous-mêmes, livrés aux mors de la finitude dès l’instant où notre esprit vacant vogue à la dérive et ne trouve nul écueil auquel raccrocher sa peine. Car, et c’est bien là la tragédie humaine, nous ne sommes qu’une réalité tendue entre deux néants : l’en-deçà de notre existence, l’au-delà. Cette position de funambule, nous nous ingénions à en vouloir rétablir l’équilibre, nous nous saisissons d’une longue perche au bout de laquelle nous assujettissons quelque colifichet - une rencontre, une ivresse, une fumée -, artifice supposé nous tirer d’affaire, nous doter d’une possible éternité.

   Mais notre songe est bien vite rattrapé par cette factualité têtue qui nous consigne ‘aux fers‘. Nous nous éprouvons non libres, aliénés par toutes sortes d’événements ou de choses qui, opposant leur résistance, font ployer notre nuque sous le poids des fourches caudines. Notre recours aux ‘drogues’ de toutes sortes, non seulement nous le savons vain, mais générateur de liens mortifères. Nul n’a jamais été sauvé par la pratique d’un jeu. Nul n’a échappé à un triste sort à avoir eu recours à un opium quelconque. Face à ces substituts d’une nécessaire harmonie, nous nous situons dans une ‘servitude volontaire ‘ qui n’est que privation de liberté, renoncement à faire face à ce qui nous rencontre dans les mailles ordinaires de la quotidienneté.     

   Bien évidemment, l’usage de drogues ‘douces’ n’a pas le même impact que le recours aux drogues dures qui sont autrement aliénantes. Le but de cet article n’est aucunement de se placer dans une perspective morale ou religieuse, seulement de considérer l’addiction dans le cadre d’une esthétique du comportement humain. Simple méditation sur ce qui pourrait être positif au sein même de ce qui est habituellement conçu comme pure négativité, esprit du mal. Certes, si l’addiction n’est pas l’image la plus parfaite du bien, cependant, replacée dans une visée plus ouverte, ‘créatrice’ en quelque sorte, parfois artistique (nombreuses les œuvres qui en témoignent), Satan pourrait bien reconnaître en sa noirceur quelque tache blanche qui annoncerait l’ange plutôt que l’enfer. Sans doute y a-t-il un constat réel à faire de l’attrait, parfois de la fascination qu’exercent sur notre esprit toutes ces substances dont nous pensons qu’elles peuvent nous dévoiler leur part de paradis sur terre. Mais allons voir de plus près !

    Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

   SOLITUDE - Parcourir les chemins blancs et ne plus voir que leur trace parfois devenant illisible parmi les sentes sauvages du Causse. N’être plus que chemin soi-même. Se livrer entièrement à ce silence sur lequel à peine faire ligne, faire trait, genre de pointillé à la face des choses. C’est un réel bonheur que de se sentir exister au contact du simple, être cette feuille morte qui, certes, ne connaît son destin, qui n’a de mémoire de son passé, de projet de son avenir mais que l’on croit heureuse d’être là dans son extrême nudité, son émouvant dénuement. Ëtre soi en soi dans l’immédiate satisfaction de ce qui se lève de la terre, cette infime poussière sans but, dans la proximité de ce qui glisse au ciel avec la discrétion du fin nuage, on dirait une écume, une mousse, le tintement d’un cristal. Oui, la Nature en son immédiate donation est pure joie, affinité infinie avec ce qui entoure et se donne comme la seule chose qui ne puisse jamais être connue. De soi à la branche : rien qui sépare. De soi à la butte de calcaire : liaison uniquement.

   Parfois le vent glisse parmi les épines des genévriers, entre les bouquets verts des euphorbes, parmi les troncs torturés des chênes. L’air me rencontre et chante à mes oreilles cette manière d’élégie, ce sentiment amoureux qui s’enlace aux herbes, se noue aux lianes, pénètre le cœur de celui qui écoute du murmure discret du monde, là en cette ile terrestre où ne se rencontre que la pure beauté. ‘Dépendre’ de la beauté, oxymore voulu au seul motif d’éloigner la beauté de toute dépendance, d’en faire la liberté choisie au sein du merveilleux paysage. Addiction non seulement assumée mais désirée. Quiconque a goûté à la source d’ivresse de la Nature n’en saurait se détacher. Poser le pied sur la trace du lièvre, sur l’empreinte du chevreuil, sur le sillon solitaire qui s’est imprimé dans la couche d’argile souple, c’est être en contact avec la poésie, c’est imprimer une touche aquarellée sur les choses, poudrer d’un juste frimas ce qui ne peut se dire que dans la confiance et le retrait. L’on pourra se demander si, flâner sur un sentier, peut être assimilé à l’usage de quelque drogue. Oui, ceci se peut car la privation du chemin, le dépouillement des sensations qui y sont attachées, entraîneraient un cruel sentiment de perte identique à celui que peut éprouver le toxicomane sevré de sa substance élue. L’idée d’addiction n’est pas uniquement attachée au recours à un stupéfiant, à un principe toxique. Aussi bien un élément noble peut procurer les mêmes effets, à savoir un détachement du réel, une modification de l’espace/temps sous la forme de la durée, une exaltation de la sensorialité.

    Voyez ‘Le Voyageur contemplant une mer de nuages’ de Caspar David Friedrich, il est emporté hors de lui par le sublime, cette belle catégorie du Romantisme qui n’a nul besoin d’un narcotique pour s’éprouver au seuil même d’une extase. Pour ce qui est de la notion d’accoutumance, je crois qu’il faut sortir du schéma tout fait d’une sorte de venin qui en réaliserait la condition d’apparition. Cette vision négative détruit, par sa seule signification, ce qu’elle serait censée porter de rare et donc de recherché, telle une provende accroissant le potentiel de la conscience. Certes, il faut bien reconnaître que le paysage est une toxine douce, l’inoculation dans la chair d’un baume, bien plutôt que d’un élément jugé dangereux ou, à tout le moins, nocif. Mais tout ici est question de totale subjectivité. Ce qui paraîtra à l’un objet dérisoire sera, pour l’autre, investi des plus hautes valeurs.

    Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

     IMAGINAIRE - Déambuler en ville, flâner sans but bien précis. C’est la fin de l’hiver, les premiers rayons de soleil se posent sur les peaux fragiles, les hâlent doucement, genre de papillon qui butinerait la peau. On est heureux de cette survenue du printemps, l’air est embaumé d’une fragrance souple, les visages sont rieurs. Déjà les hommes sont en chemise aux terrasses des cafés. Déjà ils devisent joyeusement, font des projets, s’imaginent allongés au soleil sur quelque plage d’Andalousie, là-bas au loin où les filles ont le charme du Sud, où leurs yeux pétillent d’une touche maure, sombre, douloureuse et capiteuse tout à la fois. Les femmes sont gaies qui portent autour d’elles les corolles de leurs robes claires. C’est comme un poudroiement qui monte d’elles, un nuage d’immédiat bonheur, une tresse de volupté qui fait briller la pulpe de leurs lèvres. Celles-ci sont claires, incarnat ou bien plus soutenues dans le genre de la cerise, parfois brunes, à la limite de l’amarante. Ces apparitions sont sensuelles, inclinant presque à une touche libertine. Les Promeneuses savent ce rayonnement, cette aura que leur marche légère diffuse à la manière d’un pollen. Elles sont heureuses de vivre, d’être reconnues, d’être appelées à la grande fête de la séduction. Mais elles font mine de n’en rien savoir, ce qui ne fait que renforcer leur étrange pouvoir d’aimantation, de fascination.

     On voit une Belle ondoyer sur un trottoir, consciente de son étrange beauté. Elle voudrait être suivie, mais de loin, comme lorsqu’on se tient à distance d’une Princesse ou bien d’une Reine. Juste dans son sillage, non dans son orbe de lumineuse présence. C’est ainsi, les choses belles tracent, tout autour d’elles, des cercles qui les protègent en même temps qu’ils les désignent à l’attention de ceux qui passent dont le regard est comblé, étrange profusion de ce qui ne saurait se dire, la fulguration d’un amour, l’éclair d’une passion. Ce qu’il faut faire donc, s’inscrire dans la ligne de fuite de l’une de ces Belles, la suivre à distance respectable, jouir de sa présence sans qu’elle ne le sache ou bien le saurait-elle, elle n’en profiterait que mieux au motif de cette zone d’ombre dans laquelle elle se dissimule, qui contribue à la rendre infiniment précieuse. Eve - c’est le prénom qu’on lui attribue instinctivement - entre dans un salon de thé, s’assoit à une table dans le clair-obscur d’une pièce intime, des abat-jours diffusent une douce lueur. On entre à sa suite, on choisit une table d’où on peut l’apercevoir de profil, manière de biscuit délicat, de porcelaine blanche posée sur la feuille du jour.

   Eve sort une longue cigarette d’un paquet argenté. Elle fume amoureusement, par petites goulées gourmandes, par minces lapées songeuses. Entre deux ronds de fumée, elle trempe l’amarante de ses lèvres dans la tasse de Darjeeling. On la sent placée au centre de sa sensation, on la sent éprise d’elle-même, entièrement livrée à son propre désir. Soi-même, on se livre au plaisir de l’addiction imaginaire, sans doute la plus effervescente, la plus capiteuse qui soit. Certes l’image que nous offre Eve est délicieuse, mais il faut la doter d’autres attributs au terme desquels un monde pour nous se livrera dans son étrange alchimie avec le pouvoir illimité de ses cornues magiques. La pierre Philosophale sera-t-elle au bout ? Cependant on le souhaite sans jamais pouvoir en prévoir le subtil surgissement. Ce à quoi l’on songe, ceci : de son sac à main Eve a sorti un livre de petite taille orné d’un écusson dans lequel se laisse deviner l’emblème du dieu Eros. On aperçoit l’écume de ses ailes, son carquois et ses flèches brillantes. Entre deux gorgées, entre deux ronds de fumée, Eve lit avec une application rêveuse, on la sent infiniment présente en même temps qu’immergée dans un étonnant continent noir. Parfois, de son index qu’elle a humecté, elle tourne délicatement les pages, on entend le parchemin qui s’étire charnellement, pareil à une chrysalide qui connaîtrait enfin l’heure de sa délivrance. Alors, du fond le plus secret de l’Enfer de sa bibliothèque, l’on extrait ces quelques lignes de ‘Thérèse philosophe’ de Boyer d’Argens, ce roman de formation à l’usage des Filles de bonne famille. Mais écoutons la confidence, sinon la confession de Thérèse : 

   « Que de combats, mon cher Comte, il m'a fallu rendre jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, temps auquel ma mère me retira de ce maudit couvent ! J'en avais à peine seize lorsque je tombai dans un état de langueur qui était le fruit de mes méditations. Elles m'avaient fait apercevoir sensiblement deux passions dans moi, qu'il m'était impossible de concilier. D'un côté j'aimais Dieu de bonne foi, je désirais de tout mon coeur de le servir de la manière dont on m'assurait qu'il voulait être servi ; d'autre côté, je sentais des désirs violents dont je ne pouvais démêler le but. Ce serpent charmant se peignait sans cesse dans mon âme et s'y arrêtait malgré soi, soit en veillant ou en dormant. Quelquefois, tout émue, je croyais y porter la main, je le caressais, j'admirais son air noble, altier, sa fermeté, quoique j'en ignorasse encore l'usage. Mon coeur battait avec une vitesse étonnante et, dans le fort de mon extase ou de mon rêve, toujours marqué par un frémissement de volupté, je ne me connaissais presque plus : ma main se trouvait saisie de la pomme, mon doigt remplaçait le serpent. Excitée par les avant-coureurs du plaisir, j'étais incapable d'aucune autre réflexion.  L'enfer entrouvert sous mes yeux n'aurait pas eu le pouvoir de m'arrêter : remords impuissants ! Je mettais le comble à la volupté ! »

    Certes, tout le temps qu’on a passé à relire dans sa tête les belles phrases du Marquis d’Argens, Eve buvait et fumait sans se douter le moins du monde qu’elle était au centre du luxueux boudoir où on l’a installée, dont elle est l’Officiante la plus précieuse qui soit. On se sait dépendant de l’imaginaire mais avec la plus épicurienne des joies. Une liberté qui en appelle une autre. On est soi, et l’autre, en sa plus étourdissante passion. On regarde Eve occupée à son propre plaisir. On voit les lianes longues de ses jambes se soulever en cadence au rythme d’une singulière multitude. On voit son bassin animé des plus souples convulsions. On voit sa forêt pluviale s’inonder doucement. On voit le feu de son ombilic d’où partent mille rayons lumineux. On voit ses lèvres happer la fumée comme s’il s’agissait d’une pulpe venue de son plus intime, de cet univers qui est sien, lequel n’est jamais en partage et c’est pourquoi nous ne pouvons ressentir d’ivresse à son sujet qu’à en faire l’objet d’une fiction qui sera tout aussi personnelle. Jonction de deux désirs qui ne connaîtront jamais que la forme de la chimère, le tissu de l’illusion, les mailles complexes de la fantasmagorie.

    Mais alors l’on peut légitimement se poser la question de savoir si une telle activité mythique est bien morale, si elle ne transgresse les limites de l’autre et, en quelque sorte, puisse être en mesure de l’aliéner. Certes, mais la question est aussi mal posée que de nature oiseuse. L’on peut arrêter un geste, le dévier de son but, contraindre un filet d’eau à emprunter une autre pente que celle qu’il a choisie, mais on ne peut immobiliser une idée, contenir une pensée en quelque sombre cachot, cloîtrer l’inconscient, canaliser ou contenir un fantasme puisque sa nature est bien de voguer librement où bon lui semble. Au contraire, merveille que cette invention, ce voyage en plein ciel, fût-il inspiré par quelque séjour dans un sombre marécage. Nous ne sommes nullement maîtres de toutes nos conduites, seulement des conscientes, celles qui, tels les fiers icebergs, ne livrent aux regards des curieux que leur partie émergée. Etonnante morale de l’histoire : c’est ce qui est dissimulé qui occupe la majeure partie de l’espace de son être !

*

[Incise - Quelle que soit la forme d’addiction à laquelle on ait recours - Solitude, Imaginaire -, toujours cette forme, étant donnée son caractère d’altérité radicalement hétérodoxe, joue en écho avec d’autres formes que l’on peut qualifier d’archétypales, logées au sein même de notre subconscient. Chaque mince drogue dont on attend qu’elle nous sauve d’un désespoir quotidien, n’est que la correspondante de substances princeps dont l’usage, au cours de l’Histoire, a constitué, parfois, l’univers des créateurs, poètes et autres artistes.

    Voyez Francis Picabia demandant aux opiacés de lui procurer ce dédoublement du réel au terme duquel nait une œuvre étrange, telle ‘Héra’ en 1929. Ne déclarait-il pas : « Je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. » Voilà où l’ont conduit les thèses dada et surréalistes.

   Voyez Henri Michaux sous l’influence de la mescaline, il en décrit les effets aussi bien doués de prestige que nocifs pour la psyché. Ses tracés mescaliniens à la plume témoignent de cette étrange imagination qui se dilate au contact de la substance ‘magique’. C’est tout le corps qui est ébranlé comme au passage de quelque typhon ou à la suite d’un violent séisme. Bien évidemment, les réveils sont parfois douloureux mais l’artiste a voulu cette hallucination dont il attendait qu’elle lui communiquât les clés d’un autre monde, celui d’une création sans fin, toujours renouvelée, obsession permanente des démiurges que sont les poètes et autres saltimbanques. 

   Voyez Antonin Artaud aux prises avec le pandémonium auquel le livre l’usage du peyotl des chamans mexicains. Les autoportraits qui en résultent témoignent d’un profond et irréversible chamboulement de tout son être. Là se dessinent les premiers signes d’une folie qui, bientôt, deviendra envahissante dont ‘Les Cahiers de Rodez’ sont l’émouvante résurgence. Alain et Odette Virmaux précisent : « Artaud dessinant ou écrivant, c’est un univers en pleine ébullition. Il chantonne, il crie, il bouge sans cesse, il frappe et déchire le papier, il pilonne à coups redoublés ce qui se trouve là, billot, table ou lit : vingt témoins ont décrit ces scènes, cette mise en jeu de tout l’être, ce « théâtre total ». Certes « théâtre total » sur la scène duquel se joue la chorégraphie épileptique du corps de l’écrivain, du moins ce qu’il en reste après le raz-de-marée psychique qui l’a traversé.

    Voyez Oscar Wilde, Rimbaud, Baudelaire, Joyce, Hemingway, Edgar Poe vouant un culte à ‘La Fée Verte’. Elle est leur Muse, celle par laquelle ils pensent que son envoûtement fouettera leur génie. Wilde remarque : « L’absinthe apporte l’oubli, mais se fait payer en migraines. Le premier verre vous montre les choses comme vous voulez les voir, le second vous les montre comme elles ne sont pas ; après le troisième, vous les voyez comme elles sont vraiment. »    

   Etrange formulation qui suggère que la consommation de breuvage vert aurait dû se limiter au premier verre, le seul qui puisse créer un univers conforme à l’exigence de l’artiste, à sa fantaisie, à sa singularité. Le troisième et au-delà ne font que confirmer l’exiguïté du réel, alors à quoi bon ? Charles Cros, dont on dit l’importante addiction au breuvage, lui dédie ce mince poème :

« Comme bercée en un hamac,

La pensée oscille et tournoie,

A cette heure ou tout estomac

Dans un flot d’absinthe se noie, … »

 

   C’est bien cette oscillation, ce tournoiement, ce vertige existentiel dont sont en quête ces chercheurs d’impossible, ces cueilleurs d’absolu. Mais voici, la parenthèse se referme. Les succédanés aux puissants psychostimulants que sont le recours à l’imaginaire ou au voyage en solitaire dans la nature ne pouvaient faire l’économie de leurs ombres tutélaires, ces peyotls, opiums, mescalines qui se dressent à l’arrière-plan, dont nous aurions aimé éprouver les étranges pouvoirs sans pour autant subir leur puissance cataclysmique. C’est la peur seulement qui nous retient tout au bord de leurs attirants maléfices. Un ange nous immobilise devant le  gouffre où veille le ténébreux Satan. Nous souhaiterions son étreinte, non le baiser de la Mort dont il est la redoutable figure !]

*

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9 février 2021 2 09 /02 /février /2021 17:09
Paysage, TOUT le paysage

     Photographie : John-Charles Arnold

 

***

 

Paysage, TOUT le paysage.

 

   C’est ceci qu’il faut dire face à cette belle photographie. Oui, sans doute la formule est-elle énigmatique mais l’énigme a l’insigne privilège d’aiguillonner notre curiosité, de nous contraindre à sortir du terrier, de nous pousser à nous aventurer dans l’inestimable contrée du sens. Paysage, TOUT le paysage. Oui, regardons avec une vision intense, celle qui traverse le réel, ne se contente nullement de la façade en carton-pâte mais cherche à voir l’envers du décor, les étais et les poutrelles, les cordes et les arcs-boutants qui maintiennent l’édifice debout. Vous savez, un peu comme dans les étonnantes gravures des « Prisons imaginaires» de Piranèse, une architecture hallucinée de la quotidienneté dont nous ne reconnaissons même plus les formes en leur destin ordinaire.

   Plupart du temps le réel est trop réel, affecté de notations mille fois aperçues, mille fois métabolisées sans qu’il n’en reste à peu près rien, sinon un vague goût de « revenez-y » dont la pâle fadeur ne nous incite guère à remettre sur le métier quelque expérience perdue dans le fin fond obscur de notre inconscient. Ainsi beaucoup de choses s’égarent-elles dans d’étroites coursives, dans d’ombreux boyaux et nulle réminiscence proustienne n’en viendra jamais sauver le visage altéré. C’est purement la complexité d’un labyrinthe qui s’offre à nous avec sa native charge d’irrésolution, de confusion.

   Mais, d’abord, il nous faut dire ce qui est, qui se nomme réalité et nous rassure au plein de notre être au seul motif de contours amarrés à une concrétude. Ce n’est que plus tard, dans un temps différé, auquel nous pourrions attribuer le prédicat de « méditatif », au seul empan d’une profondeur à laquelle nous sommes convoqués, que nous interrogerons tout ce qui, à partir du point de vue sur l’image, s’élargira en une pluralité de sens tout d’abord inaperçus. Alors, tels de fiévreux chercheurs d’or, nous nous mettrons en quête de ce filon doré qui court sous la terre et nous requiert tout entiers. Nous ne nous contenterons nullement de la surface, de l’apparence première. De l’air, de l’arbre, des massettes portées au-devant de notre regard, nous voudrons tout savoir, tout décrypter car, ne le ferions-nous, nous occulterions peut-être l’essentiel de ce qui est à dire et à comprendre.

 

   L’air est traversé de brins infimes de brume, criblé de points diaphanes dont nous ressentons la présence à même la toile de notre peau. Il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions brume nous-mêmes, tellement le motif de la participation à ce qui vient à nous se donne comme irrésistible, en quelque manière. C’est la force des paysages poétiques que de magnétiser notre attention, de la rendre identique aux grandes pliures vertes des aurores boréales. Nul ne peut rester ni en-deçà, ni au-delà, mais seulement au foyer du phénomène, là où les sensations ne sont que vibrations, lignes de force, vifs méridiens qui tissent le coutil de notre sensibilité.

   C’est tout de même étonnant cette texture de l’air qui, soudain, se rend visible, délaisse son habituelle mutité, devient palpable, préhensible. Subtil mariage de l’eau en suspension, de l’air en sa fuite constante. Chorégraphie souple des éléments, symphonie discrète d’un fluide toujours présent, d’un mystère toujours absent du plein de son essence. Oui, bien sûr, nous pensons aux touches si éthérées des toiles impressionnistes, aux irisations des marines chez Turner, aux visions floues d’un Monet dans les « Nymphéas », aux effets pointillistes d’un Signac, aux grains microscopiques d’un Seurat. Prodige de la vision chez tous ces peintres qui ont voulu s’affranchir de la réalité, en contourner la densité, déboucher dans une manière de forme spirituelle qui transcendait la matière.

   C’est bien là le destin de l’art que de s’arracher à l’antique « mimèsis » des anciens Grecs pour déboucher dans cette aire de plus en plus abstraite, de plus en plus distanciée des choses de la vie, afin de donner acte au souci d’une figure signifiante, délaissant en ceci toute copie de ce tangible, de ce positif dont, la plupart du temps, nous sommes les témoins pour le moins désabusés. Vraisemblablement sommes-nous requis à être des géomètres, mais des géomètres qui se veulent libres de convertir les droites inflexibles en « lignes flexueuses », domaine de l’imaginaire et de l’intuition et de ne nullement se contenter de reporter des courbes de niveau exactes sur la rigueur d’un document.

   L’arbre, cette noire effigie, surgit du côté droit de l’image et investit une grande partie de l’espace disponible. C’est comme s’il venait de notre futur afin de mieux affirmer notre présence en ce lieu, en ce temps. Il n’est pas seulement assemblage de ramures mais crée une sorte de cadre ontologique dans lequel s’inscrirait la totalité de notre existence. C’est l’entièreté d’un univers qui est ici défini par cette silhouette qui pourrait bien tracer le dessin de notre propre généalogie. Sous terre sont les ténébreuses racines qui nous déterminent, celles sur lesquelles notre assise humaine s’est fondée. Puis nous existons selon le tronc, nous ramifions au gré de nos rencontres, nous dirigeons vers demain sans en bien connaître la destination. Telle l’image, notre avenir est circonscrit à un angle que, jamais, nous ne pourrons élargir, notre volonté s’y employât-elle contre vents et marées.

   Puis ce peuple léger des massettes, leur tête ébouriffée qui se balance au moindre souffle du zéphyr, leur tige fragile, tout ceci ne nous dit-il, dans l’irremplaçable chiffre du symbole, la grâce de l’instant, le bonheur furtif de la rencontre, les plis à peine visibles des sentiments, le bruissement d’une joie, mais aussi le deuil d’une perte, la beauté du jour dans l’œil de l’amante, le crépitement d’une malice dans la pupille de l’enfant, l’aube en sa désespérance parfois, mais aussi en son irremplaçable esthétique lorsque le jour s’annonce tel le bouton de rose à cueillir dans le frais du jardin alors que le monde dort pelotonné sur les coussins du rêve ?

   Oui, le SENS est multiple, polyphonique, il essaime constamment ses spores parmi les confluences de l’heure, le bruit de clepsydre des secondes. A ceci il nous faut être attentifs, c’est le viatique au gré duquel non seulement ne pas désespérer mais regarder la vie comme cette corolle multiple qui n’en finit jamais de déployer la nacre de ses pétales. Saisir le glissement de l’air, aimer le rugueux de l’écorce, se balancer au rythme des massettes, y aurait-il moyen plus effectif de se connaître et de connaître le don fluent, inaltéré du paysage ?

   Paysage, TOUT le paysage veut simplement faire signe en direction de ce fragment de beauté qui ne saurait vire en soi et pour soi, mais se disséminer et agrandir la courbure de l’espace, épanouir la scansion temporelle bien au-delà de cette parenthèse qui s’offre à nous à la manière d’une scène de théâtre enclose en son être. Nulle présence au monde ne connaît de cheminement solitaire, unique, forclos. Chaque présence suscite des milliers d’images en écho, appelle d’autres paysages se réverbérant en d’autres paysages, fait converger le peuple des climatiques affinitaires.

 

Paysage, TOUT le paysage.

 

Homme, TOUS les hommes.

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